Paroles, paroles, paroles.
Le lendemain matin, le village était en révolution et son vacarme montait à l'assaut des demeures quand Carmina, qui s'était emparé d'un panier
pour aller faire le marché avec sa fille, avait eu la langue trop longue en se confiant à Amparine.
Au milieu de la place, on pouvait remarquer la femme de Manolo, tenant de grands discours avec des airs de tête superbes et racontant à qui voulait l'entendre la mésaventure de ses voisins, agrémentée de quelques trouvailles de son cru.
Constatant que, par trois fois, la bavarde avait désigné les deux femmes, l'épouse de Tao grogna:
Jesabel: D'ici qu'elle nous mêle à cette histoire, il n'y a pas loin! Tu aurais dû te taire, maman. Les gens pourraient se méprendre sur ses propos, tout mélanger et faire du señor Mendoza l'assassin de Bernardo.
Mais ce ne fut pas le cas.
Partout, on ne parlait plus que des déboires du capitaine et de la disparition de l'ermite. Les rues du village résonnaient de bruyantes lamentations et de menaces de mort, sincères d'ailleurs, car l'anachorète était respecté pour sa piété et aimé pour sa charité. Dans la profonde douleur dont ils faisaient étalage, certains habitants ne dormiront pas en paix tant qu'on n'aura pas retrouvé son corps afin qu'il repose en terre bénie.

Le lugubre protocole mortuaire était déjà en place. Les annonceurs de mort parcouraient la vallée, allant jusqu'à Barcelone pour proclamer le décès. Cependant, sans la dépouille, les employés des pompes funèbres ne pouvaient choisir des pleureurs parmi les pauvres des bas-quartiers.
Pendant ce temps, à l'hacienda, l'analepsie de Mendoza babillait à demi-voix dans le lit murmurant.

Il chassa une fois de plus la mouche qui revenait sans cesse se poser sur son front. Comme si être privé de la parole n'était pas une torture suffisante, mille petits tourments supplémentaires venaient s'y ajouter.
On avait beau poser des écuelles contenant du lait et du fiel dans l'intention de se délivrer des insectes et des bêtes d'orage, on ne parvenait pas à s'en débarrasser.
Installée sur un siège, tout contre le lit, Isabella tenait à parler à son homme muré dans son abominable silence, à lui lire des passages de la Bible, et elle s'essaya même à lui réciter des poèmes de Garcilaso de la Vega. Elle savait déjà que, Juan, qui les aimait, les lui avait fait connaître.
Souffrant tout à coup d'une violente déchirure, l'Espagnol réclama son plus jeune fils. Il réalisa que, au moment de son départ pour l'Angleterre, il n'avait pas attendu l'enfant que son épouse portait avec la même joie, le même orgueil que les autres.
Mais à présent, ce n'était plus une abstraction: Javier était un petit être vivant, la chair de sa chair et quand l'aventurière vint le déposer au creux de son bras, ce fut avec un vrai bonheur que le capitaine l'accueillit.

Le visage paternel, couvert de bleus et violacé de congestion, provoqua chez le bambin une peur panique. Il se mit à pleurer en criant:
Javier: Maman!


Avec un immense effort, la bouche inutile continuait de produire des sons incompréhensibles qui déchiraient le cœur de l'aventurière.
Doublement frustré, Mendoza attrapa de quoi écrire afin de partager son ressenti:

Désolé, il n'osait pas le serrer contre lui et couvrir de baisers les courtes boucles brunes et soyeuses qui couvraient sa tête, comme il en mourait d'envie.

Âgé de plus de quarante ans quand Javier était né, Mendoza n'était pas de ces hommes qui jouent avec leur progéniture. Il représentait plutôt la puissance tutélaire, la protection, la force sur laquelle on sait pouvoir compter.
Or, Juan se laissa convaincre. Agitant une nouvelle fois ses mains afin d'éloigner la mouche qui s'obstinait, il se mit aussi à faire des grimaces. Elles parurent étonner le petit qui s'arrêta de pleurer. Puis, presque sans transition, il éclata de rire.

L'enfant considérait à présent ce visage qui lui souriait. Son père le coucha tendrement et commença à le bercer doucement.
☼☼☼
Au troisième jour de sa convalescence, Mendoza se décida à quitter le lit qui le consumait, pour revenir à l'air extérieur et reprendre le mouvement. Cela lui porta bonheur: l'appétit commença à reparaître et les forces aussi.
Voyant que la santé ne demandait qu'à revenir et que son époux progressait presque à vue d'œil, Isabella entreprit de renouer le dialogue avec lui.

Mais le malade hocha la tête d'un air si navré que la jeune femme, émue, passa un bras autour de ses épaules. D'un geste plein de douceur, elle l'embrassa:

Mendoza écrivit:


L'aventurière n'était pas la seule à vouloir découvrir avec certitude ce qui s'était passé ce jour-là. Le naacal félicita vivement son ami d'avoir trouvé la force de se lever et lui annonça qu'il pouvait tenter sa petite expérience le soir même.
Quand vint la nuit, hormis enfants et serviteurs, tout le monde se réunit dans la chambre conjugale, dont, en dépit de la chaleur, on ferma soigneusement les fenêtres et les volets. La pièce ne fut plus éclairée que par un chandelier posé sur un coffre assez loin du rescapé et par une bougie posée à côté du lit.
Tao prit Isabella par la main et la conduisit au chevet pour que son époux se sentît en sécurité. Puis il se pencha sur son vieil ami:

Lui prenant la main, Isabella murmura:

Au regard apaisé que Juan posa sur elle, Isabella comprit qu'il était serein. Tao alla souffler l'une après l'autre les bougies du chandelier, ne gardant que celle du chevet qu'il prit dans sa main et éleva un peu au-dessus de la tête posée sur l'oreiller, de façon à ce que le capitaine n'eût qu'à garder ses yeux ouverts pour la voir.
Avec une ferme douceur, le mari de Jesabel dit:

Et il fut obéi: les yeux du Catalan reflétèrent la lumière dorée et la considérèrent avec un calme absolu. Mendoza lâcha les doigts de sa femme, croisa ses mains sur sa poitrine et attendit sans manifester la moindre émotion.

En approuvant, Tao ordonna aussitôt:

La voix profonde, incantatoire du naacal entraînait avec elle une sorte de paix, un calme auquel furent sensibles Estéban, Zia et Isabella. Cependant, les paupières de Mendoza frémissaient comme si elles souhaitaient se fermer et que sa volonté seule les retînt.

À présent, les yeux étaient complètement fermés. Les mains étaient retombées le long du corps. La respiration devint régulière. Un instant, le silence régna dans la chambre paisible. Chacun retenait son souffle. Tao reprit alors:

Lentement, celui-ci acquiesça...

Il fit signe que oui.

Aussitôt, le capitaine eut le réflexe de protéger sa tête contre d'invisibles coups.
Estéban souffla:

Isabella serra ses mains l'une contre l'autre si fort que ses ongles lui meurtrirent les paumes...
Puis tout s'apaisa et son époux demeura inerte, comme privé de vie. Le lit, durant ce court instant, prit des allures de catafalque. Tao lui accorda un moment de repos puis revint vers lui.

Le marin hocha lentement la tête de droite à gauche.

Mendoza ouvrit la bouche mais ne réussit à produire que des sons inarticulés en dépit de l'effort pathétique qui fit perler des larmes au coin de ses yeux.


Ça devait l'être! En effet, l'Espagnol se tordait à présent sur sa couche. Il s'agitait. Les draps furent rejetés cependant que, de ses quatre membres, il cherchait à repousser quelque chose qui l'horrifiait. Il faisait des efforts terribles pour garder ses bras près du corps et, malgré tout, quelque chose les écartait irrésistiblement. Il gémissait... et tout ceci était d'une clarté incroyable.
D'une voix blanche, Zia fit:

Profondément marrie d'assister à un tel calvaire, l'aventurière s'interposa et demanda:

Tao fit non de la tête et ajouta pour elle:

Le père de Floreana agrippa le poignet de son vieil ami en le serrant doucement. Il invita Estéban à faire de même avec l'autre.

Des larmes montèrent instantanément aux yeux du dormeur. Épouvantés, les trois spectateurs virent Mendoza tentant de remuer les bras avec une expression terrifiée et farouche tout à la fois, comme si une affreuse menace s'abattait sur lui. On le vit lutter de son mieux mais il était ligoté comme un saucisson. Il se démenait comme un diable et, tout à coup, cria d'une voix enrouée, comme rouillée:

Il ouvrit la bouche pour pousser un hurlement qui aurait dû être inhumain, mais déjà, de sa main libre, Tao appuya vivement sous le nez du malheureux et ordonnait:

Les deux jeunes hommes le lâchèrent.

Encore haletant et couvert de sueur, le capitaine ressemblait à un naufragé qui vient d'atteindre la côte après une lutte épuisante. Isabella voulut le prendre dans ses bras mais, d'un geste, le naacal la cloua sur place...


La voix était faible, rocailleuse, mais cependant nette.



Et ils s'ouvrirent en effet sur un regard un peu égaré qui se tourna d'abord vers le visage attentif du Muen puis ceux soulagés d'Isabella et de Zia que la lumière jaune découpait sur l'obscurité de la chambre. Un peu plus loin, Estéban, d'une main qui tremblait, rallumait le chandelier. L'aventurière s'approcha de Juan et l'embrassa:



Estéban qui s'était absenté un instant revint avec un pot et des gobelets.

S'étant laissé tomber sur une bancelle auprès du lit, le naacal semblait en vérité infiniment las, et son visage était d'une pâleur de cire. Aussi accepta-t-il de bon cœur le gobelet que lui tendait son "frère" et le but lentement, presque voluptueusement. Isabella, après l'avoir chaudement remercié, s'empressait de retourner auprès de son homme pour changer sa chemise trempée car il ne demandait qu'à dormir. Zia s'approcha de son ami à la peau sombre:





Tao leva vers Zia ses yeux sombres que de larges cernes bleus marquaient durement puis il soupira:






Isabella, qui était en train de clore les courtines autour du lit de Juan, leur reprocha:

Tao se leva et s'étira puis, avec un soupir, alla vers la porte suivi de Zia, silencieuse.
Parvenu dans le couloir qui desservait les chambres, le naacal vit Diego se diriger vers la grande salle. Les deux amis marchèrent lentement, jusqu'à celle des trois garçons du couple.




☼☼☼
Ce soir-là, Zia, toutes lumières éteintes, demeura longuement accoudée à sa fenêtre, contemplant ce domaine où elle habitait depuis un certain temps déjà.
La nuit était chaude, sans excès, le ciel pur, plein d'étoiles. Aucun nuage annonciateur d'orage n'en troublait l'immensité bleue: un ciel presque Andin... Négligeant la maison silencieuse où la guérison de Mendoza s'était accomplie dans de si étranges circonstances, elle laissa son regard suivre le mince ruban moiré du Llobregat qui plongeait sous la ligne des toits pour reparaître un peu plus loin. Mais son attention fut attirée par une chose pour le moins insolite: Pour être plus près de Dieu, l'aventurière était montée sur la charpente de sa demeure.

De temps en temps, il arrivait à Isabella de se réfugier là-haut pour méditer.
Une fois de plus, le créateur du ciel et de la terre l'aida à supporter le poids de ses angoisses, à endormir ses peines, à oublier les questions auxquelles elle ne savait pas donner de réponse.
Aux approches de l'aube vint la fraîcheur. Redescendue du toit, la jeune femme ôta ce qu'elle portait et alla s'étendre sur son lit pour se laisser baigner par elle. Sa tête était un peu lourde, d'avoir sans doute respiré trop longtemps l'odeur délicieuse des tilleuls qui s'épanouissaient dans le jardin.
Un instant, elle caressa l'idée de se mettre en quête de la pire chiennaille qui avait osé s'en prendre à l'homme qu'elle aimait - ce qu'elle s'était refusé le plus souvent jusqu'à présent pour ne pas se laisser aveugler par sa haine. Mais le rétablissement de son époux avait rapproché le temps où, enfin, elle pourrait aller vers eux pour tenter de connaître leurs intentions.
Mais comment s'y prendre? Comment retrouver ces crapules?
Bientôt s'imposerait une petite discussion avec Juan.
Forte de cette résolution, elle tomba d'un seul coup dans le sommeil tandis que résonnait au loin le premier chant du coq...
À suivre...