Le clou du voyage.

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TEEGER59
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Le clou du voyage.

Message par TEEGER59 »

Comme promis, voici le texte qui raconte l'histoire de Magellan vu par Mendoza.
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Par contre, vu l'ampleur que ça prend, ce ne sera plus un one-shot. Bonne lecture!

1534, ROYAUME DE PATALA, INDE.

Le soleil avait disparu derrière le fort et une brume mauve flottait au-dessus de la jungle. Les nuages noirs filaient dans le ciel, ne laissant apparaître qu'une mince bande claire qui finit par s'effacer à son tour. Des éclairs de chaleur traversaient la nuit tombante à l'horizon, trop loin pour que l'écho du tonnerre puisse parvenir aux oreilles des résidents du palais.
Une soirée sombre de fin du monde.
Assise sur la banquette de sa suite, sirotant une gorgée de lassi sucré afin d'apaiser le feu des mets épicés qu'elle avait savouré ce soir, Isabella remarqua:
:Laguerra: : Tu ne m'avais jamais raconté cette anecdote lorsque tu étais tout jeune marin... D'ailleurs, je ne connais que les grandes lignes de ce tour du monde, celles que tu as bien voulu me lâcher par bribes...
:Mendoza: : Je n'en ai jamais parlé parce que je l'avais refoulée, pas parce que j'avais honte.
Affublé d'un torchon sur l'épaule, linge de maison qui ne remplacera jamais sa fidèle cape bicolore, Mendoza vida la deuxième assiette de ses restes.
L'aventurière avait fait monter un copieux repas pour deux. C'était donc à lui de débarrasser le couvert, à présent.
:Laguerra: : Mais ça t'a tout de même terrorisé d'évoquer ce souvenir sur ce pont, n'est-ce pas?
:Mendoza: : Bien sûr que ça m'a terrorisé...
:Laguerra: : Et maintenant, en y repensant, tu crois qu'il s'agissait du fantôme de Magellan?
Un frisson qui s'insinuait. L'Espagnol n'aurait pu définir autrement ce qu'il ressentait et qui le poussa à dire:
:Mendoza: : Si à l'époque, j'avais été seul, aujourd'hui je dirais que j'ai tout imaginé... Mais plusieurs marins étaient avec moi ce jour-là. Eux aussi avaient vu cette chose venue de nulle part se diriger vers nous. Malheureusement, aucun de ceux qui étaient présents sur ce pont n'a survécu à l'expédition... Plus personne ne peut confirmer mes propos.
La jeune femme ne le quittait pas des yeux, comme si elle l'étudiait.
:Laguerra: : Estéban aussi était là. Peut-être s'en souvient-il. Tu devrais lui en parler.
:Mendoza: : Ce n'était qu'un mioche d'à peine quelques mois. J'en doute fort...
:Laguerra: : Avec celui-là, sait-on jamais. Ce n'est pas un enfant ordinaire... Zia aussi a des facultés hors du commun. Avec ses visions futures et passées, elle pourrait essayer de te révéler quelque chose, un secret... Ton histoire d'entité, c'est comme celle de la Gringa sans tête de Tao. Tu te rappelles lorsqu'il nous a raconté cette histoire de belle revenante qui séduit les hommes?
Entrant dans son jeu, le capitaine répondit:
:Mendoza: : Cette légende est le cauchemar des natifs des îles Galapagos, ne plaisante pas avec ça...
Il s'essuya les mains, jeta le torchon sur la table et récupéra son verre de lassi pour rejoindre sa compagne. Après avoir soufflé quelques bougies, il se laissa tomber à l'autre bout du sofa. L'espionne allongea les jambes et posa ses pieds sur ses genoux pour qu'il les lui réchauffe. La lumière orangée des quelques chandelles restantes conférait à l'ensemble de la pièce une atmosphère ouatée.
Le naacal et les Élus vaquaient à leur occupation, ce soir. Ne les ayant pas dans les pattes, Mendoza avait envie de passer un peu de temps avec la bretteuse, de prendre soin d'elle. Il avait eu une journée difficile avec les recrues. Former un escadron d'élite n'était pas une mince affaire! Heureusement que Gaspard était là pour l'aider. Son expérience militaire était un atout indéniable pour repérer les éléments les plus prometteurs.
Ils restèrent quelques minutes sans parler, savourant pleinement le plaisir d'être ensemble. Un sentiment de contentement absolu s'était emparé de Mendoza. Il se sentait béni des dieux: une suite confortable dans un somptueux palais Indien, le poste de roi d'armes de l'Ordre du Condor offert par Tao ainsi que le grade de lieutenant attribué par Amarinder Singh, le capitaine de la garde du Radjah et enfin, une compagne parfaite dont il avait toujours rêvé. La vie leur avait réservé quelques moments difficiles, c'est vrai, mais le danger et les obstacles avaient contribué à les rapprocher. Isabella était ravissante, intelligente et jamais rien ne la détournait de son but. Elle était surtout son âme sœur. Il la regarda et ne put s'empêcher de sourire. Elle était presque trop belle pour être vraie.
La jeune femme sortit brusquement de la torpeur qui les envahissait.
:Laguerra: : Si on reste comme ça, je vais finir par m'endormir.
:Mendoza: : Et alors?
Elle s'humecta les lèvres.
:Laguerra: : Alors, j'ai une idée! Tu sais ce qu'on pourrait faire pour passer cette soirée?
La gratifiant d'un sourire lubrique, le navigateur la railla:
:Mendoza: : Je connais tes idées par cְœur, ma panthère. Et je sais comment cela va finir...
:Laguerra: : Ce n'est pas ce que tu crois, capitaine! J'aimerai juste que tu me racontes en détail toute l'histoire de cette circumnavigation... sans trop de jargon, si possible. Que tu évoques tes souvenirs lors de ce tour du monde.
N'y tenant pas particulièrement, il médita la question avant d'y répondre.
:Mendoza: : Ce n'était pas une promenade de santé, crois-moi! À l'époque, j'étais un mousse. Pas le plus jeune des douze embarqués sur la nef amirale, certes, cependant j'ai vu des choses qu'un gamin ne devrait jamais voir.
:Laguerra: : Du genre?
:Mendoza: : Exécutions, meurtres, abandons, noyades, règlements de comptes... J'en ai eu l'estomac retourné... Et puis la mort brutale de Magellan sur l'île de Mactan m'a affectée durant de nombreuses années.
Le mercenaire laissa s'écouler un battement avant de poursuivre:
:Mendoza: : Sérieusement, ma belle. Il est difficile d'expliquer la fin dramatique de ce marin extraordinaire, lui qui avait démontré son expérience, ses capacités stratégiques par cette décision aussi maladroite, aussi erronée. Quand je pense qu'il a été tué d'une lance empoisonnée au visage...
D'une voix grave, il ajouta:
:Mendoza: : Tu sais, l'âme des gens qui meurent de cette façon ne les laisse jamais en paix...
La jolie brune fit mine de lui donner un coup de pied sur la cuisse.
:Laguerra: : Je t'interdis de me ressortir une de tes histoires de fantômes pour me faire peur.
La remarque fit sourire le navigateur.
:Mendoza: : Hé! C'est toi qui a relancé le sujet, alors assume! Je ne te l'ai jamais dit, mais lorsque nous étions en Afrique, j'ai rencontré cette femme, faisant partie de la tribu des Lengés. Elle affirme qu'on a tous, enfant, vécu un épisode qui n'a pas d'explication rationnelle. Toi, par exemple, ça t'est arrivé?
:Laguerra: : Oh oui! Mais je ne suis plus une gamine à présent. Je ne vais pas t'en parler mon ange, ou tu me prendrais pour une folle!
La jeune femme n'osa évoquer son expérience la plus récente, survenue quelques nuits plus tôt. Suite à un cauchemar particulièrement éprouvant où le spectre de son défunt père se jeta sur elle après être sorti du miroir dans lequel elle se regardait, la voix paternelle s'était manifestée à elle, en dehors du royaume des songes. Ce phénomène inexpliqué l'avait figée comme une statue de sel. Avait-elle réellement entendu cette voix d'outre-tombe ou était-ce seulement sa conscience qui la tourmentait?
Elle secoua la tête, furieuse de se laisser envahir par de telles pensées. Cet horrible cauchemar l'avait secouée par son réalisme. Généralement, les mauvais rêves s'effacent au fil des heures, mais celui-là continuait de la hanter. Perdue dans les limbes de sa conscience, Laguerra était sans réaction. Mendoza laissa passer un peu de temps avant d'insister:
:Mendoza: : Alors? Ça t'est arrivé, oui ou non?
:Laguerra: : Euh... Oui. J'avais six ou sept ans. La nuit où ma grand-mère mourut, à la même heure, l'horloge de l'Église conventuelle Saint-Paul de Valladolid avait sonné et j'ai eu l'impression que quelqu'un s'asseyait sur mon lit.
:Mendoza: : Par tous les Saints, Isa! Je crois que je ne dormirai plus jamais.
La duettiste éclata de rire. Le Catalan l'imita, heureux de partager ce moment de complicité. Il pouvait parler librement avec elle. Il n'y avait pas meilleur remède pour l'humeur que de rire avec ceux qu'on aime. À la différence de tant d'autres femmes, et surtout de la sorcière N'Deye, Isabella trouvait ses plaisanteries amusantes. Sur un ton malicieux, elle lui demanda:
:Laguerra: : Elle est jolie?
Prenant un air scandalisé, le capitaine demanda d'un ton faussement outré:
:Mendoza: : Qui donc?
:Laguerra: : L'Africaine.
:Mendoza: : Elle a trois ans de moi que moi... donc un de plus que toi. Blonde, yeux bleus.
:Laguerra: : Une très belle créature nordique! C'est typique sur le continent noir! Allez capitaine, sois un peu sérieux, comment est-elle? Son physique s'apparente-il à celui de la princesse Nyamhita?
:Mendoza: : Il le fut certainement au printemps de sa vie. Désormais, c'est une femme gracieuse de soixante ans, le visage encadré d'une chevelure noire vaporeuse, ayant une allure tout à fait respectable compte tenu de ses nombreuses incisions.
:Laguerra: : J'ai entendu dire que ces scarifications sociales ont remplacé les tatouages qui se distinguent mal sur les peaux sombres... Cette pratique de l'automutilation revêt une signification particulière, rituel de passage à l’âge adulte.
:Mendoza: : Dans son cas, je pencherais plutôt pour une appartenance à un groupe restreint. Mais pourquoi ces questions, au juste?
Laguerra haussa les épaules.
:Laguerra: : Comme ça, par curiosité. Je me suis souvent demandée ce qui était advenu de toi lorsque nos chemins se sont séparés à Ophir... Quelles personnes avaient pu croiser ta route avant nos retrouvailles dans ce village Massaï.
:Mendoza: : Je me suis fait la même réflexion, de mon côté. Même si je savais que tu n'étais pas vraiment seule...
Un petit sourire narquois se dessina sur les lèvres de l'Espagnol. L'allusion à Gaspard était à peine voilée, mais l'aventurière jugea préférable de ne pas la relever dans l'immédiat.
Suite à cette phrase teintée de jalousie, le mercenaire but une large rasade de yaourt fermenté, dessinant au passage une adorable moustache de lait. Amusée, Isabella émit un petit rire, se rapprocha de son homme et vint le surplombler en glissant ses jambes de chaque côté des siennes. Elle prit alors son visage entre ses mains tandis que celles du marin se posèrent sur ses hanches.
:Laguerra: : Il n'y a que toi, mon ange.
Amoureusement, elle lui suçota la lèvre supérieure. Ce presque baiser était d'un tel érotisme que l'officier frissonna de tout son être. Il sentit monter en lui une bouffée de désir tout en sachant que sa compagne de chambre n'était pas d'humeur badine pour le moment. Il y avait chez elle une sensualité dévorante mais parfaitement contrôlée. En bon Catalan, il savait apprécier la savoureuse souffrance de l'attente, à condition qu'elle ne dure pas trop longtemps et, sur ce point, il était rassuré. Son orgueil de mâle lui soufflait que cette affolante sorcière ne s'était hissée sur ses cuisses que pour s'offrir à lui.
Loin s'en faut! Après ce geste tendre, elle le fixa droit dans les yeux avec une telle intensité qu'il en fut déstabilisé. À cet instant, l'Espagnol vit briller dans ses prunelles une lueur étrange. Subjugué par ce visage magnifique et impassible, il se lança:
:Mendoza: : À quoi songes-tu?
La jeune épéiste continuait de regarder son amant sans rien laisser paraître de ses pensées. Mendoza n'avait jamais rencontré une femme aussi maîtresse de ses émotions, renforçant sa conviction que le destin les vouait l'un à l'autre.
:Mendoza: : Isa?
S'accrochant à son cou, elle se remémorait les recommandations d'Ambrosius. L'alchimiste Français avait incité ses lieutenants à s'entendre. Mais au tout début de leur collaboration forcée, travailler de concert avec un idiot tel que José-Maria fut pour elle une chose pénible.
:Mendoza: : Isa, tu es là?
Gentiment rappelée à la réalité, elle finit par secouer la tête, comme si elle cherchait à se débarrasser des images qui se bousculaient à l'intérieur.
:Laguerra: : Tu connaissais mon ressentiment à propos de notre chère grosse baderne lorsque le nain roux l'avait engagé à Ormuz?
:Mendoza: : Dois-je détecter dans tes propos un soupçon de médisance?
Isabella éclata de rire.
:Laguerra: : Ça n'a rien de bien neuf en ce qui concerne Ambrosius. Mais avec Gaspard...
:Mendoza: : Avec Gaspard, les choses ont changé. À présent, il est ton ami...
:Laguerra: : C'est exact.
L'ancien Yeoman se demanda même si le côté formel avec lequel se parlaient Boule-de-Poils et sa compagne ne cachait pas des liens personnels nettement plus resserrés. La réplique de sa tigresse chassa cette pensée stupide.
:Laguerra: : C'est avec toi que je partage ma couche, pas lui. J'ai beau m'efforcer d'atténuer ton sentiment d'insécurité, ta jalousie est toujours aussi prégnante. Je vais te confier une mission que tu auras sans doute du mal à exécuter: arrête de te faire des idées! Fais-moi un peu confiance, que diable!
:Mendoza: : Je te fais confiance. Je ne peux pas en dire autant de Gaspard.
:Laguerra: : Tu auras beau faire ce que tu veux, tu ne pourras jamais l'empêcher de fantasmer sur moi! Mais dis-moi, on ne va tout de même pas parler de lui toute la soirée!
:Mendoza: : D'Aloysius Pudjaatmaka alors... Ce bélître à la tête droite comme un officier Prussien mais en réalité mou comme une chiffe...
Un instant désarçonnée à l'évocation de ce nom, elle plissa les yeux.
:Laguerra: : Tu tiens vraiment à ce que ça se termine en pugilat, entre nous! Tu sais parfaitement de quoi j'ai envie que nous discutions.
:Mendoza: : Oui, je le sais. Mais comme j'adore me faire prier, que dirais-tu de descendre de cette banquette pour te mettre à genoux afin de m'implorer?
Miss Glaçon ne put réprimer un sourire. Par jeu, Juan ne manquait jamais une occasion de lui faire perdre son calme. Il prenait un malin plaisir à la provoquer, sans pour autant être méchant.
:Laguerra: : On ne taquine que ceux qu'on aime.
Mais elle devait admettre que sa suggestion prenait tout son sens, ici en Inde.
:Mendoza: : Alors?
:Laguerra: : Alors quoi?
:Mendoza: : Eh bien j'entends que tu te prosternes devant moi.
:Laguerra: : Désolée mon mignon, mais là d'où je viens, on ne m'a jamais appris à ramper devant un homme. Et pourtant, il m'est arrivé de me trouver devant le trône des plus puissants princes de ce temps. Je t'aime, mais je suis ton égale et non ton esclave soumise.
Elle fit peser sur lui un regard lourd de sens.
:Laguerra: : Est-ce clair, señor Mendoza?
:Mendoza: : Parfaitement clair, señorita Laguerra.
Elle laissa échapper un grognement, signe que ce petit jeu de dominant-dominé était fini. Se libérant de l'étreinte de son partenaire, elle roula sur le côté puis se carra contre le dossier de la banquette, reprenant ainsi sa position initiale.
:Mendoza: : Tu pouvais rester là, ça ne me dérangeait pas.
:Laguerra: : J'aime autant que tu t'occupes de mes pieds. Ils sont gelés.
Tandis qu'il s'exécutait, elle tenta une autre approche afin de lui tirer les vers du nez.
:Laguerra: : Comme tu le sais probablement, Hernán Cortés a débarqué sur la côte Mexicaine en 1519 et s'était aussitôt lancé dans la conquête de Tenochtitlán, la capitale Aztèque qui était à l'époque la plus grande cité du Nouveau-Monde. Durant l'expédition, il reçut un accueil plutôt hostile de la part des Mayas. Il s'ensuivit un engagement et les Espagnols prirent la ville de Potonchán au nom du roi de Castille. Mais les autochtones refusèrent de se soumettre et une deuxième bataille eut lieu le lendemain dans la vallée du Centla, impliquant un nombre élevé d'Indiens qui furent de nouveau défaits. Des émissaires vinrent se présenter devant Cortés en vaincus avec des offrandes de vivres, de bijoux, de tissus et d'une vingtaine d'esclaves, qui seront baptisées plus tard, parmi lesquelles se trouvait une jeune femme. Sa connaissance des langues Maya, Náhuatl ainsi que des coutumes Mexica et sa fidélité indéfectible envers les Espagnols, feront d'elle un atout majeur dans la conquête. Elle devint rapidement l'interprète, la conseillère et l'amante d'Hernán Cortés. Elle s'appelait...
:Mendoza: : Marinché...
:Laguerra: : Tu la connaissais?
Le visage de l'aventurière se métamorphosa instantanément. À la surprise se mêla un profond chagrin dans son regard noir.
:Laguerra: : Oui, bien sûr! Ça tombe sous le sens puisqu'elle sillonnait le pays Maya en compagnie de mon père lorsque tu l'as rencontré.
L'épéiste frotta méticuleusement sa manche afin de la débarrasser d'un grain de poussière invisible.
:Mendoza: : Tu sais, j'aurai aimé ne jamais avoir fait sa connaissance. Comme je l'ai dit aux enfants lorsque nous fûmes un temps ses prisonniers, cette créature fit plus de mal aux Mayas et aux Aztèques que Cortés et ses hommes réunis.
:Laguerra: : À t'entendre, il passerait presque pour un saint! Pourtant, dans leurs sanglantes batailles, ils auraient tué jusqu’à cent mille indigènes. Bref, ce que je voulais dire, c'est qu'à l'âge de onze ans, j'ai eu la chance -ou la malchance c'est selon- de le rencontrer. Cet homme très actif se croyait investi d'une mission pour notre roi. Son tempérament l’entraîna vers de nouvelles entreprises et il décida donc de monter une expédition extrêmement dangereuse qui aurait pu lui coûter cher et compromettre la consolidation de la conquête Espagnole... Je me demande si Magellan était fait du même bois... Toi qui l'a connu, tu veux bien m'en dresser le portrait?
L'épéiste acquiesça à regret.
:Mendoza: : Si tu y tiens vraiment... Mais cela risque d'être long...
:Laguerra: : J'ai tout mon temps.
La jeune femme ponctua sa déclaration par un sourire. Tout en continuant de lui masser la voûte plantaire, Mendoza la scruta longuement, agitant ses sourcils de façon comique.
:Mendoza: : C'est toi la patronne! Je n'ai jamais raconté cette histoire dans son intégralité à quiconque... mais à présent, l'heure est venue...
Il prit le temps de se caler confortablement contre le dossier et ferma les yeux afin de rassembler ses pensées. Celles-ci l'emportèrent vers cette journée d'été où il avait fait la connaissance de Magellan. Les souvenirs se bousculaient dans sa tête: Séville, le Guadalquivir, la Casa de Contratación sous un soleil torride, la charrette dans laquelle il était arrivé de Barcelone. Il secoua la tête à l'évocation de l'incident. L'Amiral lui avait donné l'impression d'une personne autoritaire, avec son projet insensé et son insatisfaction chronique. D'un autre côté, il devait bien avouer qu'il ne lui avait pas fait très bonne impression non plus dans ce bureau de recrutement. Il s'était comporté en parfait idiot en jouant les matamores. Quinze ans déjà...
:Mendoza: : Mon Dieu, comme le temps passe...
Jugeant que son compagnon se faisait encore désirer, Isabella insista:
:Laguerra: : Eh bien?
Le bretteur esquissa un sourire en coin.
:Laguerra: : Ça t'amuse de me faire mariner?
Une lueur taquine dans les yeux, l'ancien mousse entama son récit.

À suivre...
Modifié en dernier par TEEGER59 le 29 juin 2023, 00:53, modifié 2 fois.
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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Re: Le clou du voyage.

Message par TEEGER59 »

Suite.

:Mendoza: : Trois ans avant l'arrivée des conquistators Espagnols -tels que Gonzalo de Sandoval, Hernán Cortés ou encore son cousin Francisco Pizarro- sur le sol Américain, Fernand de Magellan, de son véritable nom Fernão de Magalhães, caressait un rêve. Atteindre les îles des Moluques, un petit archipel fait de cônes volcaniques, en passant par une route nouvelle, une route qui serait Espagnole, à l'ouest de l'Europe afin de respecter le traité de Tordesillas. Rejoindre l'Orient par l'Occident, voilà le pari fou qu'il s'était fixé. Là-bas, vers les Indes Orientales, de l'autre côté du monde, poussaient les girofliers. Il n'existait aucun autre endroit sur le globe où l'on pouvait trouver ces boutons de fleurs aux arômes puissants, cette épice qui valait de l'or sur le vieux continent.
:Laguerra: : L'or... Le mot magique qui ne manque jamais de passionner les foules...
:Mendoza: : Parfois un peu trop, même...
Le marin se souvint dans quel état d'esprit il se trouvait lors de son troisième voyage pour les Amériques. Atteignant l'âge d'homme, l'avidité qui fut la sienne pour ce précieux métal fut sans borne. L’histoire du Nouveau-Monde n’était qu’un lamentable martyrologe, dans lequel le fanatisme et la cupidité marchaient continuellement côte à côte. Il secoua la tête.
:Mendoza: : "Tous les hommes ont une adoration pour l'or, à présent qu'est négligée toute autre forme de vénération"... Ainsi l'exprimait Properce à l'époque d'Auguste. La situation n'a guère changée...
Isabella posa un regard admiratif sur Juan. Il n'avait décidément rien d'un imbécile, et ça, elle s'en était déjà rendu compte lors d'un précédent dîner. Pour un homme n'ayant jamais fréquenter les bancs de l'université, être capable de citer le poète Romain démontrait chez lui une soif de connaissance, une envie de s'instruire. Cultivé, il semblait n'en tirer aucun plaisir. Bien que capable d'éloquence, il préférait se taire. Son regard sombre, pétillant d'intelligence, se posa sur son interlocutrice.
:Mendoza: : L'appât du gain. Magellan n'échappait pas à la règle... Lorsqu'il était plus jeune, il fut impliqué dans plusieurs grandes batailles. En 1510, à la prise de Goa, il fit preuve de courage et de fidélité. Remarqué pour avoir prévenu son capitaine d'une attaque imminente, il gagna la réputation d'être une personne loyale. Un an plus tard, il sauva la vie d'un de ses officiers dans la prise de Malacca, donnant ainsi le contrôle de l'extrême-Orient au Portugal.
Tout en écoutant son compagnon, l'aventurière se demanda où il voulait en venir. En quoi le passé militaire de l'explorateur était-il si important?
:Mendoza: : Le soldat prit alors un esclave qu'il nomma Enrique et demanda une augmentation à son roi, aussitôt refusée. Pourtant, il continua de se battre pour son pays. En 1513, il s'engagea au Maroc au sein d'une puissante armée qui devait s’emparer d’Azemmour. Durant les combats, il perdit son cheval et fut blessé à la jointure d’un genou, le laissant légèrement boiteux sa vie durant. Il quémanda encore une compensation et à nouveau, son souverain rejeta sa requête... Magellan n'était pas un érudit en chambre, c'était un soldat. Et que fait un soldat qui estime qu'il n'est pas suffisamment récompensé de ses services militaires?
Isabella, qui commençait à comprendre, s'écria:
:Laguerra: : Il va les proposer ailleurs...
:Mendoza: : Exactement! Le grand point de rupture fut le refus de l'augmentation de cent réaux par mois qu'il exigeait car il pensait y avoir droit. Il se sentit offensé par tant d'ingratitude qu'à partir de cet instant, il décida qu'il allait mettre son action au service de qui saura le récompenser. Lui qui avait toujours bataillé pour le Portugal, sa patrie, puis qui avait été déçu par Manuel Ier le Fortuné, allait enfin pouvoir prendre sa revanche. À partir de 1516, à Lisbonne, Magellan commença à concevoir un dessein pour se venger de son roi si peu reconnaissant. Il élabora un projet, un projet fou qui allait l'ammener à trahir son pays. Il avait un plan: offrir aux Espagnols les îles aux épices que ses compatriotes venaient tout juste de découvrir.
:Laguerra: : Pour moi, ce n'est ni de la vengeance, ni de la traîtrise. C'est juste un plan de carrière afin de gagner convenablement sa vie...
:Mendoza: : Mais lorsque tu y réfléchis, sa démarche est en tout point semblable à celle d'Ambrosius lorsque celui-ci promit à Charles Quint les cités d'or au détriment de son roi, François Ier...
:Laguerra: : Tu ne vas pas mettre ce grand explorateur et ce nabot mégalomane sur un pied d'égalité, tout de même? Leurs motivations étaient totalement différentes!
:Mendoza: : Non, bien sûr... Mais il était considéré comme un traître par ses compatriotes. Et les Espagnols ne lui faisaient guère plus confiance, je n'y peux rien.
:Laguerra: : Cet homme ne devait compter que sur lui-même. Peu importe ce que pensait la populace, qu'elle ait tort ou raison. Magellan devait s'accepter tel qu'il était, bien conscient d'être imparfait. Imparfait mais en accord avec lui-même. Il n'avait pas d'autre choix s'il voulait être capable d'affronter les dangers qui se présenteraient à lui.
Comme un silence s'installait, le marin reprit:
:Mendoza: : En ce qui concerne la position de l'archipel, elle n'était pas claire. Les îles étaient-elles dans la partie Portugaise ou la partie Castillane? Où était l'antiméridien du traité de Tordesillas? Magellan allait profiter de ce flou géographique pour miser tout son projet sur leur localisation, faisant le pari qu'elles appartenaient à l'Espagne. En septembre 1517, il passa la Raya, la frontière entre les deux pays Ibériques pour aller exposer sa théorie aux voisins Espagnols. Pour ces derniers, il fallait comprendre que depuis la découverte de Christophe Colomb, ils ne tiraient aucun profit des Antilles. Ils ne trouvaient pas d'or, pas de richesse et donc soudainement, ils furent très intéressés par le projet de cet homme qui leur promettait quelque chose de bien concret, les épices des Moluques.
:Laguerra: : C'est vrai, je me souviens que mon père disait que les Portugais étaient largement en avance sur les découvertes Espagnoles. Nos ananas des Caraïbes ne faisaient pas le poids face à l'or de l'Afrique, au bois du Brésil ainsi qu'au thé et aux épices de l'Inde.
:Mendoza: : À Séville, la nouvelle Rome, la Babylone d'Espagne, tout va alors très vite pour le Portuan lorsqu'il y posa le pied.

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Il se maria à la fille d'un notable Portugais, dans les jardins du palais royal, et devint chevalier de l'Ordre de Santiago. Il se mit aussitôt au service du royaume et des autorités Espagnoles, prenant ses quartiers à proximité de l'Alcazar et trouva les appuis nécessaires pour rencontrer le roi d'Espagne, Charles Ier, fraîchement arrivé de sa Flandre natale, accompagné de ses conseillers Flamands et de quelques exilés Castillans.
Isabella laissa échapper un petit sifflement.
:Laguerra: : Dis donc, tu connais sa vie sur le bout des doigts! Tu l'admirais beaucoup, n'est-ce pas?
Le navigateur hocha la tête.
:Mendoza: : C'était mon maître, mon mentor... Un marin d'exception, un être rempli d'un courage digne des mythes. C'est lui qui a fait de moi l'homme que je suis devenu, un officier fort capable. N'en déplaise à certains, il avait toutes les qualités requises d'un bon capitaine: le calme et l'autorité naturelle, sans jamais donner l'impression d'être despotique. Autoritaire, oui, mais pas tyrannique. Et s'il se montrait exigeant vis-à-vis des autres, il l'était encore plus avec lui-même. Il émanait de sa personne ce professionnalisme et cette confiance que l'on trouve uniquement chez les meilleurs officiers, une qualité qui lui valait le dévouement absolu de ses hommes les plus fidèles. Mais il était aussi un héros maudit, un traître qui ne reviendra jamais de son expédition insensée. Pourtant, c'est lui qui réalisa le rêve du navigateur Génois en rejoignant les Indes par l'ouest.
À l'évidence, de nombreux détails personnels avaient été omis, mais le portrait de l'explorateur n'en était pas moins laudateur.
:Mendoza: : Six mois seulement après son arrivée, sa femme Beatriz attendait leur premier enfant et le futur papa, résident Castillan, partit pour Valladolid passer le grand oral afin de convaincre Charles de Habsbourg en personne. Ce sera sa seule chance... Mais à ce moment-là, il était la personne la mieux informée de toute l'Europe pour donner au futur Empereur le courage d'investir énormément sur ce projet.

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:Mendoza: : Tout ce que je peux dire, c'est que lors de cet entretien, il avait su persuader un grand nombre de gens avec un simple constat qui disait que s'il y avait un sud à l'Afrique, il en était certainement de même pour l'Amérique. C'était un marin expérimenté qui avait réalisé que s'il y avait un certain système circulatoire dans l'Atlantique et dans l'océan bordant les côtes de Goa, il devait en être de même de l'autre côté du Brésil. C'est comme ça qu'il avait fait son plan et c'était très intelligent. Il assura alors au monarque de dix-huit ans qu'il trouverait un passage à travers l'Amérique pour atteindre les Indes et réussir là où Christophe Colomb avait échoué... Qu'il rapporterait les clous de girofle, les richesses et les délices de l'Orient au royaume de Castille. Dévoré d'ambition pour bâtir son saint-Empire, le jeune roi misa sur cette expédition en donnant à Magellan un an pour préparer son voyage. À présent, plus rien ne pouvait arrêter l'ancien soldat Portugais...
Mendoza repoussa délicatement les jambes d'Isabella, se leva et se dirigea à pas tranquilles vers une grande carte nautique qu'il avait fixée au mur de la suite. Une fois devant le portulan, il posa son doigt sur un point de la côte Espagnole. Il se tourna et croisa le regard de son interlocutrice qui, d'un mouvement de paupières, lui donna son aval.
:Mendoza: : Voici le port de Séville. C'est d'ici que commença l'histoire d'une aventure hors du commun qui emmena deux cent trente-sept marins à la découverte de nouvelles terres, d'un nouvel océan, de nouveaux peuples et d'un nouveau monde.
:Laguerra: : Je pense qu'il y a un instinct chez l'Homme pour explorer... Nous essayons toujours de savoir ce qu'il y a de l'autre côté...
Le Catalan opina.
:Mendoza: : À condition de s'en donner les moyens... L'une des plus grandes difficultés de la préparation du voyage pour Magellan, fut de former un équipage prêt à partir avec lui. Lui, le traître Portugais qui voulait naviguer vers une destination si lointaine que personne ne pouvait vraiment la concevoir. Personne ne voulait s'embarquer avec sa flotte! Pourquoi confier une telle expédition à un étranger alors qu'il y avait beaucoup de capitaines Espagnols de renom? Cet homme se heurta sans cesse à l'hostilité des autochtones, d'autant plus qu'il y avait une multitude d'agents Portugais qui étaient là pout détruire sa réputation auprès des autorités en place. Pour recruter son équipage, il fut obligé d'embarquer des hommes et des enfants de tous les horizons, de toutes les patries. Outre les cent trente-neuf Espagnols venant de Castille, du pays Basque, des Asturies, de Galice et d'Andalousie, il y avait trente-et-un Portugais, vingt-six Italiens, dix-neuf Français dont cinq Bretons, neuf Grecs, cinq Flamands, quatre Allemands, deux noirs Africains, deux Irlandais, un Anglais, un Goanais, un métis Luso-Brésilien, un métis Hispano-Indien et le Malais Enrique, esclave personnel de Magellan.

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:Laguerra: : Quelle diversité! De la sorte, on pouvait parler, en un sens, d'un personnel Européen, formant au final une véritable tour de Babel.
:Mendoza: : Personne ne prête attention à la couleur de la peau, sur un bateau. Seule compte la compétence des hommes. De plus, les équipages de ces cinq vaisseaux parlaient plusieurs langues.
:Laguerra: : Quels étaient leurs noms?
:Mendoza: : Ceux des navires?
:Laguerra: : Évidemment, maître pantoufle!* Pas ceux des membres de l'équipage!
Mendoza croisa tranquillement les bras. Son sourire dévoila deux rangées de dents blanches.
:Mendoza: : Hé! Je pourrais te surprendre car il y en a énormément qui me reviennent en mémoire... Pour ceux de l'escadron, il y avait la Victoria, la Concepción, le Santiago, le San Antonio et la Trinidad. Magellan mena ce dernier.
:Laguerra: : C'est donc à bord de ce vaisseau amiral que tu fus embarqué comme mousse. Quel âge avais-tu?
:Mendoza: : À peu près celui qu'a Estéban aujourd'hui... Quatorze ou quinze ans, je ne sais plus exactement... J'étais déjà un garçon hardi qui promettait de faire un bon marin.

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:Mendoza: : Au total, deux cent trente-six hommes et moi furent engagés à Séville pour constituer l'équipage de l'armada des Moluques, deux cent trente-sept âmes qui allaient bientôt s'entasser littéralement sur de minuscules navires sans aucune cabine, sans aucun hamac* pour dormir car ceux-ci n'existaient pas encore... Sans douche, sans intimité, sans table pour manger, sans chaise, sans banc, sans aucun confort. Des hommes qui allaient devoir se reposer à même le pont, dans des recoins qu'ils pourraient trouver à l'abri des embruns, du froid glacial ou de la chaleur torride dans une puanteur qui gagnerait rapidement les cales. Les navires Espagnols étaient appelés pour cela les cochons volants.
:Laguerra: : Comment était sa flotte?
:Mendoza: : Les cinq navires qui la composaient étaient tous différents en taille et en volume, mais leur allure était la même: de petits bateaux à trois mâts entre dix et treize toises de long. Ils furent confiés en mauvais état par le roi donc il fallut entièrement les rénover, de la cale jusqu'à la hune. L'opération nécessita près de cinq mois. La première nef, la Victoria avec quatre-vingt cinq tonneaux et un équipage de quarante cinq hommes était menée par un Castillan, l'Espagnol Luis de Mendoza, trésorier général chargé de veiller à tout ce qui appartenait au roi Charles Ier.

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:Laguerra: : Un parent à toi?
:Mendoza: : Nullement! Nous n'avions en commun que notre nom... fort heureusement.
:Laguerra: : À t'entendre, tu ne devais pas l'apprécier beaucoup!
:Mendoza: : En effet, mais j'y reviendrais plus tard... Revenons à nos moutons... ou plutôt à nos cochons... La seconde caraque, la Concepción, large de quatre-vingt-dix tonneaux et quarante-quatre marins, était commandée par Gaspar de Quesada, Espagnol, lui aussi.

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:Mendoza: : À l'instar de Mendoza, Quesada n’était pas marin, et encore moins quelqu’un d’important puisqu’il était l’ancien domestique de l’archevêque de Séville. Si le roi Charles Ier fut informé de sa réputation et de ses compétences, il semble qu’il ne devait sa participation à l’aventure qu'à l’archevêque Juan Rodríguez de Fonseca, personnage haut placé à la Casa de Contratación, l'établissement qui surveillait étroitement le commerce avec les colonies Espagnoles. C’est par l’ordonnance royale du 06 avril 1519 qu’il se vit attribuer le quatrième ou cinquième navire, au choix de Magellan. Il devint alors le capitaine de la Concepción, dont le pilote était João Lopes Carvalho et le maître de bord un certain Juan Sebastián Elcano... Le troisième vaisseau, le Santiago était le plus petit navire de la flotte et le seul à ne pas être une nef. Avec seulement soixante-quinze tonneaux et trente-et-un matelots à son bord, la caravelle fut réservée aux missions d'exploration et commandée par Juan Rodriguez Serrano.

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:Mendoza: : Ce dernier avait navigué à bord de navires Espagnols durant sa jeunesse et avait déjà traversé l’Atlantique jusqu’aux côtes Brésiliennes en 1499-1500. Avec Magellan, il était d'ailleurs le seul vrai capitaine de l'expédition. Les trois autres n'étant pas des gens de mer, ils ne connaissaient rien à la navigation et ses contraintes. Serrano était apparenté à Francisco Serrão, l'homme qui inspira l'Amiral pour son voyage, et qui résidait dans les îles aux épices... Le quatrième navire, le San Antonio, était la plus grande caraque de l'armada avec cent vingt tonneaux et cinquante-cinq hommes. Il était mené par Juan de Cartagena.

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:Mendoza: : On savait peu de choses de lui avant qu'il rejoigne l'entreprise. Ce comptable Castillan était un neveu ou, selon les rumeurs de l'époque, un possible fils illégitime d'un Grand d'Espagne, l'archevêque Juan Rodríguez de Fonseca, qui présidait le Conseil des Indes. En juillet, il arriva à Séville avec le marchand et financier Cristóbal de Haro et le trésorier Luis de Mendoza. Il fut désigné comme surintendant de la flotte, la personne conjointe à Magellan, responsable des opérations financières et de commerce. Soupçonné d'avoir été placé à ce poste important afin de reprendre le pouvoir, Cartagena, aidé des deux autres, s'opposa aussitôt à lui dans l'organisation de l'expédition, obtenant le droit de payer tous les salaires des participants, à l'exception des Portugais. Même moi, en tant que mousse, j'ai eu droit à une rétribution. Elle fut laissée à l’appréciation du capitaine et de l’équipage... Le Castillan fut réticent à considérer son homologue comme le seul maître de l'expédition. Les deux hommes ne tarderont pas à entrer en conflit... Enfin, la Trinidad, la nef amirale, chargée de cent dix tonneaux et de soixante-deux hommes d'équipage, était dirigée par le capitaine-général, natif de Porto. Ce dernier était donc seul face aux capitaines Espagnols chargés de le surveiller et mettre à mal son autorité...

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:Mendoza: : Malgré ces petites tensions, Magellan était un fervent croyant. Il avait une foi profonde et se recueillait chaque jour au pied de la vierge de la Victoria. Quand toute la flotte fut enfin affrétée, prête à partir de Séville, ce fut dans l'église de Santa Anna, dans le quartier des marins de Triana qu'il se retrouva avec ses hommes d'équipage pour recevoir l'Étendard Royal.

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:Mendoza: : Enfin béni, l'équipage de l'armada des Moluques fut attendu dans les rues de la ville pour une grande parade. C'était aussi un prétexte pour que chaque citoyen puisse regarder une dernière fois les marins que nous étions partir vers les terres inconnues. Au milieu de cette foule se trouvait un homme, un Italien de Vicence répondant au nom d'Antonio Pigafetta.

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:Mendoza: : Ce fut lui que Magellan désigna pour rédiger au fur et à mesure du voyage, la chronique de cette aventure... Cet ouvrage allait constituer la source la plus précieuse d'informations sur ce qui s'était passé à bord de l'armada des Moluques. Je me souviens même de ses premiers mots:
-"Lundi, jour de Saint Laurent, 10 Août de l'an 1519. L'armée des Moluques approvisionnée de tout ce qui lui était nécessaire, ayant un équipage composé d'hommes de diverses nations, fut prête à partir du mole de Séville. En tirant de toute notre artillerie, nous fîmes voile du trinquet seulement et vînmes au bout d'un fleuve, nommé Guadalquivir..."
Le doigt toujours pointé sur la carte, Mendoza continua son récit.
:Mendoza: : Plus impressionnant que les quatre autres vaisseaux, le San Antonio dominait le quai de sa silhouette gigantesque, son énorme coque noire s'envolant vers le sommet immaculés de ses trois ponts, dans une débauche de bois, de cordage et de voilure. Avec mes yeux d'enfant, je ne m'étais pas attendu à découvrir un navire aussi imposant dont la masse plongeait dans l'ombre une bonne partie du port de Séville: la Torre del Oro, la Casa de Contratación comme El Arenal. Après avoir retiré la passerelle, les employés du port venaient de libérer les haussières. L'ancre fut suspendue, toute ruisselante, à l'avant de la nef. La trinquette se gonfla et l'ombre démesurée du bateau commença lentement à se déplacer dans un tohu-bohu indescriptible. Loin au-dessus de la jetée, sur le tillac et dans la mâture, des dizaines de gabiers adressaient des gestes d'adieu aux familles et aux badauds massés à leurs pieds. Accompagné par un dernier coup de canon, le San Antonio s'éloigna majestueusement du quai, suivi des quatre autres bâtiments. La ville défila des deux cotés... Douze lieues maritimes d'eau douce menaient les cinq navires à travers les terres d'Andalousie. Cette communauté autonome située dans le Sud de l'Espagne n'était pas aussi triste que je l'aurais cru. Les eaux du fleuve s'écoulaient au pied des provinces de Séville et de Cadix en irriguant les champs voisins et, des montagnes arides s'élevaient dans le lointain. Il n'en régnait pas moins une chaleur intense pour ce milieu de mois estival. C'était la dernière fois que les bateaux allaient avoir des eaux parfaitement calmes pour naviguer. Dans quelques jours, nous prendrions la mer et même mieux! Nous prendrions l'océan. Tout comme le chroniqueur Italien, je découvris l'art de la navigation en faisant mes premiers pas sur une nef Espagnole. En passant par plusieurs petits villages tout au long de ce fleuve, nous arrivâmes devant le château de Santiago où se trouvait le port pour entrer dans la mer océane. Sanlúcar de Barrameda, c'était la dernière porte avant le grand saut dans l'inconnu. La couleur de l'eau, l'horizon étendu, la houle et l'odeur du vent étaient autant d'indices pour montrer que nous aurions la promesse d'une liberté infinie devant nous... Lorsque nous atteignîmes l'embouchure du Guadalquivir, Magellan et les capitaines des navires n'étaient pas du convoyage. Ils arrivèrent quelques jours plus tard.
:Laguerra: : Que se passa-t-il, ensuite?
:Mendoza: : Pas grand-chose...
:Laguerra: : Comment ça, pas grand-chose!
Le Catalan se racla la gorge.
:Mendoza: : Nous devions attendre.
:Laguerra: : Attendre quoi? La mer était mauvaise? Les marins étaient malades? Magellan ne portait plus ses cojones devant l'ampleur du projet?
Les questions furent accueillies par un long silence. Cependant, avec la dernière, Mendoza fut secoué par un rire silencieux.
:Mendoza: : Non! Il fallait bien approvisionner les navires. Durant l’escale, mon mentor effectua plusieurs aller-retour à Séville, notamment pour saluer son ami et beau-père Diego Barbosa, dire un dernier adieu à sa femme et son fils, et aussi rédiger son testament. Il avait reçu la confirmation qu'un complot se tramait contre lui. Ses subordonnés cherchaient à tout moment n'importe quelle raison pour prouver qu'il n'était qu'un capitaine inexpérimenté doublé d'un traître. Donc, pour parer à toute éventualité, il fit écrire et consigner ses dernières volontés, épreuve obligatoire avant de se lancer dans un voyage aussi incertain. Rédigé dans la confidence avant le départ, le document disait ceci:
-"Dieu Tout Puissant qui toujours a dirigé et dirigera le monde, si c'est en Europe que ma vie présente doit prendre fin et ma vie éternelle commencer, j'exprime le vœu qu'on m'enterre de préférence à Séville, dans le cloître Santa Maria de la Victoria, dans une tombe isolée. Si en revanche, la mort me surprend pendant le voyage, je demande que mon corps soit enterré dans l'église la plus proche consacrée à la Sainte Vierge. Je désire que le jour de mes funérailles, trente messes soient dites sur mon corps et qu'on fasse sur moi l'offrande du vin, du pain et des cierges. Et je désire que dans le monastère de Santa Maria de la Victoria, une messe de trente jours soit dite sur mon âme. Qu'on habille trois pauvres d'un vêtement d'étoffe grise, d'un bonnet, d'une chemise et d'une paire de souliers, afin qu'ils prient Dieu pour le repos de mon âme. Je déclare et ordonne libre et quitte de toute obligation de captivité, de subordination et d'esclavage, mon

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prisonnier et esclave Enrique, mulâtre né dans la ville de Malacca, âgé de 26 ans environ. Que du jour de ma mort et dans les temps qui suivront à jamais, ledit Enrique puisse être libre et sans entrave et quitte et exempt et déchargé de toute obligation d'esclavage et de subordination, et qu'il puisse agir selon ses désirs, et comme bon lui semblera..."
Un bref silence accueillit la fin de l'acte juridique par lequel l'explorateur déclarait ses dispositions. L'espionne s'exclama:
:Laguerra: : Eh bien! On peut difficilement imaginer pire situation. Pauvre Magellan, ce n'est pas drôle de se retrouver entre le marteau et l'enclume... Et j'en parle en connaissance de cause...
:Mendoza: : Je sais, ma belle. Après l'avitaillement à Sanlúcar de Barrameda, nous devions encore attendre avant de prendre la mer, alors que tout était prêt. Te rends-tu compte? Les cales étaient pleines à craquer et nous restions là à patienter bêtement... Je me souviens fort bien de ce contretemps car tous les jours qui précédèrent le départ, je m'asseyais sur un rocher de la jetée du port, regardant les marins locaux rentrer de la pêche quotidienne, amarrer, soulever leurs filets... Mais ce qui me hante le plus encore aujourd'hui, c'est le souvenir de cette puanteur de déchets de poissons agressant mes sinus...
:Laguerra: : Mon pauvre petit matelot aux narines si délicates...
:Mendoza: : Ah, ne commence pas à te moquer de moi, s'il te plaît!
Souriant de toutes ses dents, la fille du docteur pouffa avant de dire:
:Laguerra: : Pardonne-moi... Que contenaient-elles, exactement?
:Mendoza: : Quoi?
:Laguerra: : Les cales... que contenaient-elles?
:Mendoza: : De tout... Absolument de tout! Le plus extraordinaire pour moi à l'époque, ce fut les inventaires. Tous les inventaires comptables avec tous les éléments impliqués dans la flotte.
Sans se presser, le marin quitta le mur devant lequel il était posté afin de se diriger à l'autre bout de la pièce. Il s'agenouilla devant une vieille malle, puis en fouilla le contenu. Il en retira un épais registre et une pile de feuilles volantes. Puis, il se redressa dans un craquement d'os, se massa les lombaires et vint s'asseoir à côté de sa compagne, gardant pour le moment le gros ouvrage sur les genoux.
:Mendoza: : Regarde ces feuillets que je viens de retrouver il y a peu dans mes affaires.
:Laguerra: : Qu'est-ce que c'est?
:Mendoza: : Lis, tu verras.
Isabella tenait entre ses mains une copie de la revue détaillée et minutieuse du recensement des cales des cinq navires de la flotte de Magellan. Tout, absolument tout était noté. Le plus insignifiant était détaillé dans ces tableaux récapitulatifs. Elle se mit à parcourir la liste des approvisionnements et des fournitures trouvés dans la région prospère de l'Andalousie et de ses alentours. Tout ce que l'Amiral Portugais avait pu faire charger se trouvait là. Elle énonça à haute voix:
:Laguerra: : Inventaire des vivres... Quatorze-mille pintes d'huile, huit-mille pintes de pois chiches, mille-deux-cents livres de miel, trois-mille livres de poissons fumés, cinq-mille-deux-cents livres de lard fumé, quatre-mille pintes de fèves, mille-deux-cent-quatre-vingt pintes d'amandes avec leurs coques... Deux-cent-cinquante tresses d'ail, cent cordes d'oignons, trois cochons et six vaches coupés en morceaux, soixante-dix boîtes de marmelade, trois jarres de câpres, quatre-mille-quatre-cents pintes de farine, neuf-cent-quatre-vingt-quatre fromages trempés dans l'huile, cent-six pintes de moutarde, mille-sept-cent-vingt-quatre livres de raisins secs... Mille-quatre-cent-soixante-douze livres de figues, cent-quatre-vingt-quatre livres de pruneaux, deux-cents livres de riz et six-mille pintes de vinaigre pour conserver les aliments, pour nettoyer les cales puantes ou traiter le bois de la vermine... Beaucoup de meules... De meules? Pourquoi s'encombrer de fourrage alors qu'il n'y avait pas le moindre animal vivant à bord?
:Mendoza: : Fais-moi voir cette liste.
Le mercenaire se pencha sur son épaule afin de lire le mot sur lequel elle butait. Il éclatait d'un rire tonitruant lorsqu'il s'aperçut de sa méprise.
:Laguerra: : Quoi?
Riant à gorge déployée, Mendoza eut toutes les peines du monde à reprendre son sérieux.
:Laguerra: : Mais quoi?
:Mendoza: : Pas meules. Nieules.
:Laguerra: : Nieules? Arrête de rire et dis-moi ce que c'est.
Essuyant ses larmes, il éclaira sa lanterne.
:Mendoza: : Ce sont des biscuits de mer, du pain deux fois cuit qui se conserve bien.
Passablement vexée, la jeune Espagnole ne put réprimer son agacement. Elle explosa.
:Laguerra: : Vous êtes tous les mêmes! C'est incroyable!
:Mendoza: : Oh, c'est bon! Je plaisantais gentiment, ma belle. J'ai encore le droit de rire un peu, non?
:Laguerra: : À ton âge, tu devrais savoir que les femmes aiment que les hommes rient avec elles, pas d'elles!
La réponse de Laguerra jeta un froid. Elle n'avait pas voulu user d'un ton aussi agressif et sa réplique prit le navigateur de court. Elle s'empressa de détourner le regard. Avec douceur, son compagnon lui souleva le menton alors qu'elle avait repris sa lecture. Souhaitant que la conversation garde un tour plaisant, il lui demanda de cesser de bouder.
:Laguerra: : Tu m'en demandes beaucoup, là.
Il l'embrassa sur la commissure de la lèvre, tentant de construire un début d'armistice entre eux. Tant de tranquille courage, tant d'audace aussi parurent désarmer la colère d'Isabella, colère toute artificielle d'ailleurs sous laquelle elle s'efforçait de cacher la joie qu'elle éprouvait à voir, ainsi réduite à sa merci, cet homme en lequel elle voyait naguère un ennemi irréductible. Mendoza la considéra un moment, mécontent de trouver tant de rigidité dans cette mince forme féminine visiblement éprouvée par les épreuves traversées ensemble. Sous la tenue masculine, le corps de Laguerra semblait diaphane et son visage avait la pâleur d'un ivoire, mais l'allure demeurait celle d'une altesse et le roi d'armes dut s'avouer que peu de femmes gardaient devant lui cette contenance fière.
:Mendoza: : Allez! Toi aussi tu sais chambrer la gent masculine, quand l'occasion se présente!
:Laguerra: : Oui, surtout lorsque vous êtes certains de détenir la vérité universelle après avoir vidé une barrique de mauvais picrate.
:Mendoza: : Je te demande pardon? Moi? Moi boire comme une éponge?
:Laguerra: : Oublie ce que je viens de dire. C'était petit... Un coup bas puisque je ne t'ai jamais vu saoul comme une grive. Si je fais allusion au vin, c'est à cause de cet inventaire.
D'une voix plus calme, elle enchaîna:
:Laguerra: : Regarde, ce qui est frappant, c'est la quantité embarquée: quatre-cent-dix-sept outres et deux-cent-cinquante-trois tonneaux. Ça fait...
Elle laissa s'écouler un bref silence, le temps de faire un rapide calcul.
:Laguerra: : Ça fait à peu près deux pintes par personne et par jour... de quoi tenir au moins deux ans...
Le marin laissa filer doux, trop heureux que l'orage tropical Isabella soit si vite passé.
:Mendoza: : En effet, sur ces bateaux, on buvait beaucoup de château cambusard*, ce qui devait permettre aux marins de s'hydrater, de se nourrir avec une boisson qui ne croupissait pas comme l'eau et qui devait créer une espèce d'état propice à la soumission et à l'endurance...
:Laguerra: : On va dire ça, oui...
En plus des vivres, la jeune femme parcourut une autre liste. Cette amoureuse des armes constata qu'il y avait l'artillerie, la poudre et tout ce qui était nécessaire à l'armada:
:Laguerra: : Inventaire de l'armement... Cinquante-huit canons, sept faucons, trois grosses bombardes, trois passe-murs, cinquante arquebuses, cent armures complètes, deux-cents boucliers, soixante arbalètes, quatre-mille flèches, six lames d'épée pour le capitaine, mille lances, deux-cents piques ainsi que toutes les pièces de rechange et les munitions, boulets, balles, grattoirs, mèches, feu et poudre...
Pour l'équipement indispensable aux réparations, tout fut emmené en double, voire en triple. Laguerra énuméra encore:
:Laguerra: : Ancres, cordages, fer, troncs d’arbres pour les mâts, toile pour les voiles, instruments de navigation, charretées de bois, tonneaux de goudrons et de poix, cire et étoupe pour boucher les fissures, tenailles, scies, forets, vis, marteaux, clous, pelles, pioches, harpons, filets de pêche et pour le matériel du quotidien assurant un confort minimum: quatre-vingt-neuf petites lanternes, quatre-cents livres de chandelles et de cierges de messe, quinze grands registres pour les comptables, pharmacopée, instruments de chirurgie, chaînes et menottes pour les marins récalcitrants. Cinq tambours, vingt tambourins, violons, flûtes et fifres pour que l’équipage puisse se distraire...
Elle passa au feuillet suivant.
:Laguerra: : Vingt quintaux* d'argent en lingots, quarante quintaux de pigment vermillon, cent quintaux de plomb pour fondre des boulets, deux-cents quintaux de cuivre, mille peignes, mille miroirs -dont neuf-cents petits et cent grands-, cinq-cents paires de ciseaux, quatre-mille des plus mauvais couteaux d'Allemagne, vingt-mille grelots, dix-mille hameçons, deux-cents mouchoirs rouges, deux-cents bonnets rouges, deux coupons de velours rouge, cinq-cent-cinquante livres de perles de verre, deux-mille bracelets en laiton, deux-mille autres de cuivre, dix-mille maillets en métal...
:Mendoza: : Et oui! Tout ce saint-frusquin fut embarqué en caisse et en tonneaux avant d'être stocké dans les cales avec précision et soudés à la poix.
La jeune femme secoua la tête devant tant de matériel et de denrées périssables.
:Laguerra: : Pour la nourriture, l'éclairage et le matériel pour parer aux avaries, je peux comprendre, mais la flotte avait-elle vraiment besoin de tout le reste?
:Mendoza: : Le commerce, ma belle, le commerce. Pour pouvoir acheter des vivres aux éventuels peuples rencontrés sur la route, la flotte devait embarquer une fabuleuse quantité d'objets de troc. Une monnaie d'échange qui représentait la plus grosse dépense de l'armement car ces objets allaient aussi servir à acheter les épices une fois les îles atteintes. Et puis, n'oublie pas que Magellan avait navigué avec les Portugais jusqu'en Inde. Il savait ce qu'impliquait un long voyage et avait énormément d'expérience puisqu'il en était revenu.
Elle s'étonna encore.
:Laguerra: : Mais pourquoi cette attente, au juste? Je ne comprends pas...
:Mendoza: : Parce que mon capitaine savait de source sûre qu'une flotte Portugaise s'était créée pour détruire la sienne. Donc, il patientait pour savoir s'il pouvait partir car il craignait que son armada ne soit décimée en mer... Il y avait ce risque, cette force navale envoyée par Manuel Ier le Fortuné par le cap de Bonne-Espérance pour aller rencontrer celle des Moluques afin de la neutraliser...
:Laguerra: : Mais, s'il savait qu'une flotte Portugaise allait lui tomber dessus, pourquoi prendre le risque de l'attendre? Le mieux pour lui était de prendre le large, non? Et éviter le cabotinage le long des côtes Africaines...
:Mendoza: : En effet, mais tu imagines bien que ce serait une fuite en avant, sans retour en arrière possible. À ce stade de sa vie et du projet, l'Amiral savait qu'il n'avait aucun moyen de s'en sortir avec la Castille et qu'il n'en avait pas davantage aves ses compatriotes. Tu as raison, sa seule issue, c'était la mer et curieusement, c'était l'élément qu'il connaissait le mieux... Le 20 septembre 1519, il quitta donc Beatriz et le petit Rodrigo, sans savoir qu'il ne les reverrait plus jamais...

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À suivre...

*
*Maître pantoufle: Nigaud, sot, imbécile.
*Hamac: Cité comme mot indigène, il fut utilisé pour la première fois par Antonio Pigafetta lors du premier voyage autour du monde.
*Château cambusard: Vin de basse qualité destinée à l'équipage d'un navire.
*Quintaux/quintal: Ancienne unité de mesure qui valait à peu près 100 livres (50 kilos). Il ne faut pas le confondre avec le quintal métrique d'aujourd'hui qui correspond à un poids de 100 kilos.
Modifié en dernier par TEEGER59 le 06 janv. 2024, 21:28, modifié 3 fois.
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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TEEGER59
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Re: Le clou du voyage.

Message par TEEGER59 »

Suite.

Reprenant sa place devant la carte à rhumbs, Juan contourna les côtes Marocaines de son index.
:Mendoza: : Il fallut six jours à la flottille pour rejoindre d'abord les îles Canaries, seule escale avant la grande traversée. Un dernier morceau de terre Espagnole avant le saut dans l'inconnu. Les cinq nefs longèrent les falaises de l'île de Tenerife pour aller s'abriter dans la baie de la montagne rouge. Ce fut là que l'équipage embarqua encore quelques tonneaux d'eau douce et quelques dernières caisses de vivres, dont des légumes frais et de la poix, vendue moins cher qu'en Espagne. Mais c'est ici aussi que l'explorateur aurait reçu un message venu d'Andalousie, dans le plus grand secret.
:Laguerra: : Quel était le contenu de ce pli?
:Mendoza: : Si tu me poses cette question, c'est que tu n'as jamais lu l'ouvrage de Pigafetta.
Du menton, il désigna le manuscrit qu'il avait délibérement laissé sur le sofa, à côté de l'aventurière. Elle s'en saisit et découvrit son intitulé: "Navigation et découvrement de l'Inde supérieure et îles de Malucque où naissent les clous de girofle, faite par Antonio Pigafetta, Vicentin et chevalier de Rhodes, commençant en l'an 1519".
La duettiste fixa longuement la couverture puis ouvrit le journal et feuilleta les pages couvertes d'une écriture minuscule et pointue. Le papier desséché crissait sous ses doigts gantés, lui donnant l'impression que personne ne s'était intéressé à son contenu depuis des lustres. Sans pour autant chercher le passage en question, elle dit:
:Laguerra: : Si l'existence de ce pli est mentionnée dans ce livre, c'est que ce dernier n'était pas si secret que cela! Une personne au moins était au courant: Pigafetta.
L'officier de marine ricana doucement.
:Mendoza: : Sacrée panthère! Tu marques un point.
:Laguerra: : Que disait cette lettre?
:Mendoza: : Eh bien, Diogo Barbosa, le beau-père de Magellan, haut fonctionnaire de l'arsenal de Séville, souhaitait l'avertir une dernière fois avant la traversée. Les capitaines Espagnols préparaient une mutinerie. Juan de Cartagena aurait pour mission de reprendre le commandement. Sans tarder, le Portugais donna l'ordre de quitter les îles en pleine nuit, afin de se diriger vers les côtes de l'Amérique du sud. Le 03 octobre 1519, en s'éloignant de l'archipel Espagnol, les épées étaient de sortie. Le capitaine-général savait parfaitement que ses lieutenants allaient se liguer contre lui. Les nerfs étaient à vif et tout le monde était attentif à ce jeu d'échec, moi y compris.
Le doigt de Mendoza continuait sa course sur le planisphère.
:Mendoza: : Pour aller au Brésil en partant des Canaries, la flotte devait obligatoirement passer près des îles du Cap-Vert, qui étaient Portugaises, tout comme l'était Magellan. Je sais, je me répète, mais il naviguait sous pavillon Espagnol. C'était une véritable guerre économique sans merci entre ces deux empires au sujet des îles aux épices, donc pour ne pas tenter le diable, il décida de passer entre l'état insulaire et l'Afrique ce qui météorologiquement parlant, n'était pas le meilleur endroit.

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:Mendoza: : Le mercredi 05 octobre 1519, après avoir navigué un temps vers le sud-ouest, la flotte obliqua plein sud pour longer l'Empire Mandingue*, et ainsi passer loin du fief Portugais. La Trinidad naviguait en tête et les autres navires devaient se contenter de la suivre. Juan de Cartagena, qui n’acceptait pas la situation, fit approcher le San Antonio du navire amiral et interpella Estêvão Gomes -qui à ce moment de l'expédition était le pilote de la Trinidad-, au sujet du changement de route, se demandant pourquoi personne n’avait été consulté. Gomes l’envoya paître: les questions de navigation ne le regardaient pas et il devait se contenter de suivre son pavillon le jour et son fanal la nuit. En réalité, Cartagena, qui ne connaissait rien aux choses de la mer, ne faisait que répéter les interrogations de ses propres pilotes, Andrés de San Martín et Juan Rodríguez de Mafra, tous deux très expérimentés.
:Laguerra: : Cet Estêvão ne devait pas l’ignorer, raison pour laquelle il renvoya Cartagena sans ménagement, ce qui dut un peu plus agacer le comptable.
:Mendoza: : Il est peut-être utile de préciser qu’à ce moment-là, il ne fit que répéter ce que lui avait dit mon maître, car il est peu probable qu’un simple pilote se soit permis de débouter sèchement le représentant direct du roi... Simón de Asio, marin et bombardier Grec sur le San Antonio, fut lui aussi le témoin des désaccords sur le cap à suivre entre Magellan et Cartagena. Le surintendant souhaitait naviguer davantage vers l'ouest, alors que son homologue prit la décision inhabituelle de suivre la côte Guinéenne pour éviter les caravelles Portugaises lancées contre lui. Peu de temps après, nous pénétrâmes dans une large zone instable, une région où les orages violents succédaient aux grandes périodes de calme. Pourtant, Magellan ne chercha pas à s'en échapper. Au contraire, il insista.
:Laguerra: : Pourquoi?
:Mendoza: : Pour imposer son statut de seul maître à bord après Dieu.
:Laguerra: : Les capitaines Espagnols ont dû vouloir qu'il s'explique.
:Mendoza: : Effectivement, mais l'explorateur se comporta comme il l'entendait. Si l'atmosphère pouvait paraître tendue, il irradiait, par la fermeté de sa posture et ses ordres laconiques, le calme et l'autorité. Je compris bien vite que mon mentor n'était pas homme à se laisser dicter sa conduite, encore moins à se justifier ou à fournir des explications. Surtout avec Cartagena qui ne possèdait aucune expérience maritime. C'est Magellan qui dirigeait la flotte et il avait le droit de vie et de mort sur tout l'équipage, point.
:Laguerra: : Ce comportement, disons tyrannique, ne devait pas simplifier sa côte de popularité...
À cet instant précis, Isabella se remémora les paroles d'Ambrosius après leur escale à Lalibela, juste avant que l'alchimiste ne découvre ses activités d'espionne au service de Charles Quint.
:Ambrosius: : "Ne conteste plus jamais mes décisions, il n'y a qu'un maître à bord ici et c'est moi! Tu es peut-être la fille de feu mon très cher ami le docteur Laguerra, mais ma patience à des limites..."
Ignorant cet instantané de vie chez sa compagne, Mendoza poursuivit sa narration.
:Mendoza: : Sur le navire amiral, tandis que je briquais le gaillard arrière, l'Italien Pigafetta était en charge d'écrire la chronique du voyage.

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:Mendoza: : À ce propos, le seul autre marin qui tint un journal pendant le voyage fut Francisco Albo, avec un compte-rendu nautique... Mais revenons à Pigafetta. Assez taciturne de nature, un crayon à la main, Antonio se tenait silencieux à l’arrière de l’embarcation. Les notes qu'il prit lors des premiers jours de navigation, s'intéressaient plus aux grains qu'on essuyait qu'aux tensions qui régnaient entre les officiers supérieurs. Habituellement plus fermé qu'une huître, il manifestait cependant à mon égard une bienveillance inlassable. Il détestait mon rôle de chien du bord. Nettoyer, balayer, cuisiner, porter à boire ne devait pas occuper tout mon temps. Pour lui, mon travail consistait à comprendre la mer. Étant le supplétif et serviteur de Magellan, il me protégeait des brimades stupides des vieux gourganiers* en leur assénant une simple phrase: "Humilier son prochain ne lui apprend pas à vivre".
:Laguerra: : Il t'aimait beaucoup, on dirait!
:Mendoza: : Il m'a toujours traité en égal, comme un adulte. Au début, il me faisait peur. Il parlait peu et ne souriait jamais, et puis j'ai fini par m'habituer à sa façon d'être. Son comportement explique en grande partie le mien, aujourd'hui.
:Laguerra: : Les traits de caractère d'un individu ne se bornent pas seulement aux liens familiaux. Ils peuvent aussi résulter des personnes rencontrées au cours de son existence.
:Mendoza: : Je sais que je peux paraître froid et distant, si on ne me connait pas.
:Laguerra: : Comme si je ne le savais pas.
La jeune femme parvint à refréner son envie de répondre à voix haute.
:Mendoza: : Quoi qu'il en soit, il semblait toujours heureux de me voir pour me faire lire son journal de bord. Que disait-il déjà lorsque vers la fin octobre, la flotte se trouvait dans le pot au noir?
:Laguerra: : Le pot au noir?
:Mendoza: : C'est vrai que tu n'es pas au fait des expressions utilisées chez les marins. Le pot au noir, c'est ce que nous appelons familièrement la zone d'instabilité des alizés. Il s'agit d'une ceinture d'une vingtaine de lieues allant du nord au sud et entourant la Terre près de l'équateur. Dans cette zone, les vents de l'hémisphère nord rencontre ceux de l'hémisphère sud. Il se produit alors un fort mouvement convectif, des vents ascendants générant des formations importantes de nuages qui donnent des orages extrêmement violents. Ou alors, les vents sont faibles et de direction variable: ce sont les "calmes équatoriaux" .
La señorita chercha la page concernée.
:Laguerra: : Là, j'ai trouvé!
Elle se mit à lire à haute voix.
:Laguerra: : "Avant de rejoindre la ligne équinoxiale, par quatorze degrés, nous avons eu beaucoup de mauvais temps. Des coups de vent et des courants qui nous venaient de face, de telle manière que nous ne pouvions plus avancer. Pour que le navire ne périsse pas, nous amenions les voiles en bas, et de cette manière, nous allions avec la mer, ça et là, jusqu'à ce que le bon temps revienne..."
:Mendoza: : Jamais de ma vie je n'avais vu pareil orage! Dans ma Catalogne natale, jamais je n'avais entendu ce genre de colère divine. En pleine mer, ces gros nuages menaçants généraient de la grêle, des précipitations et des éclairs. Tout l'environnement des bateaux était en fait saturé par l'énergie du feu du ciel et sur chacune des petites pointes se formait un petit éclair qui affolait l'équipage. Ce phénomène plus ou moins bleuté, plus ou moins jaune, s'arrêtait, repartait, grésillait en faisant un vacarme de tous les diables! Tout le monde priait pour que cela s'arrête. Pendant l'une de ces nuits d'orage, une nuit très obscure, le corps de Saint-Elme était apparu en forme de brasier allumé au plus haut de la grande hune.

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:Mendoza: : Il y resta là plus de deux heures et demi, ce qui nous avait tous réconforté car nous étions tous en pleurs, attendant seulement notre dernière heure. Et quand cette simple et sainte lumière décida de nous quitter, elle envoya une si grande clarté aux yeux de chacun que nous fûmes aveuglés durant près d'un quart d'heure, en criant miséricorde, implorant le pardon. Sans aucun doute, personne ne pensait échapper à cette mauvaise fortune lorsque soudain, la mer se calma.

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:Mendoza: : Je t'assure que lorsque tu vois ça pour la première fois, c'est terrifiant! Tu pourras le demander à Estéban et Zia... Ils ont vécu la même expérience à bord de l'Esperanza... Enfin, ce qu'il en restait...
:Laguerra: : Inutile, je veux bien te croire. Tu as dû te demander si vous alliez y survivre... Cette tempête a dû rapprocher les hommes, non? Y-avait-il moins d'animosité entre Magellan et ses lieutenants après cet épisode?
L'ancien mousse médita la question avant d'y répondre.
:Mendoza: : Pas que je m'en souvienne, non...
Il réfléchit un court instant, cherchant de quoi étayer son propos.
:Mendoza: : D'après les instructions, au moment de l’Angélus, les bateaux devaient rejoindre la nef capitaine et saluer Magellan avec une phrase de ce style: "Dieu vous garde, capitaine-général et maître en vous souhaitant bonne compagnie..." Un soir, un marin qui était sur le vaisseau dirigé par Juan de Cartagena, récita la formule mais refusa de lui donner le titre honorifique. Au-delà du ton, le chevalier de l'Ordre de Santiago en prit ombrage. Il vit là une offense parfaitement préméditée de la part du comptable et décida de répliquer immédiatement. Par l’entremise d’Estêvão Gomes, son pilote, et de Juan de Elorriaga, maître de bord du San Antonio, le Portugais fit informer l'Espagnol qu’il ne devait plus le saluer de cette manière et respecter son titre de capitaine-général. La réponse du surintendant ne se fit guère attendre, et elle fut pour le moins cinglante: il l’avait fait complimenter par le meilleur marin de son navire. La prochaine fois, il enverra un simple page lui rendre hommage. Excédé par tant d'insubordination, Magellan demanda à Cartagena de venir le saluer lui-même en gardant cette expression, or le Castillan lui contesta également ce grade. Quand bien même je n'aurais pas assisté à cet événement, je savais déjà que ces deux-là avaient des comptes à régler. L'officier Espagnol ne parlait jamais, sauf si on lui adressait la parole. Il s'exprimait d'un ton sec et coupant, sans le moindre mot inutile et ne se gênait pas en méprisant ouvertement Magellan. Il n’envoya plus personne durant les trois jours qui suivirent. Mon maître sembla ne pas réagir à cette ultime provocation, mais nul doute qu’il commença à préparer sa riposte. Il ne pouvait en effet laisser impunies ces transgressions répétées, quand bien même elles proviennent du représentant du roi au sein de la flotte. Le laisser faire lui ôterait toute autorité future. Sans compter le caractère du Portugais, peu enclin à faire des compromis, comme il l’avait prouvé maintes fois par le passé. Le dénouement était proche. C'était décidé! À la première occasion, l'explorateur mettra aux fers son capitaine en second. Petit, il avait appris à frapper le premier, avant que l'adversaire ne sente venir la bagarre.
:Laguerra: : Quelle ambiance! Ça ne devait pas être gai tous les jours...
:Mendoza: : La tension était palpable, oui, mais supportable. Comme nous étions encore en territoire connu, elle était gérable... Cependant, celle-ci ne tardera pas à monter d'un échelon supplémentaire. L'avant-dernier jour d'octobre, dans les calmes de l'équateur Africain, entre deux orages et en pleine mer, Magellan fit venir à bord de la Trinidad le capitaine du San Antonio afin de participer au procès du maître d'équipage de la Victoria, Antonio Salamón, surprit en flagrant délit de péché contre nature sur un jeune garçon, Antonio Varesa.

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La jeune femme eut toutes les peines du monde à brider son indignation. Elle savait bien que la pédérastie n'était pas rare lors de longs voyages. Un sentiment oppressant de désespoir lui monta à la gorge et un souvenir douloureux lui revint en mémoire, un soir où elle rentra à Veracruz, en espérant vainement ne pas réveiller le compagnon d'armes de son père. Elle chassa ces images de sa tête. Cependant, un picotement aux yeux lui signala qu'elle était au bord des larmes. Il était hors de question de montrer sa détresse à son homme, aussi se leva-t-elle, lui tourna le dos mais ne put s'empêcher de dire.
:Laguerra: : C'est révoltant!
Le capitaine écarta les mains en signe d'impuissance.
:Mendoza: : Je sais, ma belle. De tout temps, les mousses furent confrontés à la violence et à la stupidité humaines, esclaves de tous et souffre-douleurs des brutes les plus bornées de l'équipage. Cela en dit long... Tel maître avait l'habitude de soulever, longtemps, par les deux oreilles un moussaillon terrifié. Un autre de l'attacher plusieurs heures par les pieds et les mains au grand mât... Osons reconnaître que nous avions le pouvoir mystérieux de déchaîner la férocité des hommes, leur goût de torturer, de corrompre et de salir. Fort heureusement pour moi, je n'étais ni sur la Victoria ni sur la Concepción.
:Laguerra: : Quelle fut la sentence de Salamón?
:Mendoza: : Le Sicilien, reconnut coupable d'être un fot-en-cul, un chevalier de la rosette, fut alors enfermé et risquait la peine capitale par strangulation. Le verdict prononcé, Juan de Cartagena interpella de nouveau Magellan au sujet de l’itinéraire, l'accusant de risquer les navires du roi par ses choix. En effet, l’Amiral s’écartait de plus en plus des instructions royales et ne se pliait pas à la perspective du surveillant général, qui, avec autant de pouvoir, représentait la Couronne. Sans doute le surintendant voulait-il profiter de la présence des autres capitaines Espagnols. Peut-être aussi se sentait-il grisé par le fait que le capitaine-général n’avait pas réagi à sa précédente provocation. Le Portugais s’abstint de toute réponse mais demanda à son tour pourquoi l’Espagnol ne le saluait plus. Dans tous les cas, le comptable s’emporta et laissa entendre qu’il n’obéirait plus aux ordres. Les équipages s’étaient divisés en deux camps. Magellan, alors dans son bon droit, le saisit par le col et lui annonça qu’il était mis en état d’arrestation. Il ordonna à des hommes de confiance de se saisir de lui et de le mettre aux fers. Cartagena fit appel aux autres capitaines Castillans pour contrer le Portugais, mais ils n'en firent rien. Le surintendant allait être mis aux arrêts.

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:Mendoza: : Magellan aurait pu le juger pour mutinerie, mais Gaspar de Quesada et Luis de Mendoza allèrent néanmoins plaider la cause de leur compatriote et convaincre l'explorateur de faire un geste: relever Cartagena de son commandement du San Antonio et le remplacer par le comptable de la flotte, Antonio de Coca. Libéré de ses entraves, le surintendant fut placé sous la surveillance de Mendoza à bord de la Victoria où il pourrait circuler librement. Le trésorier promit de présenter le prisonnier chaque fois que le capitaine-général en ferait la demande.
:Laguerra: : Il est assez étonnant que ton mentor ait accepté une telle requête: placer un homme qui cherche à lui nuire sous la responsabilité de personnes qui n’en pensent pas moins semble au mieux imprudent, au pire suicidaire.
:Mendoza: : D’autant que les faits futurs vont confirmer l’erreur.
:Laguerra: : Qu’est-ce qui a pu le pousser à agir ainsi?
:Mendoza: : Je ne sais pas mais je me suis posé la même question à ton sujet.
:Laguerra: : À mon sujet? Mais de quoi parles-tu? Je ne vois pas à quel moment et dans quelle circonstance.
:Mendoza: : Lorsque j'ai retrouvé les Élus chez les Lengés alors que tu venais de reprendre la pierre d'Ophir à Zia. Je lui avais dit qu'avec toi, il était difficile de savoir pour qui ou pour quoi tu faisais les choses...
La concernée partit d'un rire sonore avant de lui envoyer un coussin à la figure. Mais le Catalan, avec l'agilité d'un torero, s'écarta de la trajectoire du projectile en effectuant un pas de côté.
:Mendoza: : Olé!
:Laguerra: : Sérieusement! Faut-il y voir un geste d’apaisement de la part de Magellan?
:Mendoza: : Ou alors a-t-il jugé à posteriori inopportun de séquestrer le représentant du roi...
:Laguerra: : Si c'est cela, je trouve que l'Amiral fit preuve d'un excellent jugement à cet instant. Quel habile tacticien. Quel trait de génie!
:Mendoza: : J'étais certain que tu saurais apprécier toutes les subtilités de la manœuvre, ma belle espionne.
:Laguerra: : Vil flatteur!
Le bretteur posa la main droite sur son torse et s'inclina en avant dans une courbette de comédien.
:Mendoza: : Oui, petit à petit, il gagnait des pions comme dans une partie d'échec. C'est là qu'il commença à montrer qu'il était un stratège extraordinaire, et qu'il dominait les situations mieux que quiconque...
Mendoza recentra son attention sur la carte.
:Mendoza: : Après avoir franchi le pot au noir, la flottille mit enfin le cap au sud-ouest, pour trouver le vent qui nous mènerait vers l'Amérique du sud. Portés par une brise favorable, nous filions maintenant sans difficulté à belle allure en direction du Brésil, et les hommes de vigie guettaient jour et nuit. Même en comptant largement, nous étions à moins d'un mois de notre seconde escale. En décembre, nous serions en vue de notre première destination. Nous avions toujours le cap sud, sud-ouest, une bonne brise par le travers, et une mer calme. Tout comme les quatre autres vaisseaux, la Trinidad roulait régulièrement et plongeait parfois dans les flots, son beaupré soulevant des gerbes d'embruns. Toutes les voiles portaient, les plus basses comme les plus hautes. Nous étions tous plein d'entrain car le 29 novembre 1519, le matelot de vigie signala d'un ton sec: "Terre!" Magellan demanda au pilote de la Concepción de prendre la tête de la flotte afin de guider la navigation. Il savait que l’homme connaissait la région et serait le plus à même de leur éviter de heurter des récifs. C’est aussi à cette date que débuta le journal de Francisco Albo.
:Laguerra: : Pourquoi cet homme ne commença-t-il à prendre des notes qu’à ce moment-là?
:Mendoza: : Parce que jusqu’ici, la route était connue. Il n’y avait donc pas de nécessité ou même d’intérêt à noter les positions. De plus, il est vraisemblable qu’il ait attendu d’avoir franchi le méridien de Tordesillas et d’être entré en territoire Espagnol pour débuter ses relevés. Le système de navigation de nuit utilisant le fanal, mis en place par Magellan au départ d’Espagne, fut conservé. Deux semaines plus tard, c'est avec un équipage au grand complet que nous arrivâmes au terme de la première partie de notre aventure: la baie de Rio.

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À suivre...

*
*Empire Mandingue: Ou Empire du Mali. Il s’étendait et englobait de grandes parties des actuels Mali, Guinée, Sénégal, Gambie, Burkina Faso, et Mauritanie.
*Gourganiers: Matelots un tant soit peu âgés.
Modifié en dernier par TEEGER59 le 12 juin 2023, 10:18, modifié 1 fois.
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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TEEGER59
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Re: Le clou du voyage.

Message par TEEGER59 »

Suite.

:Mendoza: : Bien qu'elle fût formellement Portugaise, les colons n'y entretenait pas un établissement permanent à l'époque. Se rendant compte que le port était vide, Magellan sut que ce serait un arrêt sécurisé.
La jeune femme, le voyant reprendre sa respiration, intervint:
:Laguerra: : Grâce aux récits de voyage de mon père, je sais que la baie fut découverte le 1er janvier 1502 par les explorateurs Portugais Gaspar de Lemos et Gonçalo Coelho. Tous deux furent accompagnés par Amerigo Vespucci qui voyait en elle l'embouchure d'un fleuve qu'il nomme fleuve de Janvier: Rio de Janeiro. D'ailleurs, le prénom du Florentin a servi en 1507 pour baptiser le nouveau-Monde "Amérique".
Le mercenaire la connaissait assez pour savoir qu'elle n'en avait pas terminé. Il la laissa continuer.
:Laguerra: : Sais-tu que ce sont les arbres de Pernambouc au bois rouge couleur de braise, en Portugais brasa ou pau brasil qui ont donné au pays son nom, le Brésil?
:Mendoza: : Non, je l'ignorais. Merci pour cette parenthèse étymologique, mais ne perdons pas de vue la réalité de ce voyage, et surtout le fil de l'histoire... Hormis quelques hommes, tels que le pilote de la Concepción, João Lopes Carvalho, ou encore le capitaine Serrano, la plupart de l'équipage n'avait jamais vu ce pays. Magellan non plus, d'ailleurs. C'était aussi la première fois que Pigafetta rencontrait les habitants du Nouveau-Monde: les Indiens Tupinambas. Le regard que porta le chroniqueur Italien sur cette peuplade fut l'un des précieux témoignages auquel tu peux encore avoir accès aujourd'hui, grâce à se livre.
Isabella tourna quelques pages afin de trouver le passage qui mentionnait ces indiens.
-"Les hommes de ce lieu ont presque tous trois trous dans la lèvre inférieure, chaque cavité portant une petites pierre ronde et longue, d'environ un doigt. Les habitants de ce pays ont l'habitude de se peindre le visage et le corps. Les hommes sont tondus et n'ont pas de

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barbe. Pour tout habillement, ils n'ont rien d'autre qu'une simple ceinture de grandes plumes de perroquets qui couvre leur cul et leurs parties. Ce qui est une chose ridicule... Les habitants d'ici ne sont pas chrétiens, et n'adorent rien. Ils vivent selon l'usage de la nature, plus bestialement qu'autrement. Ils sont de bonnes conditions corporelles, ne sont pas vraiment noirs, mais tirent plutôt sur le tanné. Selon ce qu'on dit, les femmes ne font jamais le devoir à leur mari de jour, mais de nuit seulement..."
Isabella se laissa aller à la rêverie en tambourinant discrètement de ses doigts gantés sur la reliure dorée du manuscrit.
:Laguerra: : Quelle drôle d'idée! Le plaisir des sens au beau milieu de l'après-midi me sied aussi...
:Mendoza: : Ce qui était assez amusant, c'est que l'Italien notait toujours les parties du corps. Plus particulièrement toutes les parties sexuées chez les hommes et chez les femmes. Il faisait cela d'une manière très précise ainsi que décrire l'acte d'amour, ce qui montrait chez lui son goût pour les plaisirs charnels. Il n'était pas le seul! Tous les marins, où qu'ils aillent, se livraient à deux choses dès qu'ils arrivaient à terre: le commerce, le troc, mais aussi trouver des femmes. Depuis que les hommes furent capables de voyager sur de longues distances, tous les chefs d'expédition ont toujours eu plusieurs manières pour s'accorder les faveurs d'un équipage mécontent. La première étant l'argent, une autre le vin et de la bonne nourriture et enfin, les femmes. En se rendant dans des endroits reculés, ils pouvaient choisir celles qu'ils voulaient. Ils les utilisaient. C'était le terme, ils les utilisaient. Pour eux, ils ne faisaient rien de mal car c'était dans la logique de l'époque.
Isabella afficha un sourire en coin.
:Laguerra: : J'imagine aisément un groupe d'hommes en haute mer depuis plusieurs semaines arrivant dans un endroit où il y a de belles autochtones ne portant qu'un pagne. Elles sont en grande partie dénudées... Il y a un attrait pour l'exotisme et le sexe opposé. Ces femmes aussi sont curieuses et ça, il faut l'accepter. Curieuses et intéressées, un bracelet ou un grelot peuvent leur paraître fascinant.
:Mendoza: : Je dois te confesser que c'était la première fois que je voyais une poitrine féminine...
:Laguerra: : Tu as dû bien te rincer l'œil, mon pourceau! Et dans de flamboyants couchers de soleil, connaître tes premiers émois amoureux...
:Mendoza: : Pas du tout! L'heure n'était franchement pas aux amourettes pour moi. Primo, je ne connaissais pas encore le goût de la chose donc je n'en ressentais absolument pas l'envie. Secundo, suite à l'affaire des deux Antonio sur la Victoria, le sort du Sicilien était quasiment scellé, et tertio, tu ne sais pas encore ce qu'avait décrété mon mentor, cet être singulier qui ne faisait rien comme tout le monde.
:Laguerra: : Non, mais je sens que tu vas me le dire...
:Mendoza: : Avant que nous ne mettions pied à terre, il avait strictement interdit les abus sur les indigènes sous peine d'arrestation et de peine de mort. Ça calme les ardeurs, même celles des plus téméraires! Un seul homme avait pu se soustraire à ce régime drastique: João Lopes Carvalho.
:Laguerra: : Et pourquoi ce traitement de faveur?
:Mendoza: : C'est simple, il était marié à une Tupi. Le pilote de la Concepción avait appris la langue locale en séjournant dans la région durant quatre années, jusqu’en 1511. En revenant avec l'armada, il fut accueilli par les autochtones qui lui présentèrent Juanillo, son fils âgé de sept ou huit ans, qu'il découvrit pour la première fois.
:Laguerra: : Comme c'est touchant... Et en ce qui concerne la religion? Je viens de voir que ces indiens n'étaient pas chrétiens. Est-ce que certains d'entre eux ont été convertis?
:Mendoza: : Je le pense, oui. Là aussi, il existe un passage de Pigafetta sur ce sujet.
La bretteuse replongea dans le bouquin et lut à haute voix.
:Laguerra: : "Je ne veux pas oublier que par deux fois, la messe fut dite à terre. Imitant les Européens, beaucoup de gens du pays se tenaient à genoux, les mains jointes et en grande révérence durant l'office. C'était un plaisir, et une compassion à voir..."

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:Mendoza: : Il faut que tu saches une chose: depuis deux mois, la région connaissait une grande sécheresse. Le jour où nous débarquâmes, il commença à pleuvoir. C'est pourquoi ils pensèrent que nous venions du ciel, et que nous avions amené les pleurs de là-haut avec nous...
:Laguerra: : Ce raisonnement était d'une grande simplicité...
:Mendoza: : Oui, ils étaient d'une naïveté touchante. Il est certain que ce peuple se convertirait facilement à la foi chrétienne...
Isabella hocha la tête et croisa les mains, attendant la suite avec intérêt.
:Mendoza: : Les indigènes se montrèrent très accueillants et, assez vite, le troc se mit en place. Durant le séjour, la flotte échangea avec les Tupinambas des vivres frais, de la volaille, du poisson, des cassaves, des ananas et des patates douces. Pigafetta mentionna notamment qu'il avait cédé le roi d'un jeu de carte contre six poules, et que les locaux furent persuadés d'avoir été de fins négociateurs. La candeur de l'Italien l'empêcha de poser un regard pragmatique sur la situation: eux possèdaient des poules à foison mais des cartes avec des personnages dessus étaient une nouveauté rare, et donc de grande valeur. Lui possédait des cartes en quantité, mais elles n'étaient pas comestibles, donc les gallinacés furent une plus grande valeur à ses yeux.
:Laguerra: : Simple question de point de vue...
:Mendoza: : Le 20 décembre 1519, une semaine après avoir touché terre, mon maître fit exécuter Salamón par strangulation, ce dernier reconnu coupable d'un acte délictueux sur le mousse Varesa.

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:Mendoza: : Attaché à un poteau en position assise, une corde en chanvre vint lui enserrer la gorge. La boucle, qui passait à travers un trou pratiqué dans le poteau, fut rétrécie à l'aide d’un bâton de bois que l'on tournait. Le Sicilien sodomite fut donc le premier mort de l'expédition...

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Isabella sentit monter en elle une bouffée de colère comme elle en avait ressenti trop souvent par le passé. Elle avala sa salive, livide de rage, et se leva d'un bond.
:Laguerra: : Pourquoi diable existe-t-il de tels monstres? Le capitaine-général a eut raison d'agir ainsi, bien que la peine de mort soit encore trop douce pour cette infamie. Pour moi, c'est le crime le plus odieux après le meurtre... Justice a été rendue!
Tant de véhémence déstabilisa Mendoza. Marchant de long en large à travers la pièce, la fureur empourprant son doux visage, Laguerra s'efforça de calmer sa respiration et attendit que se dissipe le voile rouge qui lui brouillait la vue. Son compagnon hasarda un regard dans sa direction, et plusieurs minutes s'écoulèrent dans un silence pesant. Il se retint de poser la question qui lui brûlait les lèvres. De toute façon, Isabella en avait deviné la teneur.
:Laguerra: : Ça va, je vais bien.
:Mendoza: : Tu es sûre?
:Laguerra: : Absolument.
La jeune femme tendit une main en arrière afin de chercher le bras du sofa dans lequel elle se laissa tomber. Elle hésitait entre la honte de ce moment de faiblesse et la crainte des sentiments qu'elle refoulait depuis trop longtemps. Il lui fallut quelques instants de plus pour qu'elle puisse s'exprimer d'une voix cristalline.
:Laguerra: : Pardonne-moi pour m'être emportée de la sorte, mais je ne supporte pas ce genre de prédateurs. Oser toucher un enfant de cette manière, je trouve cela abject, innommable...
:Mendoza: : Par la malepeste! Ce n'est pas moi qui vais te contredire. Quand on veut faire l'amour, c'est entre adultes qu'on s'entend.
Son jeu de mots nébuleux ne fut pas relevé mais la jeune femme en avait parfaitement saisit le double sens. Elle se trouvait trop loin pour réagir aux bons mots d’esprit du capitaine.
Le silence dura plusieurs secondes, voire quelques minutes, sans qu'aucun des deux n'y trouve quelque chose d'inconvenant. Sans l'orage qui grondait au loin mais qui s'approchait inexorablement, on aurait entendu une mouche voler. Du bout de sa botte, Mendoza taquina les franges du tapis, ne sachant trop comment poursuivre.
:Mendoza: : Tu veux que j'arrête là pour ce soir?
:Laguerra: : Non, tu peux reprendre.
Alors, tel un professeur d'université, il continua son exposé.
:Mendoza: : Un évènement inattendu se produisit durant la seconde partie du séjour. Duarte Barbosa, le beau-frère de Magellan, aurait exprimé sa volonté de rester au Brésil, plutôt que de poursuivre l'aventure.
:Laguerra: : Je suppose qu'il souhaitait surtout continuer à profiter de l'hospitalité des Indiennes...
:Mendoza: : C'est même certain! En guise de réponse, le capitaine-général le fit mettre aux fers jusqu'à leur départ, où il embarqua sur la Victoria alors qu'il se trouvait auparavant sur le vaisseau amiral.
:Laguerra: : Et Cartagena?
:Mendoza: : Le surintendant fut transféré sur la Concepcion et placé sous la surveillance de Gaspar de Quesada. Antonio de Coca, qui assurait l'intérim comme capitaine du San Antonio, reprit sa fonction de comptable de l'expédition et cèda la place à Álvaro de Mezquita, un cousin de Magellan.
:Laguerra: : Est-ce normal que des hommes affectés sur un navire en changent de cette façon?
:Mendoza: : Magellan devait s'adapter aux contingences. L'armada ne s'attarda pas à Rio. Quatorze jours seulement après notre arrivée, les cinq navires quittèrent la baie pour rejoindre le bord du monde connu. Pigafetta nota que les indigènes étaient troublés de nous voir partir, et que certains tentèrent de nous suivre en canoés pour nous convaincre de rester. Carvalho avait décidé de faire embarquer son fils comme page sur son navire, ce que mon mentor avait accepté sans la moindre protestation. Sans doute était-il anxieux à cet instant car il savait que la côte sud du Brésil n'ouvrait sur aucun passage. À cette époque, la limite des cartes s'arrêtait là car peu de monde avait navigué au-delà de ce point. Il savait que son objectif était encore très loin. Bientôt, la forêt tropicale qui débordait sur l'Atlantique laissa rapidement place à un long cordon de dunes, suivant les contours de ce continent sur un millier de lieues. La flottille alla donc directement au-delà du cap Santa-Maria, à cet endroit précis où la terre semblait avoir une fin...

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:Mendoza: : Le 12 janvier 1520, nous entrâmes dans le Río de Solís*. Celui-ci fut aperçu pour la première fois quatre ans plus tôt, lorsque Juan Díaz de Solís, un marin Portugais lui aussi au service de l'Espagne, le découvrit alors qu'il cherchait un passage entre les deux océans. Mais il y perdit la vie. Les marins de Magellan savaient parfaitement ce qu'il lui était arrivé, la nouvelle étant parvenue à Séville environ trois ans avant leur départ. Les cartographes pensaient qu'un accès existait bel et bien et l'Amiral partageait leur avis. Il était convaincu que là, il trouverait un chemin car nous étions plus ou moins à la même latitude que celle du cap de Bonne-Espérance... Nous ne le savions pas encore, mais deux grands fleuves se jetaient ici, se mêlant dans un labyrinthe de canaux d'eau douce, de rivières, de bancs de sable, de lagunes et de marais.

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:Mendoza: : En sondant les lieux, nous nous aperçûmes qu'il n'y avait pas énormément de profondeur. Magellan envoya le Santiago, commandé par Juan Serrano, pour tester le "détroit" tandis que les autres navires se dirigèrent vers le sud en quête de l'autre rive. La distance étant d'environ vingt lieues, nous mîment deux jours pour l'atteindre. Nous chargeâmes du bois et de l'eau tout en explorant les criques.
:Laguerra: : Pigafetta mentionne que lors d'un accostage, vous aviez aperçu des indigènes. L'un d’eux, de particulièrement forte stature, serait demeuré sur le rivage alors que les autres se seraient enfuis à l'intérieur des terres avec leurs biens.
Le matelot acquiesça.
:Mendoza: : Nous tentâmes d'en capturer pour leur parler et les voir de près, mais ne parvînmes pas à les rattraper. Le trajet retour nous prit quatre jours, à cause de vents contraires. En rejoignant le Santiago, Serrano nous indiqua que ce que nous pensions être le détroit n'était en fait que l'embouchure d'un fleuve. Le capitaine de la caravelle avait bien vite compris que ce n'était pas en passant par ici que nous rejoindrions l'autre océan. Nous naviguions simplement sur un gigantesque estuaire d'eau douce... Incrédule, Magellan voulut explorer davantage le Río de Solís. Je pensais alors à ce moment-là qu'il refusait de croire que ce n'était qu'un fleuve. Cette décision conforta probablement ses détracteurs dans l'idée qu'il ne savait pas où il allait.
:Laguerra: : Ce qui n'était pas complètement faux.
:Mendoza: : Certes, mais il ne faisait aucun doute qu'un passage vers l'ouest existait: Vasco Núñez de Balboa, lors d’une expédition dans la région du Darién -là où se trouve la ville de Panama-, avait aperçu l'autre océan en septembre 1513. Mais les documents sur lesquels se basait mon maître pour situer ledit passage étaient erronés. Une carte en sa possession le plaçait au sud à une fausse latitude. Ses concepteurs se seraient basés sur un courrier, rédigé par un obscur commissionnaire Allemand en poste au Portugal et destiné à une riche famille de commerçants d'Augsbourg. Le courrier relatait les dires de marins Portugais qui, aux alentours du quarantième parallèle, pensaient avoir découvert une nouvelle voie d'accès vers l’ouest, mais dans laquelle ils ne s'étaient pas engagés. Il s'agissait ni plus ni moins que de l'embouchure du Río de Solís.
:Laguerra: : En cachant ses sources, ton mentor ne facilitait pas la tâche de ses lieutenants. Mais, je comprends: il ne pouvait pas leur en dire beaucoup plus finalement.
:Mendoza: : Oui, Magellan ne savait pas vraiment vers où il pouvait aller et par conséquent, il se taisait, ce qui les rendait encore plus furieux. Il conduisit de nouveau la flotte vers l'ouest, prenant de fréquentes mesures de profondeur. Nous restâmes deux semaines entières à explorer les environs mais rien ne voulait s'ouvrir. Le passage vers les Indes à cette latitude était un mirage. Río de Solís n'était qu'un gigantesque estuaire, une gigantesque désillusion pour l'explorateur et le reste de sa flotte... Le constat de Serrano fut confirmé par leur navigation en eau douce... La vérité c'est qu'il n'y avait pas d'alternative, c'était bien une impasse, un mur infranchissable et c'était difficile d'accepter ce désastre. L'Amiral n'eut pas d'autre choix que de revenir sur ses pas, il n'eut pas d'autre choix que de s'enfoncer vers le sud, dans l'inconnu des cartes vierges pour espérer trouver un accès et contourner l'Amérique... L'armada perdit près de trois semaines dans cette recherche vaine, mais elle perdit également deux hommes. Le 25 janvier 1520, le jeune mousse Portugais Guillermo Vaz, travaillant sur la Concepción, se noya après être tombé par-dessus bord. Neuf jours plus tard, suite à une rixe entre marins, c'est le Basque Sebastián de Olarte, œuvrant sur le San Antonio qui partit les pieds devants.
Isabella s'efforçait de ne rien laisser paraître de son émoi. Pour elle, la mort d'un enfant était une abomination. Juan fronça les sourcils. Un coup d'œil vers sa compagne lui montra que celle-ci demeurait impassible. Il aurait donné cher pour savoir ce qu'elle pensait à cet instant. Il poursuivit:
:Mendoza: : Le grand voyage, l'épopée du premier tour du monde commença au moment où mon mentor quitta le Río de Solís. À partir de cet instant, la flotte des Moluques fut confrontée à des événements, des paysages, des géographies et des mers qui n'avaient jamais été parcouru par les Européens ni par qui que ce soit d'autre au monde. Sorti de l'estuaire, Magellan continua en longeant l'Amérique. Pour progresser dans cet environnement que nous ne connaissions pas, nous naviguions à vue et à l'estime. Nous avions de très bons guetteurs pour garder la côte en vue car nous étions toujours à la recherche de ce canal.
:Laguerra: : Le temps à du vous paraître bien long en le cherchant.
:Mendoza: : Pour mesurer ce temps, l'Amiral avait fait embarquer dix-huit horloges de sable.* Des pages les retournaient jour et nuit depuis le départ. Ces instruments annonçaient le changement de quart des équipages, permettaient d'estimer la vitesse des bateaux, la distance parcourue. Ces données étaient constamment reportées dans le journal de bord par le pilote, le navigateur le plus expérimenté.
:Laguerra: : Tout à l'heure, tu as mentionné un certain Francisco Albo. Je suppose que tu parles de lui, là?
:Mendoza: : Oui, ce marin Grec embarqua sur la Trinidad en tant que maître d'équipage. Bien plus tard, il prit la place de pilote sur la Victoria afin de remplacer Vasco Gallego, mort de maladie quelque part au milieu du Pacifique. Il fut l'un des rares hommes à clore le voyage. La tenue du livre de bord, c'était la survie mentale et technique de l'expédition, donc Francisco fit très attention à cela. Il notait la hauteur de l'astre solaire à son zénith pour estimer sa position vers le sud, la date, les détails de la côte, les repères, la direction du vent, celle des navires et leurs changements. C'était une discipline de fer parce qu'il fallait rendre des comptes au roi.
:Laguerra: : Je sais que vous utilisiez un astrolabe pour déduire la latitude, mais comment faisiez-vous la nuit pour naviguer? Lorsque l'on dépasse l'équateur, l'étoile polaire disparaît à l'horizon, non?
:Mendoza: : Excellente remarque! La nuit, les navires étaient simplement mis à la cape.
:Laguerra: : À la cape?
:Mendoza: : À l'arrêt. Nous pliions les voiles, ainsi les bateaux dérivaient lentement pour ne pas raté un éventuel passage et pour ne pas heurter un danger invisible. Ces hommes, très expérimentés, avaient un très bon jugement, un sens marin incroyable et une organisation irréprochable. Ils savaient quand être audacieux et quand être réservés. La grande lampe allumée à l'arrière des vaisseaux dont le feu était entretenu toute la nuit nous permettait de ne jamais nous perdre de vue, même dans le noir et le mauvais temps. Hormis l'éclat du fanal, seul le clair de lune traçait un chemin d'étoiles sur l'océan dans le sillage des navires, jetant une lumière argentée sur l'ancre, le cabestan, les cadènes et les poulies. En bref, tout ce qui était fait de métal scintillait...
À force de parler, la gorge de Mendoza était aussi sèche qu'une pierre à fusil... Il termina son lassi et reprit sa respiration en regardant le fond de son verre vide.

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:Mendoza: : L'armada découvrit le ventre du continent, cette rondeur de plus de trois-cent-soixante lieues qui s'orientait progressivement vers l'ouest et laissait croire encore une fois à la fin du continent Américain. Mais...
:Laguerra: : Mais?
:Mendoza: : Mais une fois encore, ce fut une impasse. Un dédale de bancs de sable qui furent autant de pièges pour les marins sans aucune carte à leur disposition. La Trinidad s'y échoua pendant plusieurs jours. Le moral de l'équipage était intéressant à ce moment-là car certains se demandaient où est-ce que nous allions. Était-ce sans danger? Existait-t-il vraiment un passage? Était-ce une folie furieuse? Moi-même je me laissais gagner par l'abattement général. Je me disais qu'il n'y avait rien, que nous risquions nos vie dans cette étrange région et que Dieu seul savait ce qu'il y avait là-bas. Les marins les plus raisonnables, des gens qui ne voulaient rien de mal au capitaine-général ou à l'expédition, lui conseillèrent avec ferveur de faire demi-tour et de rentrer en Espagne. Mais l'Amiral resta sourd à leur demande. Il n'avait pas l'habitude de discuter ses décisions avec des subordonnés. Il continua donc vers le sud car ce qu'il pressentait, c'était que le détroit était sûrement très proche. Toute fente dans la terre vers l'ouest, n'importe quel golfe, toute entrée, fut une excuse suffisante pour s'y faufiler immédiatement.


À suivre...

*
*Río de Solís: Connu aujourd'hui sous le nom de Río de la Plata.
*Horloge de sable: Au XVIème siècle, le terme sablier n'existait pas encore.
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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TEEGER59
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Re: Le clou du voyage.

Message par TEEGER59 »

Suite.

:Mendoza: : Après l'échouage dans les bancs de sable de Bahía Blanca, quelques jours plus au sud, une baie s'ouvrit devant les étraves. Un autre espoir, sans issue. Une anse si profonde que Magellan lui donna le nom de Bahía Sin Fundo, la baie sans fond. À force de descendre, l'air devenait plus vif, les vagues plus longues et plus lourdes, tandis que le ciel nacré cédait la place à un azur brillant tacheté de nuages. Quelle différence avec la touffeur des tropiques que nous avions laissé derrière nous trois mois plus tôt. Le décor était un nouvel inconnu. L'Amiral s'engagea dans un monde différent de tout ce qu'il connaissait jusqu'à présent. Trois jours après l'exploration de la baie sans fond, l'armada effectua une nouvelle halte. L'endroit n'était pas particulièrement accueillant avec son terrain plat dénué d’arbres et où personne ne semblait habiter, comme le décrivit Francisco Albo dans son journal de bord. Néanmoins, les équipages capturèrent huit loups de mer, dont Antonio Pigafetta, curieux de ce nouveau paysage, nota la férocité. Tout le contraire des oiseaux, tellement nombreux et peu farouches que les marins en firent provision.
:Laguerra: : Ah! Voici ses premiers mots de naturaliste.
"-Nous avons trouvé deux îles pleines d'oies, d'oisillons et de loups marins. On ne saurait estimer la grande quantité qu'il y avait de ces oiseaux car nous avons chargé les cinq navires en une heure seulement. Ils sont noirs, ont des plumes sur tout le corps d'une même longueur et d'une même façon. Ils ont le bec comme un corbeau, ne volent pas et vivent de poissons. Ils étaient si gras qu'on ne les plumait pas, on les écorchait".
Mendoza écoutait sa compagne lire l'extrait. Lorsqu'elle eut fini, il lança une boutade imprévue qui la fit sourire.
:Mendoza: : Dans cet univers triste et dénudé, il faisait un froid de canard. C'est peut-être la raison pour laquelle les deux îlots grouillaient de volatiles...
Il ponctua sa phrase en adoptant une expression légèrement rieuse.
:Laguerra: : Fieffé plaisantin!
:Mendoza: : En quittant Bahía de los Patos, la baie des canards, la flotte rencontra du mauvais temps. Le 29 février 1520, le pilote Grec indiqua qu'il ne pouvait pas faire de relevé de position depuis deux jours, le soleil étant voilé. Depuis que le temps fraîchissait, je me rendis compte qu'une excitation croissante avait succédé au malaise qui plombait l'escadron. Nous fûmes agressés par des coups de vent d'ouest, par des tempêtes assez sérieuses tout en étant toujours proche du littoral. Or je ne t'apprends rien, faire de la navigation côtière dans le mauvais temps est la seule chose que les marins redoutent le plus, surtout dans un coin que l'on ne connait pas du tout...
Isabella était assez au fait des impératifs de navigation pour savoir que la présence toute proche de la terre, en pleine tempête, nécessitait de sonder les fonds en permanence.
:Mendoza: : Le temps devenait de plus en plus mauvais, de plus en plus froid et la côte de plus en plus hostile. Les vents des quarantièmes rugissants nous frappaient de plein fouet. Ils soufflaient de tous côtés et sur ces navires, c'était terrible. En d'autres termes, nous étions dans un endroit bien pire que l'enfer.
-"En ce dit-lieu nous avons passé une très grande tempête et nous avons failli périr. Mais les trois corps saints, à savoir Saint Elme, Saint Nicolas et Sainte Claire nous sont apparus et immédiatement la tempête cessa".

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:Mendoza: : Le plus surprenant fut l'air glacial venant du sud. Nous comprîmes que continuer à progresser dans ces conditions-là serait atroce. Nos vêtements amples, prévus à cet effet pour sécher rapidement, étaient constamment humides à cause du froid. Pour travailler, nous dûmes nous faire mal aux mains, les frapper sur le bateau pour faire circuler le sang. Mais il y avait pire: notre peau s'abîmait de maladies cutanées dûes au sel, aux puces, aux poux et aux autres insectes qui grouillaient à bord depuis le départ et qui s'embarquaient aux escales. Malgré cela, mon maître entraîna l'équipage toujours plus bas, toujours plus au froid, toujours vers plus d'inconfort. Aucun passage ne voulait s'ouvrir vers les Moluques. Pour preuve des doutes inévitables qui l'envahissaient, il nomma la baie où nous nous fîmes surprendre par l'orage Bahía de los Trabajos, la baie des tourments.
:Laguerra: : En parlant d'orage, j'ai bien peur que nous allons y avoir droit! Écoute.
Dehors, l'écho du tonnerre se répercutait à l'infini à travers la jungle. Peu de temps après, un éclair rapide brilla, illuminant les appartements sombres d’un reflet bleuâtre qui disparu aussitôt. Il fut suivi d'un autre claquement sec.
La jeune femme fit un bond sur le sofa et s'exclama:
:Laguerra: : Doux Jésus!
:Mendoza: : Tendue, ma belle?
:Laguerra: : Un peu, oui.
Entre la fatigue qui commençait à poindre le bout de son nez et le récit épique de son homme, ses nerfs étaient à fleur de peau. La pluie se mit rapidement à tomber. Ce fut d'abord de larges gouttes mouchetant le sol d'une ondée de gros sous, puis, sans transition, un déluge, un effondrement sur la terre...
Isabella se leva. La sensation de ses pieds nus sur le tapis moelleux était délicieuse. Elle vint se poster face au moucharabieh et observa le ballet des branches que secouaient les rafales de vent. Faute de vitre, un courant d'air vif pénétra dans la pièce. La lune, pourtant pleine ce soir-là, restait cachée derrière l'épaisse couverture nuageuse.
Un léger bruit de pas lui parvint de derrière. L'instant suivant, attiré comme un papillon par une flamme, le capitaine s'approchait. Elle sentit son halaine tiède contre sa nuque tandis qu'à son tour, il observait le paysage à travers la cloison ajourée.
:Mendoza: : Une tempête tropicale caractéristique. Elle se renforce...
Le cœur de l'aventurière se mit à battre plus fort, sa poitrine se contractait. Un picotement coutumier la parcourut de la tête aux pieds lorsque les mains du Catalan se posèrent sur ses épaules nues. Elles étaient brûlantes, aussi brûlantes que les lèvres qui parcouraient son cou.
:Laguerra: : Capitaine...
Le hurlement du vent, la pluie qui tambourinait et la lumière tamisée des bougies contribuaient à la torpeur délicieuse de la suite. Isabella sentait la chaleur du corps de Juan contre le sien. La sentant réceptive à ses baisers, il lui encercla la taille. Tout à coup, Laguerra dressa l'oreille.
:Laguerra: : Qu'est-ce que c'était?
Mendoza sortit brusquement de sa rêverie. Il avait entendu un bruit sourd, lui aussi. Une bourrasque pluvieuse frappa la fenêtre à jalousie au même moment, suivie d'un nouveau bruit, plus fort cette fois. Le cognement semblait provenir du dehors. Reprenant ses caresses, il la rassura en disant:
:Mendoza: : C'est probablement le vent qui a renversé quelque chose.
:Laguerra: : Quoi? Un éléphant?
Juan dut se mordre l'intérieur de la joue pour ne pas rire d'une question aussi infantile.
:Mendoza: : Non. Le toit du palais où se trouvait la machine Olmèque est toujours en réfection. C'est probablement un tas de briques qui s'est écroulé sous l'action d'une rafale...
Un grand coup ébranla la porte, comme si quelqu'un y avait tapé du pied.
:Laguerra: : Ça ne vient pas du toit mais du couloir. Je vais aller voir.
Isabella se dégagea prestement de l'étreinte de son amant, rompant ainsi le charme. Elle commença par coller son oreille à la porte. Tout était silencieux et aucun rai de lumière ne filtrait sous le battant.
:Laguerra: : Oui, qu'est-ce que c'est?
Une voix melliflue se fit entendre.
:?: : C'est moi.
Reconnaissant ce timbre douceureux, la señorita tourna le verrou et l'huis s'ouvrit avec un soupir.
:?: : Kumaaree Laguerra m'accorde-t-elle permission d'entrer?
:Laguerra: : Bien sûr!
La fille du docteur s'effaça, et la nouvelle venue pénétra dans la suite. Les amants furent interrompus par l'arrivée d'Inayat, la servante attitrée de la jeune alchimiste. Un plateau dans les bras, elle traversa la pièce d'un pas décidé et se planta face à Mendoza. Avec ses pommettes saillantes, son teint cuivré, ses yeux couleur ambre et ses lèvres charnues qui ne souriaient que très rarement, elle avait tout d'une reine Égyptienne. Le capitaine l'avait déjà aperçue à trois reprises depuis son arrivée: le jour de la réception, lorsqu'elle l'avait trouvé à moitié nu dans cette même pièce, le lendemain matin, alors qu'il dormait du sommeil du juste dans le lit d'Isabella et lors d'un dîner où Zia fut conviée. Il ne s'était jamais vraiment senti à l'aise en sa présence. Tout l'inverse de l'aventurière. Celle-ci crut lire une ombre d'irritation sur les traits de son compagnon. Ou peut-être d'agacement. En dépit de la pluie salvatrice, des perles de transpiration venaient d'apparaître sur son front.
Inayat: Je vous prie de m'excuser pour le dérangement, Mahoday Mendoza, mais comme il fait encore lourd, j'ai pensé qu'un petit rafraîchissement serait le bienvenu.
Cette simple phrase lui fit comprendre que le sort lui offrait une cible de choix pour passer ses nerfs. Adoptant son habituelle inflexion glacée, il cracha:
:Mendoza: : Je ne me souviens pas de vous avoir sonnée.
Le ton blessant avec lequel il s'était exprimé souffla l'intendante. Ces quelques mots firent naître des sentiments contradictoires sur son visage, l'étonnement et la peur le disputant à la colère.
Isabella intervint:
:Laguerra: : Ce n'est pas de refus, n'est-ce pas Juan? Je vous prie de l'excuser, il a eut une dure journée. D'habitude, il est très courtois avec les femmes. Cela dit, les marins n'ont pas la réputation d'être des tendres.
Les lèvres de l'Espagnol frémirent le temps d'un sourire à peine perceptible. Ou bien était-ce sa façon de concéder un point à sa compagne?
:Laguerra: : Pourquoi tant de soins, Inayat?
L'Hindoue posa sur elle un regard atone.
Inayat: Les ordres du Radjah sont que vous ne manquiez de rien. Je dois y veiller personnellement...
:Laguerra: : C'est trop de bonté. Que nous proposez-vous?
Inayat: Du lassi.
Désignant le ram jhara, elle s'enquit:
Inayat: Je peux?
:Laguerra: : Qui vous en empêche?
La servante, gênée par le regard perçant de l'étranger, fit au plus vite. Elle remplit en silence deux kulhars et les tendit au couple. Tandis que le mercenaire étudia longuement le lait fermenté, la bretteuse y trempa aussitôt ses lèvres. Elle fut surprise de découvrir un breuvage aromatisé au citron.
:Laguerra: : Il est excellent, je vous remercie.
Inayat accueillit le compliment d'un léger hochement de tête.
Pendant que Laguerra s'extasiait sur l'onctuosité de sa boisson, Mendoza arpentait la pièce à la façon d'un chat en maraude. Avec une impatience non dissimulée, il s'arrêtait parfois, se penchant afin d'examiner un bibelot, puis reprenait sa ronde en poussant un soupir silencieux. La duettiste observait son manège d'un œil curieux. En le voyant aussi tendu, elle avait du mal à croire que l'irruption de la domestique puisse avoir un tel effet sur lui. Cependant, Juan était d'une nature imprévisible, ce qui contribuait beaucoup à son charme.
Tandis que l'Hindoue desservait la vaisselle du souper sur son plateau, l'aventurière s'approcha d'elle et lui murmura à l'oreille:
:Laguerra: : Inayat, le señor Mendoza est manifestement de fort méchante humeur. À votre place, j'éviterais de m'attirer inutilement ses mauvaises grâces. Ne venez plus à l'improviste, même en dépit des ordres du Radjah. Vous en sentez-vous capable?
Inayat se tourna vers le Catalan. Ce dernier faisait toujours les cent pas et un murmure d'impatience se fit entendre. Elle reconnut sèchement:
Inayat: Ce ne sera pas très compliqué.
:Laguerra: : C'est bien là le plus admirable.
Inayat: Vous avez bien dit... en dépit des ordres du Radjah?
La duettiste approuva en sortant une roupie qu'elle tendit à la servante.
:Laguerra: : Pour votre peine.
Avec la discrétion d'une araignée quittant son nid, la servante sortit de la pièce en leur laissant la carafe de lait fermenté et emportant avec elle son plateau. À peine la porte s'était-elle refermée sur elle que Juan se tourna vers Isabella. Celle-ci posa sur lui un regard amusé.
:Laguerra: : Toi aussi tu m'as l'air tendu. Puis-je te demander ce que tu lui reproches?
:Mendoza: : Dois-je vraiment répondre?
Levant les yeux au ciel dans une mimique exagérée, Laguerra s'installa confortablement sur le sofa qui soupira d'aise sous son poids. Elle jeta une jambe par-dessus l'autre en lui disant:
:Laguerra: : J'ignore si tu le sais, mais selon la tradition Hindoue, la qualité principale des Shudras* est le dévouement... Et puis cette interruption est tombée à point nommé sinon je n'aurais pas su la suite de l'histoire.
Elle suivait des yeux les allées et venues du marin. Il se mouvait avec tant de légèreté qu'elle aurait pu se croire en présence d'un spectre. Au terme d'un long silence, il poussa un soupir à fendre l'âme.
:Mendoza: : Où en étais-je déjà?
:Laguerra: : Vous veniez de dépasser le quarantième parallèle sud et la baie des tourments.
:Mendoza: : Ah oui!
Isabella le laissa poursuivre sa ronde, consciente qu'il cherchait ses mots. Elle était habituée aux silences de son homme, et cela ne la dérangeait pas en général de s'abîmer dans ses propres pensées, mais l'impatience finit par prendre le dessus après cinq bonnes minutes de ce régime.
:Laguerra: : Je sais fort bien que tu n'apprécies guère d'être bousculé mon ange, mais que se passa-t-il ensuite?
Il enchaîna:
:Mendoza: : L'angoisse montait car l'hiver austral* arrivait. Nous vîmes bien la nécessité de s'arrêter pour le laisser passer et repartir plus tard. Deux mois...
:Laguerra: : Dis-moi, Juan, cela te dérangerait de poser ton séant? Il est toujours désagréable, lorsque l'on est assis, de s'adresser à quelqu'un qui se tient debout et qui, de surcroît, tourne comme un lion en cage.
Son lassi à la main, le Catalan s'exécuta. Il choisit le siège le moins capitonné ce qui n'empêcha pas son postérieur de s'enfoncer dangereusement au milieu de coussins aussi traîtres que des sables mouvants.
:Mendoza: : Par la malepeste!
L'effet de surprise passé, le rire de Laguerra emplit la pièce.
:Mendoza: : Ça t'amuse? J'ai failli tout renverser...
:Laguerra: : Eh bien, j'aurai fait sonner ta bonne amie Inayat, et elle serait venue pour tout nettoyer.
Rien qu'en évoquant son nom, Mendoza sentit la colère monter en lui. Depuis quelque temps, il en voulait à tout le monde: à la servante d'Isabella, à Aloysius Pudjaatmaka avec ses menaces voilées, aux candidats prétentieux qui se présentaient pout intégrer son escadron d'élite, à toute cette charge de travail qui lui prenait tout son temps, au Radjah de Patala avec ses manières compassées et à celui qui, bien évidemment, venait en tête de liste: Ambrosius.
Laguerra releva la tête et posa sur lui un regard impatient.
:Laguerra: : Donc l'hiver arrivait. Et...?
:Mendoza: : Et deux mois de mer étaient passés depuis Río de Solís. Le 31 Mars 1520, par quarante-neuf degrés sud, l'armada trouva une entrée étroite qui donna accès, non pas à un passage, mais à une baie fermée. Un lieu parfaitement protégé de la mer du large. Les fonds de sable permirent aux ancres d'assurer un bon mouillage pour les bateaux. La baie fut baptisée San Julián en l'honneur de Saint Julien l'Hospitalier. Les navires y accostèrent la veille du dimanche des Rameaux et le capitaine-général annonça que nous passerions la mauvaise saison ici. C'était un hivernage de plusieurs semaines qui s'amorçait. La durée du jour était réduite sous ces latitudes, sans compter que le soleil était caché par les nuages. Ce fût une période très difficile car nous étions pratiquement à six mois de navigation dans ces conditions. Tous les hommes étaient fatigués, épuisés, c'est pourquoi il leur donna le temps de récupérer, physiquement et mentalement. Il fit une autre annonce. Contre toute attente, pour sauvegarder les vivres, chaque marin allait devoir se rationner de moitié pendant tout l'hiver dans ce désert gelé. Au sein des équipages, le moral fut au plus bas car les cales étaient pleines et la baie regorgeait de poisson. Mais le Portugais anticipait l'avenir: s'il avait peut-être déjà une vague idée du moment où nous allions reprendre la route, il ignorait combien de temps nous allions mettre pour atteindre les Moluques. Il considérait donc qu'il fallait économiser les provisions. Ceci renforça le mécontentement des hommes. D'autant que l'endroit était aussi inhospitalier que le reste de la côte de Patagonie, et qu'il n'y avait rien à faire d'autre qu'attendre. Le sentiment que cette aventure était inutile, et que nous courions juste au-devant de la mort, fit grandir en chacun la volonté de retourner au pays.
Le mercenaire posa un regard songeur sur sa boisson.
:Mendoza: : Magellan tenta de remotiver ses équipages, surtout les Espagnols, en leur racontant que leur roi serait fier d'eux et les récompenserait en conséquence. Il leur fit peur aussi, en leur rappelant la honte qui s'abattrait sur eux s'ils faisaient demi-tour et rentraient avouer leur échec.
Isabella, profitant du flot de paroles du conteur, se servit une autre tasse.
:Mendoza: : Le jour suivant, face à la défiance dont il faisait l'objet, mon mentor souhaita apaiser les tensions et décida de célébrer une messe, puis convia ses capitaines, pilotes et officiers à le rejoindre à bord de la Trinidad en soirée afin de dîner ensemble. Invitation dont Juan de Cartagena, prisonnier, fut évidemment exclu. Mais ses opposants ne saisirent pas la main tendue.
:Laguerra: : Tous les gradés ont refusé? Ce n'était pas pour lui faire un poisson d'avril*?
:Mendoza: : Oh, non! Seuls certains membres du San Antonio dont Álvaro de Mezquita, Antonio de Coca et leurs gens participèrent à la messe. Et seul Mezquita se rendit au dîner. Les autres avancèrent comme argument la détention du surintendant, qui était toujours sous la surveillance de Gaspar de Quesada. Magellan devina alors que quelque chose se tramait. C'était le signe annonciateur de la révolte qui grondait. Les Espagnols, alors qu'ils auraient pu endormir sa méfiance en simulant l'apaisement, lui donnèrent au contraire matière à se méfier un peu plus. Il déjeuna donc seul avec son cousin pour le repas de Pâques.

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Mendoza s'interrompit, le temps d'avaler le lassi d'un trait sans prendre le temps de le savourer. Il considéra les dernières gouttes d'un air maussade. Sa compagne proposa de lui remplir aussitôt sa tasse.
:Mendoza: : Merci, mais j'aimerai boire quelque chose de plus fort. Je crois que le vieux vin du Douro* dans le placard a atteint un degré de maturité parfait. Tu en veux?
L'alchimiste balaya l'invitation d'une main. Elle éprouvait des sentiments contradictoires. Tout en étant flattée d'être invitée à trinquer, elle avait conservé le souvenir de l'effet produit par les nombreuses pintes de bière et le verre de liqueur de prune avalés lors d'un repas bien arrosé. Pas question de perdre à nouveau le contrôle d'elle-même.
:Laguerra: : Non, non, non, capitaine. Je tiens à garder les idées claires pour la suite. Mais que ça ne t'empêche pas d'en boire un.
:Mendoza: : Rien qu'un! Mais ma belle, les marins c'est comme les sacs: ils tiennent mieux debout quand ils sont pleins...
Mendoza se leva, saisit la bouteille qui se trouvait dans l'armoire à liqueurs, la déboucha et se versa une toute petite quantité d'alcool avant de l'examiner par transparence à la lueur d'une bougie. L'opération terminée, il vint se rasseoir prudemment et fit rouler le breuvage entre les parois du verre avant de le mettre en bouche. Les yeux fermés, la tête en arrière, il afficha une expression de pur plaisir que la jeune femme ne lui connaissait pas. Elle finit par s'enquérir:
:Laguerra: : M'aurais-tu oubliée?
Les paupières du Catalan s'écartèrent vivement.
:Mendoza: : Pas du tout, princesse! Je m'assurais seulement qu'il n'avait pas tourné au vinaigre.
Il posa son verre, s'en reversa une rasade et le leva vers la señorita.
:Mendoza: : À nous!
Argile contre cristal, ils firent tinter leur contenant respectif, les yeux dans les yeux, sans une parole. Puis, il s'approcha de sa belle et entama la suite de son récit avec entrain. Boire un nectar aussi exquis rendait ce taiseux presque volubile.
:Mendoza: : La mutinerie éclata le soir même. Elle fut plus élaborée que les contestations suivant le procès de Salamón durant la traversée de l'Atlantique.
:Laguerra: : Attends, tu veux dire qu'ils se sont rebellés simplement parce qu'ils ne savaient pas où ils allaient?
:Mendoza: : C'était l'un des motifs, oui. Ils voulaient destituer Magellan parce qu'ils doutaient de sa capacité à continuer le voyage. Ils ne le croyaient plus capable d'avancer vers l'inconnu. Mais la véritable raison, c'était les nombreuses altercations entre le comptable et l'explorateur depuis le départ de Séville. Bien que représentant du roi, Juan de Cartagena se sentait moins bien considéré qu'un matelot. Aux environs de minuit, libéré de ses fers, lui et Gaspar de Quesada passèrent à l'action...

À suivre...

*
*Shudras: Serviteurs en Inde.
*Hiver austral: Dans l'hémisphère sud, cette saison va de mai à septembre.
*Poisson d'avril: La locution est attestée dès le XVème siècle, mais elle désigne un entremetteur, un intermédiaire ou un jeune garçon chargé de porter les lettres d'amour de son maître. Son emploi pour désigner une farce n'est attesté qu'au XVIIème siècle. Les origines du poisson d'avril restent obscures mais la tradition festive de personnes qui sont l'objet de farces ou de satires existe dans plusieurs cultures depuis l'Antiquité et le Moyen-Âge: fêtes religieuses Romaines des Hilaria célébrées le 25 mars; la Holi, fête des couleurs Hindouiste; Sizdah bedar, fête Persane; Pourim, fête Juive; fête des Fous médiévale en Europe.
*Vin du Douro: Connu depuis l'Antiquité, ce n'est qu'au XVIIème siècle qu'apparaît l'appellation "vin de Porto".
Modifié en dernier par TEEGER59 le 14 juin 2023, 21:46, modifié 1 fois.
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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Message par TEEGER59 »

Suite.

:Mendoza: : Empruntant une chaloupe, ils emmenèrent trente hommes armés, leurs visages couverts de suie, à bord du San Antonio, le plus gros vaisseau de la flotte. Ils avaient l'intention de tendre une embuscade à Álvaro de Mezquita. Alors que le premier tour de garde venait de s'achever, ils abordèrent le navire et pénétrèrent armés dans la cabine du capitaine, qu'ils enferrèrent et placèrent dans celle du notaire, Jerónimo Guerra. Ils verrouillèrent la cabine d'un cadenas, tandis qu'un homme en garda l'entrée afin que personne ne puisse communiquer avec lui. Survint alors le quartier-maître Juan de Elorriaga, accompagné du maître d'équipage Diego Hernández et d'autres marins. Ils sommèrent Quesada de libérer Mezquita et de retourner sur son navire. Face au refus du capitaine Espagnol, Elorriaga demanda à son contremaître d'appeler des renforts et de prendre les armes. Voyant que la mutinerie était en passe d'échouer, Quesada le poignarda à six reprises.

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:Mendoza: : Ce faisant, il aurait eu ces mots: "Vous allez voir que ce fou va nous faire manquer notre affaire!"
:Laguerra: : Et oui! Un sale ami mérite d'être charcuté...
Bien que déplacé, ce calembour amusa beaucoup Juan. Isabella, en plus d'être une femme sérieuse et fiable, ne manquait décidément pas d'humour.
:Mendoza: : Tandis qu'on porta secours à Elorriaga* laissé pour mort -il demeurera inconscient durant deux heures-, Diego Hernández fut fait prisonnier et transporté sur la Concepción. De même, toutes les armes furent saisies et transportées par Antonio de Coca dans sa cabine. Pratiquement tous les témoins racontèrent également que le garde-manger fut ouvert par les mutins et la nourriture distribuée sans mesure, alors qu'elle était jusque-là rationnée et que le capitaine Mezquita l'avait toujours gérée avec soin.
:Laguerra: : J'ai du mal à croire que chez les personnes loyales à Magellan, pas un n'était au courant. C'est quand même bizarre que personne n'ait pu le prévenir.
:Mendoza: : Cette insurrection n'aurait pas dû surprendre Juan de Elorriaga. En effet, la veille dans la matinée, probablement au moment de la messe, Juan Sebastián Elcano l'avait informé que les capitaines, officiers, maîtres et pilotes comptaient faire une demande à Magellan afin qu'il leur donne la route à suivre et leur destination, ce que le Portugais s'était toujours refusé à faire. Le Basque ne lui avait cependant pas précisé qu'ils comptaient au préalable s'emparer de son navire...
:Laguerra: : Parmi les capitaines d'origine, on sait désormais avec certitude dans quel camp se trouvent Cartagena et Quesada. Mais quand est-il des deux autres? Tu n'as rien dit à leur sujet.
:Mendoza: : J'y viens. Bien qu'il semblait en retrait de l'évènement, le trésorier Mendoza participa bien à la mutinerie. Avec le cousin de Magellan maîtrisé et le San Antonio arraisonné, les félons contrôlaient à présent trois des cinq navires de la flotte. Seul le Santiago, commandé par Juan Serrano, restait fidèle au capitaine-général, tout comme la Trinidad, évidemment. Son forfait accompli, Cartagena repartit sur la Concepción et laissa Quesada à bord du San Antonio. Celui-ci demanda à ce que le navire soit apprêté et les canons préparés. Ceux qui refusaient de se plier aux ordres furent menacés de mort et mis aux fers. Sort que subirent une poignée d'hommes.
Mendoza se passa une main dans les cheveux, s'étira d'un air désinvolte et enroula son bras autour des épaules de sa compagne.
:Laguerra: : Toi, il ne t'aura pas fallu longtemps pour retenter ta chance...
La pièce s'était réchauffée et le sang de la jeune femme battait plus fort au niveau du cou. Des effluves de parfum de rose de Damas que portait Juan lui caressèrent les narines.
:Laguerra: : Diable! Qu'est-ce qu'il sent bon...
Elle s'obligea à ne plus y penser et se concentra sur l'histoire.
:Mendoza: : Sans doute conscient qu’il n'arriverait à rien, Quesada fit venir Juan Sebastián Elcano, le maître de bord de son propre navire. Contrairement à ce qui fut souvent présumé, le Basque n'avait pas participé à l’abordage, ni assisté et encore moins collaboré à l’agression d’Elorriaga. Néanmoins, sa présence fut fondamentale à la réussite de la mutinerie car ce gabier de poulaine*, cet incapable de Quesada -encore un Gaspar avec ou sans "d"-, ne connaissait...
Laguerra le gratifia d'un coup de coude affectueux dans les côtes. Satisfait de son effet, le mercenaire se mit à sourire, attrapa son verre et savoura avec volupté une gorgée de vin.
:Mendoza: : Quesada, disais-je, ne connaissait rien à la navigation ni au fonctionnement d'un bateau et devait se reposer sur ce marin chevronné. Le San Antonio n'avait à ce moment plus aucun membre d’équipage expérimenté pour assurer les manœuvres: le capitaine, le maître d'équipage et trois autres marins étaient prisonniers, sans compter le maître de bord blessé. Ainsi, alors que Luis de Mendoza s'approchait des deux autres nefs avec la Victoria, Elcano prit le commandement des armes et mena les rebelles.

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:Mendoza: : Ils pointèrent les canons du San Antonio sur la Trinidad, mais n'entreprirent rien d'autre durant la nuit...
Le narrateur marqua une pause dramatique avant de poursuivre:
:Mendoza: : Au petit matin du jour suivant, les équipages de la Trinidad et du Santiago ignoraient encore ce qui s'était passé quelques heures plus tôt. Tandis que les rebelles envoyaient leur message à Magellan pour lui signifier qu'il n'était plus le maître de sa flotte, des marins de la Concepción tentaient de se renforcer à bord du San Antonio et de la Victoria. Mais la chaloupe fut déviée de sa route et se retrouva à proximité de la nef amirale. Les scélérats furent amenés à bord et divulguèrent le détail des plans de la mutinerie au capitaine-général, le but étant de l'attirer sur le San Antonio. L'explorateur ne put accéder à cette demande car le navire était celui qui dénombrait le plus de Portugais à son bord et il était à présent aux mains de l’adversaire. Il ne pouvait donc plus compter sur le nombre pour renverser la rébellion, et se rendre là-bas reviendrait à se livrer à l’ennemi. De plus, le ton employé dans la missive était irrévérencieux, et il avait vraisemblablement déjà compris que les mutins n'avait nullement l'intention de se soumettre. Les mots étaient les suivants: "Si jusqu'ici on l'avait appelé Votre Grâce, on l'appellerait Votre Seigneurie et on lui baiserait les pieds et les mains". Magellan se décida à lancer une contre-offensive, sa personnalité ne s'adaptant pas vraiment à la négociation et au compromis, que ce soit avec ceux qui lui ressemblaient ou ceux qui lui étaient de rang supérieur. À son tour, il adressa sa réponse par courrier en envoyant deux chaloupes de fidèles hommes armés par intervalles. Dans la première, Gonzalo Gómez de Espinosa, l'alguazil* de la flotte, fut dépêché comme plénipotentiaire. Il reçut l'ordre secret de tuer par surprise Luis de Mendoza. Arrivant à proximité de la Victoria, il fut admis à bord en prétextant la remise d'un pli confidentiel pour le capitaine. Présenté au trésorier, il lui tendit la missive. Ce dernier la décachetta et la lut sans attendre. Magellan le convoquait sur la Trinidad. Ne pouvant s’empêcher de laisser transparaître un léger sourire, l'émeutier annonça: "On ne me fera pas aller là-bas". C'est durant ce moment d'inattention que l'alguazil sortit un poignard de sa manche et le cacha derrière son dos.

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La tension était à son comble. Isabella prit une longue respiration.
:Mendoza: : Poussant un cri de rage, il se détendit soudain comme un ressort et fondit sur le capitaine mutin, la dague haute.
Le temps donna l'impression de s'arrêter. Isabella n'osait plus bouger. Dans le silence pesant de la pièce, que soulignait le grondement de la tempête, elle avala sa salive afin de chasser la boule qu'elle avait dans la gorge.
:Mendoza: : Hormis le meurtrier, nul ne saura jamais dire si Mendoza était légèrement ou grièvement blessé. Selon toute vraisemblance, à en juger par le porteur de la lettre, sa gorge fut tranchée net. Il essuya sa lame sur le pantalon du cadavre, se redressa et, sans accorder le moindre intérêt à sa victime, siffla ses compagnons. Car dans le même temps et dans la plus grande discrétion, l'autre chaloupe s’était approchée de la Victoria, avec à son bord Duarte Barbosa et une quinzaine d’hommes. Ils s'étaient vêtus des habits des insurgés, leurs armes cachées sous les plis de leurs accoutrements. L’équipage de la nef n’opposa aucune résistance, soit parce que leur capitaine venait d’être assassiné et ils ne voulaient pas connaître le même sort, soit parce qu’ils étaient demeurés fidèles à l'Amiral. Celui-ci venait de retourner la situation à son avantage. En quelques heures seulement, ses couleurs furent hissées en haut du grand mât de la Victoria. Magellan fit relever l'ancre et le navire rejoignit la Trinidad et le Santiago. Les trois vaisseaux faisaient désormais bloc en barrant la sortie de la baie. Il n'en restait que deux à récupérer aux Espagnols.
:Laguerra: : Je ne sais pas si c'est à cause de la fatigue, mais j'ai du mal à visualiser le tableau.
:Mendoza: : Tu veux que je te fasses un dessin?
:Laguerra: : Pourquoi pas! Souvent, une représentation graphique vaut mieux qu'une description, aussi détaillée soit-elle...
:Mendoza: : Tu as de quoi écrire?
:Laguerra: : Oui, dans le tiroir, là-bas.
:Mendoza: : Ne bouge pas!
L'Espagnol abandonna son verre au pied du sofa, se leva et prit ce dont il avait besoin avant de revenir s'asseoir aux côtés de l'aventurière. Il posa la feuille vierge sur la couverture du livre de Pigafetta, celui-ci faisant office de support et se mit à tracer grossièrement les contours du golfe de San Julián. Tandis que le crayon volait sur le papier, il se mit à décrire les lieux.
:Mendoza: : La baie ressemblait à un huit déformé, sa base étant plus large. Elle se scindait en deux zones bien distinctes avec au sud un secteur interne de marais ne communiquant pas avec la mer et couvrant environ cinquante pour cent de sa surface, et au nord un secteur externe avec des îles dans lesquelles se trouvaient de gros animaux marins à tête de chien, les oies à la démarche pataude décrites par le chroniqueur, d’autres colonies d'oiseaux de mer et des populations abondantes de moules.
Sur un ton docte, il précisa:
:Mendoza: : Lorsque la marée basse avait achevé de découvrir les fonds vaseux de l'estuaire qui luisaient d'un éclat terne dès que la lune apparaissait entre deux bancs de nuages, une odeur fétide de poisson mort se mêlait aux effluves pénétrantes de la brume, jusqu'à former une puanteur qui s'enroulait autour des roseaux et des joncs. Elle imprégnait les cheveux et s'immisçait dans les pores de la peau. Cette pestilence me rappela immédiatement celle de...
Isabella, réfrénant difficilement son impatience, l'interrompit:
:Laguerra: : La représentation des lieux est fascinante, en effet, mais c'est la position des navires qui m'intéresse...
:Mendoza: : La position des... Oui, bien sûr! Excuse-moi, je me suis laissé emporter.
Juan, qui s'était brièvement escrimé à dessiner le goulot de l'entrée au nord, griffonna à la hâte cinq triangles et nota le nom des navires sous chacun d'eux afin que sa compagne puisse connaître leur emplacement exact.
:Laguerra: : Ah! J'y vois enfin plus clair!

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Assis l'un à côté de l'autre, ils avaient les yeux rivés sur le croquis. Le Catalan esquissa ensuite une flèche partant de la Victoria et dit:
:Mendoza: : Voilà, c'est ici que Magellan fit déplacer la caraque reprise aux mutins.
:Laguerra: : Que se passa-t-il, ensuite?
:Mendoza: : Malgré le mur dressé devant lui, Gaspar de Quesada, qui était resté sur le San Antonio, décida de forcer le blocus. Mais la manœuvre fut un échec. Dans la nuit du 02 au 03 avril, le navire se mit à dériver, dans le noir, se retrouvant bientôt à portée de tir de la Trinidad. Différentes hypothèses furent avancées pour expliquer cette situation.
Le Catalan toucha de l'index le pouce de sa main opposée, comme pour mieux compter les points sur lesquels il voulait insister.
:Mendoza: : La première: il y eut une très forte marée cette nuit-là. En voulant partir le plus vite possible à l’aube, Quesada aurait fait relever trois des quatre ancres. La dernière n’aurait pas suffi à retenir le bateau.
Son index se posa sur le doigt suivant.
:Mendoza: : La seconde: des marins du San Antonio, demeurés fidèles à Magellan, auraient coupé les écoutes des ancres.
Juan se gratta le nez, prit lentement sa respiration puis appuya sur son majeur.
:Mendoza: : La troisième: certains affirmèrent que l'Amiral aurait envoyé un esquif avec un marin chargé de cette mission. Celui-ci aurait pu monter à bord en se faisant passer pour un déserteur, loyal aux capitaines Espagnols... Quoi qu'il en soit, cet évènement demeure obscur.
:Laguerra: : Pourtant, tu y étais. Tu devrais savoir ce qui s'était vraiment passé.
:Mendoza: : Ça va peut-être te surprendre, mais avant de te rencontrer, il m'arrivait de dormir la nuit... Si l’hypothèse de l’agent infiltré paraît peu vraisemblable -je ne vois pas un homme seul trancher successivement trois énormes câbles sans se faire repérer-, les deux premières prêtent à discussion, dans la mesure où Juan Sebastián Elcano et sa grande expérience de la mer était présent à bord. Quesada se serait-il passé de ses conseils et aurait fait relever les ancres? Le Basque se serait-il lui-même fait surprendre pas la puissance de la marée? Toujours est-il qu’au lieu de foncer toutes voiles dehors vers l’embouchure de la baie, le San Antonio se rapprocha sans vitesse de la nef amirale et du Santiago.
Le silence retomba. Et tandis que d'une main, le Catalan fit glisser son index sur la feuille, l'autre enserra la taille de l'aventurière. Celle-ci sentit les battements de son cœur s'accélérer et fut troublée par la présence de la jambe de son amant frôlant la sienne. Les émotions qui s'étaient emparées d'elle menaçaient de la submerger. Pour ne pas succomber à la tentation, elle décida une nouvelle fois de se focaliser sur les propos du marin et non sur ses actes. Et puis, c'est elle qui lui avait fait des avances au Grand Zimbabwe. Elle n'allait quand même pas lui reprocher d'être trop entreprenant, à présent.
Loin de soupçonner le trouble de sa panthère, le marin poursuivit.
:Mendoza: : Après un abordage en belle* effectué dans les règles de l'art, le navire de Quesada fut capturé, maîtrisé et l’équipage se rendit sans résistance, prêtant allégeance au capitaine-général. De toute façon, avec la Victoria perdue et Mendoza tué, les mutins restants avaient déjà réalisé qu'ils étaient dépassés. À leur grande surprise, les assaillants trouvèrent un Quesada en armure complète, arpentant le pont avec sa lance et son bouclier. Celui-ci fut malgré tout arrêté. Il ne resta alors qu'un seul navire rebelle: la Concepción avec Juan de Cartagena à son bord. N’ayant plus d’autre alternative, le comptable finit par se rendre... En deux jours seulement, Magellan avait repris le contrôle de ses hommes et de ses navires...

À suivre...

*
*Juan de Elorriaga: Le malheureux quartier-maître mourra trois mois plus tard de ses blessures.
*Gabier de poulaine: Expression désignant un mauvais marin, tout juste bon à nettoyer la poulaine. Le gabier est un matelot spécialisé dans les manœuvres de voiles et la poulaine est la partie rapportée saillante fixée à la proue des voiliers où se trouve les commodités.
*Alguazil: Nom que portaient en Espagne les agents de police qui remplissaient à la fois les fonctions d'huissier, de sergent de ville et de gendarme.
*Abordage en belle: Bateaux s'amarrant bord à bord (côte à côte) contrairement à l'abordage de franc-étable où le navire attaquant présente son avant (étrave ou éperon) au navire ennemi.
Modifié en dernier par TEEGER59 le 14 juin 2023, 21:56, modifié 1 fois.
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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Message par TEEGER59 »

Suite.

Mendoza laissa planer un long silence avant de poursuivre.
:Mendoza: : Le soleil allait apparaître et une lueur d'un orange sanglant enflammait le ciel d'avril tandis que la rosée du matin tombait des roseaux en grosses gouttes.

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:Mendoza: : Pendant que je prenais soin de sa patte folle, mon maître me demanda: "Dis-moi mon garçon, comment agirais-tu en tant que capitaine-général pour sanctionner un tel acte de trahison et garder ton équipage avec toi?" Je fus évidemment incapable de lui fournir la moindre réponse. Dans mon for intérieur, je savais qu'il se trouvait devant un dilemme épineux car il devait châtier et être sévère afin de montrer l'exemple, mais ne pouvait pas faire exécuter plus de quarante personnes. Pourtant, ce qui s'était passé à San Julián était un acte de désobéissance absolue qui mettait non seulement les navires et l'équipage en danger, mais qui mettait aussi en péril le plus important: son projet.
Pour une raison qu'elle s'expliquait mal, Isabella n'était plus tellement sûre de vouloir connaître la suite. Elle se força pourtant à demander:
:Laguerra: : Et après?
:Mendoza: : Après? Suite à son bain de pieds, Magellan fit transporter à terre le corps de Luis de Mendoza. Son cadavre fut démembré, tandis qu’un greffier lisait à haute voix la sentence qui le déclarait traître. Ses restes furent exposés aux yeux de tous sur la plage de la baie.
La jeune femme voyait la scène dans son esprit, étape par étape. Elle posa une main horrifiée sur sa bouche et s'étrangla:
:Laguerra: : Seigneur!
D'une voix caverneuse, Juan répliqua:
:Mendoza: : Je sais. Mais dans le monde de la mer, la mutinerie est passible de la peine de mort. C'est pourquoi mon mentor devait punir d'une manière si cruelle pour marquer les esprits. S'ensuivit un procès, présidé par Álvaro de Mezquita et dont le jugement sera remis au roi. Celui-ci dura cinq jours et laissa peu de place à la défense. Le 07 avril 1520, le verdict tomba et les sanctions furent immédiates: Le pilote-royal Andrés de San Martín, suspecté d'avoir fait partie de la conspiration, subit la torture de l'estrapade.

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:Mendoza: : Néanmoins, il fut grâcié avant de subir des lésions irréversibles et autorisé à continuer d'officier comme cosmographe. Le capitaine-général ne pouvait se passer de lui car il était l'astronome le plus éminent de la flotte. Sa connaissance était singulière: il savait plus que d’autres comment la science astronomique pouvait être appliquée à la navigation. Hernando de Morales, un des matelots du San Antonio, subit le même châtiment. D'autres eurent plus ou moins de chance... Le sort qui attendit Quesada était terrible: il fut condamné à être décapité. Cependant, personne parmi les équipages ne se porta volontaire pour servir de bourreau. Pour rappel, Quesada était l’ancien domestique de l’archevêque de Séville, et ne devait sa place de capitaine au sein de la flotte qu'à l’intercession de l’archevêque Juan Rodríguez de Fonseca, personnage haut placé à la Casa de Contratación et proche parent de Juan de Cartagena. Magellan se tourna alors vers Luis del Molino, le secrétaire et frère adoptif de Quesada. Il lui proposa une grâce à condition qu’il exécute la sentence car lui-même était promis à la hart* pour avoir participé à l’agression du quartier-maître Juan de Elorriaga. Luis del Molino accepta le marché. La tête de Gaspar de Quesada fut tranchée sur un billot, avant que son corps ne soit traîné et mis en quart tandis qu’on proclamait un ban pour sa traîtrise. Ses membres rejoignirent ceux Mendoza sur le gibet, en guise d'avertissement pour les trois mois suivants.
Un silence de mort s'installa. Laguerra se remplit longuement les poumons pour ne pas vomir. Paralysée par l'émotion, elle restait prostrée, des taches devant les yeux, la tête tourbillonnante. La gorge nouée, elle battit des paupières et les rouvrit aussitôt. Elle n'aurait jamais dû lui demander de lui conter l'histoire dans ses moindres détails.
Mendoza en était encore à décrypter les arcanes de la pensée de sa compagne lorsqu'elle sortit de son mutisme. Écartelée entre fascination et répulsion, elle demanda du bout des lèvres:
:Laguerra: : Et Cartagena?
:Mendoza: : Grave question... Tu es remise de tes émotions?
:Laguerra: : Oui, merci.
Ses traits tirés semblaient démentir son propos.
:Mendoza: : N'aie crainte, il n'y aura plus d'effusion de sang. Du moins plus pour le moment. Le chef de file des capitaines Espagnols ne fut pas exécuté en raison de son rang. Mon mentor savait bien que trancher la tête d'un membre de la famille de l’archevêque Fonseca, même auteur d’une mutinerie, passerait mal à la cour d’Espagne. Le premier ennemi de Magellan fut donc remis aux fers et il allait devoir attendre sa prochaine condamnation.

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:Mendoza: : Les autres mutins, dont Juan Sebastián Elcano, furent amnistiés. Enchaînés eux aussi l'essentiel de l'hiver, ils durent effectuer le pénible travail de caréner les navires, réparer leur structure et nettoyer les cales. Le Santiago fut le premier à être restauré car Magellan avait visiblement une idée derrière la tête.
Mendoza remarqua que sa compagne l'observait et n'aurait su dire si elle l'interrogeait des yeux, ou bien si elle était dans l'expectative... D'une voix douce, il fit:
:Mendoza: : Oui, Isabella? Je sens que tu as quelque chose à me demander.
:Laguerra: : Pourquoi Serrano...
Elle se tut aussitôt, dans l'espoir de ne pas passer pour une idiote.
:Mendoza: : Vas-y.
:Laguerra: : Pourquoi Serrano n'a-t-il pas pris part à la mutinerie?
:Mendoza: : Ahhh! La question que j'attendais depuis un moment. Tu en as mis du temps avant de la poser! Tout simplement parce qu'il était l'homme de confiance de Magellan.
Il s'approcha et conclut sur un ton confidentiel:
:Mendoza: : Soit dit en passant, il n'était pas Espagnol mais Portugais.
:Laguerra: : Pardon?!?
Les traits de Miss Glaçon se brouillèrent brièvement, trahissant ce qui ressemblait fort à de l'étonnement.
:Mendoza: : Et oui! João Rodrigues Serrão avait espagnolisé son nom en Juan Rodriguez Serrano. Les deux hommes se connaissaient depuis bien longtemps. En 1505, ils faisaient partie de la septième Armada Portugaise sous le commandement de Francisco de Almedia. Ils visaient à consolider l’emprise de leur patrie sur les Indes. Six ans plus tard, ils participèrent à la prise de Malacca sous les ordres d’Afonso de Albuquerque.
:Laguerra: : Dans ce cas, pourquoi n'a-t-il pas déjeuner avec son ami à Pâques?
:Mendoza: : Tu es en effet vraiment fatiguée pour me demander une telle chose. Mais je suis convaincu que la réponse t'apparaîtra si tu te donnes la peine d'y réfléchir.
Isabella, le visage renfrogné, s'enferma dans ses pensées. Le manque de sommeil lui faisait tourner la tête, comme si elle avait avalé un alcool fort. Elle finit par grommeler enfin.
:Laguerra: : Je vois où tu veux en venir... Tout simplement pour ne pas éveiller les soupçons des capitaines Espagnols. Il devait rester discret...
:Mendoza: : Exactement! Il était l'agent à la solde de Magellan comme toi tu étais l'espionne travaillant pour notre roi.
:Laguerra: : Il a dû y avoir du remaniement suite à cet événement.
:Mendoza: : Effectivement. Magellan nomma Jerónimo Guerra trésorier de l’armada, en remplacement de Mendoza et Duarte Barbosa endossa la fonction de capitaine de la Victoria. Álvaro de Mezquita conserva le commandement du San Antonio. Le 15 avril 1520, après la messe dominicale, ce dernier demanda à son cousin d’instruire une enquête concernant la mutinerie. Le capitaine-général l'ordonna deux jours plus tard, mais elle ne débuta réellement que le 19 avril. Tandis que les prisonniers restauraient les navires, l'enquête fut diligentée par trois hommes: Martín Méndez, le notaire de la Victoria; Sancho de Heredia, le notaire de la Concepción et Gonzalo Gómez de Espinosa, l'alguazil de l'armada. Celui-ci, bien qu'officier de haut rang, ne savait pas écrire. Ce fut donc Domingo de Urrutia, un marin de la Trinidad, qui signa à sa place le document. Durant huit jours, les trois hommes recueillirent les témoignages de différents marins -y compris celui de Mezquita- afin de comprendre comment s'était déroulée la prise de sa nef. À l'exception de Pedro de Valderrama, l'aumônier de la Trinidad, tous les marins auditionnés faisaient partie du San Antonio. Il y avait le notaire Jerónimo Guerra, le pilote Juan Rodríguez de Mafra, le maître de bord Juan de Elorriaga, le maître d'équipage Diego Hernández, le cambusier Juan Ortíz de Gopegui et enfin, le matelot Francisco Rodríguez González de Huelva. Si les témoignages convergeaient et semblaient fiables, plusieurs choses pouvaient surprendre. Le point essentiel était qu'aucun des mutins ne fut auditionné et ne put donner sa version des faits. C'est ce qui sera plus tard reproché à Magellan. Ensuite, la présence de Valderrama sur le San Antonio était étrange, la nef ayant son propre aumônier en la personne de Bernat Calmeta. Quant à Guerra, c'était un parent et serviteur de Cristóbal de Haro, le riche armateur Flamand qui contribua au financement de l'expédition à la demande de mon mentor. Il avait donc toutes les raisons de donner une mauvaise image de ceux qui voulaient mettre un terme au voyage. Enfin, Elorriaga et Hernández furent les victimes de la rébellion, le premier grièvement blessé, le second emprisonné. Ils n'avaient aucune raison de faire de cadeau à leurs ennemis.
Prenant à peine le temps de souffler, le narrateur enchaîna:
:Mendoza: : Il fallut encore passer tout l'hiver dans la triste baie de San Julián et l'oisiveté dans cette atmosphère pesante était le pire ennemi des marins. Le 27 avril 1520, soit le lendemain du dernier jour de l'enquête, le jeune mousse Varesa mit fin à son existence. Las d'être humilié par les équipages depuis l'exécution de Salamón, il se jeta par-dessus bord et mourut noyé.
Mendoza se tut. Ce témoignage bouleversant avait achevé d'apaiser sa colère, et il était clair que sa compagne était aussi émue que lui. L'expression de gravité qui n'avait pas quitté son visage laissa place à une tristesse insondable.
:Laguerra: : Pauvre gosse!
:Mendoza: : Trois jours plus tard, Magellan décida d'envoyer son navire d'exploration, le Santiago, en reconnaissance vers le sud.
:Laguerra: : L'obsession de l'Amiral de découvrir un passage à travers l'Amérique était donc intacte!
Le Catalan, qui n'entendait pas se laisser interrompre encore une fois, la fit taire en posant un index sur ses lèvres. Puis il saisit sa senestre afin de lui faire un baise-main.
:Mendoza: : Je m'incline devant ta capacité d'analyse, Mélibée*... Juste avant d'entrer dans l'hiver, le navire longea seul cette côte toujours inconnue. Le bord de la Patagonie était un rempart vertical, une falaise nette, tranchée dans la cendre des montagnes. Le 06 mai 1520, après plusieurs jours de navigation sans résultat, il atteignit l'estuaire d'un fleuve que Serrano nomma Santa Cruz. Le Río formait un excellent abri et la caravelle y resta deux semaines afin de l'explorer. À quatre lieues de l'embouchure, l'équipage découvrit une île fluviale regorgeant de ressources, dont du bois, du poisson, les étranges oies noires et blanches, ainsi que des lions de mer. Les marins les abattaient et les grillaient afin de se sustenter. Tous semblaient apprécier ce havre de paix bien plus accueillant que la baie de San Julián. Cependant, Serrano envisagea de poursuivre vers le sud, à la recherche de la Terra Australis, le continent méridional que l'on supposait exister au sud de l'Amérique. Le Santiago reprit la route et fendit les eaux paisibles du Río. C'était une journée froide et l'air avait la fraîcheur d'un drap propre. Le soleil orange du matin illuminait la proue majestueuse du navire et les montagnes à l'ouest apparurent dans le lointain, baignées de mauve. Au-delà de l'estuaire commençait la grande mer, ondulante et grise, dont l'extrémité se perdait dans les brumes. Je n'étais pas là pour le voir, mais d'après les marins, il fallait y regarder attentivement pour comprendre où se terminait l'océan et où le ciel commençait, tant la limite était douteuse, tant l'un et l'autre avaient la même pâleur incertaine, la même palpitation orageuse et le même infini. Bien vite, l'astre du jour céda la place aux nuages... Des nuages bas, couleur de plomb, qui se ruaient à l'assaut des côtes depuis le large, porteurs d'une forte odeur d'hiver et, au cours de la matinée, la mer se gonfla plus qu'elle ne l'était déjà. Le roulis du voilier, à peine perceptible en quittant Santa Cruz, commençait à se faire sérieusement sentir. Le lendemain, le ciel prit une face encore plus menaçante. Le front nuageux se rapprochait et l'océan grossissait à vue d'œil. Le noyau dépressionnaire dans lequel ils pénétraient était aussi vaste que lent et ils n'en sortiraient pas de sitôt. La tempête fondit sur eux... une tempête bien plus furieuse que celle qui se déchaîne sur nous, là maintenant. Malmené par des vents violents, le Santiago peinait à progresser. Sa proue fendait les vagues et projetait à près de dix toises de hauteurs d'énormes paquets d'écume qui retombaient en pluie sur le pont supérieur.

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:Mendoza: : Après deux jours de navigation, ils ne réussirent pas à trouver cette fameuse terre. Or ce n'était pas la préoccupation première du capitaine Portugais, que le temps ne cessait d'inquiéter. Il décida de retourner à San Julián afin de prévenir le capitaine-général qu'un meilleur mouillage les attendait ailleurs. Cette décision était pleine de bon sens. Ce qui est dommage, c'est qu'elle tombait au mauvais moment. Ayant dépassé le cinquantième parallèle, Serrano ignorait alors à quel point il était proche du passage vers l’ouest. Cependant, manœuvrer dans un tel enfer salé relevait de la gageure. Descendant toujours vers le sud, un mouvement de roulis prononcé animait l'embarcation. Sur la dunette, Juan Serrano regardait fixement la côte à la longue-vue. Dans son dos, bien à l'abri des éléments, se tenait Barthélémy Prieur, le maître d'équipage, une carte marine étalée devant lui à la lueur rougeoyante d'une lanterne, ses outils à portée de main. La cabine du capitaine était à peine éclairée afin de mieux distinguer l'horizon obscur. À la gauche de Serrano se tenait le maître de bord Baltasar Genovés, mains arrimées à la barre dont il peinait à conserver le contrôle. Ce dernier constatait que des paquets d'eau noire embarquaient à chaque embardée du navire. Un marin traversa le pont, trempé jusqu'au os. À la demande du Portugais, le matelot Luis Martínez confirma que la caravelle répondait correctement et que la coque de chêne tenait bon. On avait bien noté quelques fuites, mais rien dont les hommes ne puissent venir à bout. Aucun d'eux ne pressentait la tragédie qui s'annonçait. Serrano abandonna sa longue-vue le temps d'écouter les rapports de ses subordonnés. Selon Prieur, les instruments indiquaient que le navire filait à une allure de quatre nœuds sur un cap sud-sud-ouest de cent-quatre-vingt-dix degrés...
:Laguerra: : Je me suis toujours demandé avec quels instruments vous estimiez la vitesse de déplacement.
Mendoza leva les yeux au ciel en poussant un soupir de découragement. C'était à se demander si elle ne le coupait pas délibérement afin de lui faire perdre le fil de l'histoire.

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D'une voix lasse, il fit:
:Mendoza: : C'est simple, avec un morceau de bois appelé loch et une horloge de sable s'écoulant en trente secondes. Il faut deux marins pour effectuer cette opération: un à l'avant du navire et l'autre à l'arrière. Le marin à la proue lance le loch et hèle celui qui se trouve à la poupe. Ce dernier retourne la petite horloge autant de fois nécessaire jusqu'à ce que le morceau de bois refasse son apparition. On en déduit ainsi une vitesse suffisamment précise.
:Laguerra: : Je vois... Tu peux continuer.
:Mendoza: : Merci! Tu es bien aimable... Agostìn Bone, un matelot Italien, était quant à lui chargé de mesurer la profondeur de l'eau avec une ligne de sonde. Depuis son poste, il hurla à travers la tempête que le fond couvert de coquillages se trouvait à douze brasses. Serrano garda le silence, le front soucieux, et leva une nouvelle fois sa longue-vue en direction des terres. Il décréta de continuer à sonder avant de se tourner vers Genovés. Il lui indiqua de poursuivre sur tribord. Quelques minutes plus tard, Bone revint avec un nouveau rapport qui disait que le fond rocheux se trouvait à dix brasses. Le capitaine abaissa sa lunette, sourcils froncés. Il demanda de vérifier à nouveau. Peu après, la voix d'Agostìn s'éleva encore pour annoncer sept brasses. Malgré le faible tirant d'eau du Santiago, toutes les personnes présentes avaient conscience qu'il s'approchait dangereusement de la côte. D'une voix de stentor, Serrano s'exclama: "Bâbord toute!" Baltasar Genovés protesta en disant qu'en changeant de cap, ils seraient poussés droit vers le large mais le charpentier du bord, un Français s'appelant Richard de Fadis, lui asséna l'un de ses dictons Bretons: " Quand les mouettes ont pied, il est temps de virer."
À ces mots, Isabella pensa à la citation du poète Grec Homère: "Pilote, garde ce bateau au large des brisons* et des embruns, ou tu plongeras vers la destruction."
:Mendoza: : Sans attendre la confirmation de l'ordre, le navigateur poussait déjà le fouet* et le navire vira de bord dans le grognement de sa coque. Il avait à peine achevé la manœuvre qu'un cri retentit de la hune: "Vague droit devant!" Serrano fit volte-face, l'œil rivé à la longue-vue. Il aperçut alors la légère tache claire qui flottait sur les vagues noires. Il donna l'ordre de virer à tribord, cette fois. Son ordre fut aussitôt exécuté, le pilote poussant violemment la barre. Cependant, dans cette mer déchaînée, la coquille de noix fut frappée par une lame de travers, comme si le Santiago avait encouru le courroux de quelque dieu marin. La vague emporta son gouvernail tandis que les vents lui arrachèrent les voiles. Sous la pression d'Éole, le grand mât se brisa par la même occasion.

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:Mendoza: : La tache blanchâtre se fit plus nette et un éclair, en zébrant le ciel, révéla soudain la présence, toute proche, de rochers affleurant à la surface de l'eau. La caravelle flottait impuissante, les vents la poussant inexorablement vers le danger. À l'instar de Barthélémy Prieur, l'équipage avait compris qu'il était trop tard. La masse hideuse des brisants émergea du rideau de pluie. Fidèle à son poste, Genovés donnait l'impression de présider aux destinées d'une traversée normale, une main posée sur la barre tandis qu'il chassait de l'autre une mèche rebelle. Sans le dispositif mobile destiné au contrôle directionnel du bateau et sans la grand-voile, il n'y avait plus rien à faire.
Laguerra était suspendue à ses lèvres. Le récit était si captivant qu'elle avait l'impression de respirer de l'eau salée.
:Mendoza: : La tache grossissait à vue d'œil et elle ne tarda pas à laisser place à des gerbes d'écume: les lames de fond qui venaient se briser sur les récifs. Fasciné par l'horreur de ce spectacle dantesque, le maître de bord distinguait à présent les vagues qui se ruaient à l'assaut des écueils en faisant jaillir des geysers gigantesques. Derrière ce mur d'eau se dressaient les rochers noirs, tels des tours en ruine d'un château surgi des eaux. Jamais il n'avait rien vu de plus terrible de toute sa carrière. Serrano aboyait des ordres, mais le pilote ne l'entendait plus. Il était hypnotisé par cet enfer d'écume et de roche, infiniment pire à ses yeux que l'enfer de feu et de flammes courrament imaginé par les hommes. Pourquoi se leurrer? Personne ne survivrait à un tel choc, personne. Mais ici, la grande expérience du capitaine Portugais vint à la rescousse de l'équipage. Il réussit à hisser une voile de rechange et, sans gouvernail, à diriger la proue du navire. Mieux valait flotter sans grâce que couler en beauté. Contre toute attente, alors que tout semblait joué, le vaisseau vira de nouveau sur tribord et se dirigea vers une plage. Heurter des rochers aurait signifié un désastre, mais le pilote-royal parvint à immobiliser le Santiago suffisamment près du sable pour que tous les membres de l’équipage puissent sauter en sécurité.
:Laguerra: : Tous?
:Mendoza: : Tous, sauf un. Emporté par une lame avant que le capitaine ne reprenne le contrôle, Juan Negro tomba à la baille. Entraîné par des mauvais courants dans une eau noire et glaciale, le mousse et esclave de Serrano se noya, son corps avalé par les profondeurs.
La pièce retomba dans le silence. L'aventurière dessina une pointe avec ses doigts et y posa son front.
:Laguerra: : Encore un môme...
Elle resta ainsi immobile un moment, puis, relevant la tête, la hocha lentement en attendant la suite. De longues minutes s'écoulèrent jusqu'à ce que l'Ange gardien des Élus s'éclaircisse enfin la gorge.
:Mendoza: : Peu après, un craquement terrifiant ébranla le navire tandis que la proue s'empalait sur les récifs. Une vague gigantesque franchit le bastingage à bâbord et fit voler en éclats les fenêtres de la cabine du capitaine. Les victimes de cette fortune de mer*, muets de saisissement, observaient avec horreur le spectacle du Santiago que l'océan soulevait et projetait sur les écueils, à une cinquantaine de toises d'eux. Balloté par les flots, le bâtiment s'ouvrit en deux et l'eau de mer s'engouffra dans la coque éventrée. Les deux derniers mâts se brisèrent dans un grondement sinistre.

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:Mendoza: : En l'espace de quelques minutes seulement, la caravelle fut entièrement détruite. La violence de l'océan, les cris et les hurlements étouffés par le vent... l'horreur de la scène dépassait l'entendement des naufragés, abasourdis par le cataclysme qu'ils venaient de subir. Peu après, les vagues se chargèrent de pousser à la grève les premières épaves. Une pluie d'espars et de planches déferla sur la plage, bientôt suivie par des tonneaux...

À suivre...

*
*Hart: Forme de supplice par pendaison.
*Mélibée: Personnage de la Célestine, œuvre en prose de Fernando de Rojas. C'est une jeune fille d’une grande beauté, d’une naissance haute et pure, possédant une grande fortune, unique héritière de son père Plebère et tendrement aimée par Calixte.
*Brisons: Îlot à deux pics dans la mer Celtique situé à 1 mile (1,6 km) au large du cap Cornwall en Cornouailles, au Royaume-Uni.
*Fouet: Ancien dispositif de barre, utilisé en Europe entre le XVIème et le XVIIème siècle pour contrôler le gouvernail d'un grand voilier et orienter le navire. Son développement est plus élaboré qu'une barre franche et a précédé l'invention de la barre à roue plus complexe.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Fouet_(ma ... _(146).JPG
*Fortune de mer: Terme correspondant à un accident et incluant les tempêtes, naufrages et captures par des pirates.
Modifié en dernier par TEEGER59 le 19 sept. 2023, 13:15, modifié 2 fois.
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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Message par TEEGER59 »

Suite.

Cela faisait cinq minutes au moins que l'espionne n'avait pas bougé, les mains figées autour de sa tasse, les yeux dans le vague. Elle se sentait comme prise dans l'œil d'un cyclone alors que l'orage grondait de plus en plus fort. Un éclair aveuglant creva les cieux, la rappelant à la réalité. Elle avala une gorgée de lassi en tâchant de suivre le narrateur prolixe.
:Mendoza: : Ainsi, les membres de l'équipage se retrouvèrent jetés sur la terre ferme, naufragés à une trentaine de lieues au sud des autres navires. Pour rendre les choses plus inconfortables, ils savaient qu'une expédition antérieure à la leur avait été attaquée et mangée par des cannibales. C'est tout du moins ce que leur avait raconté João Lopes Carvalho...
Mendoza s'interrompit un instant, le regard pensif.
:Mendoza: : Ce qui est curieux, c'est que nous étions les premiers Européens à descendre aussi bas vers le sud de l'Amérique. Comment le pilote de la Concepción pouvait-il affirmer une telle chose? À moins que l'équipage du capitaine Serrano ait mal interprété ses dires. Carvalho faisait probablement référence aux Tupinambas, réputés pour leur cannibalisme. Et le Brésil est bien bien loin du lieu où le Santiago avait fait naufrage...
:Laguerra: : Ou alors, il faisait allusion au massacre perpétré par les Guaranis sur les membres de l'expédition de Juan Díaz de Solís en 1516. Le Río portant le nom de l'explorateur Portugais est plus proche du Río Santa Cruz.
:Mendoza: : Plus proche oui, mais la distance reste assez considérable.
:Laguerra: : Il est possible aussi que tous les peuples vivants sur ce continent soient des mangeurs d'hommes...
:Mendoza: : Quoi qu'il en soit, que cette histoire d'anthropophagie soit vraie ou non en Patagonie, c'est avec cette pensée morbide que les trente-trois marins remontèrent courageusement à pied vers San Julián, emportant avec eux ce qu'ils avaient pu sauver du navire pour survivre. Le 26 mai 1520, soit quatre jours après la perte du Santiago, ils furent bloqués par le Río Santa Cruz. Ils installèrent un campement de fortune sur cette vaste langue de sable et parvinrent à construire des huttes, un radeau et faire du feu, survivant en mangeant des coquillages et des plantes locales. Deux marins, dont j'ai malheureusement oublié les noms, se portèrent volontaires et partirent seuls pour tenter de rejoindre la flotte de Magellan et y chercher du secours.

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:Mendoza: : Après avoir traversé le fleuve, le duo marcha pieds nus dans la steppe déserte au milieu des buissons remplis d'épines. Perdus au milieu des rochers meurtris par le gel, les deux minuscules points noirs avançaient péniblement le long d'un sentier à peine visible dans l'immensité majestueuse de la pampa. Une pampa désolée, décharnée et abandonnée, balayée par un vent glacial apportant avec lui des bourrasques de flocons blancs et dont le hurlement était couvert, à intervalles réguliers, par les cris des faucons pèlerins. Les silhouettes progressaient péniblement vers une gigantesque barrière de granit, les contreforts des montagnes situées à l'ouest. Pendant onze jours, ils mangèrent les moules de la côte et les racines des plantes. Ils burent l'eau de rosée sur les feuilles et résistèrent aux nuits glacées, transis par le vent permanent qui leur cinglait méchamment la carcasse. Les voyageurs remontaient la vallée en se protégeant du mieux qu'ils le pouvaient. Leur long périple touchait à son terme et ils avançaient imperturbablement en dépit du mauvais temps. Le matin du 06 juin, quatre jours après que le bombardier Français Roger Dupier se soit accidentellement noyé dans la baie, les deux marins rejoignirent San Julián. Grâce à cet exploit de survie, ils allaient ainsi sauver tout l'équipage du Santiago. La plage sur laquelle ils s'élancèrent portait encore les stigmates de la mutinerie: des oiseaux s'acharnaient toujours sur les restes de Quesada et Mendoza. Les volatiles vaquaient à leur morne besogne sans se soucier des deux infortunés, méconnaissables.

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:Mendoza: : Ils furent aperçus par leurs camarades qui peinaient à les reconnaître: les deux rescapés étaient épuisés et émaciés, leurs vêtements en lambeaux à cause des buissons épineux qui avaient parsemé leur parcours. Magellan envoya aussitôt une colonnes de vingt-quatre hommes en direction de Santa Cruz, dont Antonio Pigafetta. L'Italien raconta notamment le caractère éprouvant du trajet, alors qu’ils étaient équipés et possèdaient des vivres. Il imagina ce qu'avaient dû vivre les deux courageux marins.
:Laguerra: : Pourquoi s'y sont-ils rendus à pied? Pourquoi ne pas y être allé en bateau?
:Mendoza: : La raison est fort simple: malgré leur taille, les navires devaient arrêter de naviguer en hiver, par interdiction royale. Je t'épargne les détails concernant l'expédition de secours mais sache qu'il fallut presque un mois pour voir revenir tous les hommes. Ce qui nous amène au 28 juin 1520, pour être précis. C'est à ce moment que nous reçûmes eu de la visite.
:Laguerra: : De la visite?
:Mendoza: : Oui, nous fîmes la rencontre d'un géant. Dans cette partie du monde toujours aussi sauvage, le début de l'hiver à San Julián éveilla les fantasmes des Européens, grâce au témoignage du chroniqueur Italien. Sa description des habitants de Patagonie stimula leur imagination. Encore aujourd'hui, beaucoup croient que des êtres fantastiques vivent dans cette région inaccessible.
Isabella, qui n'avait pas consulté le livre depuis que Juan s'en était servi comme support à dessin, s'empressa de l'ouvrir. Tournant les pages avec la plus extrême précaution, l'escrimeuse finit par trouver le chapitre évoquant cette entrevue.
-"Nous sommes restés trois mois entiers sans jamais voir personne. Mais un jour, sans que quiconque n'y pense, nous vîmes un géant qui était sur la rive. Tout nu, il dansait, sautait et chantait. En fredonnant, il mettait du sable et de la poudre sur sa tête. Quand il s'est trouvé devant nous, il s'est étonné et a eu peur, levant un doigt vers le haut, croyant que nous venions du ciel. Son visage était large et teinté de rouge, les yeux étaient entourés d'un cercle jaune et il y avait deux traits en forme de cœur sur les joues. Ses quelques cheveux semblaient blanchis avec de la poudre".
:Laguerra: : Pigafetta était vraiment très habile pour écrire.
:Mendoza: : Oui, c'était un excellent conteur.
:Laguerra: : L'idée du géant était brillante pour captiver l'intérêt de ses lecteurs. Cet homme était-il hostile?
:Mendoza: : Pas à première vue. Mais Magellan, se souvenant du récit de l'expédition de 1516 où les compagnons de Juan Díaz de Solís furent massacrés à l'exception d'un jeune garçon de cabine, me mis ici à contribution. En raison de mon apparence encore juvénile, il m'envoya avec ordre d’imiter ses gestes, en signe d’amitié. L'autochtone, rassuré par mon attitude paisible, se laissa conduire par mes soins jusqu'au banc de sable où se trouvaient Antonio et mon mentor, ainsi que plusieurs autres marins. On lui donna à manger et à boire en grande quantité, puis on lui offrit des clochettes, des peignes, des morceaux d'étoffe qu'il accepta, à l'exception d'un grand miroir qui provoqua chez lui une terrible peur. Ensuite, il fut raccompagné à terre par quatre hommes armés. L'un de ses semblables, l'apercevant sain et sauf, s'en alla chercher le reste de la tribu. Ceux-ci dansèrent pour nous et pointèrent le ciel, comme pour indiquer notre provenance. Étant en confiance, les indigènes nous montrèrent également comment ils chassaient les animaux locaux dans la baie.
:Laguerra: : De quelle espèce?
:Mendoza: : Une sorte de camélidé sauvage. Je n'ai jamais su comment ça s'appelait mais c'était de drôles de bêtes. Elles avaient la tête et les oreilles d'une mûle, un corps de chameau, des pattes de cerf et une queue de cheval, hennissant comme ce dernier.
:Laguerra: : Un mélange pour le moins surprenant, en effet!
:Mendoza: : Six jours plus tard, un nouveau géant apparut et se laissa lui aussi conduire sur l'île, où nous avions construit un cabanon abritant une forge et une sorte de magasin. Le Patagon...
:Laguerra: : Le Patagon?
:Mendoza: : C'est ainsi que mon mentor nomma les indigènes, à cause de leurs larges chaussures de peau, qui leur faisaient de grands pieds... Il demeura plusieurs jours avec nous, apprenant au passage quelques prières chrétiennes. Durant cette période, nous dûmes déplorer la mort de deux hommes: celle du calfat Italien de la Trinidad, Filippo da Recco -décédé de maladie- et celle du quartier-maître Juan de Elorriaga, ce dernier ayant finalement succombé aux blessures infligées par Quesada. Afin d'honorer sa mémoire, nous finîmes par baptiser le bon sauvage et l'appelâmes Juan, puis nous le vêtîmes à l’européenne. Juan partit retrouver les siens avant de revenir le lendemain avec la dépouille d'un animal comme présent. On lui offrit des bibelots en échange dans l'espoir qu’il en ramène d'autres. Mais jamais il ne revint, et Pigafetta pensa qu’il fut tué par ses congénères pour s'être trop lié à nous... Les premières rencontres ont démontré qu'entre Portugais, Espagnols et Patagons, il n'y avait pas de conflit. Le problème fut quand nous autres Européens, comme dans toute politique de conquête, nous avons profité d'eux. Souhaitant ramener des indigènes en Espagne comme l'avait fait Christophe Colomb avec les Taïnos des Caraïbes, Magellan élabora un plan...
Mendoza se tut quelques instants, mais Laguerra se tourna vers lui et le pressa de continuer.
:Mendoza: : Une douzaine de jours plus tard, quatre indigènes apparurent. L'Amiral voulut retenir les deux plus jeunes et mieux faits pour les emmener avec nous. Il usa alors d'un stratagème: on leur offrit moult présents et lorsqu'ils eurent les bras chargés, on leur donna des anneaux de fer, qu'ils ne pouvaient transporter. On leur proposa alors de les leur passer aux chevilles. Ainsi se retrouvèrent-ils enchaînés.

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-"Quand ils ont vu qu'on frappait d'un marteau sur la cheville qui traverse les fers, et éviter qu'on ne les ouvre, ces géants ont eu peur. Quand ils ont compris la finesse qu'on leur avait faite, ils commencèrent à bouffer et à écumer comme des taureaux en criant fort haut le grand diable pour qu'il leur viennent en aide".
:Mendoza: : Les deux prisonniers se rebellèrent et l'un d'eux, refusant de s'alimenter, mourut quelques jours plus tard. Le capitaine-général, soucieux de pouvoir présenter également des femmes, monta une expédition. Les deux autres Patagons furent également capturés et contraint d'emmener jusqu’à leur campement un détachement de neuf hommes, avec à leur tête João Lopes Carvalho. En route, l'un des deux géants s'échappa. Les marins s'avérèrent incapables de suivre le rythme et le Patagon réussit à prévenir les siens de ce qui s'était passé. Arrivé sur place, les conquistadors découvrirent deux huttes recouvertes de peaux. Ils encerclent le camp mais les indigènes -cinq hommes, treize femmes et enfants- ne fuirent pas et ne dirent rien, bien que le prisonnier eut la tête ensanglanté d'un coup reçu pour le calmer. Jugeant qu'ils se trouvaient déjà suffisamment loin des navires et que le jour touchait à sa fin, Carvalho décida de passer la nuit sur place, tout en prenant soin d'organiser des tours de garde. Ce n’est qu'au matin du 29 juillet, après avoir parlé entre eux, que les Patagons prirent le large en laissant tout derrière eux. En tentant de les retenir, l'un des explorateurs fut mortellement blessé à la cuisse et à l'aine par des flèches. Celles-ci étant empoisonnées, Diego Sánchez Barrasa décéda dans la journée. Je fus très attristé car il naviguait avec moi sur la Trinidad. Ses compagnons l’enterrèrent sur place et lui donnèrent les derniers sacrements avant d'incendier le camp indigène.
:Laguerra: : C'est bizarre! Je ne vois rien à ce sujet.
:Mendoza: : Dans le cas de Pigafetta, c'était toujours très paisible. Il ne racontait ni les meurtres ni les décès.
:Laguerra: : Pour autant, il retraça bien la capture des deux Patagons sur les navires. Après la mort de l'un d'eux, il ne resta plus qu'un spécimen, c'est exact?

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Le mercenaire opina du chef et ajouta:
:Mendoza: : Jusqu'à la fin de notre séjour à San Julián, nous ne vîmes plus aucun autochtone. L'Italien s'attacha très vite au prisonnier et à sa langue. Il échangea avec lui pour constituer le premier lexique des géants Patagons. Il nota la traduction pour des mots comme les yeux, le nez, les mains, la bouche, les oreilles ou les cuisses... L'eau, le feu, le vent, les étoiles et le diable.

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:Mendoza: : Le 24 août 1520, à la faveur d'une accalmie, Magellan décida de déplacer la flotte jusqu'au Río Santa Cruz. Fin juin, son ami Serrano l'avait informé que l'embouchure du fleuve était plus abritée que San Julián et constituerait un meilleur endroit pour hiverner. Cependant, les conditions météorologiques le long de la côte repoussèrent ce projet de deux mois. Avant de partir, Magellan fit planter une croix sur la plus haute colline de la baie et après avoir passé cinq mois au total à San Julián, la flotte appareilla pour un nouveau départ. Il ne restait qu'une seule affaire à régler pour mon mentor avant de quitter les lieux: s'occuper du sort de Juan de Cartagena. Le chef de file de la fronde était un problème de taille. L'Amiral ne pouvait l'absoudre de ses crimes, et encore moins continuer le voyage avec cet homme qui fera tout pour le renverser. S'il le gardait à bord, une nouvelle mutinerie n'aurait pas manqué d'éclater. Le capitaine-général devait donc choisir une solution intermédiaire: il le déposa sur un banc de sable.

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:Mendoza: : Ce fut au milieu de la baie que le destin du capitaine Espagnol se scella. Il le laissa avec un prêtre, Pedro Sanchez de la Reina, qui fut l'un des meneurs, lui aussi. Abandonnés tous les deux avec du pain, deux épées et un peu de vin, ils furent promis à une mort certaine. J'ignore s'ils savaient nager, mais mon maître n'eut pas de sang sur les mains. Plus jamais on entendra parler d'eux...


À suivre...
Modifié en dernier par TEEGER59 le 15 juin 2023, 17:33, modifié 4 fois.
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
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Message par TEEGER59 »

Suite.

La bretteuse crut un instant que le mercenaire allait continuer, mais la pénombre qui les enveloppait se meubla d'un profond silence. Un silence qu'elle se décida à rompre.
:Laguerra: : "Lorsque vous quittez l'ennemi, vous devez le laisser pour mort", disait Nicolas Machiavel. "Ne le sous-estimez jamais, parce que sinon, il vous tuera". Ton mentor savait qu'il devait revenir en vainqueur parce qu'il ne pourrait justifier ni la mort de Quesada et Mendoza ni l'abandon de Cartagena s'il n'arrivait pas à son but. Il a dû faire preuve d'un énorme courage car il était arrivé à un point de non-retour. Il ne pourrait plus justifier sa défaite devant Charles Quint en disant que finalement, il n'y avait pas de route. Il devait être réellement désespéré, pris par l'angoisse.
:Mendoza: : Je ne peux même pas imaginer les souffrances que ça a dû être pour lui quand nous avançâmes vers le sud de San Julián.
:Laguerra: : Moi, si. J'ai ressenti la même chose lorsque j'ai compris que j'allais devoir retourner en Espagne sans les artefact de Mu... Même si c'était pour le bien de l'humanité...
:Mendoza: : Encore en train de ruminer cette histoire! Je te l'ai déjà dit et je te le répète: tu n'as nul besoin de rentrer au pays car nous n'avons nul besoin de maître.
Isabella ne répondit rien. Lorsqu'ils étaient au Grand Zimbabwe, Juan avait déjà usé des mêmes mots. Elle les avait bus avec l'avidité d'une terre desséchée mais ils n'avaient pas produit l'effet désiré pour le capitaine. Prisonnière de l'alchimiste roux, elle le prit au dépourvu en s'en retournant dans sa cellule avant l'arrivée de Magon. À l'évocation de ce souvenir, elle serra les poings.
Le bretteur poussa un soupir.
:Mendoza: : Laisse-moi t'expliquer pourquoi j'éprouve à ton endroit une telle vénération. J'utilise ce terme faute de mieux. Tout d'abord, tu es la seule personne avec laquelle je me sens sur un pied d'égalité, sur le plan intellectuel. Sur le plan émotionnel aussi. Et puis tu as eu raison de moi. J'avais commis l'erreur de me jouer de toi, et tu as réagi avec une force et une détermination que je n'avais jamais rencontrées chez quiconque. Tu as forcé mon admiration.
Comme il ne recevait pas de réponse, il enchaîna.
:Mendoza: : La vénération et le respect. Rares sont ceux, sur cette terre, vivants ou morts, pour lesquels j'éprouve ces sentiments. Tu en fais partie.
Ce constat provoqua chez le stratège un léger rire. Celui-ci, loin d'être sarcastique ou moqueur, transpirait la modestie.
:Mendoza: : Un autre élément me séduit chez toi. Tu as du vécu en dépit de ton jeune âge. De tous ceux dont j'ai croisé la route, tu es l'être humain dont la soif de connaissance, de vengeance et, si je puis me permettre, de passion m'a le plus surpris par sa férocité. Non seulement je t'admire, ma belle, mais je te crains. Je l'ai compris lors de notre second duel. Ce combat m'a enseigné l'humilité, moi qui auparavant n'avais peur de personne. À présent, me voici dans la crainte d'une femme.
Le capitaine laissa s'écouler quelques secondes avant de reprendre.
:Mendoza: : Ce qui m'amène à un autre élément capital, si l'on entend comprendre notre relation: tu seras un jour la mère de mes enfants.
L'aventurière posa une main sur sa bouche. Ses lèvres remuèrent, sans qu'aucun son s'en échappe.
:Mendoza: : Se peut-il que tu n'aies pas compris? C'est pourtant simple. Je suis amoureux de toi, Isabella.
L'écho de la déclaration d'amour de Mendoza s'éteignit lentement, cédant la place au silence. Laguerra en resta d'abord éberluée, frappée par la soudaineté de ce qui ressemblait à un aveu authentique. Elle se sentit submergée par un trop-plein d'émotion, brusquement folle de joie, son cœur prêt à exploser dans sa poitrine. Depuis le temps qu'elle attendait qu'il se déclare. Certes, il l'avait déjà fait durant leur entretien clandestin dans la nef d'Ambrosius, mais elle s'était escampée à toute jambe, le laissant sur le carreau.
Juan lui tendit la main. Alors, elle lui tendit la sienne, d'un geste lent et délibéré. L'épéiste la prit, la retourna d'un geste caressant, et déposa un baiser au creux de sa paume. Au moment où elle la retirait, il glissa l'extrémité de son index entre ses lèvres, l'espace d'un éclair. Elle se sentit comme électrifiée.
Cependant, avec la suspicion qui était la sienne, la jeune femme fut tout à coup assaillie par le doute. Était-ce encore une manœuvre de diversion? Retrouvant sa voix, elle demanda:
:Laguerra: : Chercherais-tu à me piéger en jouant avec mes sentiments?
Isabella avait posé la question sur un ton glacial, ce qui inquiéta Juan. Il secoua la tête avec virulence.
:Mendoza: : Grands dieux, non!
:Laguerra: : Alors pourquoi maintenant? Depuis le début de cette soirée, tu multiplies les prétextes pour ne pas finir ton récit. Je connais ta roublardise et crois-moi, je ne suis pas près de baisser la garde.
Le capitaine en resta sans voix, incapable de nier, tout en sachant que son silence était un aveu.
:Mendoza: : Décidément, elle n'a rien perdu de son esprit logique... et combatif.
Cette femme était aussi chaleureuse qu'un glacier en hiver, ce qui n'était pas pour lui déplaire, au même titre de l'assurance mystérieuse qui la caractérisait. Mendoza s'arracha à ses pensées et éclata d'un rire sifflant.
:Mendoza: : Encore une fois, je loue ta perspicacité, ma délicieuse tigresse. Néanmoins, je suis sincère quand je dis que je suis tombé amoureux de toi. Et puisque tu m'as percé à jour, je vais donc poursuivre mon histoire puisque tel est ton désir.
Le visage de l'aventurière s'adoucit.
:Mendoza: : Le Santiago ayant fait naufrage, le capitaine Serrano reprit le commandement de la Concepción afin de remplacer Quesada. Sur cette nef, nous déplorâmes la perte d'António Hernandes durant le trajet entre San Julián et le Río Santa Cruz. Ce Portugais faisait partie du contingent des dix autorisés par le roi. Magellan l'avait choisi pour participer à l'expédition en tant qu’homme d’armes. Il décéda de maladie. Deux jours plus tard, nous atteignîmes l'embouchure du fleuve et trouvâmes du bois en abondance, ce qui nous permit de finir les réparations. La flotte séjourna un peu moins de deux mois dans l'estuaire. Le 18 octobre 1520, le capitaine-général décida qu'il était temps de mettre les voiles. Durant le reste de cet hivernage, la flotte fut encore amputée de trois de ses membres*: l'un mourut noyé, les deux autres de maladie. Elle avait aussi avitaillé en eau et en nourriture car les cales étaient pleines des oies et des lions de mer que nous avions chassé dans le fleuve. Avant de partir, et sans doute afin de s'attirer les meilleurs auspices, l'Amiral invita l'équipage à se confesser devant Dieu. Puis l'armada repartit une fois de plus en mer pour progresser inexorablement et invariablement en direction du sud à la recherche du détroit. Les trois jours qui suivirent le départ furent marqués par une navigation difficile, notamment par des vents contraires qui obligèrent les quatre navires à louvoyer. Ainsi, nous parcourûmes une distance beaucoup plus importante qu'elle n'était nécessaire. Ce fut seulement par cinquante-deux degrés de latitude sud que nous découvrîmes enfin une baie différente des autres. Une ouverture qui pouvait être la porte d'entrée tant espérée pour franchir l'Amérique et gagner l'autre océan afin de rejoindre les Indes. Devant cette bande de terre marquant l'embouchure d’une sorte de canal, les couleurs des eaux se mêlaient, s'enroulaient comme si deux océans se rencontraient. Ce cap si lointain fut franchi le 21 octobre 1520, jour de la sainte Ursule et, en hommage à sa légende, Magellan le baptisa Cabo Vírgenes, le Cap des onze mille Vierges. Selon les relevés de Francisco Albo, l'ouverture mesurait cinq lieues de large entre les deux rives. Il s'agissait peut-être d'un nouveau cul-de-sac, mais il se passait quelque chose de différent ici. Antonio Pigafetta témoignait de nombreuses carcasses de baleines échouées qui jonchaient le rivage. Les groupes de cétacés qui venaient se nourrir ici se faisaient piéger sur les bancs de sable à marée basse. Cabo Vírgenes ouvrait une nouvelle voie dans l'aventure maritime et l'armada des Moluques s'engagea donc dans l'exploration, sans avoir aucune idée de son issue.

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:Mendoza: : Les navires pénètrent à l'intérieur de la passe après un temps d'observation. Grâce à un courant favorable -il changeait constamment d'heure en heure-, ils naviguèrent sur environ cinq lieues avant de s'ancrer pour la nuit. Le lendemain, alors que le manteau noir de la nuit commençait tout juste à se déchirer, le San Antonio et la Concepción s'enfoncèrent dans la baie. Mais dans la matinée, une violente tempête se déclencha. La Trinidad et la Victoria, qui stationnaient à l'entrée, furent contraintes de lever l'ancre et de se laisser ballotter par les flots durant près de deux jours, tandis que le courant les entraîna vers l'intérieur du continent. Les deux autres navires d’exploration, eux, pensaient qu'ils allaient s'échouer lorsqu'ils aperçurent l'entrée d'une gorge, large d'une lieue. Ce goulet, bien qu'étroit, était profond et la navigation fut sans risques de ce point de vue. Ils s’y engagèrent et débouchèrent sur une petite crique. Un second passage les amena vers une autre baie, beaucoup plus grande. Ils décidèrent alors de faire demi-tour pour rendre compte de leur découverte au capitaine-général.
À l'idée que l'un des épisodes les plus marquants de l'histoire des grandes découvertes ait pu se dérouler là, Isabella en avait la chair de poule.
:Mendoza: : Il leur fallut cinq jours pour effectuer cet aller-retour. Si bien que les marins de la Trinidad et de la Victoria pensèrent que la tempête les avait envoyés par le fond. En réalité, la navigation dans ce détroit est extrêmement difficile. On pourrait penser que circuler à l'intérieur des terres protège des affres de l'océan, mais différents phénomènes climatiques sont à l'œuvre dans cette partie du globe.
:Laguerra: : Lesquels?
:Mendoza: : Tout d'abord, le fait de relier deux océans crée, comme dans tout détroit, de fortes marées. Là-bas, dans les passages les plus étroits, le courant qui en résulte peut aller jusqu’à huit nœuds alors que les caraques de l'expédition naviguaient à environ quatre ou cinq nœuds dans de bonnes conditions, même en suivant l’orientation et la force du vent. Ensuite, il faut affronter d'imprévisibles vents catabatiques qui déferlent depuis les montagnes. Je dis bien imprévisibles car ils peuvent en moins d'une minute passer de la force d'un ouragan au calme plat. Enfin, bien que le printemps fut installé depuis un mois lorsque nous pénétrâmes dans le passage, il faisait encore froid sous cette latitude.
Isabella partit d'un petit rire.
:Mendoza: : Quoi?
:Laguerra: : Oh, rien! J'étais simplement en train de penser à Ambrosius. Ce coprolithe s'est enorgueilli d'être un navigateur exceptionnel alors qu'il n'avait pas tout ces paramètres à prendre en compte. Ce n'était pas la modestie qui l'étouffait, celui-là. Hormis la direction du vent, il n'avait pas à se soucier de grand-chose avec sa nef volante...
:Mendoza: : En effet, il ne devait pas trop rencontrer d'obstacles là-haut. À moins de voyager avec deux idiots affamés...
:Laguerra: : Je suppose que tu fais allusion à tes lieutenants. Qu'avaient-ils encore fait ces deux-là?
:Mendoza: : Pour faire court, lors de notre premier vol, la nef perdit de l'altitude alors que tout le monde à bord était inconscient suite à une énième bêtise de leur part. Ils avaient farfouillé la table de travail du savant fou.
:Laguerra: : Il ne faut jamais jouer avec l'éprouvette d'un alchimiste...
Cette phrase fut propice aux suppositions les plus délicieusement grivoises dans l'esprit du marin.
:Mendoza: : Je ne te le fais pas dire! Ces deux ânes décérébrés ont failli nous fracasser sur quelque montagne... Quant à la modestie d'Ambrosius, c'est amusant que tu en parles car je lui avais fait une remarque à ce sujet. Pour revenir au nôtre, de sujet, les hommes restés en attente à l'embouchure aperçurent des feux ou des fumées provenant de la terre. Ils pensèrent tout d’abord qu’il s'agissait des survivants du San Antonio et de la Concepción, envoyant un signal de détresse. Que nenni! Bientôt, les deux navires d'exploration reparurent et tirèrent au canon pour célébrer leur découverte. L'ensemble de la flotte s'élança alors à l'intérieur du détroit... L'étrave des bateaux déchirait paisiblement la soie bleue des eaux de la passe et une brise froide caressait les cheveux de l'équipage en faisant flotter les étoffes. Moi, je m'étais installé sur la dunette afin d'observer comment le pilote manœuvrait.
:Laguerra: : Estêvão Gomes, c'est ça?
:Mendoza: : Euh, non. Il n'était plus sur la Trinidad à ce moment. J'ai oublié de le mentionner mais suite à la mutinerie, il fut transféré sur le San Antonio. Ce changement, en apparence anodin, créa un ressentiment à l'encontre de mon mentor, car ne plus se trouver sur le navire principal fut perçu par cet homme expérimenté comme une rétrogradation. De plus, il était jaloux de voir Álvaro de Mezquita et Duarte Barbosa nommés capitaines alors que lui demeurait pilote. Ceci contribua un peu plus à la rancœur qu'il éprouvait envers Magellan. Je pense même que sa loyauté à l'endroit de son compatriote ait été feinte surtout après San Julián: ayant assisté au sort réservé aux mutins, il estima préférable de se montrer docile face au capitaine-général.
:Laguerra: : Tout ce que tu dis là n'augure rien de bon pour la suite.
Le Catalan laissa s'écouler de longues secondes avant de lui offrir un petit sourire énigmatique à la Mona Lisa.
:Mendoza: : L'avenir nous dira si tu as raison ou non...

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:Mendoza: : Après avoir franchi les deux dangereux goulets situés à l'entrée en quelques jours seulement, Magellan changea du tout au tout. Bourru de nature, il fut soudain très pensif, tantôt joyeux, tantôt triste, car incertain. Lui-même doutait encore qu'il s'agisse du passage tant espéré. Pourtant, il y avait de quoi se réjouir. L’eau ici était salée, ce qui semblait une excellente chose contrairement à l'épisode du Río de Solís, où la présence d’eau douce indiquait clairement qu'il s'agissait de l'embouchure d'un fleuve. Hormis les deux gorges, la zone de navigation qui s'orientait vers le sud était large et profonde, même près des côtes. Tout laissait à penser que nous avions trouvé ce que nous cherchions. Jamais nous n'étions entrés aussi profondément dans la terre d'Amérique, mais mon maître préférait attendre avant d’exulter. Plutôt que de se lancer immédiatement dans la brèche qu'il venait d'ouvrir avec un équipage éprouvé par une année de navigation dans les mers australes, il décida de s'arrêter sur la première île venue. Le soleil, bas sur l'horizon, dessinait une énorme boule jaune qui traçait un sillage étincelant sur l'eau en arrosant les îlots d'un éclat doré. De tous les côtés se découpaient des silhouettes de terres sauvages. Je découvris avec surprise un monde de beauté et de sérénité dans tout son isolement figé car l'endroit était inhospitalier avec son ciel couvert, ses hautes falaises, ses eaux sombres, son vent glacial qui frigorifiait les marins épuisés. Sans compter ces étranges colonnes de fumée qui montaient de l’intérieur des terres. J'imaginai que des indigènes étaient là à nous observer, dans l’attente de pouvoir nous tendre une embuscade. Tandis que nous voguions à proximité de la rive nord du détroit, à un moment, le pilote vira légèrement sur bâbord en direction du couchant. Mes yeux se posèrent alors sur une île de grande taille entourée de deux minuscules buttes de terre. Magellan lui donna le nom de...
Le Catalan adressa à sa compagne un léger sourire.
:Laguerra: : Oui?
:Mendoza: : Il lui donna le nom de Isla Isabel.
Laguerra sourit à son tour, se pencha, déposa sur sa bouche un long baiser voluptueux et le repoussa doucement sur la banquette. Elle finit par murmurer.
:Laguerra: : Que s'est-il passé sur cette île?
:Mendoza: : Avant d'accoster, je me remplis les poumons dans l'espoir de chasser le sentiment que là n'était pas ma place, que je m'aventurai en terrain dangereux. L'espace d'un instant, je me demandai si un jour je ne regretterai pas amèrement ma décision d'être parti comme ça, à l'aventure. Je voulus me rassurer en me disant qu'il était inutile de regarder en arrière.

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:Mendoza: : Pendant cet échange avec moi-même, Magellan s'était réuni avec ses capitaines et leur demanda s'il fallait continuer. Nous avions trouver un passage mais nous ne savions pas s'il aboutirait réellement sur l'autre océan. Allait-on avoir assez de vivres? Allait-on mourir de faim, de froid ou de soif? C'est à cet instant que le navigateur Estêvão Gomes entra en scène. Ayant une opinion respectée, il s'opposa à Magellan.
:Laguerra: : Nous y voilà!
:Mendoza: : Alors que des mouettes intriguées tournoyaient autour de nos têtes en poussant des cris maussades, le pilote du San Antonio tint à peu près ces mots: "Non! Partons. Retournons nous ravitailler pour revenir plus tard en expédition". Ce à quoi mon mentor rétorqua: "Comment? Comment vais-je expliquer au roi que j'ai trouvé un passage et que je n'ai pas osé continuer? Non, c'est impossible de penser cela." L'Amiral décida donc de poursuivre le voyage sans écouter l'opposition du pilote Portugais. Le mot passa entre chaque navire que l'exploration devaient aller de l'avant, qu'il fallait lever l'ancre une fois de plus, déployer les voiles, reprendre les quarts de veille et s'enfoncer vers les montagnes qui barraient l'horizon.
:Laguerra: : Je comprends parfaitement qu'il ne pouvait pas reculer, il devait avancer aussi loin qu'il le pouvait.
:Mendoza: : Fait inimaginable, il avait même déclaré que jusqu'à soixante-quinze degrés sud, il ne renoncerait jamais à trouver le passage.
:Laguerra: : Qu'est-ce qu'il y a d'étonnant là-dedans?
:Mendoza: : Eh bien tout d'abord, l'embouchure du Río Santa Cruz se trouvait à peu près à cinquante degrés sud. Continuer jusqu’à soixante-quinze paraissait complètement irréaliste, compte tenu de la distance à parcourir mais aussi à cause du temps: nous nous trouvions dans une zone où les vents soufflaient de manière constante à vingt-cinq ou trente nœuds, avec des rafales à quarante. Le ciel était couvert, avec parfois de la pluie et de la brume, la mer était grosse, l'air était froid, tout comme l'eau, sans compter la possibilité de croiser d'énormes blocs de glace d'eau douce*. Difficile d'imaginer un marin de l'expérience de Magellan tenter un tel pari, au regard des évènements que la flotte subissait déjà. Et même si personne n'était jamais descendu si loin au sud, il est évident que les conditions de navigation n'allaient faire qu’empirer...

À suivre...

*
*Les trois membres sont: Martín de Gárate (mort noyé le 31 août 1520), Giacomo Pinto et Jorge Alemán (morts de maladie respectivement le 16 et le 29 septembre 1520).
*Blocs de glace d'eau douce: Vous l'aurez compris, je fais allusion aux icebergs mais ce terme ne fut inventé qu'en 1715. On se demande comment Zia a pu sortir un tel mot dans la saison 1.
Modifié en dernier par TEEGER59 le 15 juin 2023, 17:48, modifié 1 fois.
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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TEEGER59
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Re: Le clou du voyage.

Message par TEEGER59 »

Suite.

Mendoza se tut et ils restèrent ainsi quelques instants, perdus dans leurs pensées. Laguerra, les yeux rougis de fatigue, ne donnait pas l'impression de vouloir aller se coucher. Pour elle, la soirée était encore jeune. Jouant avec le tissu de son décolleté qu'elle enroulait et déroulait autour de son index, elle étouffa un bâillement et finit par murmurer:
:Laguerra: : Tu viens de dire une île de grande taille. Grande comment?
Emmuré dans un silence songeur, son amant ne répondit pas tout de suite. Il contempla son verre avant de boire la dernière gorgée de vin. La brûlure de l'alcool lui fit du bien.
:Mendoza: : Sur le moment, c'était difficile à dire car la journée touchait à sa fin et Isla Isabel* tout entière baignait dans cette lumière froide et funeste propre à cette région du bout du monde. Mais d'après les rares notes prises par Francisco Albo -le pilote Grec ne tenait pas son journal de bord avec une grande rigueur dans le détroit-, elle avait l'aspect d'une bouteille jetée à la mer* et s'étendait sur un peu moins d'une caballeria*. Dès le lendemain matin, elle déployait son long tapis gris-vert de laîches et autres lichens sur un sol plat et désertique... Enfin, pas si désertique que ça puisque qu'elle comptait de nombreux lions de mer et toujours ces curieuses oies inaptes au vol. Nous étions le premier jour du mois de novembre et de minuscules fleurs pointaient déjà en surface. Au-delà de la pierraille, à l'est, scintillait un champ de neige bleutée et le bourdonnement des moustiques emplissait l'air. Le brouillard qui la veille enveloppait l'île s'était temporairement dissipé, révélant un soleil délavé qui l'éclaboussait d'or pâle. L'astre revenait toujours plus tôt, pressé par le temps car le printemps le réclamait. Chaque jour, il s'attardait cinquante minutes de plus au-dessus de l'horizon. Il ne chauffait pas encore mais noyait la glace dans une lueur rose comme les joues d'une jeune fille timide.
Le mercenaire tendit prudemment sa main droite au niveau de son mollet, ses doigts effleurant l'extrémité du goulot, invisible. Il saisit la bouteille posée à ses pieds afin de remplir à nouveau son verre et, au moment d'y poser ses lèvres, l'offrit à la bretteuse.
:Mendoza: : Goûte-le, au moins. Il fait bon changer de breuvage quelquefois, car le même, à la longue, devient insipide.
Avec une grimace, elle fit non de la tête. Le Catalan considéra un instant sa séduisante virago. Ses épaules sveltes, rondes et blanches surgissaient de son chemisier de lait, barré par le volant de dentelles. Son œil s'alluma en imaginant d'autres formes, plus savoureuses encore, qui se cachaient sous son accoutrement d'aventurière.
:Mendoza: : Dans ce cas, dis-moi quel autre poison te ferait plaisir?
:Laguerra: : Aucun, merci. Je te l'ai déjà dit: pas d'alcool pour moi ce soir.
:Mendoza: : Comme tu veux.
Sur ces mots, il leva son verre.
:Mendoza: : A proa, a popa, a babor y estribor, al palo mayor, rumbo a la bodega!*
Le marin avala une généreuse gorgée d'un air béat, les yeux mi-clos comme un bouddha. Puis, il posa son digestif à côté du flacon bien entamé. Entre ses lourdes paupières qui se resserraient, le regard filtrait, glauque, presque opaque. Cependant, une de ses mains emprisonnait l'épaule qui le tentait, tandis que l'autre glissait sur le corset rouge, remontant vers la poitrine.
:Laguerra: : Ah! L'alcool commence à faire son effet car mon pirate tente un nouvel abordage. Comment s'en dépêtrer une nouvelle fois sans le heurter? Réfléchis bien avant de dire ou faire quoi que ce soit. Ce n'est pas le moment de faire une scène.
Isabella fixa Juan le temps d'un soupir. Son visage était couvert de perles de sueur, ses yeux exprimaient un désir ardent. Elle vit luire dans ses prunelles une lueur d'espoir, telle une braise dans un feu mourant.
Elle choisit d'écraser cette braise. Aussi souple qu'une anguille, elle se rencogna au fond de la banquette, douchant ainsi la convoitise de son amant. À regret, ses doigts glissèrent en une double caresse. Déçu, il murmura:
:Mendoza: : Est-ce un non?
Sa façon de poser la question, à la fois courtoise et menaçante, provoqua l'admiration de l'Espagnole qui se promit de l'adopter à l'avenir. Le Catalan s'attendait à une réaction offensée qui ne vint pas. Au contraire, sa panthère réagit d'un ton aimable:
:Laguerra: : M'as-tu entendue prononcer ce mot?
:Mendoza: : J'espère ne jamais l'entendre. Pardonne-moi mais tes yeux ressemblent à un ciel d'orage dans lequel il est trop facile de se perdre et...
Comme s'il attendait son signal, un éclair brillant revêtit la pièce d'une lueur surnaturelle, bientôt suivi d'un autre. Un roulement de tonnerre monstrueux retentit au même moment, interrompant le capitaine.
:Mendoza: : ... Et je ne souhaite rien d'autre que te plaire.
:Laguerra: : Dans ce cas, tu sais ce qu'il te reste à faire. Si je ne sombre pas dans les bras de Morphée avant la fin de ton histoire, car tu n'ignores pas quel effet à la douce mélodie de ta voix sur moi, alors éventuellement...
Le soupirant éconduit se raccrocha à cette promesse, prenant le temps de savourer en pensée le régal qui l'attendait. Songer au plaisir intense partagé avec elle durant toutes ces nuits fiévreuses l'émoustillait. Dieu, quelle force, quelle audace, quelle assurance chez cette femme! Elle l'épuisait littéralement, c'est tout juste s'il tenait debout le lendemain.
:Mendoza: : Présenté de cette façon, j'aurais mauvaise grâce à refuser.
Laguerra lui adressa un radieux sourire puis porta son kulhar à ses lèvres d'un geste délicat. Le bretteur la regarda savourer son lassi, le teint animé. Sa tasse à présent vide, la jeune alchimiste l'attira à elle et, sans un mot, l'embrassa à pleine bouche en guise de préambule. Merveilleuse sensation.
Elle se recula et le fixa d'un air de défi.
:Laguerra: : Es-tu satisfait, Juan?
L'ancien Yeoman lui sourit à son tour.
:Mendoza: : Le lit sera-t-il encore assez robuste, capable de supporter nos ébats passionnés?
Sans réfléchir, il combla l'écart, se pencha sur l'espionne et lui délivra un baiser aussi brûlant qu'un soleil, tout aussi intense que celui offert dans la cité de Kûmlar.
Ils se séparèrent, le souffle court.
:Mendoza: : Le suis-je jamais?
L'Espagnole l'invita à reprendre là où il s'était arrêté. Le marin avait le goût citronné de sa bouche sur ses lèvres et dut faire un véritable effort pour se concentrer sur tout ce qu'il lui restait à raconter.
L'orage grondait au-dessus de leur tête et la pluie tombait toujours, torrentielle. Quant au vent, il redoublait de violence, entraînant dans une danse folle les herbes et faisant bruire la cime des arbres de la jungle. Isabella détestait les nuits de tempête, quand sa suite se transformait en un radeau perdu au milieu d'un océan déchaîné. Et celle-ci ne faisait pas exception à la règle, bien au contraire... Désormais, les rafales heurtaient les fenêtres et faisaient craquer tous les châssis du palais.
:Mendoza: : Ces bourrasques cinglantes m'en rappellent d'autres. En dépit de ce grain à carguer les voiles*, une fois remontés à bord, les marins s’agglutinèrent contre le bastingage pour voir s’éloigner cette île. Soudain, à quelques encablures, un divin cadeau: six nageoires dessinèrent sur l’eau d’énigmatiques symboles.
:Laguerra: : Des baleines?
:Mendoza: : Non, des dauphins.
:Laguerra: : Était-ce leur manière de vous souhaiter bon voyage?
:Mendoza: : Qui sait? Ils bondissaient, cabriolaient, soufflaient, se poursuivaient, montrant parfois leurs dos énormes et agiles, pareils à de petits chevaliers en armure. Quittant Isla Isabel, l'armada descendit dans une première baie. Magellan lui donna le nom de Bahía San Juan.

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:Laguerra: : Tu plaisantes?
:Mendoza: : Pas du tout!
:Laguerra: : C'est à croire que l'un ne va pas sans l'autre. Être ensemble était écrit, inévitable. C'est un signe divin...
:Mendoza: : Ce n'est pas un signe divin, c'est une simple coïncidence, un pur hasard. Et la vie en est pleine...
Elle secoua la tête.
:Laguerra: : Pour moi, c'est une manifestation de la volonté du Très-Haut.
:Mendoza: : Non, princesse. Suppose par exemple deux hommes qui voyagent à cheval. Une balle ricoche sur un bloc de rochers, elle passe tout près de l'un et tue l'autre. C'est un hasard, sans plus, pas un signe de Dieu.
:Laguerra: : Alors tu ne crois pas à l'intervention divine?
:Mendoza: : Non...
Tout en sachant Juan élevé dans la foi catholique, Isabella n'avait jamais réussi à percer la nature de ses sentiments réels à l'endroit de l'Église. C'était un sujet qu'il évoquait rarement, mais toujours avec révérence. Il s'abstenait de tout commentaire chaque fois qu'elle le poussait dans ses retranchements, tout comme elle ne pipait mot lorsqu'il la gratifiait d'observations amusantes sur la religion, drapées d'un manteau d'incrédulité. Pourtant, en dépit de son respect apparent pour le culte de son enfance, jamais elle ne l'avait vu se signer, prier ou se rendre à la messe.
:Mendoza: : Je ne crois pas, et tu le sais, que le Créateur daigne s'occuper des êtres insignifiants que nous sommes. Tiens, prenons le cas de Zarès lorsqu'il nous avait attaqué au Grand Zimbabwe. Après l'éboulement, alors que j'étais inconscient, s'il avait continué à s'acharner sur toi plutôt que fuir devant les Shonas, tu aurais appelé ça comment? Un miracle?
Elle émit un petit gloussement.
:Mendoza: : C'est bon de t'entendre rire.
:Laguerra: : Tu penses que j'en suis incapable?
:Mendoza: : Non, mais c'est tellement rare venant de toi.
Elle se frotta le menton, songeuse.
:Laguerra: : Si les choses s'étaient déroulées comme tu le dis, c'est peut-être lui qui aurait été attaqué par ce serpent.
:Mendoza: : Encore un bon exemple: la morsure de la vipère que tu as subie... C'est un caprice du hasard, ce qui n'a rien à voir avec un signe venant du Seigneur. Tu comprends ce que je veux dire?
La jeune femme opina puis recadra la discussion:
:Laguerra: : Tu continues ton histoire ou souhaites-tu que nous nous lancions dans un débat théologique?
Plusieurs secondes s'égrenèrent en silence, pendant lesquelles Mendoza ne quitta pas sa compagne des yeux. Un frisson d'impatience la parcourut. Il sortit de sa torpeur en prenant une profonde inspiration.
:Mendoza: : À partir de Bahía San Juan, les dimensions gigantesques du décor offrirent toute une palette de possibilités. Nulle part ailleurs au monde, du moins sur une telle échelle, n'existait un dédale comparable de chenaux longitudinaux et transversaux permettant la navigation côtière à l'abri des houles océanes. Plus nous progressions dans cet environnement, plus il nous paraissait étrange et menaçant.
:Laguerra: : Menaçant? Pourquoi donc?
:Mendoza: : Les marins sont des hommes superstitieux. La mer étant considérée comme un espace dévolu au malin, ils avaient peur de tout: le mauvais temps, les vagues scélérates, les indigènes. Nous devions affronter tout ce qui se présentait dans le détroit.
:Laguerra: : Attends un peu! Tu crois au diable mais pas en Dieu! C'est assez paradoxal...
:Mendoza: : Quand est-ce que j'ai affirmé ceci?
:Laguerra: : Tu viens de dire que les marins ont des croyances irrationnelles. Et comme tu en es un...
:Mendoza: : En effet, ils voient des augures favorables ou défavorables, dans certains signes, choses ou événements. J'ai partagé leurs convictions à une époque, mais ce n'est plus le cas, depuis que je connais les enfants.
:Laguerra: : Pourquoi?
:Mendoza: : Parce que leurs dons, aussi surprenants soient-ils, n'ont rien de sataniques.

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:Mendoza: : Ceci dit, revenons à cette traversée. La nuit, sur les côtes, nous observâmes de la fumée et de mystérieux brasiers mais jamais nous n'aperçûmes le moindre habitant de ces lieux. Immédiatement l'idée vint à mon maître de nommer cet endroit inhospitalier "Tierra del Fuego", la Terre des Feux*. Je me souviens encore de ses propos à ce moment-là alors que Pigafetta, à ses côtés, décrivait ce qu'il voyait.
:Laguerra: : Qu'avait-il dit?
:Mendoza: : "Quel étrange endroit est-ce là? Soumis à tous les vents, quel homme, quel genre d'animal pourrait vouloir y vivre? Est-ce le monde terrestre ou la porte de l'enfer? Où donc nous mène ce voyage? Reverrai-je jamais ma patrie? Reverrai-je jamais mon épouse et mon fils? Reviendrai-je un jour en homme riche, couvert de gloire et acclamé en héros? Quand? Mais quand reviendrai-je?"
La joue dans une main, captivée, Isabella restait là à écouter ses anecdotes en appréciant sa voix chaude, d'une diction irréprochable, et sa capacité à l'embarquer dans son univers. Après tout, seuls les récits et son imagination pouvaient à présent l'emmener loin de Patala.
:Mendoza: : Le 03 novembre 1520, laissant derrière nous la baie portant mon prénom, les quatre navires arrivèrent à une jonction entre deux bras de mer qui se perdaient derrière les hauteurs. Mon mentor, après moultes tergiversations quant à scinder la flotte, se décida et l'éparpilla de façon à voir où nous pourrions passer, tout en progressant vers le sud. Pourtant, face à nous, il y avait une barrière infranchissable: une chaîne de montagnes s'élevait, aussi blanches et pointues qu'une rangée de dents. Nous ne pouvions pas faire sans les voir. Il y en avait également sur tribord.
:Laguerra: : Hum! Ça se présentait mal...
:Mendoza: : Oui, la plupart des marins pensèrent qu'il n'y avait aucune issue possible, que c'était une quête désespérée, mais nous continuâmes quand même. L'Amiral envoya en reconnaissance le San Antonio et la Concepción afin d'explorer l'embranchement qui se dirigeait vers le Sirocco, au sud-est tandis que la Victoria et la Trinidad partirent vers le Garbin, au sud-ouest. Nous devions inspecter chaque crique, chaque embranchement, chaque recoin avant de continuer à pousser plus en avant. Trois jours plus tard, une détonation retentit, puis une autre. Magellan fit tirer deux coups de canon pour signaler qu'il avait vu quelque chose de prometteur. Bonne nouvelle car le San Antonio et la Concepción firent chou-blanc de leur côté: Les capitaines Juan Serrano et Álvaro de Mezquita avaient fait le tour complet d'une anse ressemblant à tout point à Bahía Sin Fundo de par son immensité. Cette dernière, du point de vue du pilote Estêvão Gomes, n'offrit ni ancrage ni abri, ni aucun autre avantage. Cet itinéraire constituait donc un cul-de-sac.

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:Mendoza: : Les quatre navires se rejoignirent peu après et naviguèrent de conserve, s'engageant au pied des montagnes de plus en plus hautes. L'armada des Moluques découvrit un nouveau cap qui marqua un changement radical dans le paysage. Ce cap -que mon maître baptisa Morro de Santa Águeda*- s'avançait comme un coin dans la Terre des Feux et donnait au détroit la forme d'un V majuscule. Un cap autour duquel le large bras de mer tournait donc à angle droit vers le nord-ouest. Nous le contournâmes et embouquâmes* dans cette nouvelle passe qui ressemblait davantage à une gigantesque baie irrégulière, encerclée de pics escarpés. Là, il y avait d'autres variantes, d'autres canaux. De toutes parts, les contours dentelés des vallées semblaient prêts à se refermer sur nous comme les mâchoires d'un piège mortel. Nulle part, l'œil ne pouvait se reposer. Il y avait cette incertitude de savoir lequel de ces bras de mer allait nous amener de l'autre côté de l'Amérique. Et cela rebutait bien des marins...
:Laguerra: : J'imagine aisément qu'à la vue de ces effrayants rivages, sur lesquels un accident pouvait vous jeter et vous laisser en butte à toutes les horreurs de la misère, le courage des compagnons de Magellan ait commencé à faiblir. Puis, quand après avoir doublé ce cap Morro de Santa Águeda vous aperçûtes un amas confus de rocs et de montagnes semblant barrer le détroit en vous empêchant tout progrès ultérieur, et que, nonobstant ces obstacles surhumains, le grand navigateur s'enfonçait à l'aventure dans une des gorges de ce labyrinthe, je comprends encore mieux qu'ils se soient refusés à la manœuvre, en criant à leur capitaine qu'il les menait dans les gouffres de l’enfer.
:Mendoza: : Oui mais bientôt, la force du génie triomphera de l'inertie des hommes comme des obstacles de la nature, et lorsqu'il sortira du goulet où il s'était enfoncé, mon maître montrera à son équipage terrifié une mer plus ouverte et pour ainsi dire déblayée. Ainsi, chacun verra bien que le grand homme était inspiré du ciel pour ouvrir de nouvelles voies à l’activité de ses contemporains et des générations à venir... Or, nous n'en sommes pas encore là. Revenons au cap Morro de Santa Águeda. Comme je viens de le préciser, l'aspect de ce lieu était absolument différent de l'entrée du détroit. C'était un paysage accidenté avec des montagnes totalement noires. J'observai leurs sommets drapés dans leur longue traîne neigeuse, comme autant de remparts intimidants d'un continent perdu. La mer avait une couleur sombre, elle aussi. On aurait dit de l'encre de seiche. Il n'y avait pas un soupçon de bleu ou de vert. La navigation se faisait au pied de cette muraille de rochers qui s'enfonçait dans l'eau à des profondeurs inconnues. Nous progressâmes en tâtonnant de crique en crique, de baie en baie, contournant les récifs et les bancs de sable avec les baleinières car nous ne bougions pas les bateaux tous les jours.
Mendoza cessa de discourir pour sonder Laguerra du regard. Elle affichait l'expression indéchiffrable qu'il lui connaissait. Un silence d'une épaisseur rare régnait, que la jeune femme brisa la première.
:Laguerra: : "Tel le Méandre se joue dans les champs de Phrygie: dans sa course ambiguë, il suit sa pente ou revient sur ses pas, et détournant ses ondes vers leur source, ou les ramenant vers la mer, en mille détours il égare sa route, et roule ses flots incertains. Ainsi Dédale confond tous les sentiers du labyrinthe. À peine lui-même il peut en retrouver l'issue, tant sont merveilleux et son ouvrage et son art. "
Après un temps de réflexion, l'ange gardien des Élus se pencha en avant, les mains jointes entre ses cuisses.
:Mendoza: : Cette citation du livre VIII des métamorphoses d'Ovide résumait bien notre situation. En effet, nous partions à la rame ou avec une petite voile, arpentant le dédale inextricable de ce monastère géant où le vent tournait, s'arrêtait, repartait, accélérait. Et si nous ne sentions qu'un simple roulis inconfortable sur les nefs, les vagues faisaient danser les chaloupes comme des fétus de paille. Périodiquement, leur crête moutonneuse blanchissait les eaux sombres tourbillonnantes, dont le sifflement nous parvenait indistinctement par-dessus le gémissement d'Éole. Nous ne reprenions le bateau que si nous avions la possibilité de faire sept ou huit lieues nautiques.
Il laissa libre cours à ses réflexions avant de reprendre:
:Mendoza: : Les détours répétés de la route nous mettaient sans cesse en face de nouvelles perspectives, caps et presqu'îles déchiquetés, étroits goulets à franchir, canaux semés d'îlots, baies profondes et mystérieuses se démasquant à chaque tournant.
:Laguerra: : Et la nuit, que faisiez-vous? Vous naviguiez aussi?
:Mendoza: : Non, le détroit et les canaux latéraux étaient bien trop dangereux pour s'y aventurer sans visibilité. Avant que le soleil ne se couche, il fallait trouver un abri afin que la flotte puisse s'y réfugier. Cependant, il était impossible de jeter les ancres.
Isabella se pencha elle aussi en avant, de plus en plus intéressée par le récit de son interlocuteur.
:Laguerra: : Pour quelle raison?
:Mendoza: : Eh bien, le plancher océanique était bien trop profond à cet endroit. Ne pouvant pas se balancer autour de leur point d'attache, les navires se voyaient dans l'obligation de s’amarrer à terre entre deux îlots, dans une baie ou une anse suffisamment étroite.
Il se tut, perdu dans ses souvenirs.
:Mendoza: : Pour ne pas dériver, nous devions tendre les amarres depuis les troncs de plusieurs arbres, en veillant à laisser suffisamment de mou pour que les coques montent et descendent librement au gré de la houle.
:Laguerra: : Pour résumer, vous ne vous déplaciez que le jour.
:Mendoza: : Et encore! Si le temps était mauvais, on attendait le lendemain ou le surlendemain. La plus grande prudence était de rigueur donc nous nous mettions à la cape jusqu'à ce que les vents soient favorables.
Juan reprit son verre et s'envoya une nouvelle lampée. Après s'être frotté la bouche, il le reposa, se cala au fond de la banquette et croisa les jambes en poursuivant:
:Mendoza: : Aucun Européen n'avait jamais vogué dans une si haute cathédrale de rochers et de glace. Au milieu de ce climat et de cette géographie si complexe, à deux-mille-cinq-cents lieues de notre port d'attache, de nos racines et de nos familles, nous nous demandions chaque jour quel était le bon passage parmi toutes ces options. Nous étions sans cesse contraints de rebrousser chemin pour mettre le cap à l'ouest. Fort heureusement, il y avait assez de criques et de baies pour s'arrêter. Cela illustrait très bien le flair marin de mon mentor pour prendre des décisions et définir ce qui était juste de ce qui ne l'était pas.

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:Mendoza: : Depuis la découverte du Cap des onze mille Vierges, il nous fallut presque trois semaines pour inspecter tous les bras de mer, toutes les alternatives afin d'avancer vers le nord-ouest dans un canal qui n'offrait toujours aucune certitude. Canal que l'Amiral nomma "Estrecho de Todos los Santos", le détroit de tous les saints car il le fit le 01 novembre 1520, jour de la Toussaint, lorsque nous atteignîmes Isla Isabel. Mais certains marins de la flotte l’appelaient déjà "Détroit de Magellan", en hommage à leur capitaine-général. Les navires continuaient de s'éparpiller. D'ailleurs, j'allais oublier de préciser une chose importante.
:Laguerra: : Quoi donc?
:Mendoza: : Une seconde, que je me resserve, c'est marée basse.
Sa réplique amusante fit pétiller le regard en amande de l'aventurière. Celle-là, on ne la lui avait jamais faite.
Mendoza se pencha une nouvelle fois pour empoigner la bouteille dont il arracha le bouchon d'un geste preste. Puis, sans en renverser une goutte, il remplit son verre du breuvage liquoreux et l'avala d'un trait. Un feu emplit sa bouche, sa gorge, jusqu'à son estomac. Un feu qui se transforma en une lave douce aux notes de fruits secs, de café et de chocolat, le tout surmonté d'une saveur caramélisée, très particulière. Tandis que l'alcool se frayait en lui, il tressauta de plaisir et lâcha un "ah" de contentement.
:Laguerra: : Vas-y mollo, quand même! Ce n'est pas du petit-lait, Juan.
:Mendoza: : Puisque tu ne veux pas m'accompagner, je suis dans l'obligation de finir cette bouteille. Un vin de cette qualité, aux arômes aussi complexes, tourne vite.
Il se resservit aussitôt avant de rependre.
:Mendoza: : Le matin du 08 novembre, j'avais remarqué un fait troublant que je rapportai à Pigafetta. Il le mentionna immédiatement dans son journal de bord: le San Antonio s'était élancé à pleine toile et avait distancé rapidement la Concepción, comme s'il ne voulait pas attendre cette dernière. Bien que plus lourd car plus chargé, le navire possédait aussi de plus grandes voiles qui lui permettaient de mieux prendre le vent. Quant à la Trinidad, accompagnée de la Victoria, elle poursuivit sa route vers le nord-ouest puis vers l'ouest-nord-ouest.

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:Mendoza: : Deux jours plus tard, à l’approche de la nuit, elle jeta l'ancre dans une baie parfaitement abritée qui réunissait tous les avantages pour devenir un point de ralliement des navires en exploration. Quelques heures nous furent accordées pour aller à terre. Les canots furent promptement amenés et nous foulâmes bientôt la grève. Nous fûmes frappés par la quantité de moules qui recouvraient les rochers, il y en avait par milliers. Les matelots, au comble de la joie, eurent bientôt fait de les détacher à coups de hache et d'en remplir à pleins baquets pour le service du bord. Une fois rentrés, les maîtres-coqs en remplissaient leurs seaux de tôle, les présentaient au feu des fourneaux, et improvisaient ainsi des marmites et une cuisine de Gargantua. Ce fut une agréable diversion à notre nourriture habituelle. Comme dans tout le détroit, on pouvait pêcher ici en plus ou moins grande abondance des mulets, des lamproies, des éperlans, des loches et cœtera, et cœtera... D'ailleurs, le chroniqueur énuméra certaines de ces espèces en décrivant le lieu avec précision.
Isabella feuilletait nonchalamment le livre de l'Italien.
-"Nous arrivâmes à une rivière que nous appelâmes " la rivière des sardines" car nous en avons trouvé en grande quantité. Nous trouvons ici de bonnes eaux pour y boire, du bois tout de cèdre, du poisson aussi, des moules et une herbe fort douce appelée appio*, dont il y en a de la même sorte qui est amère. Cette herbe croît près des sources, et faute de meilleurs aliments, nous en mangeâmes durant cette escale. Ainsi nous sommes restés quatre jours pour attendre le retour des deux autres nefs".
La jeune alchimiste peinait à se concentrer sur la lecture de ce passage. Comment aurait-il pu en être autrement alors que, chaque fois qu'elle levait les yeux, elle croisait le regard de son amant rivé sur elle? Il arborait une expression fixe, comme celle d'une statue de cire et des pupilles aussi brillantes que celles d'un loup dans l'obscurité.
Augmentant la dose à chaque lance de fougère*, il avait vidé la moitié de la bouteille. Mais même s'il se rinçait abondamment le godet ce soir, Mendoza n'avait pas cette folie furieuse et inguérissable de l’alcool qui, parfois, faisait ressembler les marins à des brutes déchaînées.
Isabella remplit à nouveau sa tasse de lait fermenté. Juan la regarda se servir. Elle ajouta seulement un peu de sucre, produit exotique et rare, réservé aux élites chez qui il était utilisé comme monnaie d'échange, épice et médicament. Ils sirotèrent leur breuvage en silence pendant quelques instants, puis la jeune femme s'immergea dans le compte-rendu de Pigafetta.
-"Pendant ce temps, on expédia une chaloupe bien fournie de gens et de vivres pour aller reconnaître le cap de ce canal, qui devait aboutir à une autre mer. Les matelots de cette embarcation demeurèrent, à y aller et venir, trois jours, et nous annoncèrent qu’ils avaient vu le cap où finissait le détroit, et une mer, grande et large, c’est-à-dire l’océan. Le capitaine-général, de joie qu'il eut, commença à pleurer et donna à ce cap le nom de Cap Deseado, comme une chose bien désirée et de longtemps requise. Enfin, je crois qu’il n’y a pas au monde de meilleur détroit que celui-là. Dans cette rivière des sardines, nous fûmes témoins d’une chasse curieuse et très amusante. Trois sortes de poissons, faisant une aune ou plus de longueur, unissaient leurs forces afin de poursuivre une quatrième espèce. Ces derniers avaient la taille d'un pied ou plus, et étaient une excellente nourriture. Quand les dorades, les albacores et les bonites trouvaient l'un de ces poissons volants, aussitôt ils le faisaient sortir de l'eau. Les colondrins déployaient alors leurs nageoires, qui étaient assez longues pour leur servir d'ailes, et volaient sur une distance égale à un coup d'arbalète, tant qu'elles étaient mouillées. Pendant ce temps, leurs ennemis, guidés par leur ombre, les suivaient, et, au moment où ceux-ci retombaient dans l’eau, ils les prenaient et les mangeaient, ce qui est une chose merveilleuse et agréable à voir."
Au milieu de la page, Isabella jeta un coup d'œil rapide vers la fenêtre à moucharabieh: le vent continuait à fouetter la cloison ajourée. Il soufflait si fort que la pluie tombait presque à l'horizontale.
-"Pendant le voyage, j’entretenais le mieux que je pouvais le géant Patagon qui était sur notre vaisseau, et, au moyen d’une espèce de pantomime, je lui demandais le nom de plusieurs objets dans sa langue, de manière que je parvins à en former un petit vocabulaire. Il s’y était si bien accoutumé depuis le port de San Julián qu’à peine me voyait-il prendre la plume et le papier, qu’il venait aussitôt me nommer les choses qu’il avait sous les yeux et des opérations qu’il me voyait faire. Son talent mimique était très développé car il pouvait répéter sans la comprendre une phrase Italienne assez longue. Il nous fit voir, entre autres, la manière dont on allume le feu dans son pays, c’est-à-dire en frottant un morceau de bois pointu contre un autre, jusqu’à ce qu'il prenne à une espèce de moëlle d’arbre, qu’on place entre lesdits morceaux de bois. Le mercredi 28 novembre 1520, nous sortions dudit détroit, et entrâmes dans la mer Pacifique, où nous restâmes..."
Voyant qu'elle prenait trop d'avance sur le récit de son homme, Isabella cessa de lire et annonça:
:Laguerra: : J'ai terminé le passage que tu voulais que je lise. Pigafetta est plutôt avare, niveau descriptions. Il ne dit pas qui est parti en exploration dans le canal. Cela reste assez vague.
:Mendoza: : Dans ce cas, je vais me faire un plaisir de satisfaire ta curiosité. Le lendemain de notre arrivée, une messe en l'honneur de Saint Martin de Tours fut célébrée à terre par l'aumônier Pedro de Valderrama. Après l'office, en guettant la venue de la Concepción et du San Antonio, mon mentor désigna trois hommes pour partir en mission. Le premier s'appelait Hernando de Bustamante. C'était le barbier-chirurgien de la Victoria. Le second se nommait Bocacio Alonso, un rescapé du Santiago. Quant au troisième, il faisait partie de l'équipage de la Trinidad...
Une fois de plus, Mendoza prenait un malin plaisir à la tenir en haleine.
:Laguerra: : Qui était-ce?
:Mendoza: : À ton avis? Ton humble serviteur...
Croyant à une plaisanterie, Isabella gloussa. Comme son amant conservait une mine grave, elle s'empressa d'étouffer son rire en feignant une quinte de toux.
:Laguerra: : Toi?
:Mendoza: : Oui, moi. Magellan nous envoya dans un canot afin d'explorer la possibilité d'aller plus loin. Car au-delà de la baie des Sardines, le large canal qui s'ouvrait vers l'ouest semblait bouché. Les montagnes fermaient ce qui pouvait être un passage évident. Il m'est arrivé de dire, comme une sorte de parabole ou de métaphore, que le détroit n'existait peut-être pas et que c'était la volonté de Magellan, son énorme effort et son courage qui avaient fini par briser ces impressionnants murs de pierre pour le créer.
:Laguerra: : Comme un Moïse qui ouvrit ces montagnes pour laisser courir les eaux d'une nouvelle mer, d'un nouveau fleuve qu'il avait appelé curieusement le détroit de tous les saints.
La comparaison fit naître l'ombre d'un sourire sur le visage de l'ancien mousse.
:Mendoza: : Pour stimuler notre courage, il nous promit une prime de quatre mille cinq cents pièces Espagnoles si nous trouvions le chemin vers la sortie. Quatre mois et demi de solde supplémentaire.
:Laguerra: : Une bien belle somme...

À suivre...

*
*Isla Isabel: À noter que cette île ne fut nommée comme telle que 45 ans plus tard, lorsque la flotte de Pedro Sarmiento de Gamboa cartographia la zone entre 1579 et 1580. Mais avec Jean-Luc François, nous ne sommes plus à un anachronisme près. Je peux donc bien faire une petite entorse, moi aussi.
*Bouteille jetée à la mer:

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*Caballeria: Ancienne unité de superficie Espagnole équivalente à 38,6374 hectares.
*A proa, a popa, a babor y estribor, al palo mayor, rumbo a la bodega: Toast Espagnol marin. Je vous laisse le soin de traduire par vous-même.
*Carguer les voiles: Retrousser les voiles contre leurs vergues et quelquefois contre le mât, par le moyen des cargues. Cette opération s'effectue lorsque le vent forcit, pour ralentir un bateau en arrivant à un mouillage ou avant un abordage.
*La Terre des Feux: Premier nom donné à l'archipel. L'incompréhension du véritable sens de l'expression amena ultérieurement la corruption en Terre de Feu, au singulier. C'est Charles Quint qui le nommera officiellement et définitivement ainsi.
*Morro de Santa Águeda: Colline de Santa Águeda, connue aujourd'hui sous le nom de Cap Froward. C'est le point le plus méridional de la partie continentale de l'Amérique du Sud.
*Embouquer: S'engager dans un canal, un détroit ou une passe.
*Appio: Plante herbacée, appelée ache ou céleri, de la famille des Apiacées (ou Ombellifères). L'espèce la plus connue est le céleri commun, dont plusieurs variétés sont cultivées comme légumes ou plantes condimentaires. Étant Italien, Pigafetta la nomme dans sa langue maternelle.
*Lance de fougère: Verre à boire.
Modifié en dernier par TEEGER59 le 15 juin 2023, 20:07, modifié 4 fois.
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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