Suite.
CHAPITRE 24: L'appel de la forêt.
Devant Mendoza, le Zambèze bouillonnait et les pans d'eau qui se brisaient sur les rochers émoussés par la force vive du courant grondaient à l'unisson. Sur l'autre berge, en face, le sang ruisselait d'Umade Bhattiyani allongée dans la boue, se mêlait à l'onde du fleuve jusqu'à le rendre soudainement rouge. La rani tournait un regard dévasté de tristesse vers le capitaine, tendait ses mains, brandissait ses doigts implorants dans sa direction comme pour l'attirer à elle. Le sein qui lui avait été arraché baignait à ses côtés dans une petite flaque devenue rouge, elle aussi. Le long de son bassin, une entaille écartait les chairs pour laisser apparaître la pellicule translucide de l'utérus. Au-dessus du marin, le ciel s'assombrit, l'air se chargeait d'une chaude humidité, les nuages s'enroulaient dans le vent d'altitude. L'orage tropical s'apprêtait à faire trembler la terre.
Au loin, contournant la cité d'Ophir, une barque défiait les eaux en combattant le courant en direction de la rive opposée. À son bord, une mince silhouette féminine agitait les bras, criait à tue-tête des phrases dans une langue dont le sens échappait à l'Espagnol. L'embarcation rangea ses flancs de bois à proximité de la rani et sa passagère se jeta sur la berge, abandonnant le frêle esquif aux appétits du fleuve, avant de partir brutalement se camoufler dans la flore avoisinante.
Dans l'axe de vision du navigateur, deux fentes jaunes cerclées de noir, surgies des entrailles du Zambèze, fendaient l'eau, palpitaient, sondaient le terrain et pressentaient la chaleur humaine. Très régulièrement, le voile transparent de la paupière s'abattait sur l'œil avant de disparaître avec la même férocité. De larges narines, des volcans, soufflaient un tourbillon d'eau et s'orientaient vers la princesse Hindoue dont le sang s'épanchait à n'en plus finir. Les crocs s'aiguisaient, la mâchoire claquait, les narines battaient et humaient les douceâtres effluves d'un repas exceptionnel. Là-bas, au Grand Zimbabwe, le roi Neshangwe avait appris au Catalan à deviner la taille d'un crocodile en mesurant mentalement la distance qui sépare ses yeux et, au jugé, celui-là devait approcher les deux toises... Deux toises de férocité, de puissance, de cruauté absolue. Umade Bhattiyani hurlait, roulait sur le côté dans un effort vain. Les arceaux de ses côtes lui transperçaient la peau chaque fois qu'elle essayait de bouger. Mendoza devait agir et, bien que le courant risquait de l'emporter, il s'élança dans les bras du fleuve. Le carnivore tendu comme une flèche fonçait vers elle et, avec une exquise lenteur devant l'impuissance de sa proie, remontait la berge, patte après patte, crocs flambant neufs.
L'eau s'écrasait sur le torse du marin en jets de furie. La colère folle de l'onde le décalait vers l'aval, mais il progressait, accroché aux rochers, aux branches qui flagellaient l'eau ensanglantée chaque fois que le vent tordait leurs ramures. La rani s'épuisait les cordes vocales, gémit et, dans les intonations brasillantes de peine, prit le timbre de voix d'Isabella. Et elle hurlait, hurlait à crever les tympans de Juan. Des coups de feu firent décoller une nichée d'oiseaux. Le crâne trapézoïdal du crocodile explosa, la bête roula sur le côté, dévala la berge et se laissa avaler par le fleuve comme un tronc mort. La lisière de la jungle accoucha d'une forme, une grande silhouette enveloppée d'une chasuble mauve. Une capuche écarlate lui couvrait la tête, mais il n'y avait pas de tête, pas de visage, juste cette capuche appuyée sur des courbes qui n'existaient pas. L'homme sans visage se dressait devant le Rédempteur.
Il se pencha sur Laguerra, sortit d'une de ses manches le sabre aiguisé du daimyo Shimazu. Il tira le sein restant par le téton et le trancha à la base d'un coup net de lame.
Quelques pas seulement séparaient les amants, mais le courant plaquait le navigateur contre un rocher en forme de crâne, lui broyait la poitrine, l'empêchant presque de respirer. S'il bougeait, les flots tumultueux l'emporteront vers les cascades écrasantes de puissance.
L'encapuchonné décocha un rire au moment où des trombes d'eau se mettaient à dépouiller les arbres de leurs feuilles. Du talon, il chassa Isabella le long de la pente. Son corps mutilé glissa sur l'eau, se faisait chahuter par la gueule du fleuve, dévala entre les rochers contre lesquels il se fracassa. Laguerra s'approcha, sombra vers le fond puis surgit devant son homme.
Mendoza tendit le bras, les doigts féminins lui écorchaient la peau des mains. Elle se cramponna, le cou gonflé d'eau, mais le Zambèze déchaîna ses rapides et l'arracha au capitaine, l'entraîna dans ses vapeurs avant de la précipiter au cœur des cataractes.
L'individu engoncé dans sa chasuble ricana inlassablement. Comment réussir à rire, privé de visage? D'où s'échappaient les sons? Son cri brûlait Juan sans fin.
Ce dernier quitta son rocher. Il cria, il l'appela. Elle ne répondit pas et, en attendant, il avalait de l'eau qui lui coupait la respiration. Il se débattait, il coulait. Des détritus remontaient, l'entouraient. Il s'y agrippa, en vain. Ses gémissements étaient suffoqués, des larmes chaudes coulaient le long de ses joues. L'horreur explosait dans son ventre en même temps que l'angoisse. Le bord des chutes était à la fois tout proche et très loin. Il coula, remonta à la surface. Pour combien de temps? Sa prochaine inspiration pourrait être la dernière, il le savait. Il ne se résigna pas et se démèna comme un diable, il essaya de résister au flux de l'eau qui l'entraînait. Le bord se rapprochait. Ses forces l'abandonnaient. Ses jambes, raidies par les crampes, étaient sur le point de lâcher. Quant à ses bras, Mendoza ne les sentait plus. C'était la fin et il permit aux flots démontés de le ramener dans les bras de sa princesse...
Toutes les nuits, à la même heure, un bébé se mettait à pleurer. L'appel du ventre, probablement. C'était coutumier. Il hurlait depuis cinq minutes lorsque Mendoza émergea au milieu du lac de sa sueur, ses os cliquetant les uns contre les autres sous l'effet de la peur.
Il éprouvait un mal horrible à comprendre qu'il venait d'ajouter, à l'épais catalogue de ses cauchemars, le pire de tous...
Il avait mal à la tête. Pendant quelques instants, il se demanda où il se trouvait. Les aiguilles de l'horloge indiquaient trois heures cinquante-cinq.
D'ordinaire, même en plein sommeil, il était capable d'entendre une mouche voler, de percevoir la respiration d'Isabella tout contre lui lorsqu'il la serrait dans ses bras. Il hallucinait, cinq minutes de braillements stridents et il n'avait rien entendu... La puissance du cauchemar avait-elle pu l'emprisonner à ce point? Ou bien était-ce l'alcool?
Étrangement, il se souvenait de chaque détail, comme si la scène venait de se dérouler à l'instant devant ses yeux. Il sentait encore les effluves nauséabonds du fleuve, cette pluie tiède, ces nuages noirs en forme d'animaux. Il voyait l'eau jaillir des naseaux du crocodile, il avait sur les lèvres le goût du sang de sa compagne. Tout... Tout semblait... si réel!
Le marmot hurlait toujours.
:
Estéban?
Ce n'étaient pas les pleurs de l'Élu, pour la simple et bonne raison qu'il n'était plus un bébé... Le fort était peuplé d'enfants en bas âge, éclaboussé par les bruits de la vie. Le plus jeune des pensionnaires devait avoir deux mois.
Juan avait la gorge sèche et l'impression qu'on lui avait planté des rivets dans le crâne. Il reprit lentement ses esprits. Il se trouvait dans sa chambre, l'aventurière pelotonnée sous le drap comme un pigeon dans son boulin. Combien avait-il bu, au juste, la veille?
S'il avait eu le choix, il aurait aimé demeurer au village, mais Isabella avait opté pour le confort du palais. À vrai dire, étant donné ce qui l'attendait dans les jours à venir, il était reconnaissant de l'hospitalité du Radjah. Il appréciait la citadelle du monarque qui était accueillante et chaleureuse. Mais Dieu, qu'est-ce qu'il avait bu! De la bière, cinq chopes lui semblait-il, et une dernière liqueur fort assommante, peut-être deux. Il avait tout avalé, heureux que l'alcool ait un effet calmant sur ses nerfs, et de plus en plus confiant pour la tâche qui lui incombait. Mais maintenant qu'il avait soupé en gaudéamus* et qu'il cherchait comment atténuer les conséquences de sa biture, il se demanda quelle était la partie du cerveau qui, si souvent, réussissait à le convaincre de boire un dernier verre.
L'Espagnol se leva et alla s'asperger le visage d'eau fraîche. Dans la glace, il inspecta les multiples marques de griffures dont sa panthère avait parsemé son corps avant de se verser un thé vert froid. Tout en contemplant la forme assoupie qui remuait sur le charpoy*, il vida le contenu de sa tasse en espérant que l'infusion fasse effet rapidement. Le mercenaire retourna se coucher. En se rapprochant, il se pencha sur la belle endormie. Celle-ci s'était découverte en se mettant sur le dos.
Son cœur battant à tout rompre, Juan la détailla avec une intensité palpable. Elle semblait forte et fragile à la fois. Si naturelle, si proche.
C'est en cet instant précis qu'il prit enfin conscience d'une chose: il était amoureux d'elle. Irrévocablement.
Aimer. Isabella avait évoqué la première ce mot étrange. Et lui se sentait enfin libre. Libre de s'engager sur cette voie inconnue qu'était celle de l'amour. Il lui caressa la joue, elle était glacée.
Elle avait la peau d'une pâleur malsaine et les lèvres exsangues de froid. Ramassant la couverture, le bretteur la posa délicatement sur sa compagne puis compris aussitôt combien son geste était ridicule. Tout en réfléchissant comme un damné, il sentit un frisson parcourir ses muscles.
:
Oui, bien sûr!
Il fit le tour de la couche, posa sa tête sur l'oreiller confortable, repositionna le drap et la couverture épaisse puis se serra contre le petit corps transi de l'aventurière. Peau contre peau, en chien de fusil, le bras droit entourant sa taille, le marin ferma les yeux. Dans un peu moins de deux heures, les premiers oiseaux se mettraient à chanter. Aujourd'hui, les sélections commençaient et il allait devoir faire preuve de jugement. Qu'allait donner cette première journée, avec sa gueule de bois et son haleine empestant l'alcool?
Tel qu'il était placé, Juan finit par sentir les éminences rosées d'Isabella se raffermir. Ainsi que l'arrondi de ses fesses plaquées contre son bas-ventre.
:
C'est le froid qui fait durcir sa poitrine, bougre d'âne, pas le désir qu'elle pourrait avoir pour toi! Elle dort, au cas où tu n'aurais pas remarqué. Oui, il semblerait bien, vu ce qui se passe entre tes jambes!
:
Silence, il ne se passe rien de ce côté-là. Je sais qu'elle dort. Moi, je veux juste la réchauffer.
:
Elle n'est en rien la cause de ton excitation soudaine, c'est ça?
:
Elle fait de l'effet à mon corps, certes. Je ne puis le nier. Mais c'est une simple réaction physiologique. J'ai beau avoir le cul chaud*, je n'ai nullement l'intention de fretinfretailler à cette heure. Maintenant, tais-toi!
Contrairement aux questionnements de l'épéiste, Isabella n'était pas en état de deviner quoi que ce soit. D'un sursaut de volonté, il s'arracha mentalement à cet abandon qui menaçait de le submerger. Et pourtant, cela ne l'empêcha pas de se plaquer contre l'espionne du mieux qu'il pût. Il lui était impossible de se contraindre à s'en écarter, pas après cet affreux cauchemar. Ses sentiments pour elle étaient indéniables. Puissants. Incontournables.
Laguerra cessa finalement d'avoir froid et ce constat rien qu'à lui seul valait pour son homme la meilleure des récompenses. Juan remua dans son lit. Pendant une éternité, il espérait grappiller une précieuse heure de sommeil, mais plus les minutes passaient, plus il était réveillé.
Le braillard s'était tu depuis un moment, mais une pluie battante avait pris le relais.
À cinq heures moins vingt, Mendoza se leva. Il faisait encore noir et frais. Il passa ses vêtements, s'arma et, avant de s'éclipser, scruta les traits de sa princesse comme pour les emporter mentalement. Après un geste tendre envers elle, il sortit de la chambre à pas de loup.
☼☼☼
Une caresse.
À la frontière entre le sommeil et la veille, juste avant d'émerger de l'abysse de l'oubli, elle sentit une paume chaude toucher sa joue et entendit un doux murmure.
Son prénom.
Les idées encore confuses, elle ouvrit les yeux, s'attendant à trouver Mendoza, mais elle était seule. Pourtant, la sensation avait été nette. Son compagnon s'était déjà levé. Elle l'entendait s'activer dans la pièce d'à-côté. Tant mieux. Isabella n'était pas certaine de vouloir le voir. Pas encore. Elle avait besoin d'un peu de temps pour elle. La vérité sans pitié lui donnait une perception complètement différente de ce qui s'était passé entre ces draps. Un vague souvenir de corps enfiévré, le sien surplombant celui du mercenaire. Indifférents à sa gêne, les rayons lunaires filtraient par les moucharabiehs en mettant en évidence la serviette en boule sur le sol, et éclairaient la couverture qui la couvrait. Elle la souleva. Comme pour s'en convaincre, elle se dit:
:
Je suis nue...
Une migraine tenace vrillant ses tempes, le cœur au bord des lèvres, elle blâma d'abord l'alcool, avant de se rendre compte que c'était un bouc émissaire trop faible. De qui se moquait-elle? Les femmes ne font jamais l'amour par hasard. Même quand elles semblent se lancer dans l'aventure d'une nuit, en réalité, elles l'ont programmée. Les hommes agissent autrement: une occasion se présente, ils la saisissent. Sauf que là, c'était tout sauf l'histoire d'un soir... et c'était elle qui était venue le rejoindre après lui avoir dit non. En un sens, elle s'était servie de lui, cette nuit. Et même si pendant les six derniers mois elle n'avait pas prévu une telle rencontre, elle l'avait acceptée. L'espionne avait continué à prendre soin d'elle. Une partie d'elle ne voulait pas s'avouer vaincue par la douleur. Et puis, cela avait encore à voir avec son tempérament. Après la disparition de son père, ayant suivi Ambrosius en Inde, elle se revoyait se morigéner dans sa chambre:
:
Une femme trouve toujours deux minutes pour se coiffer, même lorsqu'elle souffre et à du mal à respirer.
Ce concept n'avait rien à voir avec la beauté ou l'apparence. C'était une question d'identité. Une attention que les hommes auraient trouvée futile et affectée, dans un tel moment.
Maintenant, Isabella avait honte. Mais pas pour elle: par rapport à son père. Elle ressentait de la peine pour lui à l'idée que son unique enfant s'abandonnait dans les bras de son pire ennemi. Elle cherchait un prétexte pour haïr le marin-mercenaire, mais elle en était incapable car c'était un homme attentionné, un amant respectueux. Attirée par Mendoza dès le premier instant, c'était sans doute cela qui la faisait enrager. Cela avait tout du cliché: d'abord ils se détestent, ensuite ils tombent amoureux. Elle se sentait telle une jeune fille de quatorze ans. Il ne manquait plus qu'elle compare son concubin à son père. Elle chassa cette idée et regarda l'heure. La jeune femme était réveillée depuis dix minutes et Juan n'était toujours pas venu l'embrasser.
:
Qu'est-ce qu'il fait? Il en met du temps!
Elle tenta de s'asseoir et fut prise de vertiges. Se laissant retomber sur la couche, elle fixa le plafond jusqu'à ce que les meubles et les objets arrêtent de tourner.
:
Il faut que je me lève.
Laguerra poussa ses jambes jusqu'au bord du lit, les baissa l'une après l'autre et toucha le sol. Quand elle fut certaine d'avoir posé les deux pieds, elle essaya de s'appuyer sur ses bras pour se remettre en position verticale. Elle gardait les yeux ouverts pour ne pas perdre l'équilibre. Isabella parvint à s'asseoir. Elle se tint au mur et se servit de la table de nuit pour prendre son élan. Elle était debout mais cela ne dura pas. La jeune femme sentit ses genoux céder. Elle lutta, en vain. Fermant les yeux, l'escrimeuse se rassit sur le lit.
:
Pas encore.
Elle se recroquevilla sous les draps, les mains jointes entre sa joue et l'oreiller. Le sommeil l'appelait, l'invitait à le suivre à l'endroit chaud où tout se dissout.
:
Encore cinq minutes... Rien que cinq petites minutes...
☼☼☼
Une heure avant le lever du soleil, Mendoza quitta le fort. Des gouttes de pluie tombaient encore. Il aspira le vent humide qui lui rafraîchissait les paupières. Arrivant au bout de la route pavée, la jungle s'offrait à lui, majestueuse, impudique. Une immense superficie érigée vers le ciel en harpons de sals, tecks et neems. Un poumon naturel sillonné de veines d'eau, troué d'étangs.
Trois pistes s'enfonçaient, timides, dans l'épaisseur de la canopée. L'Espagnol prit celle du milieu et foula patiemment la sente chargée d'humus entêtant, surmontée par les hautes frondaisons des arbres. Le crépitemement du crachin sur la végétation ressemblait à un bruit de manducation. Juan n'avait pas beaucoup dormi mais se sentait affûté, débarrassé des ultimes vapeurs d'alcool.
Seule la lune s'opposait encore au pouvoir des ténèbres. Les arbres étaient agités par la brise nocturne. Leurs feuilles étaient des éclats de rire fugace qui couraient à côté de lui, moqueurs, pour s'éteindre ensuite dans son dos. Les rapaces le fixaient de leurs yeux surdimensionnés.
Troublé, le mercenaire n'arrêtait pas de regarder derrière lui. Il avait la sensation qu'une ombre le suivait. Se dirigeant vers le campement, il accélérait, bifurquait, ralentissait, mais, bien sûr, il n'y avait personne, hormis ses propres fantômes.
Avec l'obscurité de la sylve, il ne voyait pas grand-chose. Il ne pleuvait plus, mais avec ce qui était tombé, une flaque fangeuse accueillit l'une de ses bottes. Dans le silence blanc de la forêt, la clameur de sa colère ressembla à une déchirure.
Un quart d'heure de marche passa, sans autre fait notable que le début du concert matinal des oiseaux et le bramement éloigné d'un cerf axis.
Cinq minutes plus tard, hérissant leurs petites plumes au vent froid et se tenant immobiles, les volatiles avaient cessé leur chant.
Il l'entendit avant de le voir. Ce n'était pas un animal.
:
Zarès?
L'inconnu sur sa gauche semblait ne pas vraiment être à son aise en forêt, contrairement à lui-même. Il devait très certainement le surveiller mais sans la furtivité indispensable à un tel endroit. Branchages froissés, feuilles écrasées, le tintement léger de l'acier cogné par inadvertance... autant de bruits qui résonnaient à l'oreille exercée du mercenaire. Ce dernier arbora son sourire carnassier tout en s'écartant du sentier, comme si de rien n'était.
Jaillissant des hautes herbes qui jonchaient la piste, surgit une grande silhouette.
Avant qu'elle ne puisse atteindre le milieu du chemin, Mendoza apparut de derrière un arbre, lame au clair, faisant sursauter l'inconnu qui s'apprêta à dégainer son épée. Avec un petit rire nerveux, ce dernier lâcha:
: Mendoza! C'est toi! Tu m'as surpris.
: Gaspard! Mais qu'est-ce que tu fais là?
: Eh bien, j'étais sorti du camp pour satisfaire...
: Ça va, ça va! N'en dis pas plus,
boule-de-poils, j'ai compris. Pas besoin de me faire un dessin...
: Puis, j'ai entendu un bruissement, alors je suis allé voir, sans penser à prendre de points de repère.
: Résultat, tu t'es paumé... C'est ça?
Penaud, le barbu tourna sur lui-même, le regard au ciel, comme perdu loin de ses catacombes de pierres et de briques Barcelonaises.
: Euh... oui.
: Tu as eu de la chance que ce soit moi et pas un tigre à l'affût.
: Oh! Tu sais, j'ai déjà eu affaire à un lion et à une horde de crocodiles en Afrique... Je ne suis plus à une bête sauvage près...
:
Crocodile...
: J'adore la forêt, mais pas au point d'y vivre. Ça me ficherait presque la chair de poule d'habiter ici, au milieu de nulle part... Euh... Où est le campement?
: Par là, à environ deux cents toises vers le sud-est. Nous allons devoir traverser ce bourbier. Avec ce qu'il a plu, ça ne va pas être triste...
: Tu as l'air passablement irrité. La nuit n'a pas été trop difficile?
: Ça va. Je suis un animal nocturne.
: Je vois...
: Bon! Allons-y...
Des murs de sureaux, de viornes et de ronces, se dressaient devant eux, encadrés de troncs rugueux envahis par les mousses et le lierre. Les épines ainsi que les branches nues des buissons s'acharnaient à entailler leurs bottes, ce qui fit allègrement monter la tension nerveuse de Juan.
Les murailles serrées d'écorces et de feuilles ramenaient l'horizon au bout de leur nez. Gaspard pesta:
: Tu es sûr que tu ne t'es pas trompé? Ce n'est pas par-là que je suis passé.
: C'est un raccourci. On devrait arriver...
: Oui, on devrait... Regarde mon pantalon! Tu veux ma ruine ou quoi?
: Écoute, le mien aussi est mort! Dévoré par les ronces!
Un cri de linotte à bec jaune troua le limbe matinal, relayé dans son élan par d'autres qui roulèrent loin dans les chevelures des arbres. Le duo rejoignit un sentier plus large où réussit enfin à surgir le bleu froid du ciel, traînant une très faible couleur carnée qui le troublait. Ruisselante, contractée, arrachée à la nuit, c'était l'aube qui pointait. La densité arboricole s'affaiblit et, sur la gauche, légèrement en contrebas, s'alanguissaient trois étangs éparpillés dans le fouillis ordonné de la nature, au gré de leurs eaux dormantes.
: Voilà, on arrive. Le campement est derrière les arbustes, au fond...
: Cornes du diable! Tu as choisi un coin rudement sinistre! On se croirait au Val sans retour!
: Quoi?
: Laisse tomber,
face-de-limande... C'est de la lecture pour jouvenceaux...
: Je connais ce lieu légendaire du cycle Arthurien en forêt de Brocéliande. J'ai dévoré les cinq œuvres de
Lancelot-Graal, ne me prends par pour une vieille croûte!
Le long des plans d'eau se miraient les frondaisons des ormes enracinés avec toute la force de l'âge dans le sol. La faune et la flore s'épanouissaient dans l'harmonie des terres oubliées, loin, très loin de la marée humaine où les deux hommes étaient nés.
Les étangs dégageaient une odeur d'eau croupie, lézardée en surface par le chaos des têtards. De grandes herbes minces s'y courbaient ensemble et, quelquefois, à la pointe des joncs ou sur la feuille des nénuphars, un insecte à pattes fines marchait ou se posait.
L'ancien
Yeoman ne s'était certes jamais rendu à Brocéliande, mais il avait pénétré suffisamment de fois la forêt de Sherwood pour affirmer que cette jungle était bien plus mystérieuse que l'antre du brigand au grand cœur, le héros littéraire Robin des Bois.
Le duo arriva au terme du chemin dans une clairière aux limites mal définies. Ils n'entendaient en marchant que la cadence de leurs pas sur la terre du sentier, les paroles qu'ils échangeaient, et le frôlement de la cape de Juan qui bruissait tout autour de lui. À la lisière, patientait un trio de sentinelles. José-Maria les salua. Du menton, il indiqua à son compatriote de prendre garde où il mettait les pieds.
La terre, à un endroit, se trouvait effondrée par le pas des montures. Il fallut marcher sur de grosses pierres vertes, espacées dans la boue. Souvent, le barbu s'arrêtait une minute à regarder où poser sa botte. Et, chancelant sur le caillou qui tremblait, les bras à l'horizontale pour garder un semblant d'équilibre, l'œil indécis, il grimaçait alors, de peur de tomber dans les flaques d'eau.
Un peu plus loin, sur les feuilles et l'herbe tendre perlaient de petites gouttes de rosée, fraîches et spontanées, perdues sur la frontière de la nuit et du jour. Le campement fourmillait d'activité. Préparatifs divers, lames affûtées et graissées, chevaux harnachés, l'entité qu'était une compagnie de mercenaires prenait vie pour faire ce pour quoi elle existait: se battre. Un véritable concert de bruits dissonants accueillit Mendoza et Gaspard à leur arrivée. Chants militaires, hennissements et raclements de sabots, le tout plus ou moins rythmé par les coups de marteau d'un forgeron sur son enclume.
: Viens, allons voir nos subordonnés. J'ai eu le temps de faire plus ample connaissance avec eux hier soir.
La hiérarchie était simple. Mendoza, sous les ordres du capitaine Singh, allait devoir diriger le peloton composé d'une trentaine d'hommes, lui-même divisé en trois sections de dix soldats avec un havildar* pour chaque groupe.
Ils rejoignirent l'espace principal aménagé au milieu du camp. Une grande tonnelle en toile huilée, pour se protéger du vent et de la pluie, y était tendue. En dessous se trouvait le lieu de réunions: une grande table où trônaient les restes d'un petit déjeuner, plusieurs bancs, des râteliers pour les armes, le tout permettant d'accueillir une petite dizaine de personnes. À l'extérieur, donnant sur un bel espace dégagé, une estrade en bois se dressait, probablement destinée aux discours des gradés devant les hommes de la troupe. Plusieurs individus se tenaient sous la tonnelle, dont Amarinder Singh. Le Catalan reconnut sa stature imposante et s'étonna de le trouver ici, en grande discussion avec les sergents.
Juan se pencha vers José et lui demanda:
: Tu savais que le capitaine était ici?
: Non... Il a dû débouler quand je suis parti pisser.
Les Hindous parlaient des détails techniques d'organisation strictement militaire dont les deux Espagnols connaissaient la moindre ficelle. Ils attendirent patiemment que Singh eût terminé. Ce qui ne tarda pas.
L'officier se retourna vers eux, les traits tendus et le regard sévère. Si les yeux dévoilaient l'âme, ceux-ci s'ouvraient sur des abysses insondables.
:
Après tout, aussi féroce soit-il, c'est un homme qui doit se faire obéir...
Singh: Mendoza, je t'attendais! On vient de m'apprendre que tu étais retourné au fort, hier soir.
Le Catalan resta un instant sans savoir que dire. Le ton d'Amarinder était sec, mais il n'arrivait pas à savoir s'il y avait un fond de reproche dans ses mots. Le regard noisette du capitaine se refléta de longues secondes dans l'onyx du marin. Puis l'Hindou esquissa un petit sourire:
Singh: Mais aujourd'hui, tu es à l'heure! Laisse-moi te présenter les sergents de cette troupe.
Le bretteur s'avança. Il ne sentait aucune animosité au sein des subalternes. Visiblement, nul ne contestait les décisions du capitaine Singh, qui reprit:
Singh: Voici Chirag Devi.
Désignant l'homme élégant aux allures nobles, il ajouta:
Singh: C'est un cousin éloigné d'une riche famille de Lahore, et l'un des meilleurs stratèges qu'il m'ait été donné de rencontrer. Également philosophe et musicien à ses heures perdues...
Joignant ses mains devant sa poitrine, le Sikh lui fit un
anjali* appuyé auquel il ne manqua qu'un
"je salue le divin qui en vous". Malgré son air affable, Juan ressentit une pointe de méfiance vis-à-vis de cet homme aux manières un peu trop démonstratives. Singh désigna ensuite le puissant guerrier à ses côtés.
Singh: Raj Oblette
Tueur-de-bêtes. Il nous vient des lointaines terres du sud, le royaume de Vijayanâgara. Il ne parle pas beaucoup, mais je suis toujours heureux de l'avoir avec moi dans une bataille.
Le Vishnouite offrit au Catalan un sourire franc, donnant un côté très doux à son allure de barbare. Le mercenaire lui fit un signe de tête, l'homme lui inspirant tout de suite confiance. C'était une montagne de force tranquille prête à déchaîner la fureur d'un volcan.
Singh: Et enfin, Shivaji Rao Gaekwad, dit Rajinikanth. Lui aussi vient du sud. De Bangalore, qui est une ville de garnison militaire.
Celui-ci n'esquissa pas le moindre geste. Amarinder poursuivit sur sa lancée.
Singh: Bien, messieurs, vous avez vos ordres. Vous avez déjà pris du retard. Faites en sorte que vos sections soient prêtes à partir dans l'heure en exercice.
Il roula la grande carte qui était étalée sur la table de commandement. Les trois sergents saluèrent leur nouveau lieutenant et chacun repartit vers le campement pour relayer les ordres à ses hommes. Les deux Espagnols se retrouvèrent seuls face à lui, qui les détaillait de la tête aux pieds.
Singh: Je vois que vous ne portez pas encore les tenues de la compagnie. Il va falloir y remédier. Allez voir Jasraj, le sergent fourrier. Il vous consignera dans le registre. Il vous donnera également tous les détails sur votre solde et répondra à toutes vos questions.
Le capitaine tendit une étoffe pliée à son lieutenant.
Singh: Tiens, Mendoza. Tu dois porter ces couleurs.
Ce dernier découvrit une courte cape, taillée en biseau pour tomber à hauteur de ses reins. D'un épais tissu noir, les bords étaient brodés d'or, et un cordon de même teinte permettait de fermer le col, tout en retombant en fourragère sur l'épaule gauche.
: Merci...
D'un ton de nouveau tranchant, Amarinder répondit:
Singh: Ce n'est pas un cadeau décoratif, c'est aussi le symbole de ta charge. Néanmoins...
Sur un ton plus doux, il allait ajouter quelque chose mais stoppa sa phrase. Singh le détailla à nouveau, lissa sa moustache et détourna le regard avant de reprendre:
Singh: Néamoins, je suis heureux que tu aies accepté ce poste.
Il serra la main du mercenaire avec fermeté, mais douceur. Son regard brillait, et Juan crut y déceler autre chose qu'un intérêt purement professionnel. Le capitaine cachait quelque chose. Comme tout un chacun, finalement.
Singh: J'imagine que si tu n'as pas dormi ici cette nuit, c'est parce que tu n'avais pas de tente. Tu dois l'acquérir chez Jasraj. Sauf si tu préfères partager celle de ton sous-lieutenant... Ce sont tes affaires, fais comme bon te semble.
Le navigateur était un peu troublé par le comportement changeant d'Amarinder. Il allait répondre, mais ce dernier le congédia d'un geste de la main, avant de repartir à grandes enjambées vers Qila Mubarak. Sans qu'il l'ait senti approcher, Gaspard se tenait derrière lui.
: Étrange personnage, n'est-ce pas? Je dois avouer qu'il ne me plaît pas beaucoup... Non, mais tu as vu la couleur de leurs uniformes! Tu crois qu'ils font les mêmes pour hommes? Je suis déjà allé chercher le mien mais je n'ai aucune envie de le porter.
Mendoza soupira.
: J'ai besoin d'un solide petit-déjeuner...
☼☼☼
Elle croyait s'être assoupie quelques minutes, elle avait dormi une heure de plus.
: Juan?
Le jour avait repris ses droit sur Patala, laissant le soleil hisser fièrement ses couleurs.
Trouvant la force de se lever, Isabella ramassa la serviette, s'enveloppa dedans puis se précipita dans le séjour. Elle fut assaillie par un silence de mort. Personne. Son pressentiment se concrétisa: balayant la pièce du regard, elle vit un billet sur la table et en vérifia le contenu.
Bonjour ma belle... Je n'ai pas beaucoup de temps, alors je passe tout de suite à la liste de ce qui va me manquer... Ta combativité et ta hargne lors de nos duels à l'épée... Ta moue boudeuse quand ça ne tourne pas comme tu veux... Ton sens de la répartie et tes répliques assassines lorsque tu es en colère... Tes pieds froids qui me cherchent sous les couvertures quand tu viens te coucher. Tes lèvres qui baisent les miennes lorsque je suis assoupi... Tes petits soupirs de contentement qui me réveillent en pleine nuit quand tu te délectes de moi... La fragrance qui émane de toi et que tu abandonnes dans les draps après que nous ayons fait l'amour... Bref, je retourne au campement où il doit sûrement faire un froid de canard. À bientôt, princesse!
Laguerra fronça les sourcils et passa sa rage sur le pli que le mercenaire lui avait laissé: elle le déchira en mille morceaux qu'elle éparpilla sur le sol.
: Servi de lui, tu parles! Ce renard était parfaitement conscient et il a eu ce qu'il voulait!
:
Et alors? Toi aussi tu en as profité...
Elle était convaincue qu'ils ne se reverraient pas de sitôt. Ce manque de considération lui fit un peu mal.
:
Arrête un peu, tu veux! Par égard pour toi, il te laisse dormir, te caresse la joue en sortant, prend la peine de te rédiger une note, et toi, tu la déchires...
Avant de se rendre au laboratoire afin d'entamer une nouvelle journée de travail, elle prit un rapide et léger petit déjeuner.
En colère contre elle-même, Isabella s'habilla, ramassa son ample chevelure aile-de-corbeau qu'elle attacha en un chignon serré et gagna ensuite la salle d'armes. Malgré son mal de tête, elle s'entraîna tout aussi durement qu'à son habitude, chassant les nombreuses toxines de son corps à travers une série de passes. De sa rapière, elle éventrait l'air en tout sens dans un ballet furieux. Ce défoulement, cette recherche de perfection, la sensation de ses muscles qui répondaient à la moindre des sollicitations, sans rechigner, vif et précis, lui plaisaient toujours autant.
:
Plus jamais!
Plus jamais elle ne s'adonnerait à une telle débauche, ce plaisir des sens et en particulier l'abus de boisson, si peu digne de l'aventurière qu'elle voulait incarner.
Un cri féroce et elle partit en avant, lancée sur une cible plus tangible que les spectres moqueurs issus de son esprit, qui s'agitaient devant elle et qu'elle pourfendait inutilement. L'arme blanche vola dans un arc de cercle qui termina sa course dans le torse d'un mannequin. La lame poursuivit son mouvement, redressée par une contraction du bassin avant de plonger à nouveau pour cisailler un autre homme de paille. Laguerra pivota sur elle-même pour acquérir un surcroît de vélocité et frappa au sortir de sa volte, touchant une troisième cible.
L'Espagnole respirait à grandes goulées. Les méfaits de l'alcool s'estompaient. Ses muscles la brûlaient. La colère était passée. Restaient la tristesse et le visage de son père en surimpression dans son esprit.
Elle laissa tomber sa rapière dans un tintement métallique. Elle se sentait si lasse, subitement. L'entraînement terminé, elle but abondamment, puis alla se réfugier sous la douche. Elle se savonna de la tête aux pieds, se brossa les dents, trop fatiguée des efforts qu'elle s'était infligés pour penser à quoi que ce soit. De retour dans sa suite, Zia n'était plus là. La jeune femme passa une tenue propre, enfila sa chasuble et partit rejoindre l'adepte Taotius.
☼☼☼
Après un rapide passage chez l'intendant qui lui signa un bon d'équipement, Mendoza, accompagné de Gaspard, se dirigea en direction de l'armurerie.
Un peu à l'écart du campement, près de la rivière
Ghaggar, une grande tente en cuir huilée se dressait, trois charriots attendant d'être déchargés de coffres, grands sacs, tonneaux, et nombre de caisses de tailles et formes diverses. Un trio d'apprentis en tablier s'échinaient pour déplacer une énorme enclume qui devait, à elle seule, peser autant qu'eux trois réunis. De la tente, une voix grinçante et haut perchée, résolument féminine, retentit:
: Faites attention, bande de gougnafiers! Si vous l'abîmez, j'utiliserai vos caboches en guise de marteau!
Juan se tourna vers son compatriote, qui haussa les épaules, aussi étonné que lui. Jaillissant comme une tornade déchaînée, brandissant un marteau d'une main, un soufflet de l'autre, le forgeron joignit le geste à la parole pour menacer ses apprentis des pires souffrances si jamais ils lâchaient la précieuse enclume. Le Catalan retint un petit rire.
Le forgeron était une femme à la voix suraiguë, mesurant bien ses quatre pieds de haut. Presque aussi large que haute, des bras épais aux muscles noueux, et une longue chevelure noire reliée en plusieurs longues tresses. C'était la première fois que Mendoza voyait une naine de si près.
Ces
"curieux personnages" étaient à la mode dans différentes cours d'Europe. En France, François Ier s'entourait de plusieurs pages de petite taille, dont le célèbre Triboulet. Leur fonction principale était de magnifier la perfection du souverain et la grandeur des courtisans par un effet de contraste. La présence, à travers eux, de l'excès comme de la diminution, devait faire ressortir les justes proportions qui régnaient à la cour, comme dans un jeu de miroirs. En raison de leur valeur, la belle-fille du monarque Français, Catherine de Médicis, réalisait sans succès des expériences de mariages et de procréations entre eux. Mais la présence des nains étaient peut-être la plus caractéristique à la cour d'Espagne des Habsbourg. Souvent protégés des princes, ils n'étaient pas été inquiétés par l'Inquisition.
Enfant, Juan avait presque cru aux plaisanteries qui prétendaient qu'ils n'existaient pas. Or, face à lui, hurlant, gesticulant, grimaçant, c'était bel et bien une naine. En entendant le mercenaire glousser dans son dos, celle-ci se retourna avec une rapidité surprenante, brandissant vers lui son soufflet de forge. D'un ton faussement vindicatif, elle lança:
: Hé, qu'est-ce qui te fait rire, la grande asperge?
Toujours souriant, le Catalan montra du doigt les pauvres apprentis forgerons au moment même où l'un d'eux lâchait prise. Les deux autres reculèrent d'un bond, laissant l'imposante masse de fonte s'écraser dans la boue, à un pas à peine du pied du premier. La forgeronne se lança alors dans tout un chapelet de jurons imagés, son marteau brandi, faisant fuir les pauvres adolescents. L'un d'eux glissa et s'étala de tout son long dans la terre boueuse bordant la rivière, ce qui provoqua un fou rire chez ses compagnons. La naine, à son tour, se mit à rire de bon cœur. Les larmes aux yeux, elle se retourna à nouveau vers les deux hommes, stupéfaits, mais le sourire aux lèvres. Sur un ton plus amical, la ferronnière demanda:
: Bon! Qu'est-ce qu'on disait, déjà?
Le personnage fut d'emblée extrêmement sympathique à l'Espagnol.
: Je viens récupérer de l'équipement. Je m'appelle Mendoza, nouveau lieutenant du capitaine Singh.
: Mendoza? En voilà un nom! Lieutenant, rien que ça? Eh bien mon cochon! J'espère que tu seras plus amusant que Singh. Celui-là, il aurait bien besoin qu'on le dégrippe un peu! Moi, c'est Padmini Devi.
: C'est un plaisir, Padmini. Voici mon ordre d'équipement.
Juan tendit la feuille que l'intendant Jasraj lui avait donnée.
Padmini: Ah oui, la paperasse...
La naine prit la note sans même la lire, la chiffonna et la jeta dans la boue à côté de l'enclume.
Padmini: Viens, on va te trouver quelque chose.
Montrant Gaspard d'un geste du menton, elle demanda:
Padmini: Ton petit copain, il vient aussi?
Resté en arrière, le barbu fit non de la tête.
: C'est Gaspard, mon sous-lieutenant et aide de camp. Et non, il ne vient pas.
Padmini: Ah non? Il est un peu chétif, mais moi, j'en ferais bien mon goûter... Bon, allez, suis-moi mon grand, je dois avoir deux ou trois choses qui devraient faire l'affaire!
☼☼☼
Tandis que Mendoza se pliait aux essayages, Laguerra se tenait face à Pudjaatmaka, coincée par ce dernier au laboratoire. Il avait envoyé les alchimistes présents à la fabrique et allait pouvoir discuter en toute intimité avec elle.
Alors qu'ils manipulaient des cornues de grès rose, tout autour d'eux, se heurtaient mille objets fantasquement mêlés: maigres chauves-souris aux diaphanes ailes, se cramponnant aux murs de leurs quatre ongles frêles. Crocodiles, serpents empaillés, plantes rares, fœtus mal conservés saisissant d'une lieue l'odorat, et collant leur face jaune et bleue contre le verre des bocaux. Bouteilles sans goulot, plats de terre fêlés, alambics contournés en spirales de cristal, vieux manuscrits ouverts sur la table. Tout cet encombrement bizarre flamboyait, ensorcelé dans la lueur du soleil retransmise par un jeu de miroirs et les lentilles du luminarion.
Hadji: Décidément, tu embellis de jour en jour!
La jeune femme se figea et fronça les sourcils avant de demander:
: Tu me fais quoi, là, Hadji?
Son tempérament volcanique aurait pu faire pâlir de honte l'Etna et le Stromboli réunis!
Hadji: Hé, on ne peut plus te faire de compliments, maintenant?
: Je me moque royalement des tiens, et puis ce n'est pas ton genre, nous le savons tous les deux.
Hadji: Il n'empêche, tu me plais, tu m'as toujours plu, Isa... D'ailleurs, je ne m'attendais pas à te revoir de sitôt au fort. C'est une excellente surprise! Moi qui te croyais repartie pour l'Espagne après la débandade d'Ambrosius.
Tout en reprenant une posture plus relâchée, elle répondit:
: J'ai changé mes plans, effectivement.
Hadji: Tu as conduit l'Espagnol jusqu'ici, hein? Pourquoi est-il à Patala, celui-ci?
: Pour aider le jeune Tao, je crois que c'est clair, vu que tu étais présent le jour de son intronisation.
Avant de grimacer de douleur en se frottant le fessier, Aloysius fit:
Hadji: Et moi, je me demande s'il n'a pas autre chose en tête. Et puis pourquoi le capitaine Singh l'a enrôlé?
Laguerra haussa les épaules:
: Je n'en sais rien, Hadji, et cela ne me concerne pas, de toute manière. Je m'occupe uniquement de mes affaires et c'est parfait ainsi... et si ça peut te rassurer, Juan ne m'a posé aucune question sur toi.
Après un temps de réflexion, contemplant son éprouvette, l'Hindou répéta:
Hadji: Juan... Tu prononces ce prénom comme une caresse. Vous êtes ensemble?
De nouveau, l'aventurière fit paraître sur son visage son mécontentement:
: Peut-être que oui, peut-être pas... Cela ne te regarde pas, Hadji.
Elle ne laissait rien découvrir où il aurait pu deviner quelque chose. L'héritier, pourtant perspicace, ne savait quoi penser et la considérait avec une tension d'esprit démesurée. Tandis que la matière grise du savant faisait des efforts intenses et soutenus, Isabella enfonça le clou:
: Nous deux, c'est fini et depuis longtemps. Notre passé ne te donne aucun droit sur moi.
Pudjaatmaka aurait pu s'offusquer du ton sec avec lequel l'escrimeuse lui avait répondu, ainsi que de son refus. Il n'en fit rien. Isabella occupait une place particulière dans son univers et il éprouvait pour elle un sentiment proche de l'amour. Avec la rani Umade Bhattiyani, elle était sans doute la seule personne dont il tolérait qu'elle lui tienne tête.
Il enchaîna:
Hadji: Si tu voulais, Isa, tu serais ma reine et tu ne manquerais de rien. Tu ne serais plus obligée de parcourir le monde, d'y risquer ta vie, tel que tu le fais. Tu n'as qu'un mot à dire...
La duelliste lâcha un petit rire:
: Tu n'as pas compris, Hadji... je ne suis obligée de rien, justement. L'existence que je mène me plaît telle qu'elle est, je l'ai choisie et je n'ai aucune envie d'en changer. C'est une chose si maussade que de vivre clouée aux mêmes endroits.
Ayant pleinement conscience de l'énorme mensonge dont elle allait devoir user, elle ajouta:
: C'est la raison pour laquelle je n'ai aucune envie d'appartenir à un homme, toi ou un autre.
Avec un sourire assuré, Aloysius répliqua:
Hadji: Pourtant un jour, tu seras à moi.
Prise de court par cette déclaration inattendue, Isabella choisit de nouveau le parti d'en rire:
: Tu peux toujours rêver.
Ils se regardèrent tout en manipulant les fioles devant eux et l'Hindou reprit, changeant brusquement de sujet:
Hadji: Tu ferais mieux d'éviter de trop t'attacher à lui, ma belle. Conseil purement amical.
: Je ne suis plus ta belle! Et pourquoi tu me dis ça?
Hadji: Parce qu'il se pourrait bien que ce Mendoza devienne une gêne pour moi... et tu sais comment je traite ceux qui me barrent la route.
La jeune femme scruta son vis-à-vis par-dessus son flacon, comme si elle cherchait à deviner ses pensées. Puis elle dit:
: Je t'ai aimé, Hadji. Alors à mon tour je vais te donner un
conseil amical: ne va pas le défier, ce serait une grosse erreur de ta part.
Hadji: Et pourquoi donc?
: Parce que je n'ai jamais vu pareille fine lame. Ton niveau en escrime est en deçà du sien, tu vas calancher* si tu le cherches. Tu pourras lui envoyer tous les hommes dont tu disposes, ils n'y feront rien.
Sans s'émouvoir, l'alchimiste répliqua:
Hadji: Nous verrons. Évidemment, je préfère que tu gardes notre conversation pour toi, Isa.
:
Compte là-dessus, oui!
Laguerra fit mine de le rassurer:
: Je te l'ai dit, je ne m'occupe que de mes affaires et mes affaires ne regardent que moi.
Pudjaatmaka prit le temps de passer encore une fois une main sur son séant et, avec un plaisir indécent, il demanda:
Hadji: Et si tu passais la nuit avec moi, ce soir? En souvenir du bon vieux temps?
Isabella termina sa potion.
: Bonne fin de journée, Aloysius.
Elle s'éloigna vers l'escalier. Étant de complexion facétieuse, la duelliste lui envoya une dernière pique:
: Au fait, si j'étais toi, je ferai soigner ces cicatrices sur ton fessard pour éviter toute infection...
Resté seul, Pudjaatmaka se caressa le menton, songeur. Le cas de l'Espagnol n'était d'ailleurs pas le seul sujet qui l'intriguait. Une nouvelle rumeur courait, remontant jusqu'à ses oreilles avisées. Le sultanat du Gujarat, l'un des derniers bastions Hindous, toujours sous pression face à l'expension de l'Empire Moghol, devait aussi composé avec les Portugais qui établissaient des colonies fortifiées sur la côte pour étendre leur pouvoir à partir de leur base à Goa. Dans l'ancien royaume de Bahmanî, plusieurs fermes avaient été découvertes abandonnées, leurs propriétaires assassinés. De plus, différents espions avaient repéré des bandes Thugs, en mouvement.
Ces assassins Hindous et bouddhistes, ses frères de sang, semblaient lancés en pleine campagne. Mais pourquoi s'en prendre aux colons plutôt qu'aux mercenaires de l'Empereur Humayun? C'est le dirigeant du sultanat de Dehli qu'il fallait éliminer, pas ces pauvres familles de fermiers qui ne faisaient de mal à personne. Quel était le but d'une telle manœuvre?
Une chose s'avérait certaine, ce n'était pas les clans Rajputs qui mettaient les adorateurs de Kali en branle. Et Mendoza au milieu de tout ça? Quel était son rôle? Et que l'Espagnol fût son éclaireur ou pas, si l'armée envoyée par quelque roi Européen était déjà dans les parages, Hadji en aurait été informé, à coup sûr.
Alors quoi?
Il avala sa décoction d'un trait.
À suivre...
*
*En gaudéamus: faire bonne chère à table.
*Charpoy: ou charpai. Lit traditionnel en Inde avec un matelas tissé.
*Avoir le cul chaud: avoir un grand appétit sexuel.
*Havildar: en Inde, mot utilisé comme l’équivalent d’un sergent à l’époque de l’Empire Moghol.
*Anjali: salut Hindou consistant à joindre ses mains devant sa poitrine.
*Calancher: mourir.