Les prophéties de l’A’harit Hayamim. Suite non-officielle de la saison 4. [SPOILER]

C'est ici que les artistes (en herbe ou confirmés) peuvent présenter leurs compositions personnelles : images, musiques, figurines, etc.
Répondre
Avatar du membre
TEEGER59
Grand Condor
Grand Condor
Messages : 4538
Enregistré le : 02 mai 2016, 14:53
Localisation : Valenciennes
Âge : 46
Contact :

Re: Les prophéties de l’A’harit Hayamim. Suite non-officielle de la saison 4. [SPOILER]

Message par TEEGER59 »

Après presque un an de silence, voici enfin la
Suite.

CHAPITRE 26: Juste une mise au point.

Tandis que l'Élu, dévoré par une passion filiale, concentrait sur son père tout l'amour en puissance d'une âme ardente, Aloysius se dirigeait au fond de la fabrique, non loin de la rivière souterraine où avait naguère accosté Mendoza. Il descendit un escalier dérobé qui débouchait sur une autre caverne. L'y attendait un portail de téléportation. Il avait rendez-vous.

128.PNG

Mais pas avec la rani Umade Bhattiyani. Cette dernière avait annulé leur entrevue à la dernière minute. Hadji ne comprenait pas son attitude. Cela faisait quelque temps déjà que leurs rapports se délitaient, que leur complicité forgée au lit s'était tarie. Jadis si avide de plaisirs, la jeune femme était devenue lointaine.
Comment pouvait-elle se passer de son tola* de charas, ne serait-ce qu'une journée? Voilà qui dépassait l'entendement de Pudjaatmaka. La fine poussière rouge était une drogue douce, sans effets nocifs. Mais le cannabis tamisé que l'alchimiste fournissait à l'héritière était mélangé à du venin de cobra royal. Un procédé qui en démultipliait l'effet de dépendance, transformant la substance en un poison non mortel mais insidieux. Un poison dont, à terme, elle ne pourrait plus se priver.
Il contrôlait soigneusement son approvisionnement selon la fréquence de leurs rencontres. La reine furieuse devait à présent en manquer malgré la dose fournie la veille. Et pourtant, elle n'était pas venue chercher sa boulette de résine journalière. Il était inconcevable qu'elle ait trouvé un remède à l'addiction, ni même un traitement de substitution. Hadji seul connaissait la nature exacte du mélange qu'il lui donnait, et surtout son faible dosage. Sans ces impératives données, impossible de créer un antidote. Alors quoi! Lui était-il arrivé quelque chose? Umade n'avait rien d'une femme paisible et menait un jeu bien dangereux à trahir son clan. Peut-être avait-elle été prise sur le fait à voler des informations? Cependant, il y avait de quoi en douter, Aloysius la pensait trop fine pour se faire prendre. Et même prise la main dans le sac, tant qu'elle niait en bloc, protégée par son statut, elle ne risquait pas grand-chose, hormis peut-être de sévères réprimandes. Du moins, c'est ainsi qu'il voyait les choses.
Autre souci d'inquiétude, Zarès allait s'enquérir de l'héritière de Jaisalmer -cette dernière lui ayant fait grande impression- et surtout des informations qu'elle était censée livrer. Hadji pesta. Il manquait de temps, son expérience l'accaparait de plus en plus.
Son esprit passa à autre chose. Un antidote. Voilà une idée intéressante. La rani ne pourrait pas indéfiniment subir l'influence de la drogue sans finir par en payer le prix. Un prix que l'alchimiste se refusait à assumer. Il avait trop besoin d'elle pour désirer sa mort. Un antidote...
L'Hindou joua avec l'idée de longues minutes avant de se décider. Trouver un remède au charas. Il verrait ensuite comment exploiter cette récompense pour mieux contrôler la princesse.
En attendant, il devait trouver une explication. Impossible d'avouer à son maître qu'il perdait son emprise sur elle. Impossible d'admettre que lui, Aloysius, le grand manipulateur, se faisait mener par le bout du nez par une simple femme!
Il était désormais le favori de Zarès, il ne l'ignorait pas et ne pouvait pas le décevoir. Ils partageaient la même haine des autochtones, le même rêve grandiose pour les colons.
Bien que natif de ce pays, Hadji exécrait les siens de toutes les fibres de son âme. Un clan en particulier, ayant une emprise ferme sur tout le nord de l'Inde. Son père, noble des Janjua, avait été capturé par les sicaires des Rathore. Il avait été torturé puis exécuté sur la place publique. Hadji n'oubliait pas. En fait, il n'oubliait jamais, et avait pris l'habitude de rendre coup pour coup. Sa haine était une compagne de tous les jours, de chaque instant.
Il finit par se reprendre. Umade Bhattiyani attendrait... il y avait plus important encore.
-L'expérience avec Cornélius... La grandeur des colons.
Il était temps d'aller à Mankal.

☼☼☼

Lorsqu'il fit son entrée dans la citadelle fortifiée située dans le sud de l'Inde, bien loin de Patala, Pudjaatmaka salua les gardes sans les regarder.
Il se trouvait à présent dans une salle de forme circulaire aux dimensions gigantesques. Les murs ruisselaient d'un liquide sirupeux d'un noir dense et insondable. L'air était chaud et sec. Les voix murmurantes des sentinelles, des Turkmènes Chiites, hantaient le haut plafond dont la voûte disparaissait dans une ombre brumeuse. Le Pandit s'arrêta pour contempler le passage d'un groupe de femmes encadré par deux gardes. Les esclaves Hindoues avaient le crâne rasé, les bras enluminés d'une arabesque de coupures et d'entailles. Elles marchaient le dos voûté, le cou relié à la précédente par une chaîne. Une femme en milieu de colonne trébucha, visiblement épuisée. Un des gardes lui administra un coup de kamci* sur l'épaule afin de la faire réintégrer le rang.
Sans s'émouvoir de leur sort, il se dit:
Hadji: Des focus pour la magie du sang*.
Les esclaves étaient en route pour un horrible destin, à l'usage des alchimistes qui avaient pu quitter Patala librement. Elles allaient être lentement, patiemment torturées. Leur fluide vital, la douleur et le désespoir provoqués serviraient à gonfler les réserves de mana de leurs bourreaux. Ces femmes furent conduites hors de la salle. Aloysius se dirigea vers une double porte noire et leva les mains devant lui. Ses paumes ouvertes repoussèrent les battants. Sans bruit, ceux-ci s'ouvrirent. Sans attendre, Hadji entra, et l'huis se referma derrière lui.
Égal à lui-même, son visage exprimait un mélange du duplicité, d'égoïsme et de dépravation. Il souriait largement en se dirigeant vers le centre de cette nouvelle salle. Une fumée grise mouvante recouvrait le sol, ondulant comme un reptile, et occultait les murs.
Au fond, un trône. Un homme.
Le maître de l'Ordre du Sablier. Ce n'était qu'une silhouette tassée sur son siège, qu'on le voyait rarement quitter. Aloysius s'approcha et s'agenouilla à ses pieds. Une voix aux tonalités grinçantes, dont la formidable puissance ne faisait qu'affleurer, s'éleva:
:Zares: : Aloysius, tu es là. À l'heure, comme toujours. Je t'écoute...
Hadji narra calmement l'échec des attentats de Goa. Le gouverneur et les membres du conseil de la ville refusaient de se plier aux exigences de la Confrérie des Justes. Ambrosius, qui se dissimulait derrière cette société factice, siffla de dépit en apprenant la nouvelle.
Afin de satisfaire sa curiosité, l'Hindou s'enquit:
Hadji: Seigneur, puis-je vous demander pourquoi vous tenez tant à faire plier ce comptoir Portugais?
:Zares: : Non, tu ne peux pas. Mais l'insuccès de mes deux émissaires en poste là-bas n'est pas si grave, après tout... Cela nous permet d'apprendre que ce Nuno da Cunha n'est pas n'importe qui. Par le passé, cet homme avait montré sa bravoure dans les batailles d'Ojá et de Brava. La prochaine fois, il faudra que Cinza Gomez et Fernando Laguerra agissent en conséquence.
Hadji: Le problème, seigneur, est qu'ils n'ont plus un seul cristal de disponible pour le faire plier.
:Zares: : Ne t'inquiète pas, cela viendra...
Le ton de Zarès était formel. Il poursuivit:
:Zares: : Oui, nous aurons une autre occasion de l'atteindre. Ce temps viendra et nous nous en débarrasserons. Mais à présent, parle-moi de ta petite expérience avec Cornélius...
Hadji: Je vais utiliser le cartographe pour l'accomplissement de mon petit projet. Le processus est lancé. Ce qu'il va devenir compensera sa défaillance, je vous le promets! Il nous servira bien mieux que par le passé.
:Zares: : Fort bien. Je te laisse juge. Tu sais que tu as toute ma confiance.
Pudjaatmaka éprouva un sentiment de plaisir au compliment de l'Apostat. Ce dernier susura encore:
:Zares: : Et qu'en est-il de cette ravissante Umade?
Hadji: Je pense que bientôt, elle sera en mon pouvoir. Elle résiste encore à l'attraction de la drogue que je lui fournis mais cela ne durera pas. Elle continue de me renseigner sur les clans Rajputs. Voici le dossier des Raskel qu'elle m'a donné il y a peu.
:Zares: : Fort bien. Surtout, ne la brusque pas. Prends ton temps, il ne faut pas nous l'aliéner. Jaisalmer n'est pas une priorité mais pourrait bien le devenir... D'ici là, nous devons en apprendre plus sur cette puissante cité. C'est bien, je suis content de toi.
Avec ce nouvel éloge, la fatuité d'Aloysius fut récompensée une seconde fois. Mais alors qu'il s'apprêtait à prendre congé, l'ange de la mort le retint. Lâchant un petit rire aux tonalités métalliques, il ajouta:
:Zares: : La dernière fois, je vous ai dit que je ne me mêlerai pas de vos rapports licencieux. Cependant, je cerne mal l'étendue de tes relations avec cette jeune femme, Aloysius.
Hadji: Elle ne représente rien pour moi. Une distraction pour assouvir mes pulsions. Le même genre d'attachement que j'entretenais avec la fille du docteur Laguerra. À ce propos, celle-ci est de retour à Patala.
:Zares: : Que dis-tu? Isabella Laguerra! En Inde?
Hadji: Oui maître.
:Zares: : Depuis quand?
Hadji: Quelques jours.
:Zares: : Quelques jours!
La voix du nabot monté sur échasses enfla sur cette dernière phrase. Aloysius sentit sa gorge se nouer, et se tint sur ses gardes, tandis que la fumée qui couvrait le sol était repoussée vers le plafond, révélant un réseau de runes aux lignes tranchantes, gravées sur toute la surface de la salle. Des symboles runiques de sang sur un sol noir.
:Zares: : Pourquoi n'ai-je pas été informé plus tôt?
Hadji songea:
Hadji: Peut-être pour éviter que tu ne me demandes de la trucider... Connaissant ta haine envers elle...
:Zares: : Eh bien?
Hadji: Un oubli regrettable, maître. Pardonnez-moi. Il faut dire que j'ai eu maille à partir avec quelqu'un de son entourage...
L'Hindou frotta son fessier encore douloureux.
Hadji: Car elle n'est pas réapparue seule. Elle était accompagnée d'Athanaos, de trois alchimistes Français, d'une jeune pucelle du Nouveau-Monde et d'un Espagnol. Un certain Gaspard... Cette petite troupe fut rejointe peu après -quelques heures, tout au plus- par deux jouvenceaux et un autre Espagnol répondant au nom de...
:Zares: : ... Mendoza!
Hadji opina.
:Zares: : Que s'est-il passé avec lui?
Hadji: Lors d'une soirée organisée par le Radjah de Patala, cet homme n'avait rien d'engageant et j'ai immédiatement vu en lui un ennemi. Je n'avais pas tort! Dès le lendemain, sans avoir échangé la moindre parole, il m'asséna un violent coup de tête alors que je rudoyai une servante. Suite à cette algarade, j'ai voulu le défier en combat singulier. J'exigeai de lui la réparation par les armes car ma dignité avait été outragée. C'est là que ce maraud* m'humilia une seconde fois...
Le Brahmane se garda bien de présiser que son belligérant avait choisi de se battre avec un simple balai. Mais ce qui rendait l'affront plus mortifiant pour lui, c'est qu'il avait eu des témoins: toute la cour de Patala.
Hadji: Ô jour, jour détestable où mon honneur s'envola! Si vous aviez pu voir ce sourire plaqué sur ses lèvres avant que ne débute le duel, maître.
Le portrait du Catalan dépeint par Hadji était conforme aux souvenirs d'Ambrosius. Ses paroles sonnaient juste. Il s'en rappelait de ce rictus carnassier, la fois où Mendoza l'avait copieusement insulté après avoir découvert qui se cachait sous l'identité de Zarès. Ce coquard* était toujours aussi détestablement sûr de lui, toujours aussi détestablement inquiétant. En dépit de son exosquelette, l'alchimiste Français se sentait inévitablement amoindri, rabaissée et sur la défensive en face de l'Espagnol.
De tous les êtres abominés du rouquin, Juan-Carlos Mendoza venait en tête de liste.
:Zares: : Je me doutais bien que tout ce petit monde reviendrait à Patala. Ce n'était qu'une question de temps! Tu vas pouvoir avertir Cinza Gomez afin que ses mercenaires se mettent en chasse. Ainsi, ils pourront s'occuper sérieusement de ce damné marin...
Le pantin ridicule en rêvait depuis longtemps, maintenant.
:Zares: : Maudit Mendoza, je te retrouve enfin! Tu vas payer pour tout!
Ambrosius était devenu l'ordonnateur d'une splendeur malsaine, plongé dans cet univers de son cru où il assujettissait les autres, gouverné par son instinct dominateur, qui prenait le pas sur tout le reste. Alors qu'il retrouvait son calme, la fumée surnaturelle plana pour reprendre sa place.
L'aversion de Zarès pour le navigateur arrangeait bien les affaires de Pudjaatmaka.
Hadji: : Et Fernando Laguerra? Doit-il l'informer du retour de sa fille?
:Zares: : Surtout pas!
Hadji: Pour quelle raison?
:Zares: : Elle a changé d'allégeance et renié notre ordre en aidant ces trois enfants à détruire ce météore. Je ne pense pas que le docteur serait ravi d'apprendre que je m'apprête à en faire ma prisonnière.
En effet, si les mercenaires de Gomez échouaient, Zarès disposera toujours d'un élément pour faire pression sur Mendoza: la señorita Laguerra. Il pourrait ainsi la retenir captive afin d'attirer le bretteur dans ses filets. C'est pourquoi il jugeait préférable de ne pas avertir Fernando. Il allait enfin pouvoir récupérer les artefacts de Mu et pourra ainsi tuer le capitaine de ses mains après lui avoir infligé d'extrêmes souffrances. Une solution radicale à ce qui, d'après la prophétie d'Ishtar, le menaçait. La sentence était prononcée, le destin de l'Espagnol programmé. La rage couvante du petit alchimiste le rendait prêt à tout.
:Zares: : Éclaire-moi, veux-tu? Désires-tu cette petite vipère? Éprouves-tu pour elle des sentiments plus profonds encore?
Hadji pesa sa réponse:
Hadji: Je la désire, maître, je ne peux que l'admettre. Elle vous a trahi mais c'est une femme qui sort de l'ordinaire et je rêve de la posséder. L'aimer? Comment un fidèle serviteur comme moi pourrait-il aimer une traîtresse? Non, je n'éprouve que de la concupiscence à son égard, rien de plus...
:Zares: : À la bonne heure! Le cas échéant, tu m'aurais fort contrarié. Le désir est un sentiment acceptable, l'amour en revanche est une infamie que je méprise. C'est même la pire des faiblesses.
Aloysius ne se méprit pas sur la tonalité de l'avertissement, c'est bien pour cela qu'il avait menti à son maître. Il devrait continuer de cacher l'amour dévorant qu'il éprouvait pour l'aventurière et qu'il avait tant de mal à juguler. Isabella les éclipsait toutes. Toutes les femmes de sa connaissance.
Une fois son sous-fifre parti, le maître de l'Ordre du Sablier se retrouva seul. Toujours au trois quarts caché sous les plis de sa longue robe, il se rencogna sur son trône. Son rire aigrelet s'éleva des plis de sa chasuble et se mit à résonner dans la grande salle de la forteresse. Un rire qui fit frémir les gardes qui surveillaient l'entrée de la pièce. Qui fit pleurer les esclaves en route vers leur sinistre destin. Qui fit s'agiter une nichée d'oiseaux, pourtant dehors.
Le rire dérangeant finit par s'éteindre. Ambrosius se calma pour se plonger dans ses pensées et se métamorphoser en ce qui ressemblait à une statue de noirceur maligne.

☼☼☼

Confortablement installés dans des chaises berçantes à l'abri du jharokâ* donnant sur la route qui menait au village, Isabella et Tao profitaient du coucher du soleil. Face à eux, Pichu et ses semblables dessinaient des points noirs dans le tableau rose, bleu et doré du ciel. Un bâton d'encens se consumait lentement sur une petite table en arrière-plan. La fumée qui s'en dégageait établissait selon la tradition Bouddhique un lien entre les vivants et les êtres immatériels. Par ailleurs, elle revêtait aussi une fonction purificatrice: les pensées et émotions étaient nettoyées à travers l'usage de la gomme-résine aromatique.
Leur conversation, entrecoupée de silences, les absorbait depuis plus d'une heure. Ils avaient commencé par évoquer la façon dont la Jonconde de Léonard de Vinci avait influencé la peinture, la littérature et la géométrie. L'aventurière était impressionnée par la rigueur de raisonnement du jeune disciple.
De fil en aiguille, cette allusion à la branche des mathématiques les avait menés à débattre du fort de Patala. C'était un ensemble complexe de palais faisant face à l'est, comme il se devait pour une dynastie qui se disait descendante du soleil. L'emploi du grès rouge, la symétrie bilatérale, l'utilisation extensive du marbre blanc, les ornements géométriques et les dômes hémisphériques rattachaient aux traits architecturaux de style indo-islamique.

129.PNG

À deux reprises, avec la finesse qui le caractérisait, le naacal avait tenté de savoir comment Laguerra avait occupé sa journée, mais elle avait botté en touche tout aussi délicatement.
Passant du coq à l'âne, elle déclara:
:Laguerra: : C'est curieux, tout de même...
:Tao: : De quoi parles-tu?
Jusque-là, la conversation tournait autour des vertus comparées du lassi et du chai.
:Laguerra: : De la façon dont le soleil s'enfonce dans la jungle. Il donne l'impression de glisser vers l'horizon si langoureusement que l'on peine à voir évoluer sa course, jusqu'au moment où celle-ci s'accélère brutalement en se rapprochant de la cime des arbres, comme aimantée par quelque force invisible.
Entre deux gorgées de sa boisson à base de lait fermenté, Tao répondit:
:Tao: : Ce phénomène s'explique de façon scientifique, mais je préfère ton idée d'une force invisible.
:Laguerra: : Le coucher du soleil est davantage propice à l'admiration des forces invisibles qu'aux discours scientifiques.
Un léger sourire flotta sur les lèvres du disciple.
:Laguerra: : Quoi?
Tao prit le temps de boire une autre rasade qui le fit soupirer d'aise.
:Tao: : Oh, rien. Simplement le fait de parler de cet astre me rappelle le bateau de mes ancêtres, le Solaris... Tu sais que Mendoza voulait que l'on appelle la septième cité d'or ainsi?
Il regretta immédiatement d'avoir évoqué le marin. Il jeta un regard en coin à l'aventurière, appréhendant sa réaction. Cela faisait maintenant trois jours que ce dernier s'était absenté. Livrée à ses propres tourments, la bretteuse ne pouvait s'empêcher de penser à lui. Cependant, elle était incapable de s'ouvrir de ses tracas à Tao, c'était pour elle une chose impossible. Son orgueil le lui refusait obstinément. De ce fait, elle se consumait de l'intérieur. Elle se consumait car elle avait peur pour son amant. Elle l'aimait. Elle l'aimait à en hurler, qu'il soit lointain ou proche. Elle l'aimait malgré cette froideur qu'il affichait...
Le petit prodige décela immédiatement un changement dans son attitude. Laguerra était plus sensible qu'elle ne voulait le faire croire. Il alluma la flamme de la compassion:
:Tao: : Qu'est-ce qu'il y a, Isabella? Tu n'es pas en très en verve ce soir.
Il se sentit instantanément jaugé par l'œil incisif de l'espionne. Il retint un ricanement. Ce n'est pas elle qui allait l'impressionner. Il lui en fallait plus, bien plus.
:Tao: : C'est que... tu n'es déjà pas très prolixe en temps ordinaire, mais là, je te trouve carrément éteinte. Qu'est-ce qui se passe?
:Laguerra: : Rien... Rien dont tu puisses vraiment te soucier.
:Tao: : Allons, ne me raconte pas d'histoires. Je suis ton ami et je m'inquiète car je vois bien que quelque chose ne va pas.
Elle répéta sans conviction que tout allait bien. Le naacal la soupesa intensément du regard.
:Tao: : Tout va bien... Mais bien sûr! Je reconnais les signes: tu te mures dans le silence quand tu es contrariée. Écoute, tant que tu ne videras pas ton âme de tout ce qui te tourmente, tu ne pourras jamais la remplir de tout ce qui te rend heureuse. Confie-toi à moi, tu verras, ça te fera du bien.
Agacée, mais touchée, elle répondit à brûle-pourpoint:
:Laguerra: : Mais enfin, que veux-tu que je te dise?
:Tao: : Ce que tu as sur le cœur. C'est à propos de Mendoza, n'est-ce pas?
Isabella ne put s'empêcher de faire un signe de tête. Elle n'insulterait pas l'intelligence de son interlocuteur en réfutant ses dires.
:Tao: : Je le savais! Rien qu'en l'évoquant, tu es devenue plus blanche que mon verre de lait! Allez, vas-y, dis-moi!
Voulant garder une certaine distance tout en restant courtoise, elle secoua la tête.
:Tao: : Très bien! Si tu préfères te taire, c'est ton choix. Mais sache que je saurai le fin mot de l'histoire, je sais toujours tout!
Avec le petit rire vaniteux qu'il aurait eu pour quelque invention particulière de son cru, Tao réarrangeas le coussin de soie derrière sa tête. La jeune femme réfléchit un instant à ses dernières paroles. Le moment était venu.
:Laguerra: : Laisse-toi aller, ma fille. Fais-lui confiance et tout ira bien.
Résignée, elle poussa un énorme soupir, puis calmement, elle annonça:
:Laguerra: : D'accord, tu as gagné Tao... Je me fais du mauvais sang pour lui car un danger le guette.
Si le naacal était surpris par cette nouvelle, il n'en montra rien.
:Tao: : Quel danger?
:Laguerra: : Hier, j'ai eu une petite discussion avec Aloysius au laboratoire. Il m'a avoué que Juan pourrait être une gêne pour lui et...
Le regard soudain flou, elle marqua une pause et se réfugia dans sa tasse en buvant une gorgée de thé citronné.
:Tao: : Et? Va jusqu'au bout, cela te permettra de passer le cap.
L'alchimiste se reprit:
:Laguerra: : Et ensuite, il a proféré une menace à peine déguisée à son encontre...
:Tao: : Eh bien, envoie-lui un message, il saura à quoi s'en tenir.
:Laguerra: : J'aimerais bien, mais il y a un petit problème...
:Tao: : Lequel?
:Laguerra: : Avant qu'il ne parte, Juan m'avait dit que si j'avais besoin de le contacter, je pourrais le faire. Seulement, j'ignore où il a établi son campement. On ne peut décemment pas envoyer un pisteur dans la jungle à cette heure-ci sans lui donner la moindre indication!
Le naacal sentait Isabella accumuler la tension. Elle se souciait réellement du sort de son capitaine, bien plus que de sa propre personne, et le destin auquel il était voué la faisait vivre sur des charbons ardents.
:Tao: : Je suis désolé mais je ne vois rien d'insurmontable là-dedans!
:Laguerra: : Que proposes-tu?
Tel qu'elle le connaissait, le petit génie devait avoir une solution déjà toute prête.
:Tao: : Rédige ton message, je m'occupe du reste.
:Laguerra: : Mais ça ne servira à rien, puisque...
Dans un geste qui se voulait apaisant, Tao leva haut les mains:
:Tao: : Pichu le lui transmettra...
Devant un tel aplomb, la jeune femme haussa un sourcil interrogateur.
:Laguerra: : Mais... C'est un perroquet, pas un pigeon voyageur. Je doute de sa fiabilité!
:Tao: : J'ai conscience que l'entreprise peut sembler hasardeuse, mais mon Pichu n'en est pas à son coup d'essai. Lorsque Athanaos et moi étions prisonniers ici, au fort, c'est grâce à lui que j'ai pu contacter Estéban et Zia et les mettre en garde sur les agissements d'Ambrosius.
L'épéiste digéra l'information avant de se laisser aller à un rire d'amusement pur:
:Laguerra: : Oui, mais ton oiseau connaissait l'emplacement du village. Là, c'est différent. Où va-t-il aller?
:Tao: : Ne t'inquiète pas pour ça, il saura trouver Mendoza. Ça prendra peut-être un peu plus de temps, mais il réussira. De toute façon, je ne peux rien te proposer de mieux pour le moment.
La tête penchée sur le côté, la fille du docteur sourit doucement.
:Laguerra: : C'est déjà plus que je ne pouvais espérer. Merci Tao.
:Tao: : De rien.
:Laguerra: : Ce n'est pas rien pour moi. J'apprécie plus que je ne saurais l'exprimer.
Les brèves œillades qu'ils échangeaient tous deux devenaient de plus en plus complices. Leur relation avait évolué en autre chose qu'un affrontement perpétuel. Au fil des jours, le naacal s'était laissé amadouer par l'ancien bras droit de Zarès, en dépit de la méfiance initiale qu'elle lui avait inspiré lors de son enlèvement puis de sa détention. Il n'y pouvait rien et d'ailleurs, cela n'était pas désagréable. À présent, il se sentait instinctivement en sécurité en sa compagnie, presque autant que si c'était l'homme à la cape bleue qui le protégeait, bien suffisamment pour se sentir détendu.
:Laguerra: : Lui et moi venons juste de nous retrouver. Je n'ai pas envie de le perdre. Mendoza est l'homme... l'homme de...
Elle ne put formuler la suite. Le jeune savant lui saisit les mains:
:Tao: : L'homme de ta vie, je sais.
La señorita s'empressa de rédiger quelques mots avant de se lever.
:Laguerra: : Maintenant, ce dont j'aurai besoin, c'est d'un peu de lait ou de jus de citron.
Devinant à quelle fin l'un ou l'autre allait être utilisé, Tao la regarda faire, son verre à la main, savourant sa boisson, savourant la vue d'Isabella en train de s'activer, le rouge aux joues, une mèche rebelle échappée de son sévère chignon. Elle avait des gestes plus libres, plus détendus et parut soudain plus sereine, dotée d'un charme qui adoucissait son visage.
:Laguerra: : Voilà qui est fait! Qu'en penses-tu?
Le Muen posa son verre, se redressa souplement et s'empara du pli. Il se permit un nouveau ricanement moqueur:
:Tao: : Ce préambule va lui donner matière à réfléchir! J'espère pour toi qu'il connait le stratagème pour découvrir la suite...
En retour, la jeune femme lui sourit aimablement, alors qu'elle réprimait un gloussement de satisfaction. Puis, Tao appela son compagnon à plumes. Ce dernier revint aussitôt, bien plus vite que la fois où son maître scandait son nom à l'entrée de la ziggourat d'Akkad.

130.PNG

:Tao: : Tâche de repérer le camp de Mendoza et donne lui ceci. Reviens dès que tu as une réponse.

☼☼☼

La nuit se faisait attendre. La froidure du soir recouvrait la jungle, avivée par la proximité de la rivière. Mendoza se félicitait d'avoir gardé sa pelisse. Il paraissait beaucoup s'ennuyer en dépit de ses nouvelles responsabilités. Seul dans son antre de toile, il faisait les cent pas, foulant le sol recouvert d'un épais tapis. L'éclairage était diffusé par une série de torches fichées dans les piliers de soutien. Son lit prônait au fond, du côté est. Dans un coin, reposait un lourd coffre de bois laqué, à côté duquel était dressé un chevalet supportant son épée au fourreau, magnifiquement ouvragée. Il y avait également un brasero et une table sur laquelle s'étalait une série de cartes, deux tabourets mais aucun élément propre de décoration.
Juan-Carlos pouvait entendre l'agitation extérieure par les pans ouverts de l'entrée de la tente. Les sons, jusqu'ici étouffés par les épaisses tentures, témoignaient de la vie d'un campement militaire. Cliquetis d'armes qui s'entrechoquent à l'entraînement, ordres criés par Gaspard sur quelques fainéants, rires gras, bruits de cantines en acier... Tout ceci troublaient régulièrement le babil de la plaine marécageuse, couverte d'une végétation épaisse et exubérante. La forêt vierge, dans laquelle vivaient les grands fauves, alternait ses herbes hautes de une à deux toises avec des fourrés inextricables de lianes, des bouquets impénétrables de bambous et des enchevêtrements de rotangs. L'Espagnol réprouvait ce manque de discrétion. Néanmoins, la petite troupe, réunie temporairement pour la sélection, se trouvait sur les terres du Radjah de Patala, en relative sécurité car les tigres restaient à distance prudente. Ses soldats n'étaient donc pas contraints à la furtivité.
Connaissant les manières rustres de son second, Mendoza se doutait que son aide de camp devait être en train de faire le paon parmi eux, avançant avec une nonchalance agaçante, comme s'il se promenait tranquillement dans un jardin fleuri.
La relève venait d'être effectuée, et la plupart des hommes au repos se préparaient à dîner.
La faim commençait à tirailler les boyaux du marin. Toujours remontés, les pans de toile goudronnée offraient l'exquise vision du soleil en train de mourir derrière l'horizon. Il se posta à l'entrée. Sa vaste tente, montée sur un léger promontoire, dominait le reste du campement. Observant les jeunes recrues qui allaient et venaient, il restait silencieux, gardant ses pensées par-devers lui. Mais bientôt, elles allèrent être interrompues par un cri aigu familier.
Le nouveau lieutenant s'apprêta à faire quelques pas afin de rejoindre l'espace principal aménagé au milieu du camp. Une grande tonnelle en toile huilée, pour se protéger des éléments, y était tendue. En dessous se trouvait le lieu de réunion des gradés: une grande table où trônerait le repas à venir, plusieurs bancs, des râteliers pour les armes, le tout permettant d'accueillir une petite dizaine de personnes. À l'extérieur, donnant sur un bel espace dégagé, une estrade en bois se dressait, destinée aux discours des deux officiers Espagnols devant la troupe. Sous la tonnelle, plusieurs personnes discutaient, dont Padmini. Le navigateur n'eut aucune peine à reconnaître l'imposante silhouette face à elle. Toujours vêtu de sa tunique rouge et grise, les cheveux hirsutes d'un noir prononcé, le bouc taillé en pointe, Boule-de-poils lui tenait le crachoir. Les autres, en tenue réglementaire aux couleurs du royaume de Patala, il ne les connaissait pas encore très bien. Quand il voulut les rejoindre, Pichu surgit sur sa gauche, visiblement heureux de le voir.

131.PNG

:Pichu: : Mendoza! Mendoza!
Coupé dans son élan, le susnommé s'adossa à l'arbre le plus proche. Installé à son aise, son invité cessa de virevolter autour de lui et vint se jucher sur son index.
:Mendoza: : Pichu! Comment as-tu fait pour me rejoindre ici? Que me vaut cette visite de ta part? Mais qu'est-ce que tu as là?
Le Catalan remarqua qu'un minuscule morceau de papier était accroché à sa patte.
:Mendoza: : Inutile de m'échiner à dénouer ceci proprement. Avec mes gros doigts, ça va me prendre des heures...
Rejetant sa cape en arrière, il passa la main sur son flanc pour atteindre son aumônière. Il en sortit un petit couteau pliant qu'il tint dans sa paume, la cote du manche accueillant la partie en métal vers lui. Il amorça l'ouverture avec l'ongle de son annulaire, grâce à la petite entaille située sur la lame. Puis, faisant rouler l'arme blanche d'un demi-tour, il déplia entièrement le canif, d'une simple pression du pouce. L'acier était éclatant, son fil semblant dessiner une vague claire tout le long du tranchant. En s'activant, le mercenaire veilla à ne pas blesser le messager. Lorsqu'il eut fini de sectionner le mince cordon, il récupéra la mystérieuse missive, libéra le porteur et déroula le billet.
Mendoza eut du mal à masquer la jubilation qu'il éprouva, lorsqu'il découvrit qui en était l'expéditeur. Cependant, il ne s'attendait pas à lire ce qui suivait.
Ça ne peut plus continuer ainsi...
Inscrits dans un style élégant, tels étaient les mots qui figuraient dans le message. Une phrase toute simple, mais cruelle de prime abord.
Dans un premier temps décontenancé, le bretteur passa un long moment à réfléchir aux implications d'une telle missive. Tout autant sur le fond que la forme. Elle devait signifier autre chose, c'était indéniable. Tripotant le pli entre ses doigts, sa curiosité éveillée, Juan se réfugia à l'intérieur de sa tente puis se posta devant le brasero. Une trentaine de secondes plus tard, une autre suite de mots tracée de la même main habile se révéla, en dessous de l'autre, le papier roussissant grâce à la lueur des flammes.
:Mendoza: : De l'encre sympathique. J'avais deviné juste...
Il parcourut le reste de la lettre sans s'émouvoir qu'une épée de Damoclès pendait au-dessus de sa tête. Indéniablement sûr de lui, il n'avait pas dû souvent goûter à la saveur corrosive de la peur. Ni à celle, plus rebutante encore, de la défaite. Et pourtant, il n'adoptait aucune des habituelles marques de forfanterie, de supériorité ou de mépris propres à ceux qui possédaient son grade.
Tandis que Pichu, à présent perché sur une branche, faisait passer rapidement une à une les plumes dans son bec afin d'en éliminer les corps étrangers, Mendoza réfléchissait à la réponse qu'il allait devoir coucher sur le papier afin de rassurer sa douce. S'étant creusé la tête tant et plus, il avait déjà son ébauche de plan pour s'occuper du cas Hadji mais il lui manquait au moins un élément. Il ignorait si ce lâche allait l'attaquer en personne ou s'il enverrait des hommes de mains pour lui régler son compte. Même s'il détestait la violence, il savait en user lorsqu'il le fallait. Il s'imaginait déjà bondir sur Pudjaatmaka et lui arriver dessus en piqué diagonal. Ensuite, ce serait un hymne à la cruauté, un autel dressé au culte de la barbarie... Constatant qu'il tournait en rond une fois de plus, il décida de se plonger dans une série d'exercices après avoir renvoyé le postier en direction du fort.
Peu de temps après, une voix résonna de l'extérieur, juste devant sa tente, alors qu'il terminait sa séance de tractions.
Padmini: Lieutenant! C'est Padmi!
Vêtu de son seul pantalon, dégoulinant de sueur en dépit de la fraîcheur, il se présenta sur le seuil et se trouva face à Padmini Devi.
La brune, échangeant ses services contre la sécurité offerte par les gardes confirmés du souverain local, était respectée dans le camp. Artisan indépendant de son état, elle était en charge de l'armurerie, forgeant outils et lames, réparant le matériel ou fournissant l'équipement nécessaire aux nouvelles recrues. Son travail faisait d'elle une figure importante dans leur vie quotidienne. Elle proposait également des services payants, envoyant directement la note à l'intendant, lequel retenait ensuite le montant sur la solde du demandeur. Tout ce qui ne tenait pas de l'entretien courant ou du fourbi de base était facturé. Cela obligeait les soldats à prendre grand soin de leurs affaires. La naine démarra avant même que Mendoza n'ait le temps d'ouvrir la bouche:
Padmini: Hé, la grande asperge, comment ça va?
La ferronnière mettait un point d'honneur à conserver son franc-parler, même devant un gradé.
Padmini: Waaow, oh, waaow! On entretient sa forme, à ce que je vois! C'est possible d'avoir de tels pectoraux? Et ces abdominaux! Poh-poh-poh! Dis, tu as prévu quelque chose pour le dîner? Non? Tant mieux! Je t'invite, d'accord? Tu viens les mains vides, ton aide de camp s'occupe de tout! Rejoins-nous, lui et moi dans une bonne demi-heure, pas avant! Je quitte à peine mon travail et j'ai quelques préparatifs à faire, à commencer par me laver. Je compte sur toi, lieutenant! Au fait, tu peux venir comme ça si tu veux!
Sa tirade débitée à toute vitesse, le tourbillon qu'incarnait Padmini tourna les talons et se rua vers la clairière, en sifflotant une gigue.
Resté seul, le navigateur resta un temps médusé par cette apparition à peine croyable. Plus d'un officier supérieur de sa connaissance aurait fort mal réagi à une telle familiarité, qu'elle vienne d'un subalterne ou d'un civil. Cependant, habitué depuis longtemps à l'irrévérence de Sancho et Pedro, le marin se révélait bien plus amusé qu'autre chose. D'ailleurs, il ne put réprimer un éclat de rire. Quel numéro que ce petit bout de femme! Difficile de trouver plus naturelle. Une personnalité attachante, à l'énergie désarmante. Pleine de bienveillance, également.
Puisque la forgeronne était déjà bien loin, il répondit pour lui même:
:Mendoza: : Oui, Padmini, je suis ravi d'accepter ton invitation. Elle tombe à point nommé pour me vider la tête.
Néanmoins, tout le temps de l'attente, tandis qu'il se préparait, l'essentiel de la missive de sa princesse avait résonné en boucle dans son esprit.
:Mendoza: : "Ça ne peut plus continuer ainsi". Effectivement, ma belle!
Quarante minutes plus tard, alors qu'il terminait d'enfiler sa tunique, une voix beuglait à travers le camp.
Padmini: Lieutenant Juan-Carlos Mendoza! Cesse de musarder, la soupe est servie!
Sentant la salive lui monter à la bouche et son estomac crier famine, l'Espagnol ne se fit pas prier longtemps. Il se dirigea à grands pas vers la tonnelle. Découvrant un plat d'agneau fumant, accompagné de légumes, recouvert d'un mélange subtil de thym, de romarin et de persil, c'est pourtant avec l'esprit saturé qu'il s'empressa de passer à table.
Outre le ragoût l'attendait un bol de fromage et de fruits coupés ainsi que plusieurs galettes de pain non levées. Amplement de quoi restaurer les convives sans pour autant les alourdir. Un pot à vin en bronze et une carafe d'eau fraîchement tirée de la rivière complétaient le menu.
Laissant le plat refroidir, Mendoza commença par rouler un morceau de chapati en cornet de façon à l'utiliser comme cuillère pour consommer la sauce onctueuse. Puis, il posa dessus un petit bout de viande, et glissa le tout dans sa bouche:
:Mendoza: : Hum! Mes félicitations à la personne qui a préparé ceci, c'est délicieux!
:Gaspard: : Merci, Face-de-limande. J'ai d'autres recettes dans le genre à te faire goûter si tu aimes ma cuisine.
Tout le monde dévora son ragoût dès que celui-ci fut descendu à température acceptable. Le mercenaire se régala. Il termina son morceau de pain jusqu'à la dernière miette et enchaîna par le fromage puis les fruits, le tout expédié en quelques minutes.
Le ventre agréablement rempli, une tasse de thé fumante entre les mains, le lieutenant poussa un soupir d'aise. Jamais il n'avait aussi bien mangé en pleine campagne de recrutement.

☼☼☼

Le soleil allait bientôt disparaître en laissant dans son sillage un ciel couleur de cannelle. Lorsqu'il revint au fort, le cacatoès braillard mit subitement fin à la conversation sur les gorilles d'Afrique, gardiens de la cité d'Orunigi. Ses craillements et ses jasements ramenèrent Isabella et Tao au présent. Ce dernier fit:
:Tao: : Ah! Revoilà notre messager volant. Voyons ce qu'il a à nous apprendre. En espérant que les nouvelles te plaisent...
Le naacal dénoua le fil retenant le message accroché à la patte du volatile et le tendit à sa compagne. Celle-ci déroula le pli et retint une exclamation en découvrant le contenu.
En caressant son compagnon, Tao fit:
:Tao: : Alors?
:Laguerra: : Écoute ça:
Ma Princesse, tu es fort bonne de te soucier de ma sécurité, ce n'est pas pour autant que je dois renoncer à former mon escadron. Ne t'inquiète pas, je suis de taille à m'occuper de mes arrières sans faire appel à une source extérieure. Il semblerait que cet Aloysius n'ait pas retenu la leçon... Tant pis pour lui!
Restant impassible, le Muen se contenta de réagir avec un simple "oh!"
:Laguerra: : Bougre de marin à la nèfle!* Sa cervelle est aussi ramollie que celle d'un concombre de mer! Comment peut-il prendre ceci à la légère? Pourquoi se comporter avec une telle impudence?
:Tao: : Parce que c'est dans son tempérament.
:Laguerra: : Auquel cas, le voilà prévenu. Il est temps pour nous de penser à l'essentiel.
:Tao: : C'est-à-dire?
:Laguerra: : Es-tu prêt à passer à table? J'ai une faim de loup.
:Tao: : Et moi, je mangerais un dragon!

132.PNG

Ils se levèrent d'un même mouvement et Laguerra passa un bras autour des épaules du naacal d'un geste à la fois affectueux et protecteur. Elle se sentait revivre. Oubliée, sa culpabilité vis-à-vis de la mort de son père. Envolées, ses peurs. Disparus, ses doutes. Pour un instant, du moins...

À suivre...

*
*Tola: Unité de masse traditionnelle de l'Inde ancienne et de l'Asie du Sud, équivalent à un tiers de l'once, soit 11,33980925 grammes. Actuellement, il est encore utilisé comme mesure du charas. Cependant, avec cette substance illicite vendue sur le marché noir, le tola perd de sa masse réelle, ne pesant plus que 10 grammes environ.
*Kamci: nom du fouet en Turc.
*Magie du sang: C'est une pratique qui remonte aux temps anciens, surtout chez les Chaldéens, les Grecs et les Étrusques qui utilisaient cette méthode de l'hématomancie pour la divination en observant les signes laissés par l'intermédiaire des figures et des dessins formés soit sur le sol ou sur un linge par le sang d'un sacrifice d'un animal ou d'un être humain. L'hématomancie était également liée à la démonologie où la nécromancie pour réaliser de la magie en invoquant les démons, les esprits et même pour réveiller les morts, c'est ce que l'on appelle souvent dans ce domaine de la magie rouge.
*Maraud: S'emploie pour désigner de façon méprisante un homme d'un rang social inférieur à celui du locuteur. C'est une expression foncièrement condescendante.
*Coquard: Insulte d'autrefois signifiant imbécile ou prétentieux.
*Jharokâ: balcon en saillie. Ornement assez courant dans l'architecture Moghole, on le trouve dans les palais, les havelî ainsi que dans les temples. Cet élément architectural, s'il est souvent utilisé pour son esthétique, peut également servir de plateforme d'observation ou pour y placer des archers. Il est d'une grande importance dans la pratique du purdah, car il permet aux femmes de regarder sans être vues.
*À la nèfle: Expression dont les origines remontent au XIVème siècle. Elle est l'ancêtre de notre "à la noix" d'aujourd'hui.
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
Répondre