Re: FANFICTION COLLECTIVE : Tome 2
Posté : 08 juin 2019, 21:59
Bonsoir à tous, Seb et moi nous avons pensé qu'il serait sympa de vous donner un aperçu de la suite, qui n'est pas finie!!! mais presque...encore quelques petits réglages pour finir le loooong chapitre 21, qui n'était pas censé prendre une telle ampleur, mais quand de nouveaux personnages arrivent, c'est dommage de ne pas leur donner un rôle. En tout cas, encore merci à Isaguerra d'avoir amorcé ce chapitre! (il y aura une partie 7, une partie 8 probablement, parce que j'ai trop développé la partie 6
)
Bonne lecture!
Partie 6.
Le Daimyo était un hôte prévenant. Après cette journée éprouvante, Esteban, en récompense de ses efforts de collaboration, avait été traité avec tous les égards dus à un invité de marque, et n’avait pas eu une minute à lui, entre les soins prodigués à l’occasion du bain et le dîner agrémenté par la présence de musiciennes accomplies, qui avaient déployé tout leur art pour divertir le seigneur et son prisonnier. Le jeune homme avait vite compris qu’il devait renoncer à poser la moindre question concernant le sort de Tao, s’il voulait endormir la méfiance du Daimyo, qui semblait ravi de la tournure des événements et ne cessait d’échanger des plaisanteries avec les geishas, entre deux questions sur la stratégie à adopter pour la bataille du lendemain. Esteban lui répondait avec sérieux. Après tout, il n’avait aucune idée de ce qui allait se passer d’ici l’aube, et mieux valait satisfaire le Daimyo tant que ses amis étaient encore prisonniers. Alors qu’il s’efforçait de ne pas vider une fois de plus son verre de saké, pour éviter d’être resservi aussitôt par une des hôtesses, deux jeunes gens firent leur entrée et s’installèrent de chaque côté du seigneur, manifestement ravi de leur présence.
S : Esteban-san, je vous présente mes deux fils, Yoshihiro et Yoshihisa. Yoshihiro prendra la tête de nos troupes cette nuit. Il n’a que quinze ans, mais il a toute ma confiance. Ce sera sa première bataille, et sa première victoire.
E : Mais…n’était-il pas parmi les soldats que nous avons embarqués cet après-midi ?
S : Ah ! Tout juste !
E : Je suis confus, je…
S : Un vrai guerrier s’entraine avec ses troupes ! Je suis heureux que tu n’aies pas vu de différence entre lui et les autres !
E : Excusez-moi d’insister mais, ne faisait-il pas partie du groupe sélectionné pour nous accompagner en vol ?
S : Tu as l’esprit encore clair après tout ce saké…C’est Yoshihiro qui a demandé à prendre la tête de l’expédition à la place de son frère, et naturellement j’ai accepté. Il est bien plus capable que Yoshihisa. C’est vrai que selon l’ordre des choses c’est son aîné qui aurait dû commander, mais il a su me convaincre. D’ailleurs je me demande pourquoi je n’y ai pas pensé moi-même. Confier cette expédition à Yoshihisa, vraiment, je ne sais pas ce qui m’a pris ! Ah ah !
Esteban était interloqué. Le Daimyo riait comme d’une bonne plaisanterie. A ses côtés, le jeune Yoshihiro demeurait impassible. Quant à Yoshihisa, il esquissa un sourire. Esteban constatait à présent la différence d’âge, et remarquait aussi que le cadet avait un air déterminé que n’affichait pas son aîné. Ce dernier, qui devait avoir la vingtaine, était vêtu avec élégance d’un kimono, comme son père, tandis que le cadet portait encore sa tenue militaire. Probablement avait-il préparé l’expédition du lendemain jusqu’à cette heure avancée. Remarquant la confusion de son hôte, le Daimyo tint à lui apporter quelques éclaircissements.
S : Yoshihisa prendra place avec nous dans l’oiseau d’or.
E : Mais…il n’a même pas volé avec nous aujourd’hui !
S : Ah ah ! Ne t’inquiète pas, c’est un Shimazu, il ne craint rien ni personne, ah ah ah !
Yoshihisa sourit et s’inclina en direction d’Esteban, avant de prendre la parole.
Ya : Ne vous inquiétez pas, Esteban-san, je me dois d’être à côté de père en cette occasion. Je vous remercie d’accepter ma présence dans cet engin extraordinaire. Ce sera un honneur.
S : Assez de politesses ! Tâche simplement d’être à la hauteur demain ! Je veux que tu assistes à notre triomphe et que tu retranscrives tout ça dans un poème à la gloire du clan Shimazu !
Y : C’est vrai que je n’aurais pas été aussi bien placé pour cela à la tête de nos troupes…
S : Ah ah !Vois-tu, Esteban, chaque guerrier est aussi un poète dans notre pays. Mais il semblerait que mon fils soit plus poète que guerrier….il est plus sensible à la douceur de la peau d’une femme qu’à l’odeur du sang, et préfère l’ivresse d’une nuit d’amour à celle de la bataille. C’est aussi un excellent musicien. Tiens, montre-lui !
Ya : Si tel est votre désir…
S : Regarde, il ne se fait pas prier ! Ni le tambour ni le shamisen n’ont plus de secrets pour lui, sans doute à force de faire gémir les femmes d’extase ! Ah ah ah ! Heureusement que je peux compter sur son frère !
Ce dernier semblait aussi gêné par l’attitude de son père que par celle de son aîné. Alors que celui-ci s’était levé pour s’installer près des geishas et accordait le shamisen que l’une d’elles lui avait prêté, il demanda la permission de se retirer et quitta la pièce.
S : Brave Yoshihiro ! Il ne ménage pas sa peine pour être à la hauteur ! Il ne lui reste que peu de temps avant de partir, alors que nous pouvons continuer à jouir de cette soirée. Allons, Esteban, buvons à sa santé, et à notre victoire !
Il leva sa tasse de porcelaine emplie de saké tiède et la but d’un trait tandis que résonnaient les premières notes de shamisen. La mélodie, mélancolique, enveloppa les convives. Le Daimyo Shimazu était redevenu sérieux et semblait écouter avec attention. Esteban concevait difficilement que ce guerrier qui paraissait mépriser son fils puisse être touché par la musique qui s’élevait en notes subtiles sous ses doigts fins et agiles. Le morceau dura longtemps, plongeant le jeune Atlante dans une douce rêverie, sans que le Daimyo n’interrompe Yoshihisa. Quand il eut terminé, son père se leva, les salua et sortit sans un mot, puis son fils l’imita après avoir souhaité une agréable nuit à son hôte. Laissé seul avec les jeunes femmes, Esteban crut un moment pouvoir redevenir libre de ses mouvements. Il déchanta vite : les gardes vinrent le chercher et il fut mené sous bonne escorte dans une chambre préparée pour la nuit, où l’attendait une jeune femme dont la beauté ne manqua pas de le frapper dès qu’il la vit. Il se trouvait à présent face à elle, passablement embarrassé, d’autant plus que devant la cloison de papier de riz qui fermait ce nid douillet veillaient deux gardes, sans compter ceux postés à chaque bout du couloir. Et qui savait combien d’autres se cachaient dans les pièces adjacentes, plongées dans l’obscurité ? Il était fait comme un rat. Cela ne l’aurait pas gêné outre mesure s’il avait été seul. Il aurait pris son mal en patience, et aurait tenté de se reposer un peu, en attendant le moment pour agir. Il était quasiment certain que Zia se manifesterait peu avant l’aube, quand le condor pourrait enfin décoller. Sans l’oiseau d’or, où pouvaient-ils espérer aller ? C’était leur seul moyen de fuir, tous ensemble. Mais il fallait libérer les autres. Libérer Tao. Et sortir de cette chambre. Cette fille était probablement là pour le surveiller, et l’empêcher de réfléchir à un plan. De toute façon, quel plan pouvait-il bien élaborer ? Il était à la merci du Daimyo. Il ne pouvait compter que sur l’aide de Zia. Si cette fille restait là toute la nuit, c’était un obstacle supplémentaire, mais sans doute facile à écarter. Peut-être partirait-elle bientôt, s’il la décourageait ?
A : Désirez-vous un peu de thé ?
Il sursauta. Il s’aperçut qu’il n’avait pas cessé de la fixer tout en laissant courir ses pensées. Sans attendre sa réponse, elle se pencha légèrement de côté pour remplir une tasse qu’elle lui tendit en souriant, posée en équilibre sur sa paume, la tenant délicatement de son autre main, ses doigts fins déployés telles les branches d’un arbuste printanier. Sa voix résonnait encore à l’oreille d’Esteban, enjouée et caressante à la fois. Par réflexe, il accepta l’offre. Leurs doigts s’effleurèrent, et il ressentit un frisson qui le mit mal à l’aise. Pour cacher sa gêne, il grimaça un sourire. Elle pouffa en couvrant sa bouche de sa main. Pour se donner une contenance, il commença à boire, tout en regardant autour de lui. La pièce était petite. Il allait falloir supporter la présence de cette fille dans cet espace confiné. Soudain, il tressaillit. Elle avait posé ses doigts sur la main qui tenait la tasse, et l’attirait vers ses lèvres.
A : Attendez, ce n’est pas ainsi qu’il faut boire…
Elle était si près de lui qu’il pouvait voir le grain de sa peau blanchie par la poudre de riz, humer son parfum délicat. Et il ne s’était même pas aperçu qu’elle s’était approchée. Il se recula vivement, et la tasse tomba sur le tatami. Un peu de liquide vert pâle tacha le bord du kimono rosé de la jeune femme.
A : Ce n’est rien….vous préférez sans doute quelque chose de plus fort…
Elle s’empara vivement d’un petit flacon de saké et le mit dans les mains d’Esteban avant que ce dernier ait pu réagir.
A : Buvez ! Il est tiède, c’est un délice…Pendant ce temps, si vous le permettez, je vais arranger cela…
Elle désignait la tache. Esteban regarda, machinalement, la marque laissée par sa maladresse, en proie à la confusion des sentiments, se sentant indéniablement coupable, sans être bien sûr de quoi. Il vit le pan du kimono glisser sur le tatami, s’écartant lentement pour laisser apparaître la rondeur d’un genou aussi lisse qu’un galet. Fasciné, il entendit à peine la chute, dans un froufrou de soie, du vêtement irisé qui rehaussait si bien le teint de sa compagne.
A : Buvez donc….
Il s’exécuta, et malgré lui leva les yeux tout en buvant.
A : N’avais-je pas raison ? N’est-ce pas délicieux ? Laissez-moi goûter…
Elle se penchait déjà vers lui. Une douce chaleur émanait d’elle. Il était si tentant de s’abandonner, et d’oublier pourquoi il se trouvait là, avec cette fille…il était las…il voulait se reposer, s’abreuver à cette blancheur laiteuse, poser sa joue sur cette peau moelleuse, caresser ce genou à la forme si parfaite…Elle tenait le flacon, renversa la tête pour boire, puis passa une main dans son cou, libérant sa chevelure couleur de nuit. Ce fut comme si un rideau s’était fermé, cachant la lumière qui attirait Esteban. Aussi belle était-elle, cette fille n’était rien pour lui. S’il se trouvait dans cette pièce avec elle, ce n’était que par la volonté de Shimazu, et il s’était déjà assez plié à sa volonté. C’était une autre qu’il aurait voulu avoir à ses côtés, une autre qu’il désirait, espérait et attendait, une autre, à la chevelure de jais, incomparable. Et personne ne la lui ferait oublier.
E : Attends… on va en rester là, d’accord ? rhabille-toi, s’il te plaît. Je sais que tu ne peux pas me laisser seul, mais tu vas me laisser tranquille, au moins. C’est tout ce que je demande. Tu n’auras pas d’ennuis. Tu peux rester, mais laisse-moi tranquille, d’accord ?
Elle le regardait, interdite, ne sachant que faire. De son côté, Esteban était embarrassé par ce retour à la réalité qui ne rendait pas les choses plus faciles, ni plus agréables. Il craignait d’avoir offensé sa compagne, ou de l’avoir mise dans une position délicate vis-à-vis de ses supérieurs.
E : Est-ce que tu comprends ? Je te trouve très belle, et très…désirable, mais je n’ai pas la tête à ça, c’est tout. On t’a probablement envoyée pour me distraire, mais…oh, et puis zut, je ne sais pas pourquoi tu es là, ni si tu dois rester toute la nuit, mais en tout cas on n’a pas besoin de..de...enfin…et d’abord, comment tu t’appelles ? Hein, c’est vrai, tu me parles depuis tout à l’heure, moi je te regarde comme un idiot, et je ne sais même pas comment tu t’appelles. Moi c’est Esteban, je suppose qu’on ne te l’a pas dit, ce n’est pas quelque chose que tu as besoin de savoir pour faire ton petit numéro.
A : Atsuko. Je m’appelle Atsuko. Et c’est vrai que je devais m’occuper de toi, mais puisque tu ne veux pas, c’est dommage, vraiment dommage.
Elle avait l’air désolée et déçue tout à la fois.
E : Tu vas repartir ?
A : Je suppose…
E : Tu n’as pas reçu l’ordre de me surveiller ?
Elle rit.
A : On ne m’a pas dit cela comme ça. Mais je pensais que j’allais rester un bon moment, si tu le voulais bien, ça ne m’aurait pas déplu de te voir t’endormir à mes côtés.
E : Oui, eh bien , je suis désolé de te décevoir..
A : On peut passer la nuit autrement.
E : Ah ? je vois, tu ne vas pas me laisser.
Elle rit à nouveau. Esteban se détendit. Puisqu’il était coincé dans cette pièce, complètement impuissant, autant passer le temps de manière agréable, il aurait l’esprit plus clair ensuite. Il ne se sentait pas sur ses gardes comme avec Shimazu.
A : Je peux te raconter des histoires.
E : Pour m’endormir ? Je veux bien. Mais je peux t’en raconter aussi, et c’est toi qui dormiras, et on sera tranquilles tous les deux.
A : Des histoires de ton pays ? Et de l’oiseau d’or ? Je ne risque pas de m’endormir !
E : Bon, je me sens une dette envers toi, après tout je t’ai empêchée de faire ton travail, alors je peux bien te raconter une histoire ou deux.
A : Tu es le premier homme qui me résiste…pourtant, tu avais l’air de vouloir…
E : Je..pourquoi on revient à ce sujet ?
A : Parce que ça m’intéresse, je veux connaître ton secret…
E : Mon secret ? quel secret ? Il n’y a pas de secret ! Ah, je vois, Shimazu t’a envoyée pour me faire parler !
Aussitôt il s’en voulut. Non seulement il manquait de respect envers son hôte, mais en plus il laissait entendre qu’il avait quelque chose à cacher. Le mieux était de donner à cette fille ce qu’elle demandait, et d’essayer d’en tirer quelque chose, si c’était possible. Ou de la faire dormir. La seule chose qui le dérangeait, c’était que d’autres oreilles ne manqueraient pas d’écouter ses confidences, mais après tout, cela pouvait être amusant de tromper ses adversaires, tout en passant la nuit auprès de celle qu’il aimait. Par la magie des mots, Zia serait à ses côtés, et lui donnerait la force de supporter cette épreuve jusqu’à l’aube.
E : Bon, je vais tout te raconter…je suis fiancé à une femme merveilleuse, qui m’attend à l’autre bout du monde…
Il était trois heures du matin et Zia ne dormait pas. Son esprit ne la laissait pas en repos. Elle avait tout planifié, tout se passerait bien. Mais elle ne pouvait s’empêcher de vivre par avance les heures qui allaient suivre, au point qu’elle avait déjà l’impression de courir avec Esteban vers le condor. Comme l’avait dit Ichiro, il était peu probable qu’il soit détenu avec les autres. Dans ce cas, il faudrait s’aventurer dans le château. Zia avait fait dessiner des plans à son ami afin de se repérer. Il n’était pas question qu’il l’accompagne. Dès qu’il aurait libéré les autres, il se cacherait avec eux dans le condor. Elle se débrouillerait. Elle avait dû insister. Ichiro n’avait cédé qu’à regrets, et elle avait bien senti qu’il ne croyait qu’à moitié qu’elle n’avait pas besoin de son aide. S’il fallait encore veiller à ce qu’il ne joue pas les héros ! Et Marie qui avait insisté pour se rendre utile…Etre responsable de tant de vies l’accablait. En venant ici, elle n’avait pas suffisamment mesuré les risques qu’ils prenaient, tous, et elle se demandait à présent pourquoi. Cela leur avait semblé une évidence de rendre visite à leurs amis du bout du monde, comme si leur réalité seule comptait : ils allaient se marier, ils étaient tout à leur bonheur, rien de mal ne pouvait arriver. Pourtant, ils savaient que ce n’était qu’une illusion. Elle se rendit compte qu’elle avait été plus affectée qu’elle ne le pensait par les épreuves qu’ils avaient traversées ces derniers mois. Peut-être avait-elle voulu croire que le pire était derrière eux. Elle soupira. Elle n’avait rien vu venir. Son esprit lui avait joué un sale tour. Perdre Esteban était sa plus grande crainte, qu’elle refoulait au plus profond d’elle-même. Peut-être que si elle n’avait pas essayé de contrôler cette peur, si elle n’avait pas refusé de la laisser s’exprimer, elle aurait pu éviter la situation où ils se trouvaient à présent.
Ma : Zia ? Je ne te dérange pas ? Je n’arrive pas à dormir moi non plus.
Z : Marie ? Ce n’est pas raisonnable !
Ma : Ce n’est pas moi qui vais risquer ma vie tout à l’heure !
Z : Tu as raison, je devrais me reposer, mais c’est comme ça, je ne peux pas.
Ma : Je comprends. Père est toujours ainsi à la veille d’une bataille.
Z : Il te l’a dit ?
Ma : Non, s’il reste éveillé, alors moi aussi.
Z : Vraiment ? Je parie que tu finis par t’endormir.
Ma : Au début, c’est ce qui arrivait, mais à force de m’entraîner…
Z : Tu dis ça pour me prouver que tu as les capacités de te rendre utile ? Tu es tenace.
Ma : Tu as bien deviné. Tu sais, j’ai beaucoup réfléchi à ton plan. Imagine que tu te fasses prendre. Nous, nous restons là, dans le condor, sans pouvoir rien faire ? C’est ridicule.
Z : Cela n’arrivera pas.
Ma : Et si cela arrive ?
Z : Le condor quittera le château quoiqu’il arrive demain, avec ou sans le Daimyo et ses soldats à bord. Je t’accorde que j’aimerais que ce soit sans, mais si j’ai bien compris Esteban a été réquisitionné pour servir d’appui aérien contre les ennemis de ce cher Shimazu. Notre plus grand avantage, c’est qu’il ignore notre présence à bord. Alors soit tout se passe comme prévu et j’arrive à faire embarquer tout le monde avant l’aube, soit j’échoue, mais tous ceux qui seront à bord auront une chance de quitter le château demain.
Ma : Je ne suis pas convaincue du tout. Comment ferait-on ? Et une fois sortis, où irions nous ?
Z : Vous pourriez sortir par la trappe.
Ma : A quel moment ? Si j’ai bien compris, Esteban va attaquer un autre château. S’il se pose là-bas, on sort ? ça n’a aucun sens. Et Sora n’est pas en état de..
Z : Je sais ! Je sais tout cela ! Et ça ne sert à rien d’imaginer je ne sais quelle situation qui n’arrivera pas de toute façon !
Ma : Tu es bien sûre de toi. Père dit toujours qu’il faut envisager le pire, et prévoir comment agir selon chaque situation.
Z : Evidemment ! Mais tout se passera bien. Tout ce que je disais tout à l’heure c’était pour te rassurer, au cas où…
Ma : Eh bien cela ne me rassure pas du tout. Ecoute-moi, si tu échoues, je ne resterai certainement pas cachée là les bras croisés en attendant qu’on vienne me débusquer, ou que je meure de soif et de faim !
Z : Les réserves sont suffisantes pour tenir un moment. Et puis, tu peux toujours sortir si c’est nécessaire, le condor n’est pas une prison.
Elle commençait à s’amuser de l’exaltation de sa jeune amie.
Ma : Et je sortirai si tu échoues, crois-moi !
Z : Et que feras-tu ?
Ma : Ce Daimyo n’est qu’un petit seigneur, n’est-ce pas ? Je sais comment traiter ce genre d’homme.
Z : Il sera sans doute impressionné par ton aplomb, mais si tu crois qu’il va écouter une petite étrangère surgie de nulle part…
Ma : La fille de l’Empereur !
Z : Et quand bien même il daignait te prendre au sérieux, qu’as-tu à lui proposer ?
Ma : Une alliance, bien sûr ! Une protection, des armes et des accords commerciaux !
Z : Qui mettront des mois à se concrétiser, alors que demain il peut écraser son ennemi avec le condor, et nous obliger à le servir aussi longtemps qu’il voudra.
Ma : Mais si je lui fais croire que je suis venue lui proposer cet accord, qu’il a plus à gagner en vous libérant, une fois bien sûr qu’il aura remporté la victoire, tu comprends, tu n’as rien à risquer cette nuit, demain Esteban fait ce qu’il a à faire, puis j’interviens, je fais pression, je raconte que vous travaillez pour l’Empereur, que l’oiseau lui appartient, qu’il sera fort en colère d’apprendre que le Daimyo a osé s’en emparer, qu’Esteban n’a rien dit pour me protéger mais que je considère qu’il est temps que j’obtienne réparation pour l’outrage subi. Tu sais, le secret, c’est de ne pas montrer qu’on a peur, d’agir avec sang-froid, comme si on était vraiment en position de supériorité !
Z : Ecoute, Marie, j’ai promis à ton père de te protéger, et tu dois me faire confiance. Tout se passera bien. Mais je suis sûre que tu es capable d’agir comme tu l’as dit.
Ma : Tu me sous-estimes, mais tu as tort. Je te prouverai que tu as tort, tout à l’heure ou un autre jour. Je te fais confiance, mais sache que je ne crains pas de prendre des risques pour aider mes amis.
Z : Je n’en doute pas. Merci, Marie.
La jeune fille se tenait devant Zia, indécise. Elle avait dit ce qu’elle avait sur le cœur, sans que cela ait rien changé. Quand pourrait-elle enfin agir sans dépendre des autres ?
Z : Je n’agis pas seule. Chacun a son rôle, et notre réussite dépend de tous, de toi aussi. Selon le plan que nous avons décidé ensemble. Ne prends aucun risque, sans penser aux conséquences pour toi, et surtout pour les autres. Pense à ton père.
Marie acquiesça. Elle était reconnaissante à Zia de ne pas s’être moquée d’elle.
Z : Va réveiller les autres, le temps approche.
Sunichi Mizuki eut du mal à réprimer un bâillement. Il serait content quand la relève serait là. Il scruta le ciel, essayant de deviner le temps qu’il lui restait avant de pouvoir ronfler sur sa paillasse. Accroupi à ses côtés, Satoru Fujimoto soupira bruyamment avant de se lever.
Sa : J’vais m’dégourdir un peu les jambes.
Sunichi le regarder s’éloigner avec indifférence. S’il s’accroupissait, il était sûr de s’endormir sur place. Ce Satoru, il était pas fait du même bois. Et puis il se permettait des choses, comme bouger pendant le tour de garde. Il avait sans doute raison, ça ne changeait rien au fait que les prisonniers ne pouvaient pas sortir de leur trou, mais tout de même, lui, Sunichi, n’aurait jamais osé s’éloigner d’un pas. Mais il pouvait s’appuyer sur sa lance, ça lui permettait de tenir droit, et éveillé, enfin juste assez pour ne pas tomber. Il ferma les yeux un instant. Il percevait le bruit des pas pesants de son camarade.
Su : C’est pas en trainant les pieds comme ça que ça va le maintenir alerte. Moi, quand je marche comme ça, c’est que mon lit est pas loin.
Il se mit à rire bêtement. Un rire léger lui répondit.
Su : C’est ça, fous-toi de moi, tu ronflais accroupi tout à l’heure. Heureusement que j’suis là pour garder les prisonniers.
Le rire reprit, léger et cristallin.
Su : Un vrai rire de gonzesse ! Tu m’fais pitié, tiens…
Plus près de lui, un éclat le surprit, suivi d’une cascade de hoquets qui finirent en soupirs langoureux. Il retint son souffle. Il entendait à présent son camarade sautiller pesamment sur place en ahanant.
Su : Satoru ? T’es pas bien ? C’était quoi ça ?
Il ouvrit les yeux. A quelques mètres de lui, il distinguait la silhouette de son camarade qui lui tournait le dos.
Sa : Ben quoi, je m’dégourdis les jambes, ça t’empêche de dormir ?
Su : Pourquoi tu riais ?
Sa : Tu devais bien dormir dis donc, j’ai pas ri.
Su : J’dormais pas, et j’ t’ai entendu rire ! Arrête de m’faire marcher !
Sa : Eh eh eh, elle est bien bonne celle-là !
Su : Tu riais pas comme ça, tu riais comme une fille, pour te foutre de moi !
Sa : Ben tiens, t’as raison, qu’est-ce qu’en t’en sais, toi, comment ça rit une fille ? Depuis quand t’en as pas touché une ? Tu devais faire un sacré rêve, dis !
Le rire éclata à nouveau, strident.
Su : Arrête, t’es pas drôle !
Sa : Mais…j’ai rien fait…ce…c’était quoi, ça ?
Su : Te fous pas de ma gueule ! Et pis r’viens ici !
Il commençait à se sentir franchement inquiet.
Sa : Me v’là, t’avais raison, j’l’ai entendu moi aussi…Sûrement une des prisonnières. Attends, j’vais leur balancer un bon saut de pisse pour les calmer.
Su : Non…non…ça venait de..de par là ! Pas d’en bas !
Une mélopée s’éleva alors, entrecoupée de rires légers et de soupirs.
Su : Tiens, tiens, t’entends ?
Sa : T’as raison, y’a quelqu’un qui se fout de nous !
Su : Qui ? Qui ? Y’a que nous, les autres sont à leur poste, devant l’oiseau, sur les remparts, et pis, qui c’est qui peut bien rire comme ça ? C’est une femme, tu crois pas ?
Sa : Ouais…mais elle va pas rire longtemps…
Su : Attends, Satoru ! où tu vas ? Me laisse pas ! Et si, et si…
K : Viens, Satoru, viens, ah ah ah ah ah ! Je t’attends….
Su : Elle connait ton nom ! C’est un démon !
Sa : Tu viens de le dire, idiot ! Et les démons, j’connais pas !
K : Mais tu vas bientôt me connaître, j’en meurs d’envie, et toi aussi, Satoru, ouh ouh ouh !
Su : Satoru ! N’y vas pas, c’est un yôkai, j’en suis sûr ! C’est Kerakera onna, la rigoleuse !
K : Hin hin hin hin hin!
Cet éclat de rire sinistre glaça le sang de Sunichi. Satoru s’était arrêté et hésitait.
Su : Tu..tu crois pas qu’on devrait appeler à l’aide ?
Sa : Pour qu’on se foute de nous ?
K : Pour qu’on se foute de nous ? Hi hi hi hi hi !
Cette fois, le rire était cristallin et enjoué.
K : Viens, viens Satoru mon brave, Kerakera onna aime les hommes comme toi…
Su : Tu vas voir si tu vas te foutre de moi encore longtemps !
Sunichi n’eut pas le temps de le retenir, il avait couru dans la direction de la voix.
Su : Sa…Satoru !
Un bruit sourd. Puis seul le silence lui répondit.
Su : Satoru…reviens…je t’en prie ! Me laisse pas tout seul !
K : Mais tu n’es pas seul…on va bien s’amuser, toi et moi….
Le rire léger qu’il avait entendu au début lui parvint à nouveau. Il était prêt à prendre ses jambes à son cou, quand il se ravisa. C’était un coup monté de Satoru pour se payer sa tête, c’était sûr !
Su : Mon…montre-toi, la gueuse ! Qu’on, qu’on rigole ensemble ! J’ai pas peur, moi, j’ai pas peur !
Il pointait sa lance devant lui et l’agitait tout en fanfaronnant.
K : Ah ah…mais j’en suis persuadée, brave soldat…
Une silhouette émergea de l’obscurité. Il commençait à regretter ses paroles, mais était tétanisé. Il plissa les yeux pour mieux voir, tandis que la silhouette se précisait, accompagnée d’une mélopée entêtante et lugubre qui lui glaça le sang. C’était une femme, une jeune femme aux longs cheveux, d’une beauté surnaturelle, qui chantonnait en souriant sa sinistre mélodie.
K : Viens…viens à moi n’aie pas peur…kerakera…kerakera…toi et moi on rira…kerakera…
Elle était toute proche de lui, et il était incapable d’esquisser le moindre geste. Doucement, elle lui prit sa lance de bambou des mains, et il se laissa faire sans réagir, suspendu à ses lèvres, les yeux plongés dans les siens. Il entendit encore son rire cristallin, une dernière fois. Puis plus rien. Sunichi Mizuki dormait enfin, au moment où Teijo quittait la fosse. Il fermait la marche. Les autres se faufilaient déjà jusqu’à l’arrière du condor, guidés par Ichiro. Quand il se fut assuré que tous les prisonniers étaient bien là, il signala sa présence, et Indali ouvrit la trappe. Ils étaient désormais à l’abri dans le ventre de l’oiseau, à l’exception de Zia, Esteban et Tao.
In : Vous avez réussi !
Elle se mordit presque aussitôt les lèvres. Tao n’était pas là. La mission de Zia allait donc se prolonger. Même si elle savait qu’il y avait peu de chance pour que les deux étrangers soient gardés avec les autres prisonniers, elle avait voulu y croire.
Ic : Tout s’est bien passé, comme prévu. Il n’y a plus qu’à attendre…
Tei : J’ai vraiment cru que c’était Kerakera onna, vous m’avez fait peur !
Az : Idiot, tu crois à ces contes de bonne femme ? En tout cas, c’était très bien fait, c’est vrai.
Mar : Je ne croyais pas Zia capable de ça, elle a été épatante !
Ta : Teijo a raison, j’y ai cru moi aussi un moment !
Mar : Pff, vous les hommes…y’a que vous pour croire aux yôkais !
Az : A ce genre de yôkai tu veux dire…
Tei : Et toi, soeurette, t’aurais eu envie de croiser la route de quel yôkai ?
Az : Aucun, imbécile ! Ils sont tous plus repoussants et effrayants les uns que les autres !
Mar : Je suppose que c’est toi qui as eu l’idée, Ichiro. Grand-père nous racontait souvent toutes ces histoires d’esprits, et tu me disais que pour nombre de tes camarades, ce n’étaient pas que des histoires…
Ic : C’est vrai. Zia a été parfaite. J’espère qu’elle va s’en sortir pour la suite…
In : Elle va s’en sortir, crois-moi. Elle a bien des talents cachés.
Ic : Je sais…mais…
Mar : Elle va essayer de trouver Esteban et Tao toute seule ? Mais c’est de la folie ! Ichiro !
Ic : Tais-toi, c’est assez dur de devoir rester ici sans rien pouvoir faire.
Ma : Trève de discussions ! La première partie du plan s’est parfaitement déroulée, et je veillerai personnellement à ce qu’aucun de vous ne ruine la suite en voulant jouer les héros ! Zia a dit que nous devions tous rester cachés jusqu’à ce qu’elle revienne avec Esteban et Tao, et c’est ce que nous allons faire ! Mais ne restons pas dans cette soute, Sora est tout seul en haut, et avec Indali nous vous avons préparé quelques rafraichissements. J’imagine que votre séjour dans les geôles de ce Shimazu n’ont pas du être des plus agréables.
Personne n’osa protester. La jeune étrangère les impressionnait presqu’autant, avec sa blondeur et son autorité, qu’un yôkai qui aurait voulu les tirer par les pieds pour les faire trébucher et les forcer à boire du saké jusqu’à plus soif.
Zia n’avait pas attendu qu’Ichiro ait emmené le petit groupe jusqu’au condor pour filer vers le château. Elle avait repéré au passage deux soldats qui montaient la garde devant le bec de l’oiseau. Si le Daimyo redoutait qu’Esteban lui fausse compagnie, il devait l’avoir fait surveiller étroitement, et probablement le tenait-il enfermé le plus éloigné possible de l’oiseau d’or. Quant à Tao, il pouvait tout aussi bien être dans une cellule sur les coursives que dans un cachot secret avec Esteban, ou séparé de lui. Elle penchait pour la seconde hypothèse, car elle n’avait pas constaté la présence du jeune Muen aux côtés d’Esteban dans la journée. Cela ne lui facilitait pas la tâche. Dans moins d’une heure le soleil serait levé, ce qui signifiait qu’ils pourraient fuir avec le condor, mais ce qui compliquerait ses recherches. Ichiro lui avait indiqué quelles parties du château pouvaient abriter des prisonniers, mais elle risquait de perdre trop de temps à tout explorer, sans compter qu’elle multipliait les risques de se faire prendre. Elle y avait réfléchi toute la nuit, en essayant de se mettre à la place du Daimyo, mais au moment d’agir elle se sentait plus démunie que jamais. Elle décida pourtant de se diriger vers la partie réservée aux appartements seigneuriaux. A la place du Daimyo, elle aurait voulu garder ce prisonnier précieux sous la main. Avec un peu de chance, Tao serait là aussi. Le nombre de gardes ne devait pas être si conséquent. Comme Ichiro le lui avait dit, la plupart des effectifs étaient préposés à la défense extérieure, au niveau des murs d’enceinte. Puisqu’ils étaient déjà au cœur du château, là où se situait le donjon principal, les soldats n’étaient pas les plus nombreux. En raison de cette stratégie, il était très difficile pour l’ennemi de parvenir jusque là, et pour quiconque l’aurait voulu, de s’échapper, mais pour Zia, cela représentait un avantage non négligeable. En fonction des estimations d’Ichiro, elle avait préparé suffisamment de munitions, et elle n’avait pas l’intention de manquer ses cibles. Elle espérait simplement que sa tenue serait assez discrète pour lui permettre de se fondre dans la nuit, qui cédait peu à peu la place aux lueurs encore vagues de l’aube. Esteban n’aimait pas la voir vêtue de sombre, mais elle avait tenu à conserver dans sa garde-robe des vêtements pratiques dans ce genre de situation, tout en espérant n’avoir pas à les revêtir. Son cœur s’était serré quand elle s’était changée, mais à présent elle gardait son esprit fixé sur son objectif, délivrer Esteban, délivrer Tao, sauver la vie de tous les êtres dont elle avait la responsabilité. Un à un, les gardes tombèrent sans avoir eu le temps de comprendre ce qui leur arrivait, sans remarquer l’ombre qui se glissait parmi eux. Zia visait parfaitement, et le sommeil était quasi-immédiat. Quand elle fut dans les couloirs déserts, elle se détendit légèrement. Ce ne serait sans doute pas compliqué de trouver la pièce où était détenu Esteban.
Tao ruminait dans sa cellule de deux tatamis. Son impuissance l’exaspérait au plus haut point. Certes, il n’avait eu à se plaindre de rien à son retour au château. On l’avait nourri convenablement. Et on l’avait laissé tranquille, trop tranquille. Il n’en pouvait plus. Il avait bien essayé d’engager la conversation avec ses gardes en faisant coulisser le shoji de papier. On lui avait mis une lame sous le nez, et enjoint d’un regard à refermer la porte. Il ne voyait rien de ce qui se passait à l’extérieur, car la pièce n’avait pas de fenêtre. Quand donc Esteban le rejoindrait-il ? Sans aucune information, il ne pouvait que faire des hypothèses sur ce qui se passait à l’extérieur des murs de sa cellule. Il n’était certain que d’une chose : il était encore en vie. Mais pour combien de temps ? Il décida de ne commencer à s’inquiéter que si on venait lui apporter la tête d’Esteban sur un plateau, et s’endormit sur cette pensée réconfortante. Un cauchemar le réveilla. Ce même maudit cauchemar où il perdait tous ceux qu’il aimait et se retrouvait seul face à une menace qu’il ne parvenait pas à identifier, mais qui le cernait de toutes parts. Alors, il se mit à ruminer, pour éviter de cauchemarder. S’en prendre à lui-même, à Esteban et à la terre entière l’empêchait au moins de glisser dans l’abîme. Soudain, il perçut des cris, et tout s’agita autour de lui. On sonnait l’alerte. Il se figea. La panique s’empara de lui. Ils partaient sans lui. Il allait rester seul, à jamais, dans cette cellule étroite. Il avait été trop bête, d’attendre sagement et prudemment, de compter sur les autres ! Ils partaient sans lui ! De rage, il creva d’un coup de poing la fine paroi de papier qui le séparait des gardes. Un instant plus tard, on le traînait dans les couloirs sans ménagement.
Peu avant l’aube, le Daimyo Shimazu s’était éveillé d’un bref somme, entrepris après le départ de ses troupes au milieu de la nuit, comme l’avait suggéré le gaijin. Yoshihiro avait fière allure dans sa tenue de combat. Il avait adressé à son père un bref salut, sobre et digne. Il serait bientôt temps qu’ils partent eux aussi à bord de l’oiseau d’or, en compagnie de quelques soldats aguerris, et de Yoshihisa. Il avait fait appeler Akira Tokitaka. Il lui avait donné l’ordre de préparer deux des prisonniers pour une exécution. Le lieutenant était libre de choisir, n’importe qui ferait l’affaire, du moment que cela impressionnait le gaijin. Bien sûr, l’exécution n’aurait lieu qu’en cas d’échec de l’expédition. Il était inutile de tirer tout le monde de la fosse, une petite mise en scène suffisait. Et il fallait garder des otages au cas où, pour plus tard, selon la façon dont les relations avec le gaijin évolueraient. Akira Tokitaka avait donc précédé la relève, et découvert la fosse vide. Rien n’avait pu réveiller Sunichi Mizuki et Satoru Fujimoto, pas même les cloches de l’alerte.
Zia était parvenue à l’angle d’un couloir faiblement éclairé. Deux gardes étaient postés devant une porte à la moitié du couloir. Avec un peu de chance, elle avait trouvé ce qu’elle cherchait, mais la garde lui paraissait bien mince. Tout était calme. Si des hommes étaient postés dans les pièces voisines, elle devait redoubler de prudence. Malgré la pénombre, elle visa juste, et les deux gardes s’effondrèrent sans bruit, l’un après l’autre. La jeune femme se glissa alors jusqu’à la porte, le cœur battant. Tomber juste dès la première tentative lui paraissait trop beau, mais elle avait déjà parcouru plusieurs couloirs vides, et d’après les indications d’Ichiro elle ne tarderait sans doute pas à trouver l’escalier qui menait à l’étage supérieur, celui où résidait habituellement le Daimyo. Soit Esteban se trouvait effectivement au même étage que le seigneur, soit il était à l’étage inférieur, et dans ce cas…avec une infinie précaution elle fit coulisser le shoji. L’obscurité régnait dans la pièce, et seule la faible lumière du couloir lui permettait de distinguer une forme allongée. Elle vit un pied nu et sourit. Elle l’aurait reconnu entre mille. Elle se glissa dans la pièce et referma le shoji derrière elle. C’est alors qu’elle se rendit compte qu’elle n’entendait pas seulement la respiration calme d’Esteban, mais aussi celle, plus légère, d’une autre personne. Et elle ne la reconnaissait pas. Après des années passées auprès d’Esteban et Tao, elle savait distinguer leur souffle, et cette respiration n’était pas celle de Tao. Un sentiment étrange l’envahit. Elle ne s’était pas préparée à rencontrer cette situation. Elle scruta la pénombre que l’aube naissante teintait de gris, et peu à peu distingua des flaques plus claires, un bras nu allongé, des jambes repliées qui dépassaient de ces flaques claires, qu’elle identifia bientôt comme un vêtement qui enveloppait une forme aux longs cheveux défaits, flottant sur le tatami. Et au creux de cette forme, de cette femme, reposait Esteban, recroquevillé sur lui-même, comme s’il n’avait osé s’allonger auprès de la femme ; mais sa tête était posée près de ses cuisses, à elle. Zia ne pouvait détacher son regard de ces deux êtres couchés si près l’un de l’autre et qui ne se touchaient pas, mais dont les corps offraient une posture telle qu’elle avait l’impression que la femme protégeait le jeune homme, et elle en fut jalouse, d’une jalousie subite dont la violence la cloua sur place, sans pouvoir esquisser le moindre geste, l’esprit vide et le cœur en flammes. Soudain, l’alerte brisa le silence, mais Zia ne bougea pas avant qu’à l’autre bout de la pièce, un shoji ne coulisse pour laisser place à un garde qui ne réalisa pas immédiatement que la femme qu’il avait face à lui n’était pas la même qui était censée se trouver avec le prisonnier. Quand il cria pour l’arrêter, elle s’enfuyait déjà, en refermant violemment le shoji derrière elle.
Du condor, chacun entendit l’alerte. Dans les minutes qui suivirent, ils espérèrent voir surgir Zia, Esteban et Tao. Personne ne disait mot. Les minutes passèrent. Indali et Marie se rendirent à la porte du cockpit, en vain. Aucun bruit n’en parvenait, personne ne s’y trouvait. Alors Indali courut jusqu’à la soute, et Marie la suivit.
Ma : Qu’est-ce que tu fais ?
In : Je veux voir ce qui se passe ! Tu as entendu, il y a un problème !
Ma : Attends, tu ne vas pas ouvrir la trappe tout de même ?!
In : Juste assez pour me rendre compte de la situation. Tu as bien vu qu’on peut contrôler le degré d’ouverture. Personne ne remarquera rien.
Ma : Qu’est-ce que tu en sais ? Tu nous mets tous en danger ! Zia a dit qu’on devait rester cachés, c’est le seul avantage qu’on ait ! Cette alerte, ce n’est peut-être pas pour Zia, ils ont pu s’apercevoir de l’évasion.
In : Peut-être, mais cela ne va pas faciliter les choses pour Zia…
Ma : Ecoute, je sais que ce n’est pas facile pour toi de rester là à attendre, mais c’est la meilleure chose que nous ayons à faire. Esteban fera décoller le condor quoi qu’il arrive, Zia a dit que le Daimyo voulait l’utiliser à son profit, tu t’es rendu compte aussi bien que moi de tous les vols qu’on a faits hier ! Alors on va attendre qu’il décolle, et on va se coller l’oreille à cette fichue porte comme Zia et on avisera ensuite, d’accord ?
In : Oh, et puis zut !
Ic : Marie a raison, Indali. Cette alerte signifie seulement qu’ils ont découvert la fuite des prisonniers. Pas qu’ils ont découvert Zia. C’est vrai que ça va être plus compliqué pour elle de revenir au condor avec Esteban et Tao maintenant que tout le château est réveillé. Chaque minute compte. Mais tant que nous ne sommes pas assurés que nous ne courons plus aucun danger, nous ne devons pas nous montrer.
In : Il ne s’agit pas de nous montrer ! Mais d’entendre ce qui se passe, au moins !
Ma : Nous avons entendu l’alerte, et c’est bien assez. De toute façon, nous ne pouvons rien faire !
Ic : Taisez-vous ! C’est la voix du Daimyo !
Mariko, Tadashi, Teijo et Azami les avaient rejoints.
Ta : Vous avez entendu vous aussi ? Il doit être sacrément furieux !
Mar : Je le serais aussi à sa place…
Tei : Eh eh, je serais curieux de savoir ce qu’il dit !
Az : Facile, il promet de tuer les traitres qui nous ont permis de nous enfuir. Si ça se trouve, les deux gardes vont être exécutés.
Ta : Pauvres bougres…on aurait dû les prendre avec nous.
Mar : Oui, personne n’a pensé à eux…
In : Mais ils n’ont rien fait !
Ic : Justement…mais je ne crois pas qu’ils vont être exécutés. Le Daimyo a trop besoin d’hommes en ce moment.
Ta : Avec le condor, il n’en a plus autant besoin que ça…
In : Comment pouvez-vous rester là à parler sans agir ?
Sans que quiconque ait pu l’en empêcher, la jeune Indienne entrouvrit la trappe. Tous se turent. L’ouverture était infime, mais on entendait à présent distinctement les paroles du Daimyo.
Zia se rendit compte de son erreur lorsqu’elle vit devant elle les escaliers menant à l’étage supérieur, celui du Daimyo. Elle reconnut sa voix, il serait bientôt là. Derrière elle, la retraite était maintenant coupée, si elle revenait sur ses pas, elle tomberait sur des gardes venus avertir leur seigneur, qui arrivaient en courant. Elle vérifia ses munitions, hésita, sa main tremblait. Plus que quelques secondes et ils seraient là, devant et derrière elle, et elle se sentait incapable de faire face. Pourtant elle devait prendre une décision. Elle jeta un regard derrière elle. Elle était certaine d’être passée devant des cloisons qui ouvraient sur des chambres, et non devant un simple mur. Et aucune lumière ne s’était allumée dans ces chambres qui bordaient le couloir. Elle s’engouffra dans l’une d’elles au moment où les gardes apparaissaient au bout du couloir, et se pelotonna dans un coin à côté de la porte. C’est alors qu’elle se rendit compte que la chambre était occupée. Elle jouait de malchance. Un homme s’était dressé sur son céans et regardait dans sa direction. Elle s’apprêtait à lancer une de ses fléchettes soporifiques quand la voix du Daimyo retentit, juste devant la porte.
S : Yoshihisa ! Yoshihisa !Qu’est-ce que tu fais à dormir encore !
Zia suspendit son geste. Si le Daimyo s’avisait d’ouvrir la porte pour vérifier que ce Yoshihisa dormait, et constatait que son sommeil n’était pas ordinaire, elle risquait d’être découverte. Elle estima rapidement le nombre d’hommes dans le couloir. Trop nombreux. Alors elle vit l’homme qui lui faisait face poser un doigt sur ses lèvres. L’instant d’après, elle entendit sa voix.
Ya : Excusez-moi père, j’arrive…
S : Il n’y a pas d’excuse ! Tu n’as pas entendu l’alerte ? Les prisonniers se sont échappés !
Ya : Je dormais si bien…
Tout en répondant, il s’était approché de la cloison et s’apprêtait à la faire coulisser quand elle fut violemment poussée sur le côté, passant à quelques centimètres de Zia.
S : Toi seul peut songer à dormir en pareil cas ! Tu n’as donc aucune honte ? Mon propre fils !
Dans l’encadrement se dressait le Daimyo Shimazu, frémissant de fureur.
S : Habille-toi donc et rejoins nous, ou plutôt, va au diable, espèce de bon à rien ! Je parie que tu as passé la nuit vautré avec des filles comme à ton habitude !
G : Sire, sire !
C’était le garde qui avait surpris Zia.
S : Qu’y a-t-il ? Ne me dis pas que tu as laissé filer le gaijin !
G : Non sire, mes hommes le surveillent mais…il y avait une femme, une étrangère, dans la chambre du prisonnier...j’ai essayé de la rattraper, mais elle a disparu…ou alors elle est allée dans cette partie du château…
S : Une étrangère ?! Fouillez tout ! Quant à toi, Yoshihisa, dépêche-toi de me rejoindre dans la cour, il va y avoir du spectacle ! Faites venir les deux étrangers, et Atsuko !
Il se retourna vers son fils une dernière fois.
S : C’est toi qui m’as conseillé d’envoyer Atsuko auprès du gaijin. Si jamais je découvre qu’elle m’a trahi, je te considère comme responsable !
Ya : Mais enfin c’est ridicule, je ne comprends pas…
Son père s’éloignait sans prêter attention à ses paroles.
Il referma rapidement la cloison. Zia ne put que murmurer un faible merci. Il lui intima l’ordre de se taire.
Ya : Toutes les chambres vont être fouillées, celle-ci comprise. Faites-moi confiance, je vous en prie. Venez ici.
Elle le regarda sans comprendre.
Ya : Ils vont fouiller les placards. Mais vous serez sur le futon.
Il l’attira alors et l’allongea près de lui. Les hommes avaient commencé à fouiller les chambres voisines. On entendait le bruit des cloisons coulissantes des placards ouverts sans ménagement. Yoshihisa se coucha sur Zia en s’excusant et rabattit la couverture sur leurs corps qui n’en formaient désormais plus qu’un.
Ya : Je suis désolé. Je ne peux que vous demander encore d’avoir confiance.
Elle acquiesça et ferma les yeux. Si cela devait mal tourner, elle utiliserait ses dernières fléchettes. Elle aurait voulu être déjà en train de courir vers Esteban. Elle regrettait de ne pas avoir réagi plus tôt. Elle aurait pu filer pendant que les gardes fouillaient les autres chambres. Mais filer où ? Pour quoi faire ? Soudain, elle eut peur de se retrouver face à Esteban. Elle le revit, couché près de cette fille. Et si cette image allait désormais la poursuivre ? Tao. Il y avait Tao. Elle ne pouvait pas l’abandonner. Ni abandonner les autres. Elle devait décoller. Ils l’attendaient. Elle devait les sauver. Sauver Esteban…des larmes se mirent à couler sur ses joues. Pourquoi s’était-elle enfuie ? Elle aurait facilement pu se débarrasser des soldats et fuir avec lui. Elle avait tout gâché, si stupidement. Mais lui…qu’avait-il fait ? Pourquoi doutait-elle de lui ? Elle se mit à frapper le corps de l’homme qui la protégeait, croyant frapper Esteban, puis le serra fort dans ses bras comme si elle avait peur de le perdre. Surpris, Yoshihisa ne sut comment réagir à cette étreinte inattendue. Au même instant, on frappa à la porte, un garde demandait la permission d’entrer. Le jeune homme bredouilla qu’on le laisse tranquille, qu’il était occupé.
G : Ordre de votre père. Nous devons fouiller.
Ya : Eh bien fouillez, mais ne me dérangez pas outre mesure !
Il plongea son visage sur celui de Zia pour le cacher tout en se laissant aller à cette étreinte qui le dispensait de trop feindre.
Un garde entra, tandis que l’autre restait posté à la porte.
G : Toutes mes excuses, sire…
Il fouilla rapidement, en s’efforçant de ne pas regarder vers le futon.
G : Nous vous laissons, sire…
Yoshihisa se dégagea peu après leur départ, saisi d’une émotion indéfinissable, où la peur se mêlait au désir et à la tristesse. Il avait sur ses lèvres le goût des larmes de Zia. Ils attendirent, allongés l’un près de l’autre, que les bruits de la fouille cessent et que les pas décroissent dans le couloir.
Ya : Que comptez-vous faire, seule ? Vous n’avez aucune chance.
Z : Il ne me reste que deux prisonniers à délivrer, et je sais où ils sont désormais.
Ya : Dans la cour, vous serez une cible facile.
Z : Je vous remercie de votre aide, mais je n’ai pas besoin de vos conseils.
Ya : Vous êtes troublée…cela m’inquiète… Ils se sont éloignés, mais ce n’est peut-être qu’une ruse. Je ne sais pas s’ils ont été vraiment dupes…Peut-être ont-ils été chercher mon père…
Z : Vous allez venir avec moi. Désormais, vous êtes mon otage. Fermez votre yukata et sortons.
Ya : Quoi ?
Z : Votre père veut vous voir dans la cour. Il veut du spectacle, c’est ce qu’il a dit, non ? Allez, debout ! J’ai perdu assez de temps !
Ya : Pas si fort ! Vous êtes folle !
Z : Votre père détient deux de mes amis. Vous serez ma monnaie d’échange, au cas où.
Ya : J’ai bien peur de faire une piètre monnaie d’échange. Je n’ai guère de valeur à ses yeux, comme vous avez pu l’entendre.
Z : Vous… oubliez cette idée, ce serait une bien mauvaise façon de vous remercier…Adieu !
Il la retint par le bras.
Ya : J’ai envie de voir comment réagira mon père, allons-y.
Bonne lecture!
Partie 6.
Le Daimyo était un hôte prévenant. Après cette journée éprouvante, Esteban, en récompense de ses efforts de collaboration, avait été traité avec tous les égards dus à un invité de marque, et n’avait pas eu une minute à lui, entre les soins prodigués à l’occasion du bain et le dîner agrémenté par la présence de musiciennes accomplies, qui avaient déployé tout leur art pour divertir le seigneur et son prisonnier. Le jeune homme avait vite compris qu’il devait renoncer à poser la moindre question concernant le sort de Tao, s’il voulait endormir la méfiance du Daimyo, qui semblait ravi de la tournure des événements et ne cessait d’échanger des plaisanteries avec les geishas, entre deux questions sur la stratégie à adopter pour la bataille du lendemain. Esteban lui répondait avec sérieux. Après tout, il n’avait aucune idée de ce qui allait se passer d’ici l’aube, et mieux valait satisfaire le Daimyo tant que ses amis étaient encore prisonniers. Alors qu’il s’efforçait de ne pas vider une fois de plus son verre de saké, pour éviter d’être resservi aussitôt par une des hôtesses, deux jeunes gens firent leur entrée et s’installèrent de chaque côté du seigneur, manifestement ravi de leur présence.
S : Esteban-san, je vous présente mes deux fils, Yoshihiro et Yoshihisa. Yoshihiro prendra la tête de nos troupes cette nuit. Il n’a que quinze ans, mais il a toute ma confiance. Ce sera sa première bataille, et sa première victoire.
E : Mais…n’était-il pas parmi les soldats que nous avons embarqués cet après-midi ?
S : Ah ! Tout juste !
E : Je suis confus, je…
S : Un vrai guerrier s’entraine avec ses troupes ! Je suis heureux que tu n’aies pas vu de différence entre lui et les autres !
E : Excusez-moi d’insister mais, ne faisait-il pas partie du groupe sélectionné pour nous accompagner en vol ?
S : Tu as l’esprit encore clair après tout ce saké…C’est Yoshihiro qui a demandé à prendre la tête de l’expédition à la place de son frère, et naturellement j’ai accepté. Il est bien plus capable que Yoshihisa. C’est vrai que selon l’ordre des choses c’est son aîné qui aurait dû commander, mais il a su me convaincre. D’ailleurs je me demande pourquoi je n’y ai pas pensé moi-même. Confier cette expédition à Yoshihisa, vraiment, je ne sais pas ce qui m’a pris ! Ah ah !
Esteban était interloqué. Le Daimyo riait comme d’une bonne plaisanterie. A ses côtés, le jeune Yoshihiro demeurait impassible. Quant à Yoshihisa, il esquissa un sourire. Esteban constatait à présent la différence d’âge, et remarquait aussi que le cadet avait un air déterminé que n’affichait pas son aîné. Ce dernier, qui devait avoir la vingtaine, était vêtu avec élégance d’un kimono, comme son père, tandis que le cadet portait encore sa tenue militaire. Probablement avait-il préparé l’expédition du lendemain jusqu’à cette heure avancée. Remarquant la confusion de son hôte, le Daimyo tint à lui apporter quelques éclaircissements.
S : Yoshihisa prendra place avec nous dans l’oiseau d’or.
E : Mais…il n’a même pas volé avec nous aujourd’hui !
S : Ah ah ! Ne t’inquiète pas, c’est un Shimazu, il ne craint rien ni personne, ah ah ah !
Yoshihisa sourit et s’inclina en direction d’Esteban, avant de prendre la parole.
Ya : Ne vous inquiétez pas, Esteban-san, je me dois d’être à côté de père en cette occasion. Je vous remercie d’accepter ma présence dans cet engin extraordinaire. Ce sera un honneur.
S : Assez de politesses ! Tâche simplement d’être à la hauteur demain ! Je veux que tu assistes à notre triomphe et que tu retranscrives tout ça dans un poème à la gloire du clan Shimazu !
Y : C’est vrai que je n’aurais pas été aussi bien placé pour cela à la tête de nos troupes…
S : Ah ah !Vois-tu, Esteban, chaque guerrier est aussi un poète dans notre pays. Mais il semblerait que mon fils soit plus poète que guerrier….il est plus sensible à la douceur de la peau d’une femme qu’à l’odeur du sang, et préfère l’ivresse d’une nuit d’amour à celle de la bataille. C’est aussi un excellent musicien. Tiens, montre-lui !
Ya : Si tel est votre désir…
S : Regarde, il ne se fait pas prier ! Ni le tambour ni le shamisen n’ont plus de secrets pour lui, sans doute à force de faire gémir les femmes d’extase ! Ah ah ah ! Heureusement que je peux compter sur son frère !
Ce dernier semblait aussi gêné par l’attitude de son père que par celle de son aîné. Alors que celui-ci s’était levé pour s’installer près des geishas et accordait le shamisen que l’une d’elles lui avait prêté, il demanda la permission de se retirer et quitta la pièce.
S : Brave Yoshihiro ! Il ne ménage pas sa peine pour être à la hauteur ! Il ne lui reste que peu de temps avant de partir, alors que nous pouvons continuer à jouir de cette soirée. Allons, Esteban, buvons à sa santé, et à notre victoire !
Il leva sa tasse de porcelaine emplie de saké tiède et la but d’un trait tandis que résonnaient les premières notes de shamisen. La mélodie, mélancolique, enveloppa les convives. Le Daimyo Shimazu était redevenu sérieux et semblait écouter avec attention. Esteban concevait difficilement que ce guerrier qui paraissait mépriser son fils puisse être touché par la musique qui s’élevait en notes subtiles sous ses doigts fins et agiles. Le morceau dura longtemps, plongeant le jeune Atlante dans une douce rêverie, sans que le Daimyo n’interrompe Yoshihisa. Quand il eut terminé, son père se leva, les salua et sortit sans un mot, puis son fils l’imita après avoir souhaité une agréable nuit à son hôte. Laissé seul avec les jeunes femmes, Esteban crut un moment pouvoir redevenir libre de ses mouvements. Il déchanta vite : les gardes vinrent le chercher et il fut mené sous bonne escorte dans une chambre préparée pour la nuit, où l’attendait une jeune femme dont la beauté ne manqua pas de le frapper dès qu’il la vit. Il se trouvait à présent face à elle, passablement embarrassé, d’autant plus que devant la cloison de papier de riz qui fermait ce nid douillet veillaient deux gardes, sans compter ceux postés à chaque bout du couloir. Et qui savait combien d’autres se cachaient dans les pièces adjacentes, plongées dans l’obscurité ? Il était fait comme un rat. Cela ne l’aurait pas gêné outre mesure s’il avait été seul. Il aurait pris son mal en patience, et aurait tenté de se reposer un peu, en attendant le moment pour agir. Il était quasiment certain que Zia se manifesterait peu avant l’aube, quand le condor pourrait enfin décoller. Sans l’oiseau d’or, où pouvaient-ils espérer aller ? C’était leur seul moyen de fuir, tous ensemble. Mais il fallait libérer les autres. Libérer Tao. Et sortir de cette chambre. Cette fille était probablement là pour le surveiller, et l’empêcher de réfléchir à un plan. De toute façon, quel plan pouvait-il bien élaborer ? Il était à la merci du Daimyo. Il ne pouvait compter que sur l’aide de Zia. Si cette fille restait là toute la nuit, c’était un obstacle supplémentaire, mais sans doute facile à écarter. Peut-être partirait-elle bientôt, s’il la décourageait ?
A : Désirez-vous un peu de thé ?
Il sursauta. Il s’aperçut qu’il n’avait pas cessé de la fixer tout en laissant courir ses pensées. Sans attendre sa réponse, elle se pencha légèrement de côté pour remplir une tasse qu’elle lui tendit en souriant, posée en équilibre sur sa paume, la tenant délicatement de son autre main, ses doigts fins déployés telles les branches d’un arbuste printanier. Sa voix résonnait encore à l’oreille d’Esteban, enjouée et caressante à la fois. Par réflexe, il accepta l’offre. Leurs doigts s’effleurèrent, et il ressentit un frisson qui le mit mal à l’aise. Pour cacher sa gêne, il grimaça un sourire. Elle pouffa en couvrant sa bouche de sa main. Pour se donner une contenance, il commença à boire, tout en regardant autour de lui. La pièce était petite. Il allait falloir supporter la présence de cette fille dans cet espace confiné. Soudain, il tressaillit. Elle avait posé ses doigts sur la main qui tenait la tasse, et l’attirait vers ses lèvres.
A : Attendez, ce n’est pas ainsi qu’il faut boire…
Elle était si près de lui qu’il pouvait voir le grain de sa peau blanchie par la poudre de riz, humer son parfum délicat. Et il ne s’était même pas aperçu qu’elle s’était approchée. Il se recula vivement, et la tasse tomba sur le tatami. Un peu de liquide vert pâle tacha le bord du kimono rosé de la jeune femme.
A : Ce n’est rien….vous préférez sans doute quelque chose de plus fort…
Elle s’empara vivement d’un petit flacon de saké et le mit dans les mains d’Esteban avant que ce dernier ait pu réagir.
A : Buvez ! Il est tiède, c’est un délice…Pendant ce temps, si vous le permettez, je vais arranger cela…
Elle désignait la tache. Esteban regarda, machinalement, la marque laissée par sa maladresse, en proie à la confusion des sentiments, se sentant indéniablement coupable, sans être bien sûr de quoi. Il vit le pan du kimono glisser sur le tatami, s’écartant lentement pour laisser apparaître la rondeur d’un genou aussi lisse qu’un galet. Fasciné, il entendit à peine la chute, dans un froufrou de soie, du vêtement irisé qui rehaussait si bien le teint de sa compagne.
A : Buvez donc….
Il s’exécuta, et malgré lui leva les yeux tout en buvant.
A : N’avais-je pas raison ? N’est-ce pas délicieux ? Laissez-moi goûter…
Elle se penchait déjà vers lui. Une douce chaleur émanait d’elle. Il était si tentant de s’abandonner, et d’oublier pourquoi il se trouvait là, avec cette fille…il était las…il voulait se reposer, s’abreuver à cette blancheur laiteuse, poser sa joue sur cette peau moelleuse, caresser ce genou à la forme si parfaite…Elle tenait le flacon, renversa la tête pour boire, puis passa une main dans son cou, libérant sa chevelure couleur de nuit. Ce fut comme si un rideau s’était fermé, cachant la lumière qui attirait Esteban. Aussi belle était-elle, cette fille n’était rien pour lui. S’il se trouvait dans cette pièce avec elle, ce n’était que par la volonté de Shimazu, et il s’était déjà assez plié à sa volonté. C’était une autre qu’il aurait voulu avoir à ses côtés, une autre qu’il désirait, espérait et attendait, une autre, à la chevelure de jais, incomparable. Et personne ne la lui ferait oublier.
E : Attends… on va en rester là, d’accord ? rhabille-toi, s’il te plaît. Je sais que tu ne peux pas me laisser seul, mais tu vas me laisser tranquille, au moins. C’est tout ce que je demande. Tu n’auras pas d’ennuis. Tu peux rester, mais laisse-moi tranquille, d’accord ?
Elle le regardait, interdite, ne sachant que faire. De son côté, Esteban était embarrassé par ce retour à la réalité qui ne rendait pas les choses plus faciles, ni plus agréables. Il craignait d’avoir offensé sa compagne, ou de l’avoir mise dans une position délicate vis-à-vis de ses supérieurs.
E : Est-ce que tu comprends ? Je te trouve très belle, et très…désirable, mais je n’ai pas la tête à ça, c’est tout. On t’a probablement envoyée pour me distraire, mais…oh, et puis zut, je ne sais pas pourquoi tu es là, ni si tu dois rester toute la nuit, mais en tout cas on n’a pas besoin de..de...enfin…et d’abord, comment tu t’appelles ? Hein, c’est vrai, tu me parles depuis tout à l’heure, moi je te regarde comme un idiot, et je ne sais même pas comment tu t’appelles. Moi c’est Esteban, je suppose qu’on ne te l’a pas dit, ce n’est pas quelque chose que tu as besoin de savoir pour faire ton petit numéro.
A : Atsuko. Je m’appelle Atsuko. Et c’est vrai que je devais m’occuper de toi, mais puisque tu ne veux pas, c’est dommage, vraiment dommage.
Elle avait l’air désolée et déçue tout à la fois.
E : Tu vas repartir ?
A : Je suppose…
E : Tu n’as pas reçu l’ordre de me surveiller ?
Elle rit.
A : On ne m’a pas dit cela comme ça. Mais je pensais que j’allais rester un bon moment, si tu le voulais bien, ça ne m’aurait pas déplu de te voir t’endormir à mes côtés.
E : Oui, eh bien , je suis désolé de te décevoir..
A : On peut passer la nuit autrement.
E : Ah ? je vois, tu ne vas pas me laisser.
Elle rit à nouveau. Esteban se détendit. Puisqu’il était coincé dans cette pièce, complètement impuissant, autant passer le temps de manière agréable, il aurait l’esprit plus clair ensuite. Il ne se sentait pas sur ses gardes comme avec Shimazu.
A : Je peux te raconter des histoires.
E : Pour m’endormir ? Je veux bien. Mais je peux t’en raconter aussi, et c’est toi qui dormiras, et on sera tranquilles tous les deux.
A : Des histoires de ton pays ? Et de l’oiseau d’or ? Je ne risque pas de m’endormir !
E : Bon, je me sens une dette envers toi, après tout je t’ai empêchée de faire ton travail, alors je peux bien te raconter une histoire ou deux.
A : Tu es le premier homme qui me résiste…pourtant, tu avais l’air de vouloir…
E : Je..pourquoi on revient à ce sujet ?
A : Parce que ça m’intéresse, je veux connaître ton secret…
E : Mon secret ? quel secret ? Il n’y a pas de secret ! Ah, je vois, Shimazu t’a envoyée pour me faire parler !
Aussitôt il s’en voulut. Non seulement il manquait de respect envers son hôte, mais en plus il laissait entendre qu’il avait quelque chose à cacher. Le mieux était de donner à cette fille ce qu’elle demandait, et d’essayer d’en tirer quelque chose, si c’était possible. Ou de la faire dormir. La seule chose qui le dérangeait, c’était que d’autres oreilles ne manqueraient pas d’écouter ses confidences, mais après tout, cela pouvait être amusant de tromper ses adversaires, tout en passant la nuit auprès de celle qu’il aimait. Par la magie des mots, Zia serait à ses côtés, et lui donnerait la force de supporter cette épreuve jusqu’à l’aube.
E : Bon, je vais tout te raconter…je suis fiancé à une femme merveilleuse, qui m’attend à l’autre bout du monde…
Il était trois heures du matin et Zia ne dormait pas. Son esprit ne la laissait pas en repos. Elle avait tout planifié, tout se passerait bien. Mais elle ne pouvait s’empêcher de vivre par avance les heures qui allaient suivre, au point qu’elle avait déjà l’impression de courir avec Esteban vers le condor. Comme l’avait dit Ichiro, il était peu probable qu’il soit détenu avec les autres. Dans ce cas, il faudrait s’aventurer dans le château. Zia avait fait dessiner des plans à son ami afin de se repérer. Il n’était pas question qu’il l’accompagne. Dès qu’il aurait libéré les autres, il se cacherait avec eux dans le condor. Elle se débrouillerait. Elle avait dû insister. Ichiro n’avait cédé qu’à regrets, et elle avait bien senti qu’il ne croyait qu’à moitié qu’elle n’avait pas besoin de son aide. S’il fallait encore veiller à ce qu’il ne joue pas les héros ! Et Marie qui avait insisté pour se rendre utile…Etre responsable de tant de vies l’accablait. En venant ici, elle n’avait pas suffisamment mesuré les risques qu’ils prenaient, tous, et elle se demandait à présent pourquoi. Cela leur avait semblé une évidence de rendre visite à leurs amis du bout du monde, comme si leur réalité seule comptait : ils allaient se marier, ils étaient tout à leur bonheur, rien de mal ne pouvait arriver. Pourtant, ils savaient que ce n’était qu’une illusion. Elle se rendit compte qu’elle avait été plus affectée qu’elle ne le pensait par les épreuves qu’ils avaient traversées ces derniers mois. Peut-être avait-elle voulu croire que le pire était derrière eux. Elle soupira. Elle n’avait rien vu venir. Son esprit lui avait joué un sale tour. Perdre Esteban était sa plus grande crainte, qu’elle refoulait au plus profond d’elle-même. Peut-être que si elle n’avait pas essayé de contrôler cette peur, si elle n’avait pas refusé de la laisser s’exprimer, elle aurait pu éviter la situation où ils se trouvaient à présent.
Ma : Zia ? Je ne te dérange pas ? Je n’arrive pas à dormir moi non plus.
Z : Marie ? Ce n’est pas raisonnable !
Ma : Ce n’est pas moi qui vais risquer ma vie tout à l’heure !
Z : Tu as raison, je devrais me reposer, mais c’est comme ça, je ne peux pas.
Ma : Je comprends. Père est toujours ainsi à la veille d’une bataille.
Z : Il te l’a dit ?
Ma : Non, s’il reste éveillé, alors moi aussi.
Z : Vraiment ? Je parie que tu finis par t’endormir.
Ma : Au début, c’est ce qui arrivait, mais à force de m’entraîner…
Z : Tu dis ça pour me prouver que tu as les capacités de te rendre utile ? Tu es tenace.
Ma : Tu as bien deviné. Tu sais, j’ai beaucoup réfléchi à ton plan. Imagine que tu te fasses prendre. Nous, nous restons là, dans le condor, sans pouvoir rien faire ? C’est ridicule.
Z : Cela n’arrivera pas.
Ma : Et si cela arrive ?
Z : Le condor quittera le château quoiqu’il arrive demain, avec ou sans le Daimyo et ses soldats à bord. Je t’accorde que j’aimerais que ce soit sans, mais si j’ai bien compris Esteban a été réquisitionné pour servir d’appui aérien contre les ennemis de ce cher Shimazu. Notre plus grand avantage, c’est qu’il ignore notre présence à bord. Alors soit tout se passe comme prévu et j’arrive à faire embarquer tout le monde avant l’aube, soit j’échoue, mais tous ceux qui seront à bord auront une chance de quitter le château demain.
Ma : Je ne suis pas convaincue du tout. Comment ferait-on ? Et une fois sortis, où irions nous ?
Z : Vous pourriez sortir par la trappe.
Ma : A quel moment ? Si j’ai bien compris, Esteban va attaquer un autre château. S’il se pose là-bas, on sort ? ça n’a aucun sens. Et Sora n’est pas en état de..
Z : Je sais ! Je sais tout cela ! Et ça ne sert à rien d’imaginer je ne sais quelle situation qui n’arrivera pas de toute façon !
Ma : Tu es bien sûre de toi. Père dit toujours qu’il faut envisager le pire, et prévoir comment agir selon chaque situation.
Z : Evidemment ! Mais tout se passera bien. Tout ce que je disais tout à l’heure c’était pour te rassurer, au cas où…
Ma : Eh bien cela ne me rassure pas du tout. Ecoute-moi, si tu échoues, je ne resterai certainement pas cachée là les bras croisés en attendant qu’on vienne me débusquer, ou que je meure de soif et de faim !
Z : Les réserves sont suffisantes pour tenir un moment. Et puis, tu peux toujours sortir si c’est nécessaire, le condor n’est pas une prison.
Elle commençait à s’amuser de l’exaltation de sa jeune amie.
Ma : Et je sortirai si tu échoues, crois-moi !
Z : Et que feras-tu ?
Ma : Ce Daimyo n’est qu’un petit seigneur, n’est-ce pas ? Je sais comment traiter ce genre d’homme.
Z : Il sera sans doute impressionné par ton aplomb, mais si tu crois qu’il va écouter une petite étrangère surgie de nulle part…
Ma : La fille de l’Empereur !
Z : Et quand bien même il daignait te prendre au sérieux, qu’as-tu à lui proposer ?
Ma : Une alliance, bien sûr ! Une protection, des armes et des accords commerciaux !
Z : Qui mettront des mois à se concrétiser, alors que demain il peut écraser son ennemi avec le condor, et nous obliger à le servir aussi longtemps qu’il voudra.
Ma : Mais si je lui fais croire que je suis venue lui proposer cet accord, qu’il a plus à gagner en vous libérant, une fois bien sûr qu’il aura remporté la victoire, tu comprends, tu n’as rien à risquer cette nuit, demain Esteban fait ce qu’il a à faire, puis j’interviens, je fais pression, je raconte que vous travaillez pour l’Empereur, que l’oiseau lui appartient, qu’il sera fort en colère d’apprendre que le Daimyo a osé s’en emparer, qu’Esteban n’a rien dit pour me protéger mais que je considère qu’il est temps que j’obtienne réparation pour l’outrage subi. Tu sais, le secret, c’est de ne pas montrer qu’on a peur, d’agir avec sang-froid, comme si on était vraiment en position de supériorité !
Z : Ecoute, Marie, j’ai promis à ton père de te protéger, et tu dois me faire confiance. Tout se passera bien. Mais je suis sûre que tu es capable d’agir comme tu l’as dit.
Ma : Tu me sous-estimes, mais tu as tort. Je te prouverai que tu as tort, tout à l’heure ou un autre jour. Je te fais confiance, mais sache que je ne crains pas de prendre des risques pour aider mes amis.
Z : Je n’en doute pas. Merci, Marie.
La jeune fille se tenait devant Zia, indécise. Elle avait dit ce qu’elle avait sur le cœur, sans que cela ait rien changé. Quand pourrait-elle enfin agir sans dépendre des autres ?
Z : Je n’agis pas seule. Chacun a son rôle, et notre réussite dépend de tous, de toi aussi. Selon le plan que nous avons décidé ensemble. Ne prends aucun risque, sans penser aux conséquences pour toi, et surtout pour les autres. Pense à ton père.
Marie acquiesça. Elle était reconnaissante à Zia de ne pas s’être moquée d’elle.
Z : Va réveiller les autres, le temps approche.
Sunichi Mizuki eut du mal à réprimer un bâillement. Il serait content quand la relève serait là. Il scruta le ciel, essayant de deviner le temps qu’il lui restait avant de pouvoir ronfler sur sa paillasse. Accroupi à ses côtés, Satoru Fujimoto soupira bruyamment avant de se lever.
Sa : J’vais m’dégourdir un peu les jambes.
Sunichi le regarder s’éloigner avec indifférence. S’il s’accroupissait, il était sûr de s’endormir sur place. Ce Satoru, il était pas fait du même bois. Et puis il se permettait des choses, comme bouger pendant le tour de garde. Il avait sans doute raison, ça ne changeait rien au fait que les prisonniers ne pouvaient pas sortir de leur trou, mais tout de même, lui, Sunichi, n’aurait jamais osé s’éloigner d’un pas. Mais il pouvait s’appuyer sur sa lance, ça lui permettait de tenir droit, et éveillé, enfin juste assez pour ne pas tomber. Il ferma les yeux un instant. Il percevait le bruit des pas pesants de son camarade.
Su : C’est pas en trainant les pieds comme ça que ça va le maintenir alerte. Moi, quand je marche comme ça, c’est que mon lit est pas loin.
Il se mit à rire bêtement. Un rire léger lui répondit.
Su : C’est ça, fous-toi de moi, tu ronflais accroupi tout à l’heure. Heureusement que j’suis là pour garder les prisonniers.
Le rire reprit, léger et cristallin.
Su : Un vrai rire de gonzesse ! Tu m’fais pitié, tiens…
Plus près de lui, un éclat le surprit, suivi d’une cascade de hoquets qui finirent en soupirs langoureux. Il retint son souffle. Il entendait à présent son camarade sautiller pesamment sur place en ahanant.
Su : Satoru ? T’es pas bien ? C’était quoi ça ?
Il ouvrit les yeux. A quelques mètres de lui, il distinguait la silhouette de son camarade qui lui tournait le dos.
Sa : Ben quoi, je m’dégourdis les jambes, ça t’empêche de dormir ?
Su : Pourquoi tu riais ?
Sa : Tu devais bien dormir dis donc, j’ai pas ri.
Su : J’dormais pas, et j’ t’ai entendu rire ! Arrête de m’faire marcher !
Sa : Eh eh eh, elle est bien bonne celle-là !
Su : Tu riais pas comme ça, tu riais comme une fille, pour te foutre de moi !
Sa : Ben tiens, t’as raison, qu’est-ce qu’en t’en sais, toi, comment ça rit une fille ? Depuis quand t’en as pas touché une ? Tu devais faire un sacré rêve, dis !
Le rire éclata à nouveau, strident.
Su : Arrête, t’es pas drôle !
Sa : Mais…j’ai rien fait…ce…c’était quoi, ça ?
Su : Te fous pas de ma gueule ! Et pis r’viens ici !
Il commençait à se sentir franchement inquiet.
Sa : Me v’là, t’avais raison, j’l’ai entendu moi aussi…Sûrement une des prisonnières. Attends, j’vais leur balancer un bon saut de pisse pour les calmer.
Su : Non…non…ça venait de..de par là ! Pas d’en bas !
Une mélopée s’éleva alors, entrecoupée de rires légers et de soupirs.
Su : Tiens, tiens, t’entends ?
Sa : T’as raison, y’a quelqu’un qui se fout de nous !
Su : Qui ? Qui ? Y’a que nous, les autres sont à leur poste, devant l’oiseau, sur les remparts, et pis, qui c’est qui peut bien rire comme ça ? C’est une femme, tu crois pas ?
Sa : Ouais…mais elle va pas rire longtemps…
Su : Attends, Satoru ! où tu vas ? Me laisse pas ! Et si, et si…
K : Viens, Satoru, viens, ah ah ah ah ah ! Je t’attends….
Su : Elle connait ton nom ! C’est un démon !
Sa : Tu viens de le dire, idiot ! Et les démons, j’connais pas !
K : Mais tu vas bientôt me connaître, j’en meurs d’envie, et toi aussi, Satoru, ouh ouh ouh !
Su : Satoru ! N’y vas pas, c’est un yôkai, j’en suis sûr ! C’est Kerakera onna, la rigoleuse !
K : Hin hin hin hin hin!
Cet éclat de rire sinistre glaça le sang de Sunichi. Satoru s’était arrêté et hésitait.
Su : Tu..tu crois pas qu’on devrait appeler à l’aide ?
Sa : Pour qu’on se foute de nous ?
K : Pour qu’on se foute de nous ? Hi hi hi hi hi !
Cette fois, le rire était cristallin et enjoué.
K : Viens, viens Satoru mon brave, Kerakera onna aime les hommes comme toi…
Su : Tu vas voir si tu vas te foutre de moi encore longtemps !
Sunichi n’eut pas le temps de le retenir, il avait couru dans la direction de la voix.
Su : Sa…Satoru !
Un bruit sourd. Puis seul le silence lui répondit.
Su : Satoru…reviens…je t’en prie ! Me laisse pas tout seul !
K : Mais tu n’es pas seul…on va bien s’amuser, toi et moi….
Le rire léger qu’il avait entendu au début lui parvint à nouveau. Il était prêt à prendre ses jambes à son cou, quand il se ravisa. C’était un coup monté de Satoru pour se payer sa tête, c’était sûr !
Su : Mon…montre-toi, la gueuse ! Qu’on, qu’on rigole ensemble ! J’ai pas peur, moi, j’ai pas peur !
Il pointait sa lance devant lui et l’agitait tout en fanfaronnant.
K : Ah ah…mais j’en suis persuadée, brave soldat…
Une silhouette émergea de l’obscurité. Il commençait à regretter ses paroles, mais était tétanisé. Il plissa les yeux pour mieux voir, tandis que la silhouette se précisait, accompagnée d’une mélopée entêtante et lugubre qui lui glaça le sang. C’était une femme, une jeune femme aux longs cheveux, d’une beauté surnaturelle, qui chantonnait en souriant sa sinistre mélodie.
K : Viens…viens à moi n’aie pas peur…kerakera…kerakera…toi et moi on rira…kerakera…
Elle était toute proche de lui, et il était incapable d’esquisser le moindre geste. Doucement, elle lui prit sa lance de bambou des mains, et il se laissa faire sans réagir, suspendu à ses lèvres, les yeux plongés dans les siens. Il entendit encore son rire cristallin, une dernière fois. Puis plus rien. Sunichi Mizuki dormait enfin, au moment où Teijo quittait la fosse. Il fermait la marche. Les autres se faufilaient déjà jusqu’à l’arrière du condor, guidés par Ichiro. Quand il se fut assuré que tous les prisonniers étaient bien là, il signala sa présence, et Indali ouvrit la trappe. Ils étaient désormais à l’abri dans le ventre de l’oiseau, à l’exception de Zia, Esteban et Tao.
In : Vous avez réussi !
Elle se mordit presque aussitôt les lèvres. Tao n’était pas là. La mission de Zia allait donc se prolonger. Même si elle savait qu’il y avait peu de chance pour que les deux étrangers soient gardés avec les autres prisonniers, elle avait voulu y croire.
Ic : Tout s’est bien passé, comme prévu. Il n’y a plus qu’à attendre…
Tei : J’ai vraiment cru que c’était Kerakera onna, vous m’avez fait peur !
Az : Idiot, tu crois à ces contes de bonne femme ? En tout cas, c’était très bien fait, c’est vrai.
Mar : Je ne croyais pas Zia capable de ça, elle a été épatante !
Ta : Teijo a raison, j’y ai cru moi aussi un moment !
Mar : Pff, vous les hommes…y’a que vous pour croire aux yôkais !
Az : A ce genre de yôkai tu veux dire…
Tei : Et toi, soeurette, t’aurais eu envie de croiser la route de quel yôkai ?
Az : Aucun, imbécile ! Ils sont tous plus repoussants et effrayants les uns que les autres !
Mar : Je suppose que c’est toi qui as eu l’idée, Ichiro. Grand-père nous racontait souvent toutes ces histoires d’esprits, et tu me disais que pour nombre de tes camarades, ce n’étaient pas que des histoires…
Ic : C’est vrai. Zia a été parfaite. J’espère qu’elle va s’en sortir pour la suite…
In : Elle va s’en sortir, crois-moi. Elle a bien des talents cachés.
Ic : Je sais…mais…
Mar : Elle va essayer de trouver Esteban et Tao toute seule ? Mais c’est de la folie ! Ichiro !
Ic : Tais-toi, c’est assez dur de devoir rester ici sans rien pouvoir faire.
Ma : Trève de discussions ! La première partie du plan s’est parfaitement déroulée, et je veillerai personnellement à ce qu’aucun de vous ne ruine la suite en voulant jouer les héros ! Zia a dit que nous devions tous rester cachés jusqu’à ce qu’elle revienne avec Esteban et Tao, et c’est ce que nous allons faire ! Mais ne restons pas dans cette soute, Sora est tout seul en haut, et avec Indali nous vous avons préparé quelques rafraichissements. J’imagine que votre séjour dans les geôles de ce Shimazu n’ont pas du être des plus agréables.
Personne n’osa protester. La jeune étrangère les impressionnait presqu’autant, avec sa blondeur et son autorité, qu’un yôkai qui aurait voulu les tirer par les pieds pour les faire trébucher et les forcer à boire du saké jusqu’à plus soif.
Zia n’avait pas attendu qu’Ichiro ait emmené le petit groupe jusqu’au condor pour filer vers le château. Elle avait repéré au passage deux soldats qui montaient la garde devant le bec de l’oiseau. Si le Daimyo redoutait qu’Esteban lui fausse compagnie, il devait l’avoir fait surveiller étroitement, et probablement le tenait-il enfermé le plus éloigné possible de l’oiseau d’or. Quant à Tao, il pouvait tout aussi bien être dans une cellule sur les coursives que dans un cachot secret avec Esteban, ou séparé de lui. Elle penchait pour la seconde hypothèse, car elle n’avait pas constaté la présence du jeune Muen aux côtés d’Esteban dans la journée. Cela ne lui facilitait pas la tâche. Dans moins d’une heure le soleil serait levé, ce qui signifiait qu’ils pourraient fuir avec le condor, mais ce qui compliquerait ses recherches. Ichiro lui avait indiqué quelles parties du château pouvaient abriter des prisonniers, mais elle risquait de perdre trop de temps à tout explorer, sans compter qu’elle multipliait les risques de se faire prendre. Elle y avait réfléchi toute la nuit, en essayant de se mettre à la place du Daimyo, mais au moment d’agir elle se sentait plus démunie que jamais. Elle décida pourtant de se diriger vers la partie réservée aux appartements seigneuriaux. A la place du Daimyo, elle aurait voulu garder ce prisonnier précieux sous la main. Avec un peu de chance, Tao serait là aussi. Le nombre de gardes ne devait pas être si conséquent. Comme Ichiro le lui avait dit, la plupart des effectifs étaient préposés à la défense extérieure, au niveau des murs d’enceinte. Puisqu’ils étaient déjà au cœur du château, là où se situait le donjon principal, les soldats n’étaient pas les plus nombreux. En raison de cette stratégie, il était très difficile pour l’ennemi de parvenir jusque là, et pour quiconque l’aurait voulu, de s’échapper, mais pour Zia, cela représentait un avantage non négligeable. En fonction des estimations d’Ichiro, elle avait préparé suffisamment de munitions, et elle n’avait pas l’intention de manquer ses cibles. Elle espérait simplement que sa tenue serait assez discrète pour lui permettre de se fondre dans la nuit, qui cédait peu à peu la place aux lueurs encore vagues de l’aube. Esteban n’aimait pas la voir vêtue de sombre, mais elle avait tenu à conserver dans sa garde-robe des vêtements pratiques dans ce genre de situation, tout en espérant n’avoir pas à les revêtir. Son cœur s’était serré quand elle s’était changée, mais à présent elle gardait son esprit fixé sur son objectif, délivrer Esteban, délivrer Tao, sauver la vie de tous les êtres dont elle avait la responsabilité. Un à un, les gardes tombèrent sans avoir eu le temps de comprendre ce qui leur arrivait, sans remarquer l’ombre qui se glissait parmi eux. Zia visait parfaitement, et le sommeil était quasi-immédiat. Quand elle fut dans les couloirs déserts, elle se détendit légèrement. Ce ne serait sans doute pas compliqué de trouver la pièce où était détenu Esteban.
Tao ruminait dans sa cellule de deux tatamis. Son impuissance l’exaspérait au plus haut point. Certes, il n’avait eu à se plaindre de rien à son retour au château. On l’avait nourri convenablement. Et on l’avait laissé tranquille, trop tranquille. Il n’en pouvait plus. Il avait bien essayé d’engager la conversation avec ses gardes en faisant coulisser le shoji de papier. On lui avait mis une lame sous le nez, et enjoint d’un regard à refermer la porte. Il ne voyait rien de ce qui se passait à l’extérieur, car la pièce n’avait pas de fenêtre. Quand donc Esteban le rejoindrait-il ? Sans aucune information, il ne pouvait que faire des hypothèses sur ce qui se passait à l’extérieur des murs de sa cellule. Il n’était certain que d’une chose : il était encore en vie. Mais pour combien de temps ? Il décida de ne commencer à s’inquiéter que si on venait lui apporter la tête d’Esteban sur un plateau, et s’endormit sur cette pensée réconfortante. Un cauchemar le réveilla. Ce même maudit cauchemar où il perdait tous ceux qu’il aimait et se retrouvait seul face à une menace qu’il ne parvenait pas à identifier, mais qui le cernait de toutes parts. Alors, il se mit à ruminer, pour éviter de cauchemarder. S’en prendre à lui-même, à Esteban et à la terre entière l’empêchait au moins de glisser dans l’abîme. Soudain, il perçut des cris, et tout s’agita autour de lui. On sonnait l’alerte. Il se figea. La panique s’empara de lui. Ils partaient sans lui. Il allait rester seul, à jamais, dans cette cellule étroite. Il avait été trop bête, d’attendre sagement et prudemment, de compter sur les autres ! Ils partaient sans lui ! De rage, il creva d’un coup de poing la fine paroi de papier qui le séparait des gardes. Un instant plus tard, on le traînait dans les couloirs sans ménagement.
Peu avant l’aube, le Daimyo Shimazu s’était éveillé d’un bref somme, entrepris après le départ de ses troupes au milieu de la nuit, comme l’avait suggéré le gaijin. Yoshihiro avait fière allure dans sa tenue de combat. Il avait adressé à son père un bref salut, sobre et digne. Il serait bientôt temps qu’ils partent eux aussi à bord de l’oiseau d’or, en compagnie de quelques soldats aguerris, et de Yoshihisa. Il avait fait appeler Akira Tokitaka. Il lui avait donné l’ordre de préparer deux des prisonniers pour une exécution. Le lieutenant était libre de choisir, n’importe qui ferait l’affaire, du moment que cela impressionnait le gaijin. Bien sûr, l’exécution n’aurait lieu qu’en cas d’échec de l’expédition. Il était inutile de tirer tout le monde de la fosse, une petite mise en scène suffisait. Et il fallait garder des otages au cas où, pour plus tard, selon la façon dont les relations avec le gaijin évolueraient. Akira Tokitaka avait donc précédé la relève, et découvert la fosse vide. Rien n’avait pu réveiller Sunichi Mizuki et Satoru Fujimoto, pas même les cloches de l’alerte.
Zia était parvenue à l’angle d’un couloir faiblement éclairé. Deux gardes étaient postés devant une porte à la moitié du couloir. Avec un peu de chance, elle avait trouvé ce qu’elle cherchait, mais la garde lui paraissait bien mince. Tout était calme. Si des hommes étaient postés dans les pièces voisines, elle devait redoubler de prudence. Malgré la pénombre, elle visa juste, et les deux gardes s’effondrèrent sans bruit, l’un après l’autre. La jeune femme se glissa alors jusqu’à la porte, le cœur battant. Tomber juste dès la première tentative lui paraissait trop beau, mais elle avait déjà parcouru plusieurs couloirs vides, et d’après les indications d’Ichiro elle ne tarderait sans doute pas à trouver l’escalier qui menait à l’étage supérieur, celui où résidait habituellement le Daimyo. Soit Esteban se trouvait effectivement au même étage que le seigneur, soit il était à l’étage inférieur, et dans ce cas…avec une infinie précaution elle fit coulisser le shoji. L’obscurité régnait dans la pièce, et seule la faible lumière du couloir lui permettait de distinguer une forme allongée. Elle vit un pied nu et sourit. Elle l’aurait reconnu entre mille. Elle se glissa dans la pièce et referma le shoji derrière elle. C’est alors qu’elle se rendit compte qu’elle n’entendait pas seulement la respiration calme d’Esteban, mais aussi celle, plus légère, d’une autre personne. Et elle ne la reconnaissait pas. Après des années passées auprès d’Esteban et Tao, elle savait distinguer leur souffle, et cette respiration n’était pas celle de Tao. Un sentiment étrange l’envahit. Elle ne s’était pas préparée à rencontrer cette situation. Elle scruta la pénombre que l’aube naissante teintait de gris, et peu à peu distingua des flaques plus claires, un bras nu allongé, des jambes repliées qui dépassaient de ces flaques claires, qu’elle identifia bientôt comme un vêtement qui enveloppait une forme aux longs cheveux défaits, flottant sur le tatami. Et au creux de cette forme, de cette femme, reposait Esteban, recroquevillé sur lui-même, comme s’il n’avait osé s’allonger auprès de la femme ; mais sa tête était posée près de ses cuisses, à elle. Zia ne pouvait détacher son regard de ces deux êtres couchés si près l’un de l’autre et qui ne se touchaient pas, mais dont les corps offraient une posture telle qu’elle avait l’impression que la femme protégeait le jeune homme, et elle en fut jalouse, d’une jalousie subite dont la violence la cloua sur place, sans pouvoir esquisser le moindre geste, l’esprit vide et le cœur en flammes. Soudain, l’alerte brisa le silence, mais Zia ne bougea pas avant qu’à l’autre bout de la pièce, un shoji ne coulisse pour laisser place à un garde qui ne réalisa pas immédiatement que la femme qu’il avait face à lui n’était pas la même qui était censée se trouver avec le prisonnier. Quand il cria pour l’arrêter, elle s’enfuyait déjà, en refermant violemment le shoji derrière elle.
Du condor, chacun entendit l’alerte. Dans les minutes qui suivirent, ils espérèrent voir surgir Zia, Esteban et Tao. Personne ne disait mot. Les minutes passèrent. Indali et Marie se rendirent à la porte du cockpit, en vain. Aucun bruit n’en parvenait, personne ne s’y trouvait. Alors Indali courut jusqu’à la soute, et Marie la suivit.
Ma : Qu’est-ce que tu fais ?
In : Je veux voir ce qui se passe ! Tu as entendu, il y a un problème !
Ma : Attends, tu ne vas pas ouvrir la trappe tout de même ?!
In : Juste assez pour me rendre compte de la situation. Tu as bien vu qu’on peut contrôler le degré d’ouverture. Personne ne remarquera rien.
Ma : Qu’est-ce que tu en sais ? Tu nous mets tous en danger ! Zia a dit qu’on devait rester cachés, c’est le seul avantage qu’on ait ! Cette alerte, ce n’est peut-être pas pour Zia, ils ont pu s’apercevoir de l’évasion.
In : Peut-être, mais cela ne va pas faciliter les choses pour Zia…
Ma : Ecoute, je sais que ce n’est pas facile pour toi de rester là à attendre, mais c’est la meilleure chose que nous ayons à faire. Esteban fera décoller le condor quoi qu’il arrive, Zia a dit que le Daimyo voulait l’utiliser à son profit, tu t’es rendu compte aussi bien que moi de tous les vols qu’on a faits hier ! Alors on va attendre qu’il décolle, et on va se coller l’oreille à cette fichue porte comme Zia et on avisera ensuite, d’accord ?
In : Oh, et puis zut !
Ic : Marie a raison, Indali. Cette alerte signifie seulement qu’ils ont découvert la fuite des prisonniers. Pas qu’ils ont découvert Zia. C’est vrai que ça va être plus compliqué pour elle de revenir au condor avec Esteban et Tao maintenant que tout le château est réveillé. Chaque minute compte. Mais tant que nous ne sommes pas assurés que nous ne courons plus aucun danger, nous ne devons pas nous montrer.
In : Il ne s’agit pas de nous montrer ! Mais d’entendre ce qui se passe, au moins !
Ma : Nous avons entendu l’alerte, et c’est bien assez. De toute façon, nous ne pouvons rien faire !
Ic : Taisez-vous ! C’est la voix du Daimyo !
Mariko, Tadashi, Teijo et Azami les avaient rejoints.
Ta : Vous avez entendu vous aussi ? Il doit être sacrément furieux !
Mar : Je le serais aussi à sa place…
Tei : Eh eh, je serais curieux de savoir ce qu’il dit !
Az : Facile, il promet de tuer les traitres qui nous ont permis de nous enfuir. Si ça se trouve, les deux gardes vont être exécutés.
Ta : Pauvres bougres…on aurait dû les prendre avec nous.
Mar : Oui, personne n’a pensé à eux…
In : Mais ils n’ont rien fait !
Ic : Justement…mais je ne crois pas qu’ils vont être exécutés. Le Daimyo a trop besoin d’hommes en ce moment.
Ta : Avec le condor, il n’en a plus autant besoin que ça…
In : Comment pouvez-vous rester là à parler sans agir ?
Sans que quiconque ait pu l’en empêcher, la jeune Indienne entrouvrit la trappe. Tous se turent. L’ouverture était infime, mais on entendait à présent distinctement les paroles du Daimyo.
Zia se rendit compte de son erreur lorsqu’elle vit devant elle les escaliers menant à l’étage supérieur, celui du Daimyo. Elle reconnut sa voix, il serait bientôt là. Derrière elle, la retraite était maintenant coupée, si elle revenait sur ses pas, elle tomberait sur des gardes venus avertir leur seigneur, qui arrivaient en courant. Elle vérifia ses munitions, hésita, sa main tremblait. Plus que quelques secondes et ils seraient là, devant et derrière elle, et elle se sentait incapable de faire face. Pourtant elle devait prendre une décision. Elle jeta un regard derrière elle. Elle était certaine d’être passée devant des cloisons qui ouvraient sur des chambres, et non devant un simple mur. Et aucune lumière ne s’était allumée dans ces chambres qui bordaient le couloir. Elle s’engouffra dans l’une d’elles au moment où les gardes apparaissaient au bout du couloir, et se pelotonna dans un coin à côté de la porte. C’est alors qu’elle se rendit compte que la chambre était occupée. Elle jouait de malchance. Un homme s’était dressé sur son céans et regardait dans sa direction. Elle s’apprêtait à lancer une de ses fléchettes soporifiques quand la voix du Daimyo retentit, juste devant la porte.
S : Yoshihisa ! Yoshihisa !Qu’est-ce que tu fais à dormir encore !
Zia suspendit son geste. Si le Daimyo s’avisait d’ouvrir la porte pour vérifier que ce Yoshihisa dormait, et constatait que son sommeil n’était pas ordinaire, elle risquait d’être découverte. Elle estima rapidement le nombre d’hommes dans le couloir. Trop nombreux. Alors elle vit l’homme qui lui faisait face poser un doigt sur ses lèvres. L’instant d’après, elle entendit sa voix.
Ya : Excusez-moi père, j’arrive…
S : Il n’y a pas d’excuse ! Tu n’as pas entendu l’alerte ? Les prisonniers se sont échappés !
Ya : Je dormais si bien…
Tout en répondant, il s’était approché de la cloison et s’apprêtait à la faire coulisser quand elle fut violemment poussée sur le côté, passant à quelques centimètres de Zia.
S : Toi seul peut songer à dormir en pareil cas ! Tu n’as donc aucune honte ? Mon propre fils !
Dans l’encadrement se dressait le Daimyo Shimazu, frémissant de fureur.
S : Habille-toi donc et rejoins nous, ou plutôt, va au diable, espèce de bon à rien ! Je parie que tu as passé la nuit vautré avec des filles comme à ton habitude !
G : Sire, sire !
C’était le garde qui avait surpris Zia.
S : Qu’y a-t-il ? Ne me dis pas que tu as laissé filer le gaijin !
G : Non sire, mes hommes le surveillent mais…il y avait une femme, une étrangère, dans la chambre du prisonnier...j’ai essayé de la rattraper, mais elle a disparu…ou alors elle est allée dans cette partie du château…
S : Une étrangère ?! Fouillez tout ! Quant à toi, Yoshihisa, dépêche-toi de me rejoindre dans la cour, il va y avoir du spectacle ! Faites venir les deux étrangers, et Atsuko !
Il se retourna vers son fils une dernière fois.
S : C’est toi qui m’as conseillé d’envoyer Atsuko auprès du gaijin. Si jamais je découvre qu’elle m’a trahi, je te considère comme responsable !
Ya : Mais enfin c’est ridicule, je ne comprends pas…
Son père s’éloignait sans prêter attention à ses paroles.
Il referma rapidement la cloison. Zia ne put que murmurer un faible merci. Il lui intima l’ordre de se taire.
Ya : Toutes les chambres vont être fouillées, celle-ci comprise. Faites-moi confiance, je vous en prie. Venez ici.
Elle le regarda sans comprendre.
Ya : Ils vont fouiller les placards. Mais vous serez sur le futon.
Il l’attira alors et l’allongea près de lui. Les hommes avaient commencé à fouiller les chambres voisines. On entendait le bruit des cloisons coulissantes des placards ouverts sans ménagement. Yoshihisa se coucha sur Zia en s’excusant et rabattit la couverture sur leurs corps qui n’en formaient désormais plus qu’un.
Ya : Je suis désolé. Je ne peux que vous demander encore d’avoir confiance.
Elle acquiesça et ferma les yeux. Si cela devait mal tourner, elle utiliserait ses dernières fléchettes. Elle aurait voulu être déjà en train de courir vers Esteban. Elle regrettait de ne pas avoir réagi plus tôt. Elle aurait pu filer pendant que les gardes fouillaient les autres chambres. Mais filer où ? Pour quoi faire ? Soudain, elle eut peur de se retrouver face à Esteban. Elle le revit, couché près de cette fille. Et si cette image allait désormais la poursuivre ? Tao. Il y avait Tao. Elle ne pouvait pas l’abandonner. Ni abandonner les autres. Elle devait décoller. Ils l’attendaient. Elle devait les sauver. Sauver Esteban…des larmes se mirent à couler sur ses joues. Pourquoi s’était-elle enfuie ? Elle aurait facilement pu se débarrasser des soldats et fuir avec lui. Elle avait tout gâché, si stupidement. Mais lui…qu’avait-il fait ? Pourquoi doutait-elle de lui ? Elle se mit à frapper le corps de l’homme qui la protégeait, croyant frapper Esteban, puis le serra fort dans ses bras comme si elle avait peur de le perdre. Surpris, Yoshihisa ne sut comment réagir à cette étreinte inattendue. Au même instant, on frappa à la porte, un garde demandait la permission d’entrer. Le jeune homme bredouilla qu’on le laisse tranquille, qu’il était occupé.
G : Ordre de votre père. Nous devons fouiller.
Ya : Eh bien fouillez, mais ne me dérangez pas outre mesure !
Il plongea son visage sur celui de Zia pour le cacher tout en se laissant aller à cette étreinte qui le dispensait de trop feindre.
Un garde entra, tandis que l’autre restait posté à la porte.
G : Toutes mes excuses, sire…
Il fouilla rapidement, en s’efforçant de ne pas regarder vers le futon.
G : Nous vous laissons, sire…
Yoshihisa se dégagea peu après leur départ, saisi d’une émotion indéfinissable, où la peur se mêlait au désir et à la tristesse. Il avait sur ses lèvres le goût des larmes de Zia. Ils attendirent, allongés l’un près de l’autre, que les bruits de la fouille cessent et que les pas décroissent dans le couloir.
Ya : Que comptez-vous faire, seule ? Vous n’avez aucune chance.
Z : Il ne me reste que deux prisonniers à délivrer, et je sais où ils sont désormais.
Ya : Dans la cour, vous serez une cible facile.
Z : Je vous remercie de votre aide, mais je n’ai pas besoin de vos conseils.
Ya : Vous êtes troublée…cela m’inquiète… Ils se sont éloignés, mais ce n’est peut-être qu’une ruse. Je ne sais pas s’ils ont été vraiment dupes…Peut-être ont-ils été chercher mon père…
Z : Vous allez venir avec moi. Désormais, vous êtes mon otage. Fermez votre yukata et sortons.
Ya : Quoi ?
Z : Votre père veut vous voir dans la cour. Il veut du spectacle, c’est ce qu’il a dit, non ? Allez, debout ! J’ai perdu assez de temps !
Ya : Pas si fort ! Vous êtes folle !
Z : Votre père détient deux de mes amis. Vous serez ma monnaie d’échange, au cas où.
Ya : J’ai bien peur de faire une piètre monnaie d’échange. Je n’ai guère de valeur à ses yeux, comme vous avez pu l’entendre.
Z : Vous… oubliez cette idée, ce serait une bien mauvaise façon de vous remercier…Adieu !
Il la retint par le bras.
Ya : J’ai envie de voir comment réagira mon père, allons-y.