Re: Chroniques Catalanes II. La reconquista.
Posté : 27 déc. 2019, 21:03
Suite.
Paroles, paroles, paroles.
Le lendemain matin, le village était en révolution et son vacarme montait à l'assaut des demeures quand Carmina, qui s'était emparé d'un panier
pour aller faire le marché avec sa fille, avait eu la langue trop longue en se confiant à Amparine.
Au milieu de la place, on pouvait remarquer la femme de Manolo, tenant de grands discours avec des airs de tête superbes et racontant à qui voulait l'entendre la mésaventure de ses voisins, agrémentée de quelques trouvailles de son cru.
Constatant que, par trois fois, la bavarde avait désigné les deux femmes, l'épouse de Tao grogna:
Jesabel: D'ici qu'elle nous mêle à cette histoire, il n'y a pas loin! Tu aurais dû te taire, maman. Les gens pourraient se méprendre sur ses propos, tout mélanger et faire du señor Mendoza l'assassin de Bernardo.
Mais ce ne fut pas le cas.
Partout, on ne parlait plus que des déboires du capitaine et de la disparition de l'ermite. Les rues du village résonnaient de bruyantes lamentations et de menaces de mort, sincères d'ailleurs, car l'anachorète était respecté pour sa piété et aimé pour sa charité. Dans la profonde douleur dont ils faisaient étalage, certains habitants ne dormiront pas en paix tant qu'on n'aura pas retrouvé son corps afin qu'il repose en terre bénie.
: Nous ferons dire des messes à saint Joan Batista pour le repos de son âme.
Le lugubre protocole mortuaire était déjà en place. Les annonceurs de mort parcouraient la vallée, allant jusqu'à Barcelone pour proclamer le décès. Cependant, sans la dépouille, les employés des pompes funèbres ne pouvaient choisir des pleureurs parmi les pauvres des bas-quartiers.
Pendant ce temps, à l'hacienda, l'analepsie de Mendoza babillait à demi-voix dans le lit murmurant.
: Mmmm!
Il chassa une fois de plus la mouche qui revenait sans cesse se poser sur son front. Comme si être privé de la parole n'était pas une torture suffisante, mille petits tourments supplémentaires venaient s'y ajouter.
On avait beau poser des écuelles contenant du lait et du fiel dans l'intention de se délivrer des insectes et des bêtes d'orage, on ne parvenait pas à s'en débarrasser.
Installée sur un siège, tout contre le lit, Isabella tenait à parler à son homme muré dans son abominable silence, à lui lire des passages de la Bible, et elle s'essaya même à lui réciter des poèmes de Garcilaso de la Vega. Elle savait déjà que, Juan, qui les aimait, les lui avait fait connaître.
Souffrant tout à coup d'une violente déchirure, l'Espagnol réclama son plus jeune fils. Il réalisa que, au moment de son départ pour l'Angleterre, il n'avait pas attendu l'enfant que son épouse portait avec la même joie, le même orgueil que les autres.
Mais à présent, ce n'était plus une abstraction: Javier était un petit être vivant, la chair de sa chair et quand l'aventurière vint le déposer au creux de son bras, ce fut avec un vrai bonheur que le capitaine l'accueillit.
: Mmmm!
Le visage paternel, couvert de bleus et violacé de congestion, provoqua chez le bambin une peur panique. Il se mit à pleurer en criant:
Javier: Maman!
: Oh! Javier... C'est ton papa.
: Mmmm!
Avec un immense effort, la bouche inutile continuait de produire des sons incompréhensibles qui déchiraient le cœur de l'aventurière.
Doublement frustré, Mendoza attrapa de quoi écrire afin de partager son ressenti:
: Je lui fais peur!
Désolé, il n'osait pas le serrer contre lui et couvrir de baisers les courtes boucles brunes et soyeuses qui couvraient sa tête, comme il en mourait d'envie.
: Essaye de le divertir.
Âgé de plus de quarante ans quand Javier était né, Mendoza n'était pas de ces hommes qui jouent avec leur progéniture. Il représentait plutôt la puissance tutélaire, la protection, la force sur laquelle on sait pouvoir compter.
Or, Juan se laissa convaincre. Agitant une nouvelle fois ses mains afin d'éloigner la mouche qui s'obstinait, il se mit aussi à faire des grimaces. Elles parurent étonner le petit qui s'arrêta de pleurer. Puis, presque sans transition, il éclata de rire.
: Tu vois? Son chagrin est fini, et il va vite comprendre que tu n'es pas devenu un monstre.
L'enfant considérait à présent ce visage qui lui souriait. Son père le coucha tendrement et commença à le bercer doucement.
☼☼☼
Au troisième jour de sa convalescence, Mendoza se décida à quitter le lit qui le consumait, pour revenir à l'air extérieur et reprendre le mouvement. Cela lui porta bonheur: l'appétit commença à reparaître et les forces aussi.
Voyant que la santé ne demandait qu'à revenir et que son époux progressait presque à vue d'œil, Isabella entreprit de renouer le dialogue avec lui.
: Juan... Je t'en supplie... Essaye de me dire quelque chose...
Mais le malade hocha la tête d'un air si navré que la jeune femme, émue, passa un bras autour de ses épaules. D'un geste plein de douceur, elle l'embrassa:
: Tu n'y arrives toujours pas? Ce n'est rien, cela reviendra vite.
Mendoza écrivit:
: La mort m'a frôlé de trop près, mon amour, pour que j'attache aujourd'hui de l'importance à autre chose qu'au fait d'être vivant! Par le Créateur, l'être est une grâce dont on ne s'émerveille pas assez. C'est un présent sans prix qui nous a été fait là! Mais je m'en veux de te torturer à ce point...
: Oh, mon chéri! Même si les choses restent telles qu'elles sont, tu seras toujours cette belle histoire d'amour que je ne cesserai jamais de lire. Avec les enfants, tu es mon seul tourment et mon unique espérance...
L'aventurière n'était pas la seule à vouloir découvrir avec certitude ce qui s'était passé ce jour-là. Le naacal félicita vivement son ami d'avoir trouvé la force de se lever et lui annonça qu'il pouvait tenter sa petite expérience le soir même.
Quand vint la nuit, hormis enfants et serviteurs, tout le monde se réunit dans la chambre conjugale, dont, en dépit de la chaleur, on ferma soigneusement les fenêtres et les volets. La pièce ne fut plus éclairée que par un chandelier posé sur un coffre assez loin du rescapé et par une bougie posée à côté du lit.
Tao prit Isabella par la main et la conduisit au chevet pour que son époux se sentît en sécurité. Puis il se pencha sur son vieil ami:
: Mendoza, il est possible que je parvienne à te rendre la parole. Mais pour cela, il faut que tu m'obéisses. N'aie aucune crainte. Tu sais que tu peux me faire confiance. Je ne te ferai pas de mal et ne te toucherai même pas...
Lui prenant la main, Isabella murmura:
: Il faut faire ce qu'il dit, mon chéri. Il va essayer de découvrir le mal dont tu as souffert et dont tu souffres encore.
Au regard apaisé que Juan posa sur elle, Isabella comprit qu'il était serein. Tao alla souffler l'une après l'autre les bougies du chandelier, ne gardant que celle du chevet qu'il prit dans sa main et éleva un peu au-dessus de la tête posée sur l'oreiller, de façon à ce que le capitaine n'eût qu'à garder ses yeux ouverts pour la voir.
Avec une ferme douceur, le mari de Jesabel dit:
: Il faut fixer attentivement la flamme.
Et il fut obéi: les yeux du Catalan reflétèrent la lumière dorée et la considérèrent avec un calme absolu. Mendoza lâcha les doigts de sa femme, croisa ses mains sur sa poitrine et attendit sans manifester la moindre émotion.
: Bien!
En approuvant, Tao ordonna aussitôt:
: À présent, regarde bien la lumière et ne la quitte pas des yeux... pas des yeux... pas des yeux... pas des yeux...
La voix profonde, incantatoire du naacal entraînait avec elle une sorte de paix, un calme auquel furent sensibles Estéban, Zia et Isabella. Cependant, les paupières de Mendoza frémissaient comme si elles souhaitaient se fermer et que sa volonté seule les retînt.
: Tu es fatigué, très fatigué... Tes paupières sont si lourdes... Ne lutte pas contre le sommeil qui t'envahit. Laisse-toi aller... dors, dors! Tous tes membres sont détendus, ton organisme est infiniment las. Il réclame le repos... Abandonne-toi à lui... Dors... dors... dors!
À présent, les yeux étaient complètement fermés. Les mains étaient retombées le long du corps. La respiration devint régulière. Un instant, le silence régna dans la chambre paisible. Chacun retenait son souffle. Tao reprit alors:
: Je sais que tu dors, Mendoza, mais m'entends-tu?
Lentement, celui-ci acquiesça...
: Bien... Maintenant ton esprit se trouve libéré de ton enveloppe charnelle et les influences mauvaises sont repoussées. Nous allons remonter ensemble dans ta vie... Nous n'irons pas très loin... seulement jusqu'à dimanche dernier. Considère-toi ce matin-là, Mendoza. Tu parles encore, n'est-ce pas?
Il fit signe que oui.
: Revis cette matinée de façon à revenir vers le drame où tu as laissé ta voix. Égrène les minutes...
Aussitôt, le capitaine eut le réflexe de protéger sa tête contre d'invisibles coups.
Estéban souffla:
: Mon Dieu! Ces pendards ont eu la main lourde! La rixe a dû être d'une violence...
Isabella serra ses mains l'une contre l'autre si fort que ses ongles lui meurtrirent les paumes...
Puis tout s'apaisa et son époux demeura inerte, comme privé de vie. Le lit, durant ce court instant, prit des allures de catafalque. Tao lui accorda un moment de repos puis revint vers lui.
: Est-ce au moment de cette terrible épreuve que tu as perdu l'usage de la parole?
Le marin hocha lentement la tête de droite à gauche.
: Donc, c'était peu après. Souviens-toi de ce qui s'est passé ensuite. Il faut que tu reviennes à l'instant où ta voix s'est éteinte... Est-ce si douloureux?
Mendoza ouvrit la bouche mais ne réussit à produire que des sons inarticulés en dépit de l'effort pathétique qui fit perler des larmes au coin de ses yeux.
: Seigneur! Ayez pitié de lui... (Pensée).
: N'essaye pas de parler, Mendoza Pas encore! Laisse ton langage corporel s'exprimer... Je répète ma question: est-ce si douloureux?
Ça devait l'être! En effet, l'Espagnol se tordait à présent sur sa couche. Il s'agitait. Les draps furent rejetés cependant que, de ses quatre membres, il cherchait à repousser quelque chose qui l'horrifiait. Il faisait des efforts terribles pour garder ses bras près du corps et, malgré tout, quelque chose les écartait irrésistiblement. Il gémissait... et tout ceci était d'une clarté incroyable.
D'une voix blanche, Zia fit:
: On dirait qu'il mime le fait d'avoir été attaché à un tronc.
Profondément marrie d'assister à un tel calvaire, l'aventurière s'interposa et demanda:
: Ne pourrait-on pas l'empêcher de revivre toute cette souffrance?
Tao fit non de la tête et ajouta pour elle:
: Écarte-toi et laisse-moi faire, Isabella.
Le père de Floreana agrippa le poignet de son vieil ami en le serrant doucement. Il invita Estéban à faire de même avec l'autre.
: À présent, tu ne peux plus bouger. Que s'est-il passé ensuite?
Des larmes montèrent instantanément aux yeux du dormeur. Épouvantés, les trois spectateurs virent Mendoza tentant de remuer les bras avec une expression terrifiée et farouche tout à la fois, comme si une affreuse menace s'abattait sur lui. On le vit lutter de son mieux mais il était ligoté comme un saucisson. Il se démenait comme un diable et, tout à coup, cria d'une voix enrouée, comme rouillée:
: Mes enfants! Ne leur faites pas de mal!... N'y touchez pas ou je vous tuerai tous autant que vous êtes!
Il ouvrit la bouche pour pousser un hurlement qui aurait dû être inhumain, mais déjà, de sa main libre, Tao appuya vivement sous le nez du malheureux et ordonnait:
: Ne crie pas, Mendoza! Tout est fini et personne n'est venu rôder par ici récemment. Tes enfants n'ont jamais couru le moindre danger. Ils sont en sécurité entre ces murs. Ne pense plus à cet instant où tu as atteint le sommet de la souffrance humaine.
Les deux jeunes hommes le lâchèrent.
: Tu n'as pas eu ce cri... Tu peux encore parler... N'est-ce pas que tu peux encore le faire?
Encore haletant et couvert de sueur, le capitaine ressemblait à un naufragé qui vient d'atteindre la côte après une lutte épuisante. Isabella voulut le prendre dans ses bras mais, d'un geste, le naacal la cloua sur place...
: Réponds-moi, Mendoza! Peux-tu parler?... Dis: je le peux...
: Je... le peux...
La voix était faible, rocailleuse, mais cependant nette.
: C'est bien. À présent, repose-toi! Tu as fourni un effort terrible mais le mal est vaincu... Dans un instant, je vais te réveiller. Tu ne te souviendras plus d'avoir revécu ce martyre et tu pourras maintenant t'exprimer tout à ton aise avec ceux qui t'entourent et qui t'aiment. Tu m'as entendu?
: Oui... j'ai entendu.
: Alors, je vais donc te rappeler parmi nous. Tu t'éveilleras quand je prononcerai ton nom. Attention! Mendoza, ouvre les yeux!
Et ils s'ouvrirent en effet sur un regard un peu égaré qui se tourna d'abord vers le visage attentif du Muen puis ceux soulagés d'Isabella et de Zia que la lumière jaune découpait sur l'obscurité de la chambre. Un peu plus loin, Estéban, d'une main qui tremblait, rallumait le chandelier. L'aventurière s'approcha de Juan et l'embrassa:
: Tu es guéri, mon chéri. Ta voix est revenue.
: Ma voix?... C'est vrai... Oh! Que s'est-il passé? Il me semble que je viens de faire un rêve... un rêve effrayant...
: C'en était un mais les forces maudites qui la tenaient prisonnière ont été vaincues. Désormais tu es et seras comme tout le monde... Capable de t'exprimer et nous pourrons parler ensemble!
Estéban qui s'était absenté un instant revint avec un pot et des gobelets.
: Après ce que nous venons de vivre, je pense que nous avons tous besoin d'un peu de vin. Tao, tu as l'air aussi exténué que ton patient...
S'étant laissé tomber sur une bancelle auprès du lit, le naacal semblait en vérité infiniment las, et son visage était d'une pâleur de cire. Aussi accepta-t-il de bon cœur le gobelet que lui tendait son "frère" et le but lentement, presque voluptueusement. Isabella, après l'avoir chaudement remercié, s'empressait de retourner auprès de son homme pour changer sa chemise trempée car il ne demandait qu'à dormir. Zia s'approcha de son ami à la peau sombre:
: Tu as accompli un miracle, Tao... D'où tires-tu cette étonnante puissance? Tu as obtenu que Mendoza retrouve la parole...
: Il l'avait perdue à la suite de ce terrible choc émotionnel.
: Pourquoi ne nous a-t-il pas simplement écrit qu'il pensait que ses enfants étaient en danger? Pourquoi ces mystères?
: Parce que son esprit a refusé de reconnaître la réalité d'une perception traumatisante et l'a occulté de ses souvenirs. Il fallait donc lui faire revivre cette épreuve. Par l'effet de ma volonté, j'y suis parvenu. Mais j'admets volontiers que je suis épuisé...
: N'était-ce pas dangereux... pour lui?
Tao leva vers Zia ses yeux sombres que de larges cernes bleus marquaient durement puis il soupira:
: Si. Il pouvait en mourir! Mais je t'en prie, ne va pas répéter ceci à Isabella. Il n'est pas bon pour elle de se retremper dans l'atmosphère malsaine de ses anciens drames.
: Pourtant, tu es enclin à l'encourager à poursuivre cette vengeance qui lui empoisonne le cœur?
: L'impunité des coupables le lui empoisonnerait bien plus encore. En outre, je n'ai aucun pouvoir sur sa volonté qui est inflexible. Je crois voir revivre en elle ces princesses de la Grèce antique, Antigone, Hermione ou Médée, qui allaient implacablement au bout de leurs desseins quel qu'en soit le prix à payer...
: Libre à toi! Moi j'aimerais revoir en elle la femme protectrice qu'elle était quand nous étions adolescents...
: Isabella l'est toujours! Mais elle est aussi une guerrière... Une femme robuste, forgée au feu du malheur: ce sont les meilleures... ou les pires! Mais c'est là leur secret.
: Tâche au moins de ne pas trop la pousser dans cette seconde catégorie!
Isabella, qui était en train de clore les courtines autour du lit de Juan, leur reprocha:
: Ne pourriez-vous pas parler moins fort? D'ailleurs, il serait peut-être temps d'aller dormir, nous aussi?
Tao se leva et s'étira puis, avec un soupir, alla vers la porte suivi de Zia, silencieuse.
Parvenu dans le couloir qui desservait les chambres, le naacal vit Diego se diriger vers la grande salle. Les deux amis marchèrent lentement, jusqu'à celle des trois garçons du couple.
: À quoi penses-tu, Zia?
: Je n'arrive pas à oublier ce que nous a raconté Mendoza. La menace qui pèse sur ses enfants, il ne l'a pas inventée tout de même!
: Non. Et? Où veux-tu en venir?
: Là: même si Isabella n'a pas réagi sur le moment, elle l'a entendu, tout comme nous. Jamais elle ne laissera compromettre l'enfance de ses fils et de ses filles. Elle les défendra, coûte que coûte, contre les manœuvres de ceux qui les menaceront. Pour y parvenir, elle se ferait louve, s'il le fallait, afin de combattre les loups! D'un autre côté, je pense que Carmina a raison. Elle ne connait pas l'identité des coupables et c'est peut-être mieux ainsi! Il peut-être mauvais de chercher à savoir le fond des choses. Et encore plus mauvais de les trouver...
☼☼☼
Ce soir-là, Zia, toutes lumières éteintes, demeura longuement accoudée à sa fenêtre, contemplant ce domaine où elle habitait depuis un certain temps déjà.
La nuit était chaude, sans excès, le ciel pur, plein d'étoiles. Aucun nuage annonciateur d'orage n'en troublait l'immensité bleue: un ciel presque Andin... Négligeant la maison silencieuse où la guérison de Mendoza s'était accomplie dans de si étranges circonstances, elle laissa son regard suivre le mince ruban moiré du Llobregat qui plongeait sous la ligne des toits pour reparaître un peu plus loin. Mais son attention fut attirée par une chose pour le moins insolite: Pour être plus près de Dieu, l'aventurière était montée sur la charpente de sa demeure.
: Seigneur Tout-Puissant! Combien vos créatures sont étranges! (Pensée).
De temps en temps, il arrivait à Isabella de se réfugier là-haut pour méditer.
Une fois de plus, le créateur du ciel et de la terre l'aida à supporter le poids de ses angoisses, à endormir ses peines, à oublier les questions auxquelles elle ne savait pas donner de réponse.
Aux approches de l'aube vint la fraîcheur. Redescendue du toit, la jeune femme ôta ce qu'elle portait et alla s'étendre sur son lit pour se laisser baigner par elle. Sa tête était un peu lourde, d'avoir sans doute respiré trop longtemps l'odeur délicieuse des tilleuls qui s'épanouissaient dans le jardin.
Un instant, elle caressa l'idée de se mettre en quête de la pire chiennaille qui avait osé s'en prendre à l'homme qu'elle aimait - ce qu'elle s'était refusé le plus souvent jusqu'à présent pour ne pas se laisser aveugler par sa haine. Mais le rétablissement de son époux avait rapproché le temps où, enfin, elle pourrait aller vers eux pour tenter de connaître leurs intentions.
Mais comment s'y prendre? Comment retrouver ces crapules?
Bientôt s'imposerait une petite discussion avec Juan.
Forte de cette résolution, elle tomba d'un seul coup dans le sommeil tandis que résonnait au loin le premier chant du coq...
À suivre...
Paroles, paroles, paroles.
Le lendemain matin, le village était en révolution et son vacarme montait à l'assaut des demeures quand Carmina, qui s'était emparé d'un panier
pour aller faire le marché avec sa fille, avait eu la langue trop longue en se confiant à Amparine.
Au milieu de la place, on pouvait remarquer la femme de Manolo, tenant de grands discours avec des airs de tête superbes et racontant à qui voulait l'entendre la mésaventure de ses voisins, agrémentée de quelques trouvailles de son cru.
Constatant que, par trois fois, la bavarde avait désigné les deux femmes, l'épouse de Tao grogna:
Jesabel: D'ici qu'elle nous mêle à cette histoire, il n'y a pas loin! Tu aurais dû te taire, maman. Les gens pourraient se méprendre sur ses propos, tout mélanger et faire du señor Mendoza l'assassin de Bernardo.
Mais ce ne fut pas le cas.
Partout, on ne parlait plus que des déboires du capitaine et de la disparition de l'ermite. Les rues du village résonnaient de bruyantes lamentations et de menaces de mort, sincères d'ailleurs, car l'anachorète était respecté pour sa piété et aimé pour sa charité. Dans la profonde douleur dont ils faisaient étalage, certains habitants ne dormiront pas en paix tant qu'on n'aura pas retrouvé son corps afin qu'il repose en terre bénie.

Le lugubre protocole mortuaire était déjà en place. Les annonceurs de mort parcouraient la vallée, allant jusqu'à Barcelone pour proclamer le décès. Cependant, sans la dépouille, les employés des pompes funèbres ne pouvaient choisir des pleureurs parmi les pauvres des bas-quartiers.
Pendant ce temps, à l'hacienda, l'analepsie de Mendoza babillait à demi-voix dans le lit murmurant.

Il chassa une fois de plus la mouche qui revenait sans cesse se poser sur son front. Comme si être privé de la parole n'était pas une torture suffisante, mille petits tourments supplémentaires venaient s'y ajouter.
On avait beau poser des écuelles contenant du lait et du fiel dans l'intention de se délivrer des insectes et des bêtes d'orage, on ne parvenait pas à s'en débarrasser.
Installée sur un siège, tout contre le lit, Isabella tenait à parler à son homme muré dans son abominable silence, à lui lire des passages de la Bible, et elle s'essaya même à lui réciter des poèmes de Garcilaso de la Vega. Elle savait déjà que, Juan, qui les aimait, les lui avait fait connaître.
Souffrant tout à coup d'une violente déchirure, l'Espagnol réclama son plus jeune fils. Il réalisa que, au moment de son départ pour l'Angleterre, il n'avait pas attendu l'enfant que son épouse portait avec la même joie, le même orgueil que les autres.
Mais à présent, ce n'était plus une abstraction: Javier était un petit être vivant, la chair de sa chair et quand l'aventurière vint le déposer au creux de son bras, ce fut avec un vrai bonheur que le capitaine l'accueillit.

Le visage paternel, couvert de bleus et violacé de congestion, provoqua chez le bambin une peur panique. Il se mit à pleurer en criant:
Javier: Maman!


Avec un immense effort, la bouche inutile continuait de produire des sons incompréhensibles qui déchiraient le cœur de l'aventurière.
Doublement frustré, Mendoza attrapa de quoi écrire afin de partager son ressenti:

Désolé, il n'osait pas le serrer contre lui et couvrir de baisers les courtes boucles brunes et soyeuses qui couvraient sa tête, comme il en mourait d'envie.

Âgé de plus de quarante ans quand Javier était né, Mendoza n'était pas de ces hommes qui jouent avec leur progéniture. Il représentait plutôt la puissance tutélaire, la protection, la force sur laquelle on sait pouvoir compter.
Or, Juan se laissa convaincre. Agitant une nouvelle fois ses mains afin d'éloigner la mouche qui s'obstinait, il se mit aussi à faire des grimaces. Elles parurent étonner le petit qui s'arrêta de pleurer. Puis, presque sans transition, il éclata de rire.

L'enfant considérait à présent ce visage qui lui souriait. Son père le coucha tendrement et commença à le bercer doucement.
☼☼☼
Au troisième jour de sa convalescence, Mendoza se décida à quitter le lit qui le consumait, pour revenir à l'air extérieur et reprendre le mouvement. Cela lui porta bonheur: l'appétit commença à reparaître et les forces aussi.
Voyant que la santé ne demandait qu'à revenir et que son époux progressait presque à vue d'œil, Isabella entreprit de renouer le dialogue avec lui.

Mais le malade hocha la tête d'un air si navré que la jeune femme, émue, passa un bras autour de ses épaules. D'un geste plein de douceur, elle l'embrassa:

Mendoza écrivit:


L'aventurière n'était pas la seule à vouloir découvrir avec certitude ce qui s'était passé ce jour-là. Le naacal félicita vivement son ami d'avoir trouvé la force de se lever et lui annonça qu'il pouvait tenter sa petite expérience le soir même.
Quand vint la nuit, hormis enfants et serviteurs, tout le monde se réunit dans la chambre conjugale, dont, en dépit de la chaleur, on ferma soigneusement les fenêtres et les volets. La pièce ne fut plus éclairée que par un chandelier posé sur un coffre assez loin du rescapé et par une bougie posée à côté du lit.
Tao prit Isabella par la main et la conduisit au chevet pour que son époux se sentît en sécurité. Puis il se pencha sur son vieil ami:

Lui prenant la main, Isabella murmura:

Au regard apaisé que Juan posa sur elle, Isabella comprit qu'il était serein. Tao alla souffler l'une après l'autre les bougies du chandelier, ne gardant que celle du chevet qu'il prit dans sa main et éleva un peu au-dessus de la tête posée sur l'oreiller, de façon à ce que le capitaine n'eût qu'à garder ses yeux ouverts pour la voir.
Avec une ferme douceur, le mari de Jesabel dit:

Et il fut obéi: les yeux du Catalan reflétèrent la lumière dorée et la considérèrent avec un calme absolu. Mendoza lâcha les doigts de sa femme, croisa ses mains sur sa poitrine et attendit sans manifester la moindre émotion.

En approuvant, Tao ordonna aussitôt:

La voix profonde, incantatoire du naacal entraînait avec elle une sorte de paix, un calme auquel furent sensibles Estéban, Zia et Isabella. Cependant, les paupières de Mendoza frémissaient comme si elles souhaitaient se fermer et que sa volonté seule les retînt.

À présent, les yeux étaient complètement fermés. Les mains étaient retombées le long du corps. La respiration devint régulière. Un instant, le silence régna dans la chambre paisible. Chacun retenait son souffle. Tao reprit alors:

Lentement, celui-ci acquiesça...

Il fit signe que oui.

Aussitôt, le capitaine eut le réflexe de protéger sa tête contre d'invisibles coups.
Estéban souffla:

Isabella serra ses mains l'une contre l'autre si fort que ses ongles lui meurtrirent les paumes...
Puis tout s'apaisa et son époux demeura inerte, comme privé de vie. Le lit, durant ce court instant, prit des allures de catafalque. Tao lui accorda un moment de repos puis revint vers lui.

Le marin hocha lentement la tête de droite à gauche.

Mendoza ouvrit la bouche mais ne réussit à produire que des sons inarticulés en dépit de l'effort pathétique qui fit perler des larmes au coin de ses yeux.


Ça devait l'être! En effet, l'Espagnol se tordait à présent sur sa couche. Il s'agitait. Les draps furent rejetés cependant que, de ses quatre membres, il cherchait à repousser quelque chose qui l'horrifiait. Il faisait des efforts terribles pour garder ses bras près du corps et, malgré tout, quelque chose les écartait irrésistiblement. Il gémissait... et tout ceci était d'une clarté incroyable.
D'une voix blanche, Zia fit:

Profondément marrie d'assister à un tel calvaire, l'aventurière s'interposa et demanda:

Tao fit non de la tête et ajouta pour elle:

Le père de Floreana agrippa le poignet de son vieil ami en le serrant doucement. Il invita Estéban à faire de même avec l'autre.

Des larmes montèrent instantanément aux yeux du dormeur. Épouvantés, les trois spectateurs virent Mendoza tentant de remuer les bras avec une expression terrifiée et farouche tout à la fois, comme si une affreuse menace s'abattait sur lui. On le vit lutter de son mieux mais il était ligoté comme un saucisson. Il se démenait comme un diable et, tout à coup, cria d'une voix enrouée, comme rouillée:

Il ouvrit la bouche pour pousser un hurlement qui aurait dû être inhumain, mais déjà, de sa main libre, Tao appuya vivement sous le nez du malheureux et ordonnait:

Les deux jeunes hommes le lâchèrent.

Encore haletant et couvert de sueur, le capitaine ressemblait à un naufragé qui vient d'atteindre la côte après une lutte épuisante. Isabella voulut le prendre dans ses bras mais, d'un geste, le naacal la cloua sur place...


La voix était faible, rocailleuse, mais cependant nette.



Et ils s'ouvrirent en effet sur un regard un peu égaré qui se tourna d'abord vers le visage attentif du Muen puis ceux soulagés d'Isabella et de Zia que la lumière jaune découpait sur l'obscurité de la chambre. Un peu plus loin, Estéban, d'une main qui tremblait, rallumait le chandelier. L'aventurière s'approcha de Juan et l'embrassa:



Estéban qui s'était absenté un instant revint avec un pot et des gobelets.

S'étant laissé tomber sur une bancelle auprès du lit, le naacal semblait en vérité infiniment las, et son visage était d'une pâleur de cire. Aussi accepta-t-il de bon cœur le gobelet que lui tendait son "frère" et le but lentement, presque voluptueusement. Isabella, après l'avoir chaudement remercié, s'empressait de retourner auprès de son homme pour changer sa chemise trempée car il ne demandait qu'à dormir. Zia s'approcha de son ami à la peau sombre:





Tao leva vers Zia ses yeux sombres que de larges cernes bleus marquaient durement puis il soupira:






Isabella, qui était en train de clore les courtines autour du lit de Juan, leur reprocha:

Tao se leva et s'étira puis, avec un soupir, alla vers la porte suivi de Zia, silencieuse.
Parvenu dans le couloir qui desservait les chambres, le naacal vit Diego se diriger vers la grande salle. Les deux amis marchèrent lentement, jusqu'à celle des trois garçons du couple.




☼☼☼
Ce soir-là, Zia, toutes lumières éteintes, demeura longuement accoudée à sa fenêtre, contemplant ce domaine où elle habitait depuis un certain temps déjà.
La nuit était chaude, sans excès, le ciel pur, plein d'étoiles. Aucun nuage annonciateur d'orage n'en troublait l'immensité bleue: un ciel presque Andin... Négligeant la maison silencieuse où la guérison de Mendoza s'était accomplie dans de si étranges circonstances, elle laissa son regard suivre le mince ruban moiré du Llobregat qui plongeait sous la ligne des toits pour reparaître un peu plus loin. Mais son attention fut attirée par une chose pour le moins insolite: Pour être plus près de Dieu, l'aventurière était montée sur la charpente de sa demeure.

De temps en temps, il arrivait à Isabella de se réfugier là-haut pour méditer.
Une fois de plus, le créateur du ciel et de la terre l'aida à supporter le poids de ses angoisses, à endormir ses peines, à oublier les questions auxquelles elle ne savait pas donner de réponse.
Aux approches de l'aube vint la fraîcheur. Redescendue du toit, la jeune femme ôta ce qu'elle portait et alla s'étendre sur son lit pour se laisser baigner par elle. Sa tête était un peu lourde, d'avoir sans doute respiré trop longtemps l'odeur délicieuse des tilleuls qui s'épanouissaient dans le jardin.
Un instant, elle caressa l'idée de se mettre en quête de la pire chiennaille qui avait osé s'en prendre à l'homme qu'elle aimait - ce qu'elle s'était refusé le plus souvent jusqu'à présent pour ne pas se laisser aveugler par sa haine. Mais le rétablissement de son époux avait rapproché le temps où, enfin, elle pourrait aller vers eux pour tenter de connaître leurs intentions.
Mais comment s'y prendre? Comment retrouver ces crapules?
Bientôt s'imposerait une petite discussion avec Juan.
Forte de cette résolution, elle tomba d'un seul coup dans le sommeil tandis que résonnait au loin le premier chant du coq...
À suivre...