Re: FANFICTION COLLECTIVE : Tome 2
Posté : 02 08 2017, 10:13
par nonoko
Deuxième partie
Après un bref salut au chevalier d’Aubusson et un regard appuyé sur Nacir, Jean de Valette s’éloigna à grands pas. C’est alors qu’Isabella remarqua qu’une femme se tenait dans la pénombre de l’entrée. Une tresse blonde serpentait sur sa poitrine, échappée d’un foulard rouge et noir qui couvrait le reste de sa chevelure et dont une pointe frangée pendait sur son épaule. Elle était vêtue assez simplement d’une tunique blanche à manches évasées, sur laquelle elle portait un calicot lie de vin, serré à la taille au moyen d’une large ceinture de laine indigo. Son ample jupe couleur taupe descendait jusqu’à ses pieds. Pas pratique du tout, se dit Isabella. Sans compter qu’on allait probablement lui demander de s’accoutrer ainsi ! Heureusement qu’elle avait quelques affaires à son goût achetées à Oran. Mais elle devait reconnaître que ce costume seyait parfaitement à son hôtesse, dont le teint blanc indiquait qu’elle ne devait pas sortir beaucoup. Elle avait pourtant une carrure assez solide pour ne pas ressembler à une chiffe molle, un pantin sans muscles, une de ces potiches dont Isabella avait vu un trop grand nombre s’étioler dans l’ombre des patios et des chambres aux volets clos, autrefois. Elle était même bien bâtie, malgré ses mains fines ; et son visage, sans être impressionnant de beauté, et sans être de la première jeunesse, avait des traits parfaitement équilibrés. Un sourire avenant l’éclairait, et il semblait bien à Isabella percevoir dans ses yeux noisette une étincelle d’intelligence bienvenue.
C : Avez-vous fini de m’examiner des pieds à la tête ? Daignerez-vous entrer dans ma modeste demeure ?
Isabella sursauta et la regarda, interdite. Elle aurait voulu tourner aussitôt les talons et s’enfuir, mais son malaise ne dura qu’une minute, le temps qu’elle s’aperçoive du sourire narquois de Gabriel d’Aubusson et de l’air navré de Nacir. Elle se ressaisit sans tarder, vexée de s’être ainsi laissée prendre au dépourvu, ce qui ne lui arrivait quasiment jamais. Surtout devant une représentante du même sexe. Quant au chevalier d’Aubusson, c’était bien la dernière fois qu’elle lui laissait l’occasion de se moquer d’elle. Elle ne l’aurait jamais cru capable d’une réaction aussi minable. Mieux valait à présent écourter les mondanités afin qu’elle rejoigne le plus vite possible sa cellule où elle goûterait enfin la paix face à elle-même, comme le voulait le Grand Maître. Elle n’avait aucune envie que son hôtesse lui fasse payer son impolitesse en la bombardant de piques doucereuses. Mais si cela devait arriver, elle saurait garder la tête froide.
C : Inutile de vous sentir gênée, je comprends que vous soyez déstabilisée par l’accueil inattendu du chevalier Jean de Valette. Entrez, je vous prie, et faisons connaissance. Je n’ai guère eu le temps de me préparer à vous recevoir, aussi vous excuserez le désordre de ma maison. J’espère que vous vous y sentirez à l’aise.
Un geste engageant de Gabriel d’Aubusson accompagna les paroles de Catherine, qui se retourna pour précéder son invitée dans le couloir étroit. Isabella n’eut d’autre choix que de la suivre, sans avoir pu articuler un mot. Elle ruminait sa contrariété sans pouvoir se ressaisir comme elle en avait l’intention. Ils pénétrèrent dans un petit salon où Gabriel d’Aubusson demanda à Nacir de déposer les affaires d’Isabella, avant de prendre congé aussi rapidement qu’ils étaient entrés.
GA : Je vous laisse entre les mains de Catherine, qui saura très bien s’occuper de vous. Je raccompagne Nacir au navire. Je passerai vous voir tantôt, et si entretemps vous voulez parler au Grand Maître, voyez cela avec Catherine, elle saura parfaitement quoi faire. Passez une bonne soirée, senorita Laguerra. Vous verrez, vous serez mieux logée qu’à l’Auberge espagnole…
Une minute plus tard, Isabella était seule avec son hôtesse, plus contrariée que jamais. Elle n’avait même pas su quoi dire à Nacir, qui était parti à regret, en se forçant à sourire. Elle réalisa alors qu’elle avait oublié sa promesse de faire signer au Grand Maître l’engagement concernant les pêcheurs d’éponge en sa présence. Et il n’avait pas osé la lui rappeler…Catherine l’observait en silence, attendant qu’elle se décide à lui adresser la parole. Isabella n’avait qu’une seule envie, courir après les deux hommes pour réparer son oubli, mais elle se ravisa : assurément, aucune femme n’était assez bienveillante pour supporter deux affronts à la suite de la part d’une autre femme. Et la politesse voulait qu’elle cesse de considérer son hôtesse avec défiance. Après tout, elle lui avait fait plutôt bonne impression, malgré son accoutrement, et elle était censée l’aider.
I : Je suis désolée…Catherine, puisque c’est ainsi que vous m’avez été présentée, je ne voulais pas vous paraître impolie, mais j’ai encore l’esprit occupé par divers soucis et…il me faudrait de toute urgence envoyer un message au Grand Maître. Avez-vous de quoi écrire ?
C : Eh bien, j’ai enfin le plaisir d’entendre le son de votre voix ! C’est un bon début. Chacun ses soucis, ma chère, je ne veux pas en savoir plus. On m’a demandé de m’occuper de vous, en toute discrétion. Vous trouverez de quoi écrire dans ce secrétaire. Je vais donner quelques ordres afin de terminer les préparatifs de votre installation. Un de mes gens portera votre missive, soyez sans crainte.
Sur ces mots, elle disparut. Isabella rédigea les documents nécessaires en spécifiant bien qu’un double signé lui soit remis, ainsi qu’à Nacir, avant qu’il parte. Cette tâche achevée, elle se sentit soulagée d’un poids, et se détendit un peu. Le fauteuil où elle était installée était plutôt confortable. Elle jeta un œil autour d’elle. Le salon était certes de taille modeste, mais décoré avec goût, malgré sa simplicité. Sur une commode, un vase accueillait un bouquet de fleurs sauvages probablement cueillies dans les friches voisines. Un crucifix de bois d’olivier faisait face à une marine de belle facture, encadrée d’une dorure. Pour posséder un tel tableau, Catherine devait avoir quelque fortune, à moins que ce ne soit un cadeau. Gabriel avait dit qu’elle avait suivi les chevaliers lors de leur exil depuis Rhodes. Il n’avait jamais évoqué son mari ni sa famille. Vivait-elle donc seule ? Elle avait paru encore jeune à Isabella, mais sans doute approchait-elle la quarantaine. Peut-être était-elle veuve. Mais pourquoi le Grand Maître avait-il fait appel à elle ? Elle devait être bien proche des chevaliers pour qu’on lui confie la délicate mission d’accueillir une femme en perdition telle qu’Isabella. Cette dernière se mit à rire à cette pensée.
C : Pourquoi riez-vous ? Au moins vous voilà de meilleure humeur que tantôt, j’en suis fort aise.
Le rire d’Isabella mourut sur ses lèvres. Elle s’était encore laissé surprendre par cette Catherine !
C : Puis-je faire porter ces papiers ? il semble que vous en ayez fini avec cette tracasserie.
I : S’il vous plaît. J’aimerais que ces documents parviennent au Grand Maître le plus tôt possible. Sinon je les porterai moi-même. C’est très important. D’ailleurs je ferais mieux d’y aller moi-même, réflexion faite.
Elle se levait déjà quand Catherine vint se planter devant elle, mains sur les hanches.
C : Vous allez me faire le plaisir de rester un peu tranquille, que nous ayons le temps de faire connaissance. Je vous assure que mes gens sont dignes de confiance. Ainsi que moi-même.
Isabella se mordit la lèvre. Quelle idiote elle était ! Voilà qu’elle venait de se mettre à dos définitivement son hôtesse, qui la toisait avec un sourire trop amène pour être sincère. C’est sûr, elle ne la laisserait plus tranquille désormais. L’Espagnole se rassit lentement et tendit les papiers.
I : Je vous ai offensée, et m’en excuse. Veuillez faire porter ces documents, je vous en prie.
C : Fort bien.
Quelques instants plus tard, Catherine faisait les honneurs de sa maison à Isabella. Elle termina par la chambre qui lui était réservée, à l’étage.
C : J’espère que cela vous convient. Vous ne pouvez guère espérer un meilleur confort sur cette île, et en particulier sur la côte. Dans quelques années, peut-être, si Dieu le veut, aurons-nous une vie un peu plus facile, et davantage de commodités. Les chevaliers y travaillent, en plus de défendre nos vies et notre foi. Ma chambre est au bout du couloir. Celle-ci sert d’ordinaire de bureau au chevalier Jean de Valette.
I : Il ne loge donc pas à son auberge lorsqu’il est à Malte ?
Catherine se tourna vers son invitée en souriant.
C : Depuis qu’il est gouverneur de Tripoli, il prend certaines libertés…un peu plus qu’avant. Et il me plaît de lui offrir ce confort.
I : Quel avantage y trouvez-vous ?
C : Senorita Laguerra, je vous trouve bien abrupte. Il faut vous montrer plus aimable, si vous voulez que nous nous entendions.
I : Excusez-moi, mais me montrer aimable n’a jamais fait partie de mes intentions. Je vous suis reconnaissante de m’accueillir chez vous, bien que cette situation m’ait été imposée.
C : Vous avez accepté la proposition du Grand Maître. C’est plutôt à moi qu’on a imposé la situation. J’espère qu’un peu de repos vous sera profitable.
I : A vrai dire, j’ai surtout très faim. Je ne sais même plus à quand remonte mon dernier repas.
C : Dans votre état, quoi de plus normal ? J’ai déjà déjeuné avec le chevalier de Valette, mais il reste assez de lapin pour satisfaire votre appétit. C’est la spécialité de l’île, savez-vous ? Ana, ma cuisinière, peut aussi vous cuisiner quelques bebbux, des escargots persillés. C’est succulent ! A moins que vous ne préfériez les sfineg, de délicieux beignets d’anchois et de morue. Le chevalier les adore.
I : N’importe quoi fera l’affaire, je vous remercie.
La jeune femme feignit d’ignorer l’allusion à son fameux « état ». Combien de fois encore devrait-elle subir ce genre de remarque ? Depuis qu’elle avait mis le pied sur l’île, elle avait l’impression que tous voulaient la réduire à son ventre gonflé. Qu’ils aillent se faire pendre ! Elle bouillait intérieurement. Si elle avait eu une assiette de sfineg devant elle à cet instant, elle aurait bien étouffé Catherine avec, quitte à crever de faim elle-même.
C : Oh, il doit nous rester aussi un peu de kirxa, un ragoût de tripes particulièrement gouteux. Le chevalier en est aussi friand, nous en avons mangé hier soir.
Isabella s’efforça de chasser de son esprit l’image des tripes rampant sur le plancher de la chambre, et de la remplacer par celle d’un plat de tripes lancé à toute volée dans la figure de Catherine. Cela eut pour effet de l’apaiser assez pour répondre calmement.
I : Si je comprends bien, le chevalier loge ici lors de ses séjours à Malte. Il a raison, vous le traitez comme un coq en pâte…vous semblez être une hôtesse très prévenante.
Catherine sembla perdre un peu de son assurance et rougit légèrement.
C : Ne vous méprenez pas…il ne fait que me rendre visite de temps en temps, et je mets cette pièce à sa disposition afin qu’il puisse régler ses affaires en toute tranquillité.
I : Et faire une petite sieste sur un lit moelleux après un excellent repas.
C : J’espère que vous le trouverez confortable vous aussi. Bien entendu, j’ai fait préparer la chambre pour vous.
I : Vous êtes bien aimable, mais je suis habituée à coucher à la dure, il ne fallait pas vous donner cette peine. Un simple matelas à même le sol aurait suffi.
C : Allons donc, dans votre état, vous méritez mieux !
Isabella fronça imperceptiblement les sourcils, puis entra dans la pièce, où ses affaires avaient déjà été déposées. Elle ne parvenait pas à déterminer si le ton employé par Catherine relevait de la raillerie ou de l’indignation sincère. Elle penchait pour la première option et décida d’en avoir le cœur net.
I : Et moi je constate surtout que le chevalier de Valette mérite à vos yeux mieux qu’une simple cellule à l’auberge des Hospitaliers de Saint Jean, où pourtant il se doit de loger. Il est inutile d’essayer de me détromper, il est évident qu’il ne vient pas ici pour simplement goûter à votre cuisine et trouver un peu de tranquillité.
Un silence pesant suivit cette déclaration. Isabella se prépara à prendre ses affaires et à quitter la maison, consciente d’avoir outrepassé les limites de la décence et de la correction envers son hôtesse. Où irait-elle, peu lui importait, pourvu qu’elle y soit tranquille, sans personne pour lui rappeler son « état ». Alors qu’elle s’apprêtait à franchir le seuil de la pièce, elle fut arrêtée d’une main ferme par Catherine.
C : Ne soyez pas stupide. Vous n’avez nulle part où aller. Et, que vous me croyiez ou non, je me soucie sincèrement de vous. Cessez d’être sur la défensive. Je peux être votre amie, si vous le souhaitez.
I : Eh bien je ne le souhaite pas, voilà tout ! Laissez-moi partir !
C : Il n’en est pas question ! Le Grand Maitre vous a confié à moi !
I : Une très mauvaise idée. Je ne sais pas ce qui m’a pris d’avoir accepté.
C : Allons donc, ne me dîtes pas que vous ne souhaitez pas loger sous le même toit qu’une femme perdue ? Nous ne sommes pourtant pas si différentes, vous et moi. D’ailleurs, je vais vous confier un secret : je suis enceinte, moi aussi.
I : Et alors ? Vous croyez que parce que votre chevalier vous a engrossée, cela fait de vous la confidente idéale ? Je n’ai rien à vous confier, moi, ni mon intimité, ni mes angoisses, ni mes doutes, pas plus que ma vie et mon âme ! Laissez-moi passer !
C : Pas avant que vous n’ayez mangé quelque chose ! Vous allez me dire des nouvelles du lapin à la mode de Malte et des bebbux à l’ail ! Excellent pour la circulation ! Sans compter que vous pouvez vous en remplir la panse sans risquer d’importuner ce capitaine qui vous a engrossée !
Elle bloquait à présent complètement le passage à Isabella, qui suffoquait d’indignation, sans savoir si c’était parce que Catherine lui tenait tête, ou parce qu’elle avait appris qu’un de ces chevaliers donneurs de leçons se permettait des écarts avec les règles de l’ordre sans être inquiété. Elle essaya de repousser son hôtesse, en vain. Cette Catherine, sous ses allures élégantes et délicates, était décidément loin d’être une poupée de son. Ses efforts inutiles firent perler quelques gouttes de sueur à son front, et elle se sentit faiblir. Son estomac criait famine. Catherine la souleva alors sous les aisselles sans qu’elle réagisse et elle se laissa entraîner vers le lit où son hôtesse la fit assoir, avant d’appeler en criant sa cuisinière Ana. Quelques instants plus tard, Isabella se délectait de lapin maltais et d’escargots à l’ail, qu’elle dévorait par poignées sous l’œil approbateur d’Ana, tandis que Catherine lui tenait son assiette en riant.
A : Bon, prévenez-moi s’il faut que j’aille ramasser de nouveaux escargots….dire que je croyais que j’en avais récolté pour un moment…j’espère qu’elle va pas en réclamer à chaque repas !
C : Ne t’inquiète pas, elle se contentera des sfineg la prochaine fois !
A : Peut-être, mais si elle doit rester longtemps ici, Dieu nous vienne en aide !
C : Tu peux y compter, Ana, avec l’aide de Dieu, tout ira bien !
Son repas fini, Isabella, repue, s’était effondrée, vaincue par la fatigue. Tandis qu’elle plongeait doucement vers le sommeil, Catherine lui avait raconté comment elle s’était éprise du chevalier de Valette il y a bien des années, à Rhodes ; ce dernier n’en était pas à sa première entorse aux règles de l’ordre ; il avait obtenu à 18 ans une dispense du vœu de chasteté afin de pouvoir épouser une certaine Charlotte, mais cela ne l’avait pas empêché d’aller voir ailleurs. Catherine s’enorgueillissait d’avoir su le retenir auprès d’elle plus longtemps qu’aucune autre. Elle l’avait suivi sans hésitation dans ses errances après la perte de Rhodes, et avait été récompensée de sa fidélité lors de l’installation à Malte. Jean de Valette, dont la valeur était reconnue par ses pairs, avait installé sa maîtresse dans cette maison et la fréquentait quand bon lui semblait sans être inquiété. Personne ne songeait à priver l’ordre d’un guerrier et d’un diplomate de son envergure, un polyglotte accompli dont les qualités approchaient de la perfection, sans compter sa foi à toute épreuve et sa rigueur morale, qui semblait toutefois plus souple concernant les femmes. Catherine s’en accommodait elle aussi, pourvu qu’il ne la délaisse pas. Au fil des années cependant, l’angoisse de le perdre était devenue de plus en plus forte ; elle savait qu’un tel homme ne se contenterait pas de son intelligence ni de ses conseils, aussi avisés soient-ils. Elle devait lui offrir davantage. Jusqu’à présent, elle n’avait subi que des échecs, sans doute parce qu’elle avait trop longtemps tout fait pour éviter de tomber enceinte, dans leur intérêt à tous les deux. Mais Dieu avait enfin décidé de lui accorder ce qu’elle désirait maintenant plus que tout. Isabella était véritablement la première à qui elle en faisait la confidence : sa prière avait été exaucée, et l’enfant semblait décidé à croître dans son ventre. Bien sûr, elle espérait un fils. Isabella sourit : dire qu’elle avait cru bêtement que Catherine la provoquait, alors qu’elle se sentait vraiment concernée par son état…mais pour l’heure, la digestion des escargots l’empêchait de prêter davantage attention au babil de son interlocutrice. Elle s’endormit.
Quelques heures plus tard, Isabella cheminait d’un bon pas en direction du port, toute fatigue envolée. Lorsqu’elle avait constaté à son réveil que le soleil déclinait, elle avait décidé de quitter en hâte la maison de Catherine ; elle avait encore l’occasion de vérifier que le Grand Maître avait accepté de signer les documents concernant les pêcheurs, et surtout, de voir comment l’expédition se préparait. Ce n’était guère raisonnable, pas plus que d’envisager d’assister au départ à l’aube de la Santa Catalina. Elle était passée par le salon, afin de vérifier si un document signé n’était pas arrivé pour elle entre temps. Elle n’avait rien trouvé, ce qui la conforta dans son idée. Elle avait renoncé à demander à son hôtesse si elle avait reçu quelque chose ; cette dernière devait probablement encore faire la sieste, elle n’allait pas la déranger pour si peu . Ainsi, personne ne l’empêcherait de sortir…. De la cuisine lui parvenait le bruit des préparatifs du dîner. Une silhouette au pas trainant était apparue au fond du couloir quand Isabella se dirigeait vers l’entrée. Probablement un domestique. Prestement, elle avait fait retraite dans la bibliothèque. Sur une méridienne, Catherine sommeillait, un livre ouvert posé sur son ventre. Isabella avait redoublé de prudence afin de ne pas la réveiller, et quand elle avait été sûre que le domestique au pas traînant n’était plus dans les parages, elle s’était glissée hors de la maison. A l’approche du soir, l’île semblait s’animer, délivrée de la chaleur accablante de l’après-midi. Isabella constata qu’elle n’était pas la seule à se diriger vers le port. Elle dépassa quelques groupes, principalement des hommes, mais aussi quelques couples et des familles, qui paraissaient tous apprêtés pour une occasion particulière. Isabella prit soin de les saluer, mais les regards appuyés qu’elle sentit peser sur elle eurent vite fait de la gêner. Dès qu’elle le put, elle tourna dans une ruelle afin de s’éloigner de la foule. Bientôt elle fut à la limite de la ville, si on pouvait appeler Birgu une ville. Comme le lui avait dit Gabriel d’Aubusson, la plupart des habitations avant l’arrivée des Hospitaliers n’étaient que des cahutes, dont elle avait sous les yeux de typiques exemplaires en bordure de champs caillouteux à la végétation pelée. Il était peu probable qu’une famille endimanchée surgisse d’un de ces taudis pour l’examiner comme une bête curieuse. Elle regretta un instant de ne pas s’être changée, pour revêtir une tenue plus décente comme le souhaitait Juan de Homèdes, et en tout cas plus discrète, qui aurait pu cacher ses formes à des yeux non avertis. Mais elle avait du mal à abandonner ses pantalons en dehors des moments de pure détente. Celui qu’elle portait lui convenait parfaitement, car elle l’avait fait faire sur mesure à Oran. Elle n’avait pas été mécontente de se débarrasser de son corset, remplacé toutefois par une large ceinture de tissu maintenant bien en place son pantalon tout en soutenant son ventre. Le problème était qu’elle s’obstinait à porter cette ceinture par-dessus sa tunique, certes plus longue qu’avant, mais qui ne cachait ainsi rien. Elle haussa les épaules : ces considérations vestimentaires ne valaient pas la peine de s’y attarder pour le moment. De toute façon, sa rapière se chargerait bien de souligner son ventre proéminent, car même si elle portait sa tunique par-dessus sa ceinture de tissu, il n’était pas question de porter celle qui soutenait son épée sous sa tunique ! Elle marcha en toute tranquillité à la lisière des champs jusqu’à ce qu’elle juge qu’il était temps de bifurquer à nouveau vers la mer en s’enfonçant dans les ruelles poussiéreuses, dont les pavés avaient été arrachés par les habitants pour leurs propres besoins. Les chevaliers avaient fort à faire s’ils voulaient transformer le bourg en ville digne de ce nom. La brise qui s’était levée portait par intermittence un murmure confus de conversations, de chants et de musique, parfois couvert par quelques braillements et beuglements divers. Isabella décida de suivre la musique et d’éviter les cris, mais sa stratégie fut mise en échec au détour d’une rue pourtant calme, quand elle s’aperçut qu’elle débouchait sur une placette bordée de tavernes. La plupart des clients avaient déserté l’endroit pour suivre ce qui sembla à Isabella être une procession ; elle vit en effet quelques hommes emboîter le pas à une petite foule qui se serrait dans la rue de l’autre côté de la place, et au-dessus de laquelle ondulait une statue richement parée. Ne restaient devant les tavernes que quelques hommes avinés qui esquissaient quelques pas de danse ou vidaient avec satisfaction leur chopine. Isabella hésitait à traverser la place, quand un buveur la remarqua et beugla à la cantonade pour ameuter ses compagnons : « Hé ! r’gardez voir un peu par ici les gars ! V’là une apparition, alleluja ! La vierge Marie en cloque qui nous rend visite, merci mon Dieu ! Eh, Marie, tu cours après ton Joseph, dépêche, l’est parti par là ! » Un autre répliqua : « C’est pas Joseph, c’est Saint Pierre, bougre d’âne ! On voit que t’es pas un bon chrétien ! » Puis un troisième : « Putain de sainte Marie mère de Dieu, mais c’est la Saint Laurent aujourd’hui les gars ! » Ce à quoi un quatrième répliqua : « On voit que t’as trop bu toi, tu reconnais même pas la statue de Sainte Marthe qu’est passée devant toi… tu me diras, ces saints y se ressemblent tous, mais avec celle-là on risque pas de se tromper : c’est bien une femelle ! Eh la belle, viens voir un peu par ici que Guiseppe il te tâte pour vérifier que t’as tout ce qu’il faut ! ». Le dénommé Guiseppe s’avançait déjà en titubant vers la jeune femme, qui avait décidé de rebrousser chemin. Mais elle se trouva soudain face à un buveur parti pisser dans une impasse donnant sur la rue où elle avait l’intention de disparaître pour éviter de perdre son sang-froid. Juan de Homèdes ne lui pardonnerait sûrement pas d’avoir donné une leçon à ces malotrus, pour lesquels la boisson était à peine une excuse : ce genre d’individu n’avait pas besoin d’être saoul pour être nuisible. Alors qu’elle s’apprêtait à bousculer l’homme qui lui barrait le passage, une main la retint : Guiseppe avait été plus rapide qu’elle n’aurait cru.
G : Eh eh eh, Genaro j’la tiens, tu vas voir un peu comment j’vais la tâter ! Et toi, Marco, empêche-la de filer !
Isabella soupira : Juan de Homedès ne serait pas content de sa conduite, mais elle n’avait pas le choix. D’ailleurs, sa rapière avait besoin d’un peu d’exercice. Mais pour le moment le fouet ferait l’affaire, elle n’était pas assez habile de la main gauche à l’épée. Deux coups lui suffirent pour faire reculer Marco et lâcher prise à Guiseppe. Marco poussa un juron et porta les mains à son nez. Guiseppe piailla de douleur . La voie était libre dans un sens comme dans l’autre. Isabella décida cependant de traverser la place : c’était après tout le plus court chemin vers le port, et elle apercevait les mats par-dessus les toits. Rien ne l’obligeait à battre en retraite, à part la stupidité et la lubricité de ces hommes avinés. Une peccadille. Elle prit le temps de ranger son fouet et de tirer son épée avant de reprendre sa progression, consciente de sa provocation. Tous les regards étaient braqués sur elle dans un silence pesant, à peine dérangé par les gémissements de Guiseppe et les gloussements du premier buveur. Ce dernier lapa bruyamment le fonds de sa chope, sans doute pour se donner du courage, avant de couper la route à Isabella, devant laquelle il tomba à genoux en s’écriant d’une voix déchirante : « Bonté divine, santa Madona, pardonnez aux pauvres pécheurs que nous sommes ! C’est pas tous les jours qu’on voit la Vierge en cloque se balader parmi nous, faut nous comprendre, ya de quoi perdre la tête ! » Devant la taverne, un des buveurs ricana puis héla son camarade : « Laisse tomber, Sandro, la Madone aime que les anges, pas les brutes de ton espèce. D’ailleurs, t’as vu, elle a une épée, ça m’étonnerait pas que ce soit une des catins des chevaliers ! »
S : T’as peut-être raison, Beppo, mais est-ce qu’elle sait s’en servir ? Parce que moi, je veux bien lui apprendre !
I : Mais faîtes donc, je vous en prie…
B : Eh, Sandro, elle t’a causé, qu’est-ce que t’attend ?
Après avoir adressé un sourire en coin à Beppo, Sandro se leva lentement. Isabella, épée à la main, surveillait le moindre de ses gestes, tout en étant aux aguets : les autres se tenaient toujours à bonne distance, curieux de la suite du spectacle, mais pas aussi téméraires que Sandro. Ils n’attendaient pourtant qu’une erreur d’Isabella, elle le savait. L’homme, un marin élancé qui dépassait la jeune femme d’une tête, possédait une certaine prestance qui lui donnait une bonne assurance. Isabella le laissa se placer derrière elle et enserrer sa taille d’une main, tandis qu’il plaçait l’autre sur la sienne dans l’intention manifeste de guider son épée.
S : Alors, Santa Madona, on est prête pour la manœuvre ?
Quand elle sentit son souffle aviné dans son cou, elle n’y tint plus et se dégagea d’un coup de coude dans le ventre. Heureusement, son tour de taille à elle était si important qu’il avait peu de prise sur elle. Elle se retourna vivement pour lui faire face.
I : C’est tout ce dont vous êtes capable ? Où est votre épée ? Je suis sûre que ça vous démange de l’utiliser. A moins que vous n’en soyez privé. Dans ce cas, il est inutile d’insister.
S : J’aime bien faire attendre les dames…mais tu vas pas le regretter, Madona !
Quelques instants plus tard, Isabella se livrait à une danse endiablée avec trois adversaires pour le plus grand plaisir des autres clients. Sandro avait été blessé à la main dès les premiers échanges, mais, piqué au vif, il n’abandonnait pas. Beppo et Marco s’étaient joints à lui. Beppo se contentait plus ou moins de tourner en sautillant autour d’Isabella, hilare, sans vraiment oser attaquer de peur de se faire blesser à son tour, mais Marco était plus enragé, et comptait bien faire payer à Isabella le coup de fouet sur le nez. La jeune femme n’avait aucune peine à soutenir ses assauts maladroits, mais elle commençait à fatiguer et était maintenant impatiente de rejoindre la Santa Catalina. La plaisanterie avait un peu trop duré, et elle se demandait comment mettre hors-jeu ses adversaires sans les trucider froidement. Elle sentait que la griserie de Sandro s’estompait et que la douleur de sa blessure aurait bientôt raison de son endurance, mais Beppo semblait infatigable et ses ricanements l’irritaient. Elle profita d’une pause des deux autres pour planter son épée dans le sol afin de le faire trébucher, avant de lui piquer le gras des fesses, ce qui ne manqua pas de renouveler l’enthousiasme des spectateurs. Voyant cela, Sandro rassembla son énergie pour une attaque frontale accompagnée d’un hurlement sauvage, qui se solda par une autre chute quand Isabella s’écarta brusquement. Sandro s’effondra à plusieurs mètres de là et ne bougea plus. Marco s’ébroua et souffla bruyamment comme un sanglier. Il en avait la carrure, mais aussi la malignité. Isabella avait d’abord cru que son adversaire était un piètre bretteur, mais à présent qu’il était seul face à elle et qu’elle n’était plus aussi fraîche qu’au début du combat, elle avait l’impression qu’il s’améliorait à chaque coup. Ses parades même gagnaient en finesse et Isabella commençait à prendre un certain plaisir à en découdre avec lui, malgré la fatigue. Elle comprenait cependant fort bien qu’il avait jusque-là caché son jeu et qu’elle devait se méfier davantage à présent. Une conclusion expéditive s’imposait si elle ne voulait pas lui laisser prendre l’avantage sur elle. Elle s’apprêtait à lui transpercer le haut de la cuisse quand la place retentit d’un ordre bref, lancé d’une voix puissante : « Arrêtez ! » La surprise saisit les deux adversaires, faisant rater son coup à Isabella qui se retrouva une main et un genou à terre. Elle eut tout juste le temps de parer l’attaque de Marco qui avait vite repris ses esprits et entendait bien profiter de son avantage. La lame du Maltais s’abattit puissamment sur celle d’Isabella, faisant plier son bras jusqu’à ce que l’épée touche son crâne. « Cela suffit ! Jetez vos armes ! » Isabella entendit un bruit métallique à côté d’elle, tandis que la pression sur son bras disparaissait. Derrière Marco se dressait la silhouette d’un chevalier de Saint Jean , tandis que deux autres l’encadraient. Tous pointaient leur épée vers sa tête. Isabella mit son autre main à terre pour mieux se relever, sans y parvenir. « Lâchez donc votre épée, ce sera plus facile ainsi ! Je vais vous aider. » Elle reconnut la voix de Gabriel d’Aubusson. Il lui prit son épée puis souleva son corps alourdi en la soutenant par les aisselles. Isabella se sentit partir, mais le chevalier eut la présence d’esprit de la tirer en arrière pour la faire assoir. Tandis qu’elle reprenait son souffle et attendait que son malaise passe, Gabriel d’Aubusson s’était accroupi près d’elle et lui tâtait le pouls.
GA : Je suis heureux de vous retrouver en un seul morceau…
I : Si vous n’étiez pas intervenu…
GA : Ne parlez pas encore, cela vaudra mieux. Vous avez de la chance que cet ivrogne là-bas nous ait prévenus.
Il désignait de la tête le buveur qui avait prétendu que la statue représentait Saint Pierre.
GA : C’est peut-être un esclave, mais il a plus d’honneur que ces vils marauds qui vous ont attaquée. Dommage qu’il croie que la consommation d’alcool fait partie de son chemin vers la conversion et la liberté. Enfin, ce soir il a peut-être pensé faire une bonne action qui lui permettra de se racheter, dans tous les sens du terme. Tant mieux pour vous.
Isabella remarqua alors que l’homme portait un anneau de fer au pied gauche.
GA : Ils ne sont encore que quelques centaines sur l’île, mais si la guerre de course s’intensifie, nous ne saurons bientôt plus quoi faire de ces prises. Malte ne pourra pas absorber une population d’esclaves trop importante, j’en ai peur ; il va falloir que nous organisions davantage de marchés. Si seulement les Ottomans…mais ne parlons pas de ça, comment vous sentez-vous à présent ? Votre pouls me semble battre moins vite.
I : Je vais mieux, merci, aidez-moi à me relever, je vous prie.
GA : Alors allons-y doucement.
I : N’arrêtez pas ces hommes, c’est une affaire entre eux et moi, et je prétends qu’ils ont eu leur compte, même si je n’ai pu en finir avec le dernier comme je l’aurais souhaité.
GA : Fort heureusement, nous sommes arrivés à temps pour vous empêcher de mettre hors de combat le pilote de la galère du gouverneur de Tripoli qui doit partir demain à la recherche de votre…compagnon.
I : Cette brute ?
GA : Les Maltais sont bien meilleurs marins que nous autres, chevaliers. Nous avons besoin d’eux. Vos autres adversaires font aussi partie de l’équipage de Jean de Valette. Ce pauvre Beppo aura eu moins de chance, vous l’avez touché à un point sensible. J’aurais préféré que seul son amour-propre en prenne un coup.
I : Je ne suis qu’à moitié étonnée qu’un tel individu serve sur le navire du chevalier Jean de Valette.
GA : Que voulez-vous dire ?
I : Simplement que le chevalier sait choisir ses hommes parmi les plus…. téméraires. J’espère que le Grand Maître est plus prudent. En tout cas je commence à douter d’être plus en sécurité à terre qu’en mer.
GA : Vous m’avez eu l’air de fort bien vous débrouiller toute seule.
I : Oui, tout allait très bien jusqu’à votre intervention intempestive.
GA : Qui n’avait d’autre but que de vous éviter d’estropier Marco.
I : Bien sûr. Mais que faisiez-vous dans les parages ?
GA : Mes compagnons et moi étions à votre recherche, après être passés chez Catherine pour découvrir que vous vous étiez absentée sans prévenir personne. Je voulais vous présenter ceux que le Grand Maître a désignés pour les deux missions, et vous remettre les documents qu’il a signés.
I : Je ne voulais pas déranger Catherine, elle dormait. Et puis, je suis libre de mes mouvements, et en parfaite sécurité sur cette île, n’est-ce pas ?
GA : Tant que vous y mettez un peu de bonne volonté….
I : Je n’allais tout de même pas laisser ces ivrognes m’insulter et tenter d’abuser de moi sans réagir !
GA : Certes, mais la prochaine fois, soyez plus prudente. Après tout, Malte n’est guère qu’un repaire de corsaires…
I : Et de chevaliers sans foi ni loi !
GA : La colère dicte vos paroles…n’oubliez pas ce que le Grand Maître accepte de faire pour vous et vos compagnons. Nous ferions mieux de rentrer, cette escapade était une erreur, reconnaissez-le. Vous tenez à peine debout.
I : C’est parce que vous vous obstinez à vouloir me soutenir. Lâchez-moi donc et présentez moi à vos camarades, puisque telle était votre intention. Ensuite, nous irons remettre à Nacir son exemplaire signé. Je ne rentrerai pas sans passer par la Santa Catalina, où je serais déjà parvenue si ce Sandro n’avait pas commencé à faire le malin.
GA : Si tel est votre bon plaisir, je ne puis que m’incliner, senorita…
I : Cessez de railler, chevalier d’Aubusson, je ne suis plus d’humeur à plaisanter.
GA : Parce que vous l’étiez tout à l’heure ?
I : Oui, c’est la seule raison pour laquelle j’ai épargné ces hommes.
Gabriel d’Aubusson soupira.
GA : C’est bon, je capitule…
Isabella sourit.
I : Je vous aime mieux ainsi. Allons-y à présent.
Ils s’approchèrent du groupe des chevaliers, quatre hommes qui s’occupaient des adversaires en piteux état d’Isabella, que ce soit sous l’effet de l’alcool ou de leurs blessures. Les voyant arriver, Beppo releva la tête et s’exclama, fanfaron : « J’vous l’avais bien dit que la Madone préférait les anges ! La v’là qui se ramène avec son Gabriel ! On avait aucune chance, les gars ! ». « Ta gueule, Beppo ! » fut le cri du cœur de Sandro.
I : Voilà enfin une parole sensée de votre part, Sandro.
S : C’est sûr que j’aurais mieux fait de réfléchir à deux fois avant de vous adresser la parole, Madona. Mais je me suis bien amusé.
I : Pas autant que moi. Votre main ne vous fait-elle pas trop souffrir ?
S : Je chérirai ma cicatrice en souvenir de vous, ma belle…
GA : Allons, ça suffit, préparez-vous à rejoindre la galère.
B : J’peux pas, elle m’a transpercé les fesses, la ga..
S : Ta gueule, Beppo ! C’est qu’une éraflure ! Mais c’est quoi cette histoire, commandant, on doit pas partir avant deux jours, je tiens à profiter encore de mon escale, c’est la Sainte Marguerite demain !
Il s’adressait à un des chevaliers qui accompagnait Gabriel d’Aubusson, Thibault de Lastic, un jeune homme trapu à la barbe noire taillée court et au teint laiteux, ce qui faisait ressortir d’autant plus la noirceur de ses yeux enfoncés dans leurs orbites, et donnait une certaine étrangeté à son visage.
TL : Le Grand Maître a missionné le chevalier Jean de Valette pour partir dès ce soir à Lampedusa sur les traces de deux galères ennemies. Vous pourrez ainsi racheter votre conduite inqualifiable envers cette dame.
B : Inqualifiable ? Et elle alors, elle m’a transpercé le c…
S : Ta gueule, Beppo ! Excusez-moi, commandant, mais je vois pas le rapport avec cette…dame.
I : Je me nomme Isabella Laguerra. Mon navire a été attaqué par deux galères pirates lors d’une escale à Lampedusa. Notre capitaine et notre pilote ont été capturés, aussi ai-je sollicité l’aide du Grand Maître pour tenter de les sauver.
B : Ils auraient mieux fait de vous capturer, vous. Laisser une femme pareille en circulation, ça s’fait pas !
S : Beppo, ta gueu…
TL : Messieurs, un peu de tenue ! Nous partons immédiatement. Veuillez me suivre ! Senorita, je suis désolé pour ce malheureux incident et je vous assure que nous ferons tout notre possible pour mener à bien notre mission.
GA : Le chevalier Thibaut de Lastic possède un sens de l’honneur très développé. Vous pouvez être sûre qu’il n’épargnera pas sa peine.
I : Je vous remercie, chevalier de Lastic. Veuillez croire que si j’avais pu moi-même vous accompagner…
TL : Je n’en doute pas. Mais vous serez davantage à votre place à terre.
I : Bien entendu…
TL : J’espère donc que nous vous apporterons de bonnes nouvelles d’ici peu, si Dieu le veut.
Sur ces mots, il tourna les talons, rassembla ses hommes et quitta la place sans tarder. Beppo, Genaro, Guiseppe et Sandro le suivirent en maugréant, Genaro et Guiseppe soutenant Beppo. Seul Marco resta silencieux, et se permit un dernier regard à Isabella.
I : J’espère que vous êtes aussi bon pilote que bretteur, Marco. Vous allez secourir deux hommes valeureux, je compte sur vous.
Le marin hocha la tête et rejoignit ses camarades. Un des chevaliers s’adressa à Isabella.
MR : Ne vous inquiétez pas, je le surveillerai. Mais je crois qu’il a compris la leçon.
Isabella reconnut alors l’homme qui se tenait derrière Marco lorsqu’elle était à terre. C’était le même chevalier qui l’avait regardée avec insistance malgré les ordres de Robert de Blanchefort, sur le brigantin qui la menait au fort Saint Ange. Il lui sourit.
MR : Chevalier Mathurin Romegas, pour vous servir. Ce sera un honneur pour moi que d’être au service d’une femme si exceptionnelle.
GA : Mathurin s’est porté volontaire. Ne faîtes pas attention à sa faconde méridionale, c’est un galant provençal indécrottable. Mais c’est aussi un de nos plus valeureux guerriers, malgré sa jeunesse, et qui plus est un excellent marin, une rareté parmi nous. Il est promis à un bel avenir.
MR : Dieu t’entende, Gabriel ! Mais si je dois périr au cours de cette expédition, j’aurai au moins eu la chance lors de mon court passage sur terre de croiser la route d’une créature enchanteresse dont la beauté n’a d’égal que le courage. Madame, je vous prie de croire que votre combat contre ces trois bons à rien restera gravé dans ma mémoire à jamais.
I : Je n’ai que faire de vos flatteries, chevalier. Ramenez-moi mes hommes, c’est tout ce qui m’importe. J’ai eu mon compte de galanteries pour ce soir.
Mathurin Romegas se mit à rire.
RM : Eh bien, Madame, vos désirs sont des ordres. Je vous dis à bientôt.
Il salua brièvement ses comparses et s’éloigna en direction du port.
I : Bien, chevalier d’Aubusson, pouvons-nous regagner la Santa Catalina je vous prie ? Vous ferez les présentations en marchant, à moins que je ne me trompe et que ces deux derniers messieurs n’aient pas leur place à bord.
GA : Vous ne vous trompez pas.
I : Alors allons-y. Je commence à avoir faim et je ne voudrais pas faire attendre Catherine pour le dîner.
GA : Le chemin pour rejoindre sa maison depuis le port est plus direct que celui que vous avez emprunté…
I : Je le sais parfaitement, merci. Je voulais éviter d’être importunée.
GA : Bien sûr. Les réjouissances à l’occasion des festas célébrant les Saints peuvent donner lieu à certains débordements, mais notre Ordre considère qu’il s’agit d’un excellent moyen de maintenir la foi de la population, qui sans cela pourrait se tourner à nouveau vers une religion concurrente…
I : D’après ce que j’ai entendu ce soir, certains ont encore du mal à s’y retrouver parmi tous ces Saints. Il faudrait peut-être que vous revoyiez votre méthode de prosélytisme.
GA : J’en parlerai au Grand Maître…
I : Surtout ne lui dites pas qu’on m’a prise pour la Vierge Marie et vous pour l’Ange Gabriel.
GA : Je saurai rester discret sur cette affaire. Mais il faudrait que vous nous fassiez davantage confiance. Si vous aviez attendu que les documents arrivent…
I : Epargnez-moi vos leçons !
GA : Enfin, j’espère que vous serez satisfaite au moins du choix du Grand Maître pour accompagner vos hommes en Sicile. Je vous présente le chevalier Fabrizzio del Monte, un sicilien qui connait la région comme sa poche. Et voici le chevalier Enrique de Guzman, votre compatriote. Cela facilitera sans doute la communication avec votre équipage, même si Fabrizzio parle aussi votre langue. Ils embarqueront avec quelques hommes qui ont l’expérience de la mer.
FM : Enchanté de faire votre connaissance, senorita. J’ai cru comprendre que notre mission était de la plus haute importance à vos yeux. Soyez assurée que nous veillerons à la mener à bien, mais il nous faudrait quelques explications supplémentaires.
EG : En particulier concernant la nature de ce trésor et la façon dont nous devons le récupérer.
Enrique de Guzman s’était exprimé sans détours, et malgré son manque de politesse manifeste, Isabella lui fut reconnaissante d’oublier de la traiter comme une femme et de ne s’adresser à elle que pour obtenir des informations nécessaires à la réussite de l’expédition. Elle veilla à le satisfaire, et lorsqu’ils parvinrent à la Santa Catalina, elle ne doutait plus que le succès serait au rendez-vous. Fabrizzio del Monte avait écouté attentivement, posant de son côté quelques questions. Les deux hommes lui parurent de bon sens et d’une compétence rare, ce qui acheva de la tranquilliser. Alvares trouva aussitôt un sujet de conversation avec le chevalier del Monte, qui se révélait un compagnon aussi enjoué que son camarade espagnol était taciturne. Ce dernier examina la Santa Catalina de fond en comble avant de hocher la tête avec une moue qu’Isabella interpréta comme une approbation de la qualité du bâtiment. Elle profita de ce moment où le chevalier semblait de bonne humeur pour lui présenter les trois pêcheurs d’éponge, mais il les examina sans montrer autant d’enthousiasme que devant la Santa Catalina. Toutefois, il prit la peine de les saluer. Fabrizzio del Monte en revanche se montra plus cordial, et ce fut lui qui leur remit en personne le document attestant de la promesse du Grand Maître.
GA : Eh bien, puisque tout est réglé, nous allons vous laisser, messieurs. Que les vents vous soient propices, et à la grâce de Dieu !
FM : A la grâce de Dieu ! J’ai toujours rêvé de partir à la chasse au trésor !
EG : A la grâce de Dieu…remercions-le pour sa miséricorde, lui qui nous permet de toujours garder espoir…
Le chevalier avait prononcé ces derniers mots en regardant Isabella. Celle-ci détourna les yeux, puis se retourna brusquement et se dirigea vers la passerelle. A quelques mètres de là, le chevalier Jean de Valette embarquait sur sa galère, la Santa Martha, mais la jeune femme ne le remarqua pas. Elle songeait simplement que l’attente serait longue.