Re: FANFICTION COLLECTIVE : Ecrivains-Dessinateurs-Photomonteurs
Posté : 22 04 2017, 18:29
Chapitre 11 : Escale à Oran. Partie 1.
Mendoza avait laissé Isabella assoupie dans la cabine. Il lui avait été impossible de rester allongé à ses côtés. Pourtant, il avait désiré ce moment ardemment pendant son périple en Sicile. Il avait cru que l’ivresse des retrouvailles suffirait à enflammer ses sens jusqu’à l’oubli de ce maudit trésor. Mais c’était le contraire qui s’était produit. Quand Isabella s’était abandonnée dans ses bras, si fragile et si déterminée à la fois, il n’avait plus eu qu’une idée en tête : la protéger, elle et cette nouvelle vie qui palpitait en elle, la protéger d’elle-même, la protéger de lui-même, la protéger de Gonzales. Il devait parler au jeune métis, d’urgence. Il devait tuer ce fol espoir qui les tenait tous deux, il devait arrêter de se mentir, et de mentir aux autres. C’était déjà la fin de l’après-midi. Demain, ils reprendraient la mer. Bientôt, ils seraient revenus à Barcelone. Si Gonzales comptait sur lui pour parler à Ruiz, mieux valait mettre les choses au clair. Et s’il comptait persuader Ruiz de faire pression sur lui, mieux valait lui enlever toute illusion. Il se dirigeait vers le San Buenaventura quand il vit justement Gonzales en descendre.
G : Ah, Mendoza, vous tombez bien ! Que diriez-vous de m’accompagner un peu en ville ? J’ai oublié que j’avais une affaire importante à régler pour le compte de Ruiz. Dans la précipitation de notre départ pour la Sicile, j’ai omis de donner certaines instructions à Fuentes, et je dois à présent m’acquitter de la tâche avant demain matin.
M : En quoi consiste votre mission ? Vous semblez bien chargé.
Disant cela, il avisait une besace que le jeune capitaine portait en bandoulière.
G : Oh, il s’agit de porter une certaine somme à un sieur Escosia, un marchand juif installé à Oran.
M : Et vous y allez seul ?
G : Fuentes m’a indiqué le chemin. Je pensais pouvoir me débrouiller, mais votre connaissance de la ville me serait sans doute fort utile.
M : Sans compter qu’il n’est guère prudent d’assurer un transport de fonds seul.
G : On m’a affirmé que la ville était sûre. La garnison espagnole patrouille de jour comme de nuit.
M : On n’est jamais trop prudent, je vous accompagne. A quelle adresse devons-nous nous rendre ?
G : Le sieur Escosia demeure près de l’église Notre Dame des Victoires, rue Jimenes.
M : Eh bien, allons-y.
Ils quittèrent le port et commencèrent à monter doucement vers l’église édifiée sur les ruines de la mosquée qui dominait autrefois la ville, sur les flancs de l’Aïdour. Progressivement, ils gravissaient quelques escaliers et des ruelles en pente qui les menaient au cœur d’Oran sous le soleil déclinant. En contrebas, la mer étincelait. Mendoza restait silencieux. Peu à peu, sa détermination faiblissait. Il pensait à l’argent que transportait Gonzales. Il pensait à l’argent qu’il devait encore à Roberto. Il pensait à sa liberté. Il pensait à Isabella, étendue sur le lit, corps flottant sur les eaux calmes du port, et qui abritait une petite mer intérieure où flottait un autre corps, minuscule, si fragile. Il devait parler. Gonzales le prit de court.
G : Comment se porte la senorita Laguerra ?
M : Très bien.
G : Votre absence ne lui a pas trop pesé ?
M : Pas le moins du monde. C’est une femme indépendante.
G : Et qui sait ce qu’elle veut.
M : Et ce qu’elle ne veut pas. En l’occurrence, elle partage mon avis sur cette histoire de trésor.
G : C’est-à-dire qu’elle ne souhaite pas vous voir prendre de nouveaux risques. Je la comprends. Vous savez, Mendoza, j’ai réfléchi, et je pense que je vais suivre votre conseil.
M : Vous allez engager des pêcheurs d’éponge ?
G : Il semble que ce soit la seule solution.
M : Vous pourriez aussi abandonner.
G : Abandonner ? Vous me connaissez mal…Et puis, je ne peux pas me permettre de laisser plus longtemps mes sœurs à la merci de mon père.
M : Et si cela tourne mal ? si vous ne reveniez pas de votre expédition ? Que deviendraient-elles ? Ne prenez- vous pas des risques inconsidérés ?
G : Ai-je le choix ?
M : On a toujours le choix.
G : Si seulement c’était vrai…Mais je respecte votre décision, Mendoza. Car vous ne m’aiderez pas, c’est bien ça ? La senorita Laguerra vous a convaincu.
M : Elle n’a pas eu à le faire. Je vous l’ai dit, j’ai déjà pris trop de risques.
G : Vous n’avez pas à vous justifier. C’est à moi de me faire une raison. Je respecte votre décision, quoique j’en sois déçu.
M : Vous avez tous les atouts pour réussir sans mon aide, Gonzales. Enfin, si la chance est aussi de votre côté.
G : Merci, Mendoza, j’apprécie vos encouragements.
M : La fortune sourit aux audacieux, comme on dit. Vous faites partie des audacieux, à n’en pas douter.
G : J’avais pensé que vous en faisiez encore partie.
M : Eh bien, vous vous êtes trompé. A une autre époque, peut-être aurions-nous pu nous associer…c’est d’hommes comme vous dont j’avais besoin. Mais je suis revenu de toutes ces chimères.
G : On dit pourtant que vous avez vu des choses extraordinaires…
Mendoza s’arrêta dans un escalier de pierre. Ils étaient parvenus en vue de l’édifice religieux.
M : Extraordinaires, oui. Mais croyez-moi, Gonzales, le cœur des hommes est trop prompt à s’enflammer pour ces chimères. Seuls certains sont assez sages…
Il secoua la tête. Il pensait à Esteban. Indéniablement, Gonzales et le jeune Atlante se ressemblaient. Leur détermination, leur capacité à se dépasser les rapprochaient, de même qu’une certaine effronterie qui frisait l’insolence. Pendant les quelques jours qu’il avait passés aux côtés du jeune métis, il avait pu apprécier également son sens des responsabilités, et son attention constante aux autres. Il avait soigné sa blessure avec sollicitude, et Mendoza s’était surpris plus d’une fois à penser à la façon dont il avait été impressionné, autrefois, par les aptitudes d’Esteban, ou touché par sa sensibilité. Amusé ou énervé aussi par son culot, l’aplomb avec lequel il parvenait à imposer ses décisions aux autres. Mais au final, il s’avérait être plutôt raisonnable et sage. Gonzales, en abandonnant l’idée de le convaincre, lui, Mendoza, se montrait peut-être raisonnable, mais était-il aussi sage qu’Esteban ? Mendoza en doutait. En laissant Gonzales poursuivre seul son aventure, ne commettait-il pas une erreur ? Ne devrait-il pas rester à ses côtés, au cas où…Il haussa les épaules. Cela ne le regardait plus, à présent.
G : A quoi pensez-vous ?
M : Je pensais simplement que vous me rappelez quelqu’un…qui suit à présent sa propre route, comme vous allez suivre la vôtre…mais laissons cela, et continuons, nous sommes presque arrivés.
En haut des marches, ils tournèrent dans une petite rue bordée de maisons basses, déserte à cette heure. Le crépuscule s’était abattu sur la ville, étendant progressivement son ombre sur les bâtiments. A présent, par-delà les toits, seul le clocher de l’église, caressé par les derniers rayons cuivrés, conservait encore, pour quelques instants, ses teintes ocres. Dans les rues, en contrebas, la pénombre régnait.
M : J’ai déjà rencontré Escosia lors de mes précédentes escales. Un homme charmant. Je m’étonne qu’il ne soit pas venu au port pour traiter affaires. Je l’ai toujours rencontré là, mais si sa demeure se trouve rue Jimenes, ce doit être l’une de celles dont nous apercevons le toit là-bas, sur la droite. Contrairement à celle-ci, la rue Jimènes possède quelques maisons plus cossues et plus hautes.
G : Escosia est bien venu au port en notre absence. Mais Fuentes n’a pu lui donner satisfaction, car la somme qui lui revient se trouvait sur le San Buenaventura.
M : Eh bien, cela vous donne l’occasion de découvrir Oran, la plus belle ville du monde selon le cardinal Jimenez qui l’a conquise pour le compte de la couronne espagnole. D’ailleurs, si vos ancêtres avaient quitté l’Espagne lors de la Reconquista, vous auriez pu être oranais…
G : Et je serais moi aussi un riche marchand à qui vous apporteriez une besace remplie d’or…comme ma vie aurait été plus simple en effet !
M : Attention !
Le marin avait stoppé net son compagnon d’un geste impérieux. Ils étaient presque parvenus à l’extrémité de la rue. Encore quelques mètres et ils auraient tourné dans la rue Jimenes. Devant eux, deux hommes armés avaient surgi. Mendoza tira aussitôt son épée, en demandant à Gonzales de jeter un coup d’œil derrière eux. La retraite était déjà coupée par deux autres hommes.
M : Nous étions attendus…quel déploiement de forces pour une simple besace ! Qu’en pensez-vous, Gonzales, leur abandonnerons-nous ce qu’ils veulent ?
G : Pas s’ils ne le demandent pas plus poliment !
M : Je vais vous ouvrir le passage. Foncez rue Jimenez !
Il attaqua frontalement les deux hommes et parvint à les déstabiliser avant de se retourner pour affronter les deux autres, parant leurs coups avec habileté, tandis que Gonzales réussissait à passer les deux premiers adversaires. Il allait continuer pour tourner dans la rue quand il se ravisa. Sa besace le gênait, mais pas assez pour qu’il renonce à se battre. Il perdrait sans doute du temps à trouver la maison d’Escosia et à obtenir de l’aide, alors que Mendoza aurait sûrement rapidement besoin d’un soutien pour venir à bout des quatre assaillants. Son bras droit était certes en bonne voie de guérison, mais faiblirait sans doute vite face à une attaque pareille. Gonzales intercepta les deux premiers assaillants qui fonçaient à nouveau sur Mendoza. Ce dernier s’était positionné sur le côté de la rue afin de ne pas laisser la possibilité aux autres de l’attaquer de dos.
M : Vous voilà déjà revenu, Gonzales !
G : Je n’ai pas encore eu l’occasion de vous faire la démonstration de mes talents de bretteur ! si vous mourez, je regretterai toute ma vie que vous ayez raté cela !
M : Montrez-moi donc ça, pour la tranquillité de votre âme !
Il avait à peine fini sa phrase qu’un des adversaires de Gonzales s’écroulait à terre, comme foudroyé.
M : Joli coup !
Le deuxième fut touché au bras et lâcha son épée, mais tira un poignard de sa main valide en se précipitant sur Gonzales, qui esquiva l’attaque et lui assena un violent coup de pied. L’homme s’effondra en gémissant. Alors que Gonzales se retournait pour prêter main forte à Mendoza, un projectile frôla sa tempe et se fracassa sur le mur d’en face, bientôt suivi d’un autre. Surpris, Gonzales se recula vivement pour se plaquer contre le mur et trébucha sur le corps de son premier adversaire. Déséquilibré, il tomba lourdement en arrière. En s’écrasant au sol, la besace laissa s’échapper quelques pièces. Mendoza venait de repousser un des brigands sur sa droite quand il vit Gonzales chuter. Le quatrième homme avait reculé vers le milieu de la rue quand le premier projectile avait été lancé, afin de profiter de l’effet de cette attaque surprise. Mendoza, trop occupé avec son adversaire, n’avait pas prêté attention aux projectiles lancés du toit derrière lui. Voyant Gonzales à terre et le dernier brigand prêt à se précipiter sur lui, il se porta soudain en avant afin de repousser l’homme. Son élan fut brisé net par une pierre qui l’atteignit en pleine tête. Il tituba, cherchant instinctivement un appui, tandis que le tintement du métal résonnant sur le pavé faisait exploser son crâne. Son épée s’immobilisa enfin à ses pieds. Son adversaire de droite revint à la charge, armé de deux poignards. Gonzales, toujours armé de sa rapière, roula alors sur le côté, s’empara de l’épée de Mendoza et dressa les deux pointes de ses fers pour intercepter celles des deux poignards avant qu’elles ne transpercent le marin. Mendoza s’effondra derrière lui, tandis que le jeune métis sentait sous sa gorge la pression du métal aiguisé de la lame du quatrième brigand. A genoux, les bras dressés comme un rempart contre les poignards de l’assaillant de Mendoza, il était désormais à la merci de ses adversaires. Une voix lui parvint depuis le toit.
B : Belle parade, senor ! Hélas, bien inutile !
L’homme sauta du toit. Les deux brigands accentuèrent leur pression sur Gonzales.
B : Vous pouvez baisser les bras, l’ami. Histoire de nous donner votre besace. A moins que vous ne préfériez que nous la prenions de force. Mais quelque chose me dit que vous allez être raisonnable et coopératif.
Gonzales obtempéra, posa ses armes, et, toujours sous la menace, se débarrassa de sa besace, dont s’empara aussitôt le nouveau venu, à l’évidence le chef de la bande. Le brigand blessé se releva péniblement, mais le premier homme qui avait eu affaire à Gonzales ne bougeait pas. Le chef s’approcha et le secoua d’un coup de pied, sans parvenir à le faire réagir. A ce moment-là, des soldats de la patrouille apparurent au bout de la rue. En un instant, ils se lancèrent à la poursuite des voleurs, qui s’éclipsèrent en laissant derrière eux leur camarade plus mort que vif. Il ne restait sur le champ de bataille qu’un seul homme valide. Dès qu’il fut libéré de la présence de ses assaillants, Gonzales prit appui sur son pied gauche et pivota promptement, toujours à moitié à genoux, pour porter secours à Mendoza. Ce dernier gisait à terre, inconscient. Avec précaution, Gonzales l’examina, tout en l’appelant afin de vérifier son degré d’inconscience. Il présentait une plaie sur l’arrière de la tête qui saignait abondamment, mais il ouvrit les yeux après quelques appels pressants.
G : Mendoza ! Comment vous sentez-vous ?
M : L’or…une seule pièce d’or….
G : Non, ils n’en ont pas laissé une seule…à moins que…
Il examina le sol autour d’eux et parvint à distinguer une pièce échappée de la besace et que les brigands avaient oublié de ramasser dans leur fuite.
G : Ils en ont laissé une en effet…Est-ce qu’Escosia s’en contentera ? J’ai bien peur que non, nous ferions mieux de la dépenser dans une taverne du port ! Un petit remontant ne nous fera pas de mal ! Pouvez-vous vous redresser ? Je vais vous aider.
M : La taverne…Esteban…
G : Vous n’avez manifestement pas les idées très claires ! Comment diable allons- nous rentrer ?
Il entendit soudain une porte s’ouvrir derrière lui ; des pas menus et pressés résonnèrent dans la rue déserte. Il se tourna vivement et aperçut une silhouette féminine qui venait vers eux dans la pénombre, enveloppée dans un vaste voile violet qui recouvrait sa tête et sa tunique jusqu’à ses hanches, laissant apparaître ensuite son ample sarouel. Arrivée à leur hauteur, elle prit place aux côtés de Gonzales et entreprit de l’aider à maintenir Mendoza en position assise.
H : Laissez-moi vous aider. J’ai tout vu depuis ma maison. Je suis désolée de n’avoir rien pu faire, mais je suis seule en ce moment. Les autres habitants ne bougeront pas, ils ont bien trop peur, et préfèrent s’en remettre aux patrouilles. Chacun ses ennuis, n’est-ce pas ?
G : Je vous remercie. J’ai besoin de soigner mon ami. Sa plaie à la tête saigne abondamment.
H : J’habite juste à côté. Vous êtes les bienvenus.
M : Comment vous appelez-vous ?
G : Ah ! Enfin une parole sensée ! Vous m’avez fait peur, Mendoza !
H : Je m’appelle Hava.
M : Vous êtes…juive ?
La femme ne répondit pas tout de suite, semblant consulter du regard Gonzales. Ce dernier l’encouragea d’un signe de tête.
H : Oui. Les Espagnols tolèrent encore quelques Juifs à Oran.
M : Vous connaissez un certain Escosia ? Nous devions nous rendre chez lui, c’est à deux pas…pourriez-vous…
G : Nous verrons cela plus tard, il faut vous soigner ! Vous êtes incorrigible !
M : Je ne veux pas importuner cette dame…elle a dit qu’elle était seule.
G : Vous avez tout entendu ! Parfait, quelques points de suture et ce mauvais coup ne sera plus qu’un mauvais souvenir ! Mademoiselle, aidez-moi, s’il vous plaît.
A eux deux, ils remirent doucement Mendoza debout, tandis que ce dernier protestait.
M : Laissez-moi tranquille Gonzales, un pansement fera l’affaire !
G : Taisez-vous, ou je vais croire que vous êtes plus sérieusement touché, à force de radoter.
Avec précaution, ils marchèrent jusqu’à la porte de la maison et pénétrèrent dans un modeste patio au centre duquel se trouvait un petit bassin. Hava les guida jusqu’à une pièce donnant sur le patio, et qui faisait manifestement office de cuisine. Ils installèrent Mendoza sur une chaise. Quelques instants plus tard, Hava aidait Gonzales à soigner la plaie de Mendoza. Elle avait laissé glisser sur ses épaules le voile dont elle s’était enveloppée pour sortir, découvrant sa longue chevelure brune et bouclée, presque noire, irisée de reflets cuivrés, simplement attachée par un ruban au bas de la nuque. Mendoza, qui s’efforçait de se distraire de la douleur qui lui vrillait le crâne, remarqua, tandis qu’elle vaquait entre la chaise et la table, où était posée une bassine d’eau, l’éclat délicatement doré de sa peau à la lueur de la bougie, ses lèvres pleines et parfaitement dessinées, ses yeux verts amande, si pâles qu’ils donnaient à son regard une intensité toute particulière. Les boucles encadraient un visage fin, aux pommettes saillantes, marqué par la vie. Elle n’était manifestement plus de la première jeunesse, à moins que les épreuves l’aient vieillie prématurément, car il émanait de tout son être une force et une grâce qui rappelaient celle de Gonzales. Mendoza se souvenait à quel point Zia avait été frappée de l’élégance naturelle qui transparaissait dans les moindres gestes de ce dernier, lorsqu’il les avait salués à Barcelone. Hava revêtait en ce moment à ses yeux le même charme que celui qui se dégageait du jeune métis. Son caraco soulignait ses formes. Mendoza sentait encore l’énergie avec laquelle elle l’avait soulevé, la fermeté avec laquelle elle lui avait pris la main. Une douleur fulgurante le ramena à la réalité, il tressaillit violemment et étouffa un cri.
G : Pardonnez-moi, Mendoza, je vous ai fait mal ! Le bandage vaut ce qu’il vaut, et n’arrêtera que temporairement le saignement.
Mendoza maugréa.
M : Je m’en doutais un peu. Ces plaies à la tête sont une vraie peste. Mais je tiendrai le coup jusqu’à ce que nous soyons rentrés au port, ne vous inquiétez pas. Allons, il est temps de prendre congé, nous avons abusé de l’hospitalité de notre hôtesse, et il faut encore passer voir Escosia, pour lui expliquer où est passé l’argent qu’il attendait. Je suppose que nous devrons lui payer ça sur notre solde à notre prochaine escale.
G : Ma négligence seule est en cause, si je n’avais pas oublié de m’acquitter de ma mission avant notre départ en Sicile…
M : Vous savez très bien que c’est moi qui ai précipité notre départ. Je n’entends pas me soustraire à mes responsabilités.
G : Mais vous avez été blessé !
M : Et vous m’avez sauvé la vie… Vous avez de bons réflexes…nous aurions pu y rester tous les deux. C’était un véritable guet-apens.
G : Effectivement, je me demande comment ils ont pu savoir…
M : Nous verrons cela plus tard, j’ai bien peur que mon cerveau ne fonctionne au ralenti ce soir. Hâtons-nous d’aller chez Escosia.
Il s’était levé, mais vacilla légèrement. Hava le retint.
H : Vous devriez rester encore un peu.
Sa voix était douce, mais ferme.
G : Elle a raison, je peux aller voir Escosia seul, il n’y a plus aucun danger à présent. Attendez-moi-là. Je préfère que vous vous reposiez avant de redescendre au port.
Mendoza n’eut pas le temps de protester. Gonzales partait déjà, tandis qu’Hava exerçait une légère pression sur l’épaule du marin afin de l’inviter à s’assoir à nouveau.
Gonzales trouva sans peine la demeure du sieur Escosia, qui le reçut avec une grande amabilité. C’était un homme de taille moyenne mais de belle prestance, au visage auréolé d’une abondante chevelure rousse qui lui donnait une allure léonine. A l’annonce de l’attaque qui avait visé son visiteur, il pâlit, et s’enquit aussitôt de son état. Gonzales lui répondit qu’il allait bien mais qu’il avait dû laisser Mendoza blessé aux soins d’une voisine, et que le contenu de la besace avait malheureusement été volé. Il fallut alors parler affaires. Escosia ne comprenait pas comment une chose pareille avait pu se produire. Il regrettait de ne pas s’être déplacé à nouveau dans l’après-midi, mais il avait été occupé et n’avait pu se libérer quand il avait appris la nouvelle de l’arrivée du San Buenaventura. Il s’était entretenu avec Fuentes quelques jours auparavant au sujet de la somme qu’il attendait de Ruiz, mais devant l’ignorance du marin, il n’avait pas insisté. Il avait toute confiance en Mendoza, qu’il avait rencontré à maintes reprises, et en Ruiz, qu’il connaissait par quelques voyages d’affaires effectués à Barcelone. Et si Ruiz avait confié son argent à Gonzales, alors il ne pouvait qu’avoir confiance en Gonzales. Il fallait à présent trouver un terrain d’entente. Gonzales proposa la solution de Mendoza, en omettant de préciser que ce dernier entendait prendre sa part de responsabilité dans la perte de la somme et son remboursement. Un engagement fut signé, qui devait être honoré au prochain voyage. Escosia promit de tout faire de son côté pour tenter de retrouver les coupables, bien qu’il y eût peu d’espoir. Gonzales lui donna le signalement le plus précis possible de leurs assaillants, au cas où il n’aurait pas l’occasion de le faire avant de quitter Oran le lendemain matin. Escosia proposa encore de faire venir un médecin afin d’examiner Mendoza, mais le jeune métis le rassura : il possédait à bord du San Buenaventura tout le matériel nécessaire, et l’état du capitaine ne requérait que quelques points de suture, qu’il allait s’empresser de faire lui-même, et beaucoup de repos. Puis il prit congé de son hôte, qui le regarda partir dans la nuit en lui souhaitant un bon voyage de retour à Barcelone.
Un instant plus tard, Gonzales toquait à la porte de la maison de Hava. Le silence régnait dans la rue, et aucun bruit ne lui parvint de l’intérieur. Il attendit un moment, et comme personne ne répondait, il prit le parti d’entrer. Le patio, plongé dans l’obscurité, était vide, le silence régnait. Il gagna la pièce où il avait laissé Mendoza en compagnie d’Hava. Elle était également vide. Sur la table se trouvaient toujours la bassine d’eau et les linges rougis de sang. La bougie achevait de se consumer. Gonzales s’approcha, et trouva près d’elle un petit mot, qu’il lut attentivement avant de le glisser dans son pourpoint et de ressortir précipitamment.
Mendoza avait laissé Isabella assoupie dans la cabine. Il lui avait été impossible de rester allongé à ses côtés. Pourtant, il avait désiré ce moment ardemment pendant son périple en Sicile. Il avait cru que l’ivresse des retrouvailles suffirait à enflammer ses sens jusqu’à l’oubli de ce maudit trésor. Mais c’était le contraire qui s’était produit. Quand Isabella s’était abandonnée dans ses bras, si fragile et si déterminée à la fois, il n’avait plus eu qu’une idée en tête : la protéger, elle et cette nouvelle vie qui palpitait en elle, la protéger d’elle-même, la protéger de lui-même, la protéger de Gonzales. Il devait parler au jeune métis, d’urgence. Il devait tuer ce fol espoir qui les tenait tous deux, il devait arrêter de se mentir, et de mentir aux autres. C’était déjà la fin de l’après-midi. Demain, ils reprendraient la mer. Bientôt, ils seraient revenus à Barcelone. Si Gonzales comptait sur lui pour parler à Ruiz, mieux valait mettre les choses au clair. Et s’il comptait persuader Ruiz de faire pression sur lui, mieux valait lui enlever toute illusion. Il se dirigeait vers le San Buenaventura quand il vit justement Gonzales en descendre.
G : Ah, Mendoza, vous tombez bien ! Que diriez-vous de m’accompagner un peu en ville ? J’ai oublié que j’avais une affaire importante à régler pour le compte de Ruiz. Dans la précipitation de notre départ pour la Sicile, j’ai omis de donner certaines instructions à Fuentes, et je dois à présent m’acquitter de la tâche avant demain matin.
M : En quoi consiste votre mission ? Vous semblez bien chargé.
Disant cela, il avisait une besace que le jeune capitaine portait en bandoulière.
G : Oh, il s’agit de porter une certaine somme à un sieur Escosia, un marchand juif installé à Oran.
M : Et vous y allez seul ?
G : Fuentes m’a indiqué le chemin. Je pensais pouvoir me débrouiller, mais votre connaissance de la ville me serait sans doute fort utile.
M : Sans compter qu’il n’est guère prudent d’assurer un transport de fonds seul.
G : On m’a affirmé que la ville était sûre. La garnison espagnole patrouille de jour comme de nuit.
M : On n’est jamais trop prudent, je vous accompagne. A quelle adresse devons-nous nous rendre ?
G : Le sieur Escosia demeure près de l’église Notre Dame des Victoires, rue Jimenes.
M : Eh bien, allons-y.
Ils quittèrent le port et commencèrent à monter doucement vers l’église édifiée sur les ruines de la mosquée qui dominait autrefois la ville, sur les flancs de l’Aïdour. Progressivement, ils gravissaient quelques escaliers et des ruelles en pente qui les menaient au cœur d’Oran sous le soleil déclinant. En contrebas, la mer étincelait. Mendoza restait silencieux. Peu à peu, sa détermination faiblissait. Il pensait à l’argent que transportait Gonzales. Il pensait à l’argent qu’il devait encore à Roberto. Il pensait à sa liberté. Il pensait à Isabella, étendue sur le lit, corps flottant sur les eaux calmes du port, et qui abritait une petite mer intérieure où flottait un autre corps, minuscule, si fragile. Il devait parler. Gonzales le prit de court.
G : Comment se porte la senorita Laguerra ?
M : Très bien.
G : Votre absence ne lui a pas trop pesé ?
M : Pas le moins du monde. C’est une femme indépendante.
G : Et qui sait ce qu’elle veut.
M : Et ce qu’elle ne veut pas. En l’occurrence, elle partage mon avis sur cette histoire de trésor.
G : C’est-à-dire qu’elle ne souhaite pas vous voir prendre de nouveaux risques. Je la comprends. Vous savez, Mendoza, j’ai réfléchi, et je pense que je vais suivre votre conseil.
M : Vous allez engager des pêcheurs d’éponge ?
G : Il semble que ce soit la seule solution.
M : Vous pourriez aussi abandonner.
G : Abandonner ? Vous me connaissez mal…Et puis, je ne peux pas me permettre de laisser plus longtemps mes sœurs à la merci de mon père.
M : Et si cela tourne mal ? si vous ne reveniez pas de votre expédition ? Que deviendraient-elles ? Ne prenez- vous pas des risques inconsidérés ?
G : Ai-je le choix ?
M : On a toujours le choix.
G : Si seulement c’était vrai…Mais je respecte votre décision, Mendoza. Car vous ne m’aiderez pas, c’est bien ça ? La senorita Laguerra vous a convaincu.
M : Elle n’a pas eu à le faire. Je vous l’ai dit, j’ai déjà pris trop de risques.
G : Vous n’avez pas à vous justifier. C’est à moi de me faire une raison. Je respecte votre décision, quoique j’en sois déçu.
M : Vous avez tous les atouts pour réussir sans mon aide, Gonzales. Enfin, si la chance est aussi de votre côté.
G : Merci, Mendoza, j’apprécie vos encouragements.
M : La fortune sourit aux audacieux, comme on dit. Vous faites partie des audacieux, à n’en pas douter.
G : J’avais pensé que vous en faisiez encore partie.
M : Eh bien, vous vous êtes trompé. A une autre époque, peut-être aurions-nous pu nous associer…c’est d’hommes comme vous dont j’avais besoin. Mais je suis revenu de toutes ces chimères.
G : On dit pourtant que vous avez vu des choses extraordinaires…
Mendoza s’arrêta dans un escalier de pierre. Ils étaient parvenus en vue de l’édifice religieux.
M : Extraordinaires, oui. Mais croyez-moi, Gonzales, le cœur des hommes est trop prompt à s’enflammer pour ces chimères. Seuls certains sont assez sages…
Il secoua la tête. Il pensait à Esteban. Indéniablement, Gonzales et le jeune Atlante se ressemblaient. Leur détermination, leur capacité à se dépasser les rapprochaient, de même qu’une certaine effronterie qui frisait l’insolence. Pendant les quelques jours qu’il avait passés aux côtés du jeune métis, il avait pu apprécier également son sens des responsabilités, et son attention constante aux autres. Il avait soigné sa blessure avec sollicitude, et Mendoza s’était surpris plus d’une fois à penser à la façon dont il avait été impressionné, autrefois, par les aptitudes d’Esteban, ou touché par sa sensibilité. Amusé ou énervé aussi par son culot, l’aplomb avec lequel il parvenait à imposer ses décisions aux autres. Mais au final, il s’avérait être plutôt raisonnable et sage. Gonzales, en abandonnant l’idée de le convaincre, lui, Mendoza, se montrait peut-être raisonnable, mais était-il aussi sage qu’Esteban ? Mendoza en doutait. En laissant Gonzales poursuivre seul son aventure, ne commettait-il pas une erreur ? Ne devrait-il pas rester à ses côtés, au cas où…Il haussa les épaules. Cela ne le regardait plus, à présent.
G : A quoi pensez-vous ?
M : Je pensais simplement que vous me rappelez quelqu’un…qui suit à présent sa propre route, comme vous allez suivre la vôtre…mais laissons cela, et continuons, nous sommes presque arrivés.
En haut des marches, ils tournèrent dans une petite rue bordée de maisons basses, déserte à cette heure. Le crépuscule s’était abattu sur la ville, étendant progressivement son ombre sur les bâtiments. A présent, par-delà les toits, seul le clocher de l’église, caressé par les derniers rayons cuivrés, conservait encore, pour quelques instants, ses teintes ocres. Dans les rues, en contrebas, la pénombre régnait.
M : J’ai déjà rencontré Escosia lors de mes précédentes escales. Un homme charmant. Je m’étonne qu’il ne soit pas venu au port pour traiter affaires. Je l’ai toujours rencontré là, mais si sa demeure se trouve rue Jimenes, ce doit être l’une de celles dont nous apercevons le toit là-bas, sur la droite. Contrairement à celle-ci, la rue Jimènes possède quelques maisons plus cossues et plus hautes.
G : Escosia est bien venu au port en notre absence. Mais Fuentes n’a pu lui donner satisfaction, car la somme qui lui revient se trouvait sur le San Buenaventura.
M : Eh bien, cela vous donne l’occasion de découvrir Oran, la plus belle ville du monde selon le cardinal Jimenez qui l’a conquise pour le compte de la couronne espagnole. D’ailleurs, si vos ancêtres avaient quitté l’Espagne lors de la Reconquista, vous auriez pu être oranais…
G : Et je serais moi aussi un riche marchand à qui vous apporteriez une besace remplie d’or…comme ma vie aurait été plus simple en effet !
M : Attention !
Le marin avait stoppé net son compagnon d’un geste impérieux. Ils étaient presque parvenus à l’extrémité de la rue. Encore quelques mètres et ils auraient tourné dans la rue Jimenes. Devant eux, deux hommes armés avaient surgi. Mendoza tira aussitôt son épée, en demandant à Gonzales de jeter un coup d’œil derrière eux. La retraite était déjà coupée par deux autres hommes.
M : Nous étions attendus…quel déploiement de forces pour une simple besace ! Qu’en pensez-vous, Gonzales, leur abandonnerons-nous ce qu’ils veulent ?
G : Pas s’ils ne le demandent pas plus poliment !
M : Je vais vous ouvrir le passage. Foncez rue Jimenez !
Il attaqua frontalement les deux hommes et parvint à les déstabiliser avant de se retourner pour affronter les deux autres, parant leurs coups avec habileté, tandis que Gonzales réussissait à passer les deux premiers adversaires. Il allait continuer pour tourner dans la rue quand il se ravisa. Sa besace le gênait, mais pas assez pour qu’il renonce à se battre. Il perdrait sans doute du temps à trouver la maison d’Escosia et à obtenir de l’aide, alors que Mendoza aurait sûrement rapidement besoin d’un soutien pour venir à bout des quatre assaillants. Son bras droit était certes en bonne voie de guérison, mais faiblirait sans doute vite face à une attaque pareille. Gonzales intercepta les deux premiers assaillants qui fonçaient à nouveau sur Mendoza. Ce dernier s’était positionné sur le côté de la rue afin de ne pas laisser la possibilité aux autres de l’attaquer de dos.
M : Vous voilà déjà revenu, Gonzales !
G : Je n’ai pas encore eu l’occasion de vous faire la démonstration de mes talents de bretteur ! si vous mourez, je regretterai toute ma vie que vous ayez raté cela !
M : Montrez-moi donc ça, pour la tranquillité de votre âme !
Il avait à peine fini sa phrase qu’un des adversaires de Gonzales s’écroulait à terre, comme foudroyé.
M : Joli coup !
Le deuxième fut touché au bras et lâcha son épée, mais tira un poignard de sa main valide en se précipitant sur Gonzales, qui esquiva l’attaque et lui assena un violent coup de pied. L’homme s’effondra en gémissant. Alors que Gonzales se retournait pour prêter main forte à Mendoza, un projectile frôla sa tempe et se fracassa sur le mur d’en face, bientôt suivi d’un autre. Surpris, Gonzales se recula vivement pour se plaquer contre le mur et trébucha sur le corps de son premier adversaire. Déséquilibré, il tomba lourdement en arrière. En s’écrasant au sol, la besace laissa s’échapper quelques pièces. Mendoza venait de repousser un des brigands sur sa droite quand il vit Gonzales chuter. Le quatrième homme avait reculé vers le milieu de la rue quand le premier projectile avait été lancé, afin de profiter de l’effet de cette attaque surprise. Mendoza, trop occupé avec son adversaire, n’avait pas prêté attention aux projectiles lancés du toit derrière lui. Voyant Gonzales à terre et le dernier brigand prêt à se précipiter sur lui, il se porta soudain en avant afin de repousser l’homme. Son élan fut brisé net par une pierre qui l’atteignit en pleine tête. Il tituba, cherchant instinctivement un appui, tandis que le tintement du métal résonnant sur le pavé faisait exploser son crâne. Son épée s’immobilisa enfin à ses pieds. Son adversaire de droite revint à la charge, armé de deux poignards. Gonzales, toujours armé de sa rapière, roula alors sur le côté, s’empara de l’épée de Mendoza et dressa les deux pointes de ses fers pour intercepter celles des deux poignards avant qu’elles ne transpercent le marin. Mendoza s’effondra derrière lui, tandis que le jeune métis sentait sous sa gorge la pression du métal aiguisé de la lame du quatrième brigand. A genoux, les bras dressés comme un rempart contre les poignards de l’assaillant de Mendoza, il était désormais à la merci de ses adversaires. Une voix lui parvint depuis le toit.
B : Belle parade, senor ! Hélas, bien inutile !
L’homme sauta du toit. Les deux brigands accentuèrent leur pression sur Gonzales.
B : Vous pouvez baisser les bras, l’ami. Histoire de nous donner votre besace. A moins que vous ne préfériez que nous la prenions de force. Mais quelque chose me dit que vous allez être raisonnable et coopératif.
Gonzales obtempéra, posa ses armes, et, toujours sous la menace, se débarrassa de sa besace, dont s’empara aussitôt le nouveau venu, à l’évidence le chef de la bande. Le brigand blessé se releva péniblement, mais le premier homme qui avait eu affaire à Gonzales ne bougeait pas. Le chef s’approcha et le secoua d’un coup de pied, sans parvenir à le faire réagir. A ce moment-là, des soldats de la patrouille apparurent au bout de la rue. En un instant, ils se lancèrent à la poursuite des voleurs, qui s’éclipsèrent en laissant derrière eux leur camarade plus mort que vif. Il ne restait sur le champ de bataille qu’un seul homme valide. Dès qu’il fut libéré de la présence de ses assaillants, Gonzales prit appui sur son pied gauche et pivota promptement, toujours à moitié à genoux, pour porter secours à Mendoza. Ce dernier gisait à terre, inconscient. Avec précaution, Gonzales l’examina, tout en l’appelant afin de vérifier son degré d’inconscience. Il présentait une plaie sur l’arrière de la tête qui saignait abondamment, mais il ouvrit les yeux après quelques appels pressants.
G : Mendoza ! Comment vous sentez-vous ?
M : L’or…une seule pièce d’or….
G : Non, ils n’en ont pas laissé une seule…à moins que…
Il examina le sol autour d’eux et parvint à distinguer une pièce échappée de la besace et que les brigands avaient oublié de ramasser dans leur fuite.
G : Ils en ont laissé une en effet…Est-ce qu’Escosia s’en contentera ? J’ai bien peur que non, nous ferions mieux de la dépenser dans une taverne du port ! Un petit remontant ne nous fera pas de mal ! Pouvez-vous vous redresser ? Je vais vous aider.
M : La taverne…Esteban…
G : Vous n’avez manifestement pas les idées très claires ! Comment diable allons- nous rentrer ?
Il entendit soudain une porte s’ouvrir derrière lui ; des pas menus et pressés résonnèrent dans la rue déserte. Il se tourna vivement et aperçut une silhouette féminine qui venait vers eux dans la pénombre, enveloppée dans un vaste voile violet qui recouvrait sa tête et sa tunique jusqu’à ses hanches, laissant apparaître ensuite son ample sarouel. Arrivée à leur hauteur, elle prit place aux côtés de Gonzales et entreprit de l’aider à maintenir Mendoza en position assise.
H : Laissez-moi vous aider. J’ai tout vu depuis ma maison. Je suis désolée de n’avoir rien pu faire, mais je suis seule en ce moment. Les autres habitants ne bougeront pas, ils ont bien trop peur, et préfèrent s’en remettre aux patrouilles. Chacun ses ennuis, n’est-ce pas ?
G : Je vous remercie. J’ai besoin de soigner mon ami. Sa plaie à la tête saigne abondamment.
H : J’habite juste à côté. Vous êtes les bienvenus.
M : Comment vous appelez-vous ?
G : Ah ! Enfin une parole sensée ! Vous m’avez fait peur, Mendoza !
H : Je m’appelle Hava.
M : Vous êtes…juive ?
La femme ne répondit pas tout de suite, semblant consulter du regard Gonzales. Ce dernier l’encouragea d’un signe de tête.
H : Oui. Les Espagnols tolèrent encore quelques Juifs à Oran.
M : Vous connaissez un certain Escosia ? Nous devions nous rendre chez lui, c’est à deux pas…pourriez-vous…
G : Nous verrons cela plus tard, il faut vous soigner ! Vous êtes incorrigible !
M : Je ne veux pas importuner cette dame…elle a dit qu’elle était seule.
G : Vous avez tout entendu ! Parfait, quelques points de suture et ce mauvais coup ne sera plus qu’un mauvais souvenir ! Mademoiselle, aidez-moi, s’il vous plaît.
A eux deux, ils remirent doucement Mendoza debout, tandis que ce dernier protestait.
M : Laissez-moi tranquille Gonzales, un pansement fera l’affaire !
G : Taisez-vous, ou je vais croire que vous êtes plus sérieusement touché, à force de radoter.
Avec précaution, ils marchèrent jusqu’à la porte de la maison et pénétrèrent dans un modeste patio au centre duquel se trouvait un petit bassin. Hava les guida jusqu’à une pièce donnant sur le patio, et qui faisait manifestement office de cuisine. Ils installèrent Mendoza sur une chaise. Quelques instants plus tard, Hava aidait Gonzales à soigner la plaie de Mendoza. Elle avait laissé glisser sur ses épaules le voile dont elle s’était enveloppée pour sortir, découvrant sa longue chevelure brune et bouclée, presque noire, irisée de reflets cuivrés, simplement attachée par un ruban au bas de la nuque. Mendoza, qui s’efforçait de se distraire de la douleur qui lui vrillait le crâne, remarqua, tandis qu’elle vaquait entre la chaise et la table, où était posée une bassine d’eau, l’éclat délicatement doré de sa peau à la lueur de la bougie, ses lèvres pleines et parfaitement dessinées, ses yeux verts amande, si pâles qu’ils donnaient à son regard une intensité toute particulière. Les boucles encadraient un visage fin, aux pommettes saillantes, marqué par la vie. Elle n’était manifestement plus de la première jeunesse, à moins que les épreuves l’aient vieillie prématurément, car il émanait de tout son être une force et une grâce qui rappelaient celle de Gonzales. Mendoza se souvenait à quel point Zia avait été frappée de l’élégance naturelle qui transparaissait dans les moindres gestes de ce dernier, lorsqu’il les avait salués à Barcelone. Hava revêtait en ce moment à ses yeux le même charme que celui qui se dégageait du jeune métis. Son caraco soulignait ses formes. Mendoza sentait encore l’énergie avec laquelle elle l’avait soulevé, la fermeté avec laquelle elle lui avait pris la main. Une douleur fulgurante le ramena à la réalité, il tressaillit violemment et étouffa un cri.
G : Pardonnez-moi, Mendoza, je vous ai fait mal ! Le bandage vaut ce qu’il vaut, et n’arrêtera que temporairement le saignement.
Mendoza maugréa.
M : Je m’en doutais un peu. Ces plaies à la tête sont une vraie peste. Mais je tiendrai le coup jusqu’à ce que nous soyons rentrés au port, ne vous inquiétez pas. Allons, il est temps de prendre congé, nous avons abusé de l’hospitalité de notre hôtesse, et il faut encore passer voir Escosia, pour lui expliquer où est passé l’argent qu’il attendait. Je suppose que nous devrons lui payer ça sur notre solde à notre prochaine escale.
G : Ma négligence seule est en cause, si je n’avais pas oublié de m’acquitter de ma mission avant notre départ en Sicile…
M : Vous savez très bien que c’est moi qui ai précipité notre départ. Je n’entends pas me soustraire à mes responsabilités.
G : Mais vous avez été blessé !
M : Et vous m’avez sauvé la vie… Vous avez de bons réflexes…nous aurions pu y rester tous les deux. C’était un véritable guet-apens.
G : Effectivement, je me demande comment ils ont pu savoir…
M : Nous verrons cela plus tard, j’ai bien peur que mon cerveau ne fonctionne au ralenti ce soir. Hâtons-nous d’aller chez Escosia.
Il s’était levé, mais vacilla légèrement. Hava le retint.
H : Vous devriez rester encore un peu.
Sa voix était douce, mais ferme.
G : Elle a raison, je peux aller voir Escosia seul, il n’y a plus aucun danger à présent. Attendez-moi-là. Je préfère que vous vous reposiez avant de redescendre au port.
Mendoza n’eut pas le temps de protester. Gonzales partait déjà, tandis qu’Hava exerçait une légère pression sur l’épaule du marin afin de l’inviter à s’assoir à nouveau.
Gonzales trouva sans peine la demeure du sieur Escosia, qui le reçut avec une grande amabilité. C’était un homme de taille moyenne mais de belle prestance, au visage auréolé d’une abondante chevelure rousse qui lui donnait une allure léonine. A l’annonce de l’attaque qui avait visé son visiteur, il pâlit, et s’enquit aussitôt de son état. Gonzales lui répondit qu’il allait bien mais qu’il avait dû laisser Mendoza blessé aux soins d’une voisine, et que le contenu de la besace avait malheureusement été volé. Il fallut alors parler affaires. Escosia ne comprenait pas comment une chose pareille avait pu se produire. Il regrettait de ne pas s’être déplacé à nouveau dans l’après-midi, mais il avait été occupé et n’avait pu se libérer quand il avait appris la nouvelle de l’arrivée du San Buenaventura. Il s’était entretenu avec Fuentes quelques jours auparavant au sujet de la somme qu’il attendait de Ruiz, mais devant l’ignorance du marin, il n’avait pas insisté. Il avait toute confiance en Mendoza, qu’il avait rencontré à maintes reprises, et en Ruiz, qu’il connaissait par quelques voyages d’affaires effectués à Barcelone. Et si Ruiz avait confié son argent à Gonzales, alors il ne pouvait qu’avoir confiance en Gonzales. Il fallait à présent trouver un terrain d’entente. Gonzales proposa la solution de Mendoza, en omettant de préciser que ce dernier entendait prendre sa part de responsabilité dans la perte de la somme et son remboursement. Un engagement fut signé, qui devait être honoré au prochain voyage. Escosia promit de tout faire de son côté pour tenter de retrouver les coupables, bien qu’il y eût peu d’espoir. Gonzales lui donna le signalement le plus précis possible de leurs assaillants, au cas où il n’aurait pas l’occasion de le faire avant de quitter Oran le lendemain matin. Escosia proposa encore de faire venir un médecin afin d’examiner Mendoza, mais le jeune métis le rassura : il possédait à bord du San Buenaventura tout le matériel nécessaire, et l’état du capitaine ne requérait que quelques points de suture, qu’il allait s’empresser de faire lui-même, et beaucoup de repos. Puis il prit congé de son hôte, qui le regarda partir dans la nuit en lui souhaitant un bon voyage de retour à Barcelone.
Un instant plus tard, Gonzales toquait à la porte de la maison de Hava. Le silence régnait dans la rue, et aucun bruit ne lui parvint de l’intérieur. Il attendit un moment, et comme personne ne répondait, il prit le parti d’entrer. Le patio, plongé dans l’obscurité, était vide, le silence régnait. Il gagna la pièce où il avait laissé Mendoza en compagnie d’Hava. Elle était également vide. Sur la table se trouvaient toujours la bassine d’eau et les linges rougis de sang. La bougie achevait de se consumer. Gonzales s’approcha, et trouva près d’elle un petit mot, qu’il lut attentivement avant de le glisser dans son pourpoint et de ressortir précipitamment.