Suite
Esteban interrompit ses réflexions.
E : Zia, je te sens préoccupée, si tu veux, Tao et moi, on peut y aller seuls, tu resteras dans le condor, au cas où, comme ça, si ça tourne mal…
Z : Ne dis pas de bêtises, je ne m’inquiète pas pour ça !
E : Ah ? et pour quoi alors ?
Elle haussa les épaules.
Z : Je ne peux pas te le dire..
Le silence s’installa. Esteban était décontenancé, et Tao n’osait intervenir. Consciente d’avoir été un peu brusque, Zia reprit la parole.
Z : Je m’excuse, Esteban, je ne voulais pas te blesser. J’apprécie ta sollicitude. Et puis, tu as sans doute raison, ce serait mieux que quelqu’un reste à bord, on ne sait jamais. Je vous attendrai.
T : Regardez, on approche, voilà les sommets de la sierra Nevada !
E : Très bien, Tao et moi, on ira voir Philippe, Zia, tu nous attendras. Bon, je suppose que là-bas dans la plaine c’est Grenade. Mendoza a parlé de l’Alhambra, quelqu’un sait où c’est?
T : Bah, si le palais royal s’y trouve, ça doit être facile à repérer…
Z : J’aperçois une colline couverte de bâtiments imposants, je vous parie que c’est dans le coin !
E : Alors, cap sur la colline !
Mais quand ils la survolèrent enfin, ils constatèrent que les bâtiments étaient autant de palais tous plus luxueux les uns que les autres.
E : Bon, il va falloir choisir, dans lequel se trouve Philippe à votre avis ?
Z : Mendoza a évoqué un palais flambant neuf..
T : Oui, et ceux-là ont l’air plus anciens, avec leurs jardins et leur architecture arabe, ça me rappelle la mosquée de Badalona !
Z : En plus accueillant tout de même…j’irais bien me rafraîchir un peu près de ces bassins.
E : Oui, mais il faudrait trouver un endroit où se poser !
T : Il y a une grande cour là-bas !
Z : Mais ce n’est sûrement pas le bon palais, regarde plutôt cette cour-là, elle est circulaire et ne ressemble à aucune des autres !
E : Tu as raison, ça sent le neuf à plein nez, on doit être au bon endroit!
Il vira en direction d’un bâtiment de forme carrée qui possédait en son centre, chose remarquable, un patio circulaire.
Z : Attends, Esteban, tu ne vas tout de même pas te poser au milieu de cette cour !
E : Ça nous évitera de demander l’autorisation d’entrer, non ?
T : Tu es sûr qu’elle est assez grande ?
E : Avec du doigté et quelques petites manœuvres, ça devrait passer, faites moi confiance. J’en connais qui vont être surpris !
En effet on pouvait déjà apercevoir au sol une certaine agitation. Lorsque le condor avait commencé à survoler la colline de l’Alhambra, l’alerte avait été donnée, et à présent des dizaines de personnes se pressaient en haut des tours, dans les galeries ouvertes et les jardins des divers palais qui composaient cet ensemble architectural que les rois de la dynastie nasride avaient commencé à édifier quelques siècles auparavant, et auquel Charles Quint avait voulu imposer sa marque en construisant son nouveau palais, symbole de sa puissance et de la domination chrétienne retrouvée sur l’Andalousie. Quand la nouvelle parvint à Philippe, ce dernier fut partagé entre la surprise, la satisfaction et l’irritation, car s’il attendait ce moment depuis longtemps, il ne comprenait pas pourquoi Gomez ne l’avait pas averti de cette visite intempestive, qui manquait à toutes les règles de politesse. Même s’il n’avait pas encore succédé à son père, ce n’était pas une raison pour passer par-dessus le protocole ! Mais il se tempéra, bien décidé à impressionner ses hôtes par son calme et sa majesté, malgré son jeune âge. Alors qu’il était prêt à se précipiter dans le patio, il se retint et donna l’ordre qu’on lui amène les pilotes de l’engin merveilleux qui venait de se poser sans autorisation au beau milieu de son palais. Quelques instants plus tard, on lui annonça que lesdits pilotes refusaient de s’éloigner de leur machine. Philippe pâlit, se demandant comment il devait réagir face à telle impudence à son égard. Il décida de faire patienter ses hôtes indélicats et prit son temps pour faire arranger son apparence, puis il se dirigea vers le deuxième étage du patio, et sortit sous la colonnade ionique : face à lui, le condor resplendissait sous la lumière intense du milieu d’après-midi. Il n’avait jamais contemplé un spectacle pareil. Ainsi, tout ce que lui avait raconté Gomez était vrai. Il lui fallait cet engin ! Il se rappela soudain, ennuyé, qu’il lui fallait pour cela s’entretenir avec ses propriétaires, dont l’entrée en scène n’augurait rien de bon. Il remarqua une jeune femme assise dans la tête de l’oiseau ; elle le fixait avec un visage fermé. Il soutint son regard, mais elle ne baissa pas les yeux. Furieux, il se détourna et décida de faire le tour de la colonnade pour admirer le condor à sa guise et reprendre son sang-froid.

- Par Seb_RF
Du coin de l’œil, il examinait tout en marchant à pas lent les deux jeunes gens postés au pied de l’oiseau, bras croisés, qui faisaient face à son grand chambellan et à quelques gardes. Quand il eut fait un tour complet, il interpella son serviteur :
PH : Veuillez donner l’ordre aux gardes de se retirer, et laissez-moi seul avec ces messieurs !
Surpris, les hommes hésitèrent mais obéirent, laissant Tao et Esteban seuls dans la cour, tandis que Philippe observait la scène du deuxième étage. Tao commençait à se sentir nerveux, et s’adressa à son ami en chuchotant.
T : Tu es sûr qu’on a bien fait de venir ?
E : Archi-sûr ! S’il croit nous impressionner…n’oublie pas qu’il n’a que seize ans !
T : Peut-être, mais c’est l’héritier du souverain le plus puissant d’Europe ! Et on est au beau milieu de son palais !
E : Je ne vois aucun canon pointé sur nous, que veux-tu qu’il fasse ?
T : Il a peut-être fait poster des gardes derrière chaque colonne, et tu as vu combien il y en a, de ces colonnes !
E : Ne dis pas de bêtises, Tao ! Allez, je commence !
T : Quoi ? qu’est-ce que tu vas faire ?
Mais Esteban ne l’écoutait plus ; il leva la tête vers Philippe et l’apostropha.
E : Majesté, j’ai cru comprendre que vous désiriez vivement nous voir, aussi sommes-nous venus dès que nous avons eu connaissance de votre souhait, mais ne pensez-vous pas que nous serions plus à l’aise pour discuter si nous étions au même niveau ?
T : Esteban , tu es fou ! il va nous faire arrêter pour outrage si tu continues comme ça !
Philippe les toisa un instant, puis se retira à l’intérieur du palais.
T : Ça y est ! on est fichus !
E : Mais non, je te parie qu’il descend vers nous !
Esteban lança à Zia un coup d’œil qui se voulait rassurant ; la jeune femme, les mains sur le levier, lui répondit d’un signe de tête qu’elle se tenait prête. Philippe apparut alors face à eux, dans l’encadrement d’une des portes donnant sur la colonnade inférieure, et se dirigea vers eux d’un pas décidé, qui résonna sur le dallage du patio plongé dans un silence pesant. Il s’arrêta à un mètre d’Esteban et le regarda droit dans les yeux.
PH : Alors, c’est toi le fameux Esteban, l’Enfant du Soleil ? On entend parler de toi jusqu’à la cour royale.
E : Croyez-moi, je le sais depuis plus de 10 ans.
PH : Donc, que me vaut l’honneur de votre visite ?
Tao jeta un coup d’œil nerveux à Esteban mais celui-ci n’avait pas l’air de se démonter face à l’attitude arrogante du monarque.
E : Donc, pour commencer, ce serait plutôt à vous de nous le dire. Un certain Gomez nous a informé de votre souhait de nous rencontrer, mais il n’a pas été très clair sur le but d’une telle entrevue. D’ailleurs, j’ai cru comprendre que vous ne déteniez pas encore le pouvoir, votre père règne toujours il me semble…
PH : Et alors ? il m’a officiellement désigné comme le régent, et en vous adressant à moi, vous vous adressez à lui, sinon, pourquoi être venu me voir ?
E : Qu’attendez-vous de nous au juste ?
PH : Oh, j’ai beaucoup entendu parler de votre oiseau gigantesque ici présent…
T : Oui, un Grand Condor en orichalque, une matière qui vous est inconnue, indestructible !
Avant qu’Esteban ait pu l’arrêter, il continua à vanter la puissance du Condor durant deux bonnes minutes en gesticulant, en bougeant les bras et faisant d’immenses signes avec les mains.
PH : Intéressant, réellement intéressant…
T : N’est-ce pas ? et encore, vous n’avez pas vu fonctionner tout ce dont je vous parle !
PH : Non, effectivement, mais vous pourriez me faire une petite démonstration…vous me semblez maîtriser cette machine à la perfection, mon cher…
T : Tao ! Mais je vous arrête tout de suite, je suis incapable de faire voler le Condor !
PH : Ah oui ? mais…
T : Oui, il n’y a que les élus qui puissent le piloter, je ne suis que leur conseiller et leur ingénieur, un nacal comme on dit chez mon peuple !
PH : Les élus ? un nacal ? de quoi diable parlez-vous ?
T : Les élus ? mais ce sont Esteban et Zia, bien sûr ! Un descendant du peuple Atlante, et une descendante du peuple de Mu, tout comme moi, à la différence que moi, je ne suis pas de rang royal, apparemment…je suis juste un grand sage et un grand savant !
PH : Je vois, je vois…mais d’où venez-vous exactement? Ces peuples dont vous parlez n’ont-ils pas disparu ?
E : Écoutez Majesté, ce serait trop long à vous expliquer, et vous ne m’avez toujours pas répondu !
Un éclair brilla dans les yeux de Philippe, et Esteban se demanda s’il n’avait pas été un peu loin, tant le jeune monarque avait du mal à cacher son mécontentement. D’une voix tranchante, il répondit à Esteban.
PH : Je pensais qu’en échange d’un service royal, vous offririez à notre royaume ce magnifique oiseau en or de cet empire disparu..
T : En orichalque !
PH : Peu importe ! J’ai entendu dire que votre civilisation avait sombré à la suite d’un conflit entre vos deux peuples, vous devriez donc comprendre que je souhaiterais éviter une issue pareille pour mon royaume, en conflit permanent avec ses voisins, et en particulier ce fichu François Ier ! Avec une telle machine, plus personne n’oserait remettre en cause notre suprématie ! Une ère de paix s’ouvrirait !
Il commença à s’animer, désignant les colonnades autour d’eux.
PH : Regardez cette merveille ! Mon père a commandé ce palais à l’architecte Pedro Machuca, un de ces génies capable d’innover et de mettre tout son art au service de la puissance de notre saint empire ! Pour continuer l’œuvre de mon père, j’ai besoin d’hommes tels que toi, Tao !
Il s’approcha d’Esteban et le prit par le bras, l’entraînant vers la colonnade, puis le fit se retourner pour contempler depuis le bord de la cour le tableau que formait le condor majestueux au milieu de ce décor qui mêlait le goût et le savoir antiques pour en réaliser une synthèse moderne représentant le summum de l’art et de la technique européens.
PH : Esteban, mon ami, imagine tout ce que nous pourrions accomplir ensemble, imagine tout ce que nous pourrions posséder ! Nous pourrions laisser notre empreinte dans l’Histoire ! Nous serons grands, puissants, nous continuerons l’œuvre de mon père et nous l’achèverons, nous la dépasserons même !
Esteban resta impassible, il n’était ni choqué ni en colère, il s’attendait à un tel discours de la part d’un fils de roi, qui plus est du fils de Charles Quint. Il dégagea son bras et s’éloigna de quelques pas.
E : Qui loge en ce palais ? qui profite de cette beauté, de ce confort, de cette sécurité ? Qu’en pensent vos sujets ? Croyez-vous qu’ils se soucient de votre gloire et de votre puissance ? Ne croyez-vous pas qu’ils préféreraient que vous employiez vos richesses à autre chose qu’à construire des palais, des canons ou des chars comme celui dont vous avez eu les plans grâce à Gomez ?
PH : Je vois que Gomez n’a pas su te convaincre, mais sans doute y parviendrai-je…tu te crois plus sage que moi, c’est ça ? mais j’ai beau être jeune, je connais les hommes, et je te connais mieux que tu ne le penses..
Il commença à parler plus bas, d’une voix à peine audible pour Tao, qui était resté au pied du condor, et encore moins pour Zia.
PH : Si tu collabores avec moi, tu auras une place toute particulière au sein de mon armée, tu auras tout ce qu’un homme peut rêver d’avoir, je te donnerai le pouvoir, la fortune, et peut-être une femme….On n’a qu’une vie, pourquoi la perdre à vouloir changer le monde et les hommes, puisque de toute façon Dieu décide de tout en dernier lieu ? S’il voulait vraiment la paix et le bonheur pour tous, ne crois-tu pas qu’il se chargerait lui-même de réaliser ce monde idéal ? En attendant, profitons de la place qu’il nous a assignée, toi et moi sommes des élus ! Et de toute façon, que peux-tu accomplir seul, avec cette unique machine ?
Esteban regarda le fils de Charles Quint d’un air stupéfait. Décidément, ces souverains étaient tous les mêmes ! Il n’allait pas perdre son temps à essayer de changer la mentalité de pareils individus. Philippe se méprit sur son regard, et crut qu’il avait réussi à intéresser son interlocuteur. Il triompha.
PH : Ah, je vois que mon discours ne te laisse pas indifférent ! Pour commencer, que dirais-tu de goûter un peu de repos dans mon palais en charmante compagnie ?
Esteban fronça les sourcils, ne sachant s’il devait s’offusquer de la proposition ou en rire. Philippe enchaîna aussitôt.
PH : Oh, j’ai oublié de préciser que tu pouvais choisir, et si une ne suffit pas, ce n’est pas un problème, si tu veux, je peux ordonner qu’on te ramène un harem, la côte africaine est toute proche et nous entretenons d’excellents rapports avec les marchands d’Oran, ils exauceront tous tes souhaits !
E : Inutile de vous donner tant de peine…
Ph : Ah, une suffira alors ? Je me disais bien que les Atlantes ne pouvaient pas avoir les mêmes coutumes que ces barbares mauresques..
E : Ce n’est pas le problème, cher Philippe…
PH : Mais alors…
E : Vous voyez cette jeune femme assise dans le condor ? Elle vous arracherait les yeux pour m’avoir fait une telle proposition ! Quant à moi, je la chéris plus que tout au monde…Vous allez bientôt vous marier, n’est-ce pas ? Pour sceller une alliance, sans doute, c’est votre coutume, à vous autres les rois…Eh bien sachez que Zia et moi allons nous marier par amour, par pur amour, et que cela seul suffit à notre bonheur. Vous pouvez donc garder tout votre or et toutes vos femmes, et inutile de compter sur nous pour conquérir le monde!
Il commença à se diriger vers le condor, mais s’arrêta pour lancer une dernière pique à Philippe, dont il sentait monter la colère. Il était temps de prendre congé.
E : Au fait, j’espère que vous avez bien compris que le condor n’est pas en or, et qu’il est impossible pour quiconque à part Zia et moi de le faire voler, il ne vous est donc d’aucune utilité. Mais je devrais peut-être expliquer cela à votre père…adieu, Philippe, et félicitations pour votre futur mariage.
Il accéléra le pas en direction du condor, faisant signe à Tao de grimper à bord, et à Zia de se préparer à décoller. Philippe se retint d’appeler ses gardes, comprenant au dernier moment combien il se ridiculiserait par une telle manœuvre : il n’avait qu’une hâte, c’était de voir disparaître de son patio ce maudit oiseau qui prenait toute la place et qu’il serait impossible de faire bouger s’il donnait l’ordre de jeter les pilotes en prison. Et dire que Gomez avait prétendu qu’il lui apporterait sur un plateau toute l’aide et tout l’argent dont il avait besoin pour mener à bien ses projets guerriers…il décida de rentrer à Barcelone dès que possible pour avoir une petite conversation avec le chef de la police secrète.
Le Condor décolla ...