Le clou du voyage.

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TEEGER59
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Re: Le clou du voyage.

Message par TEEGER59 »

Suite.

Bien que le palpitant récit de Pigafetta eût été remanié par d'autres depuis longtemps déjà, Mendoza continuait à le raconter en le dotant de tous les détails dont il se souvenait. Un flot de paroles jaillit de sa bouche:
:Mendoza: : Le dimanche 07 avril 1521, vers midi, après avoir fait le tour de Mactan par le nord et s'être engagée dans le détroit qui la séparait de Cebu, nous eûmes notre premier aperçu de l'île: illuminée par le soleil à son zénith, elle émergeait des flots. De nombreux villages montrèrent de loin qu'elle comptait une population très dense. Si dense que nous vîmes de nombreuses maisons construites dans des arbres! Magellan se rendit compte qu'il avait affaire ici à un radjah ou un prince d'un rang supérieur, car la rade abritait des jonques étrangères et d'innombrables petites barques indigènes. Il lui fallait donc se présenter d'une manière imposante. Sur son ordre, lorsque les navires furent suffisamment proches, mon mentor fit envoyer toutes les voiles et tous les pavillons avant de tirer une salve en guise de salut. Une fois de plus, ce miracle du tonnerre par un temps serein provoqua un grand effroi chez les indigènes qui s'enfuirent en criant dans toutes les directions.
La diligente señorita glissa au narrateur une feuille volante coincée dans le carnet et sur laquelle il était griffonné quelques mots.
:Laguerra: : Tu es sûr de ce que tu avances? Regarde! D'après ceci, Ginés de Mafra précise que les insulaires se massèrent sur la plage avec arcs et flèches, prêts à se défendre. Mais comme il ne mentionne pas les coups de canons, on ignore si les autochtones s'étaient rassemblés après les tirs, ou si au contraire les tirs ont eu pour but de les disperser...
:Mendoza: : C'est là un point très intéressant mais pour être franc, n'étant pas sur le pont à ce moment-là, je ne puis hélas te répondre, trésor.
Rose de plaisir en oyant cette nouvelle épithète, Isabella s'enquit:
:Laguerra: : Ah oui? Et où étais-tu encore, cette fois?
Cette question-là, Juan la médita une bonne minute. En veine de réminiscences, il répondit:
:Mendoza: : Dans la cabine de mon maître, avec Estéban. Fasciné par ses mains, il les portait constamment à sa bouche. Il commençait à faire le lien entre elles et les mouvements de ses bras et son envie de les faire bouger. Lorsque je le déposais à plat-ventre sur le sol, il se plaçait sur les coudes et allongeait le cou pour voir ce qui l'entourait.

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:Mendoza: : Ou alors, il essayait de rouler sur le dos pour me rejoindre quand j'étais près de lui. À cet âge, c'était tout ce que ce petit bout d'homme pouvait faire. Bref, laissons notre cher Atlante de côté et revenons à cette étape du voyage. Après avoir jeté l'ancre, Magellan envoya aussitôt à terre Leon de Ezpeleta, le notaire de la Trinidad, et son brave Enrique pour faire savoir au roi local qu'il ne lui voulait aucun mal et qu'il s'agissait là d'une de leurs coutumes, un signe de paix et d'hommage envers lui. Toute la rencontre fut racontée par les deux émissaires à leur retour, et transcrite ensuite par le chroniqueur. C'est sur celle-ci que je me base... Le roi de Cebu, entouré de villageois apeurés, leur demanda ce qu'ils étaient venus chercher ici. Enrique expliqua alors que le capitaine-général, qui servait le plus grand des monarques, faisait route vers les Moluques. Magellan souhaitait venir lui rendre visite, mais aussi avitailler et faire commerce. Or le roi, ou plutôt le Radjah Humabon, n'était pas aussi naïf que les indigènes de l'île des Larrons ou les géants Patagons. Il connaissait l'argent et sa valeur. Il déclara froidement à l'interprète qu'il ne refusait pas à son maître l'entrée dans le port et acceptait bien volontiers les relations commerciales qu'il lui proposait, mais il fallait qu'il paye la taxe. Pour bien appuyer ses propos, il fit appeler à titre de témoin un commerçant Siamois qui venait d'arriver quatre jours plus tôt pour acheter des esclaves et de l'or, et qui s'était acquitté de la redevance sans protester. Bientôt ce dernier apparut, et tout de suite, se mit à pâlir.
:Laguerra: : Pour quelle raison?
:Mendoza: : Au premier regard jeté sur nos trois grands navires, il comprit immédiatement ce qu'il en était. Malheureusement pour lui, nous autres chrétiens venions de découvrir ce dernier coin caché de l'Orient où il pouvait encore, il y a peu, se livrer au commerce sans être gêné par notre présence.
La duettiste émit un petit rire.
:Laguerra: : C'est amusant! Vous n'aviez pas été reconnu une seule fois durant tout ce long périple. Aux indigènes de la Patagonie, les équipages de l'armada étaient apparus comme des êtres célestes, et les habitants de l'île des Larrons s'étaient enfuis devant vous comme devant des démons. Mais ici, à l'autre bout du monde, vous vous retrouviez face à un Maure qui vous connaissait...
L'ombre d'un sourire effleura la lippe de l'ancien mousse tandis qu'il reprit le fil de son récit:
:Mendoza: : Dans le même temps, par l'entremise de l'esclave Malais, le notaire fit savoir à Humabon que Magellan, eu égard à la grandeur de son roi, ne paierait aucun droit à aucun souverain. S'il désirait la paix, il aurait la paix. S'il désirait la guerre, il aurait la guerre.
Isabella intervint pour la énième fois, soufflant ainsi la parole à son compagnon:
:Laguerra: : Depuis son arrivée dans l'archipel Saint-Lazare, ton mentor clamait qu'il venait en paix mais prenait systématiquement le soin d'envoyer un signal clair à ceux qui envisageraient de s'opposer à lui. Même s'il ne le disait jamais explicitement, il était en conquête et non en mission d'exploration pacifique.
:Mendoza: : En effet, le pilote Génois eut d'ailleurs cette phrase pleine d'à-propos: "Dans cette île, Fernand de Magellan fit ce qu'il lui plaisait avec l'assentiment du peuple". Suite à cette menace, le marchand Siamois s'approcha en toute hâte du roi. Il lui chuchota à l'oreille qu'il fallait être prudent et ne pas entrer en conflit avec ces hôtes malencontreux. "Ce sont les mêmes", dit-il en confondant Espagnols et Portugais. "Ce sont les mêmes qui ont pillé et conquis Calicut, l'Inde et Malacca. Personne ne peut résister à ces diables blancs".
Dans le compte-rendu du supplétif Italien, l'aventurière trouva à peu près les mêmes allégations:
"Regardez bien, ô roi, ce que vous ferez, car ces gens sont de ceux qui ont conquis toute la grande Inde. Amusez-les bien et traitez-les bien, vous vous en retrouverez mieux car si vous ne vous soumettez pas, ce sera bien pire pour vous, comme ils l'ont fait à Calicut et à Malacca".
Une lueur amusée dans le regard, Juan resta pensif un instant.
:Mendoza: : Non, là, ce qui est vraiment drôle, c'est que le Maure fait référence à la bataille de Cannanore et à la prise de Malacca sans imaginer une seule seconde que le capitaine-général de cette expédition était présent en tant que jeune soldat à l'époque de ces conquêtes...
L'Espagnol se tapota la lèvre supérieure.
:Mendoza: : Bref! Ayant tout entendu, et devinant qu'on les prenait pour les ambassadeurs de Manuel Ier le Fortuné, Enrique ajouta que le roi d’Espagne était plus grand encore que celui du Portugal, qu'il était l'Empereur du monde chrétien et que si l'Amiral voyait Humabon comme un ennemi, il enverrait suffisamment d'hommes et de navires pour raser toute son île. Paroles que confirme le Siamois.
L'espionne se permit une nouvelle remarque:
:Laguerra: : Encore une fois, signifier au Radjah que Magellan était en capacité de tout détruire s'il le désirait, n'était pas vraiment faire preuve d'intentions amicales...
Les mains du bretteur s'élevèrent dans un grand geste lénifiant.
:Mendoza: : L'interprète ne faisait que traduire les propos du notaire, qui lui agissait sur les ordres de l'Amiral. Néanmoins, l'avertissement du commerçant Siamois fit sur le roi de Cebu une forte impression. Intimidé, il renonça immédiatement à la taxe exigée, mais, sans doute pour ne pas perdre la face devant ses sujets, déclara qu'il rendrait une réponse le lendemain. Il fit servir des mets aux deux envoyés et ceux-ci déjeunèrent avant de s'en retourner à bord. Une fois la discussion rapportée à Magellan, Kolambu entreprit de se rendre à terre pour informer son cousin des bonnes dispositions que nous eûmes à son égard, et ainsi le convaincre de nous accueillir. Le soleil se couchait lorsqu'il se décida enfin à bouger. À l'ouest, le ciel était strié de longues traînées rouges et orangées. C'était beau, apaisant... L'ensemble des équipages passa la nuit dans les navires, dans l'attente de savoir comment nous allions être reçus.
Une fois de plus, Mendoza marqua une pause significative avant de reprendre:
:Mendoza: : Le lundi matin, sur la Trinidad, chacun exprimait son ravissement à sa manière. Le navire était à l'ancre et, à quelques toises de là, le soleil levant illuminait l'exubérante jungle tropicale de l'île. Cebu, face à la mer, la contemplait pour l'éternité.

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:Mendoza: : Comme elle, je scrutais l'océan d'un vert profond. Au large, c'était une nappe éblouissante, d'un bleu presque blanc, et qui, à l'horizon, se confondait avec le ciel. Le vent marin balayait les nuages noirs et le pont à grandes rafales d'humidité saumâtre... C'est alors que je vis le notaire et l'interprète redescendre à terre pour s'enquérir de la décision du Radjah. Peu après, celui-ci se présenta devant eux accompagné de quelques chefs locaux: Humabon fut convaincu par les mots de Magellan, ne réclama aucun impôt, et se rendit même tributaire de l'Empereur Charles Quint. Les deux émissaires exigèrent uniquement un commerce exclusif avec son île, ce que le souverain, ravi, accepta. Afin de sceller le lien d'amitié entre Magellan et lui, le roi de Cebu demanda à ce que le capitaine-général lui fasse apporter du sang de son bras droit, et lui fera de même en retour. Il ajouta qu'avec tous les autres capitaines de l'armada qui accosteront dans son port, il échangera des présents, laissant à ses hôtes le soin d'offrir ou de recevoir en premier. Les médiateurs lui répondirent que, puisqu'il tenait cette coutume en si haute importance, il n'avait qu'à commencer.
Laguerra réfléchit un instant:
:Laguerra: : Ici encore, je ne peux que spéculer sur ce qui a convaincu Humabon d'accepter les exigences de ton maître: l'avait-il fait contraint et forcé, de peur de s'attirer les foudres de l'armada Espagnole? Ou bien avait-il vu son intérêt à s'associer à si forte puissante, et ainsi asseoir son autorité sur la région?
:Mendoza: : Sans doute un peu des deux, comme la suite des évènements va le montrer, princesse...
Comme frappée d'évidence, elle ajouta:
:Laguerra: : Tiens, je note aussi ceci: tu viens de dire que Kolambu descendit à terre dimanche soir pour convaincre son cousin des bonnes intentions de Magellan. Et Pigafetta ne mentionne son retour à bord que le surlendemain. L'Italien s'abstient de détails au sujet de cette réapparition, mais il est permis de penser qu'en tant que parent d'Humabon, il passa tout ce temps à la cour de Cebu, où les deux hommes purent longuement discuté de la suite à donner aux tractations.
:Mendoza: : Effectivement, ils durent discourir un bon moment avant que le Radjah de Mazaua ne revienne le mardi matin sur la Trinidad. Il était accompagné du marchand Siamois. Ayant dû faire grand éloge en la personne de Magellan, il informa ce dernier qu'Humabon était occupé à rassembler le plus de vivres possible à son intention et ne pouvait donc se présenter pour discuter de la paix. Pour le remplacer, il enverra l'un de ses neveux dans l'après-midi. Avant que les deux hommes ne repartent, mon mentor tint à leur montrer un homme doté d'une armure, assurant que tous pouvaient s'équiper ainsi s'ils étaient en situation de se battre.
:Laguerra: : Encore! Kolambu avait déjà eu droit à cette petite démonstration!
:Mendoza: : Oui, mais pas le Maure. Ce dernier éprouva de la crainte face à ce soldat harnaché, cependant l'Amiral le rassura en arguant que ses armes étaient aussi avantageuses à nos amis que fatales à nos adversaires, et qu'il était ainsi capable de mettre en déroute les ennemis de son roi et de sa foi avec autant d'aisance que s'il s'essuyait le front.
:Laguerra: : Pigafetta nous apprend ici que le capitaine-général avait annoncé cela avec un ton fier et menaçant, afin que le négociant alerte le Radjah de Cebu.
:Mendoza: : Il comptait en effet là-dessus car il trouvait le Siamois plus intelligent que les autres... Comme prévu, une petite délégation se présenta dans l'après-midi. Elle était composée du neveu et héritier d'Humabon, de Kolambu, du marchand Siamois, d'un ministre, du prévôt et de huit datus* de l'île de Cebu. Magellan reçut tout ce petit monde en grandes pompes: le prince, le Radjah de Mazaua et lui-même s'installèrent sur des sièges en velours. Les chefs eurent droit à des chaises de cuir, tandis que les autres furent installés sur des nattes. Avant d'engager les pourparlers, le capitaine-général demanda à ses deux principaux invités s'ils avaient l'autorité suffisante pour négocier les accords de paix, et également s'il était de coutume chez eux de traiter en public. Les deux hommes répondirent par l'affirmative. Au cours de la discussion, où le chevalier des mers vanta les avantages d'une alliance entre Cebuanos et Espagnols, il fut intrigué par le fait que l'héritier soit le neveu du roi. Enrique lui apprit que le Radjah n'avait que des filles, et que son aînée fut mariée au fils de l'un de ses frères, ce qui faisait de lui désormais l'héritier présomptif. La coutume locale voulait aussi qu'à un certain âge, le père, quelle que soit sa position sociale, n'assume plus le rôle de chef et que les décisions reviennent dès lors à sa descendance. Cette dernière révélation choqua mon mentor, qui considérait comme une loi divine que les enfants devaient honorer leurs parents. S'ensuivit tout un laïus chrétien qui impressionna les autochtones et leur donna envie d'en apprendre plus sur notre religion. Ils demandèrent à ce qu'un ou deux hommes restent sur l'île après le départ de l'armada afin de les instruire à ce sujet. Magellan ne put accéder à leur requête, mais les invita avant toute chose à se faire baptiser, promettant aussi qu'il reviendrait plus tard avec des prêtres pour les éduquer au christianisme.
:Laguerra: : On sait très bien que pour créer des alliances, la religion est un des éléments essentiels...
Mendoza opina.
:Mendoza: : Il leur précisa également que leurs épouses devront également se faire baptiser, sans quoi ils devraient se séparer d'elles. Les Cebuanos approuvèrent l'idée, mais souhaitèrent en référer d'abord à Humabon. Le capitaine-général ajouta qu'ils devaient accepter le sacrement par leur propre volonté, et non par crainte ou dans l'espoir d'en retirer quelque bénéfice. Cependant, il accentua sur le fait que ceux qui deviendront chrétiens seront mieux traités. Tous témoignèrent le vouloir de leur propre chef.
Sceptique, Isabella déclara:
:Laguerra: : Je trouve que les Cebuanos furent trop prompts à embrasser le christianisme pour que cela soit uniquement dû à une sorte d'émerveillement. Il semble plus vraisemblable qu'ils souhaitaient s'attirer vos faveurs, ou tout du moins ne pas vous froisser. Je ne les imagine pas non plus dire qu'ils désiraient se faire baptiser parce qu'ils avaient peur de représailles. D'autant que ton mentor laissa entrevoir un intérêt à devenir chrétien.
:Mendoza: : Et ce n'était pas tout! Il promettait également une paix éternelle entre les rois d'Espagne et de Cebu et de leur laisser des armes ainsi qu'une armure complète. On servit alors à manger, puis on s'offrit des cadeaux...
Le capitaine se tut et pivota d'un quart de tour vers l'alchimiste.
:Mendoza: : Tu n'as pas de questions à me poser, cette fois?
La jeune femme succomba à son petit sourire ironique. Sous le charme, elle répondit:
:Laguerra: : Je n'en vois aucune.
Sensible aux rondeurs bien placées, le mercenaire ne se gênait pas pour guigner sa panthère. Un véritable godelureau* à l'œuvre. Ça ne lui aurait pas déplu de lui faire un brin de rentre-dedans...
Il se renfrogna. Non, pas maintenant! Il fallait qu'il se concentre sur la suite, comme elle le lui avait expressément demandé.
:Mendoza: : Les insulaires partis, Pigafetta fut envoyé à terre avec Enrique et un troisième homme. Pardonne-moi car là aussi, j'ai oublié de qui il s'agit.
L'attention de l'aventurière se détourna sur le journal:
:Laguerra: : Le chroniqueur ne le dit pas non plus. C'est tout de même étonnant qu'il ne nomme pas les gens, alors qu'il voyageait avec eux depuis des mois!
:Mendoza: : L'ardeur fébrile d'Antonio s'accompagnait du mépris le plus profond pour le nom des personnages qu'il ne jugeait pas importants. Mais bon... Les trois hommes débarquèrent afin de remettre les présents destinés au Radjah de Cebu. Ce fut la première rencontre entre l'Italien et le Cebuano, et donc la première description de ce dernier, que Pigafetta décrivit comme petit et replet, le corps tatoué et uniquement vêtu d'un pagne. Il arborait en outre un imposant collier et de grands cercles d'or comme ceux que tu portes aux oreilles. Mais les siens étaient sertis de pierre précieuses.

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:Mendoza: : Entouré de nombreuses personnes, probablement des serviteurs ou sa cour, il mangeait des œufs de tortue sur une natte et se désaltérait en buvant du vin de palme à l'aide d'une paille en roseau. Pigafetta lui rendit hommage et lui présenta ce que le capitaine lui avait envoyé. Enrique expliqua que ce n'était pas en remerciement du présent qu'il avait offert au capitaine-général, mais de l'affection qu'il lui portait. On aida donc Humabon à enfiler une veste de soie jaune et violette, semblable à celle donnée à son cousin Kolambu, et un bonnet rouge. Pendant que les émissaires Européens mangeaient, les Cebuanos présents sur la Trinidad l'après-midi rapportèrent au Radjah toutes les bonnes paroles et explications de paix dites par Magellan, et notamment tout ce qui concernait le christianisme. Le roi leur proposa de rester souper avec lui, mais ils refusèrent l'invitation. Son neveu et gendre, invita alors Pigafetta et ses compagnons à venir chez lui, où quatre jeunes femmes jouaient de la musique. Les instruments étaient étranges et produisaient des sons très doux. Le chroniqueur fut impressionné par leur intelligence musicale, mais aussi par leurs peaux relativement blanches et le fait que, bien qu'adultes, certaines vivaient nues. Les autres portaient une écharpe faite de tissu de palmier qui couvrait leur taille. Après avoir de nouveau mangé chez le prince, ils s'en retournèrent aux navires.
Le silence se fit dans la pièce lorsque l'Espagnol se tut. Sa compagne le regardait. Il fallut un certain temps au marin pour se rendre compte que le regard de la jeune femme dissimulait quelque impatience. Ses sourcils se haussèrent sur son front. Il soupira et demeura un moment perdu dans ses pensées. Puis, comme s'il s'arrachait à lui-même, il finit par dire:
:Mendoza: : Dans la nuit de mardi à mercredi mourut Martin Barrena, un supplétif originellement embarqué sur le Santiago. Une fois de plus, accompagné d'Enrique, Pigafetta se présenta le lendemain chez le Radjah Humabon pour lui demander l'autorisation de l'enterrer en un lieu convenable. Lieu qui serait consacré et où une croix serait plantée. Le souverain lui répondit que puisque Magellan pouvait disposer de lui et son peuple, il pouvait tout aussi bien disposer de sa terre. Il fut décidé que le cimetière chrétien serait édifié sur la place principale de la ville. Le but était de donner à l'inhumation un caractère important, par l'intermédiaire d'une grande cérémonie organisée au vu de tous, afin de se faire apprécier de la population et les inciter à embrasser le christianisme. Ce qui sembla fonctionner... Le reste de la journée fut consacré à décharger des marchandises en vue de faire commerce. Humabon accorda rapidement l'autorisation d'établir une feitoria* en fournissant un bâtiment vacant à cette fin. Dans ce local, nous pûmes stocker nos biens. Nous découvrîmes que les Cebuanos étaient bien au fait des poids et mesures, et utilisaient une sorte de balance* pour mesurer les quantités. Ce mercredi soir décèda à son tour Juan Hernández Vázquez, qui fut enterré dans le nouveau cimetière chrétien de Cebu.
Regard limpide, Laguerra ne cilla pas. Pour son amant, il n'était pas facile de savoir ce qu'elle pensait ou ressentait. C'était une femme qui ne faisait pas étalage de ses sentiments. Ce qui ne voulait pas dire pour autant qu'elle n'en avait pas.
Le mercenaire réfléchit un moment et reprit:
:Mendoza: : Le surlendemain, soit le deuxième vendredi d'avril, nous ouvrîmes la boutique qui nous servit à faire du négoce avec les Cebuanos. Ceux-ci firent preuve d'étonnement car nombre d'objets présentés leur étaient inconnus, notamment les bijoux et le verre. Contre les métaux ou les grosses marchandises, ils nous échangèrent de l'or. Contre les bijoux ou les petites babioles, ils nous présentaient des biens comestibles tels que du riz, des poules ou des cochons. Magellan enjoignit une nouvelle fois ses hommes à ne pas se montrer trop avides, ce qui pourrait ruiner le commerce. Certains marins étaient près à troquer tout ce qu'ils possédaient contre le précieux métal. Le capitaine-général confia la gestion du comptoir à quatre hommes, qui devaient rester sur place après le départ de l'armada. Ce fut à João da Silva, un supplétif portugais de la Concepción, qu'échut la direction de l'entrepôt. C'est à partir de là que nous établîmes notre camp, vivant pendant quelques jours à Cebu comme dans un rêve.
Isabella s'agita sur son siège.
:Laguerra: : Et le baptême des Cebuanos?
Juan prit son temps. Sa compagne lisait sur son visage qu'il considérait la question avec le plus grand sérieux.
:Mendoza: : Humabon avait promis à notre capitaine de devenir chrétien en fin de semaine. En ce dimanche 14 avril, une quarantaine de marins, dont deux vêtus d'une armure, débarquèrent des navires et se massèrent sur la place du village, où un échafaud garni de tapisserie et de branches de palmier y fut dressé en vue de la cérémonie. Pourtant, ni mon maître ni aucun des membres de l'équipage, en particulier parmi le personnel religieux, n'avait reçu de mandat d'évangélisation. Le temps de la mission n'était pas encore venue. Pigafetta raconte cette scène de la conversion de masse des Cebuanos. Huit-cents en un seul jour, si je ne me trompe pas.
:Laguerra: : Attends une seconde...
L'aventurière baissa les yeux sur les pages manuscrites qu'elle tenait à la main. Elle lut avec la plus grande attention les circonstances de la christianisation des insulaires.
"Le capitaine commença à parler au roi grâce à notre interprète pour l'inciter à la foi de Jésus-Christ, lui expliquant qu'ainsi il vaincrait plus facilement ses ennemis qu'auparavant et que bientôt il ferait de lui le plus grand souverain de ces îles. Humabon répondit qu'il voulait être chrétien. Nous baptisâmes huits-cents personnes, tant hommes que femmes et enfants".

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"Durant ces jours, le capitaine-général allait chaque jour à terre pour écouter la messe. Il disait au roi beaucoup de choses pour mieux l'instruire et confirmer sa foi"...
:Mendoza: : En préambule à la cérémonie...
Coupée dans sa lecture, le regard de l'espionne se fit dur et acéré. Celui d'une tigresse luttant pour son existence. Elle comprit alors la réaction que pouvait avoir son compagnon lorsqu'elle l'interrompait. Son pied la démangeait.
:Laguerra: : Ce n'était pas terminé.
:Mendoza: : Oh! Mille excuses.
"Un jour, la reine vint en grandes pompes pour écouter la messe. Elle était jeune et belle, avec la bouche et les ongles très rouges. Elle portait sur la tête un grand chapeau fait de feuilles de palmier en manière de pare-soleil".

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"Plusieurs femmes la suivaient, toutes nues et déchaussées. Le prêtre montra à la rani Humamay un bel enfant en bois et une croix, ce qui l'émut beaucoup. Elle demanda le baptême et le nom de Juana lui fut imposé, comme la mère de notre Empereur. Le capitaine sachant qu'elle aimait beaucoup l'enfant Jésus de bois le lui offrit et lui dit de l'installer à la place de ses idoles, car c'était en mémoire du fils de Dieu. En le remerciant fort, elle l'accepta".

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:Mendoza: : Tout ceci est vrai mais du c'est du style administratif n'est-ce pas? Le résumé se veut simple, condensé, limpide, or il ne parvient qu'à être obscur! Ce que Pigafetta raconte-là s'étale sur plusieurs jours... ou inversement. Il a tout mélangé! Voilà comment les événements se sont enchaînés: en préambule à la cérémonie, les canons tonnèrent et firent parler la poudre, ce qui effraya une nouvelle fois les autochtones. Pourtant, Magellan avait dit à Humabon de ne point avoir peur lorsque notre artillerie tirerait ce jour-là, car c'était l'usage de la charger lors de ces fêtes sans lancer de pierres ou autres boulets... Les deux hommes s'installèrent sur des sièges en velours et les chefs insulaires prirent place sur des coussins. Mon mentor fit effectivement dire au souverain Cebuano qu'une fois chrétien, il vaincra plus facilement ses ennemis. Humabon répliqua que, même sans cela, il était heureux de le devenir et se convertit au catholicisme avec ferveur. Le simple acte du baptême firent de ces îliens nos frères, non seulement physiquement mais spirituellement. En fait, comme tu l'as si bien dit il y a un instant, la religion pouvait être aussi utilisée afin de lier les peuples de différentes îles. Néanmoins, Humabon glissa à l'Amiral qu'il aimerait bien se faire respecter de tous, ce qui n'était pas le cas actuellement car certains datus refusaient de lui obéir. Sans plus attendre, le capitaine-général lui demanda de désigner les vassaux en question pour un futur entretien. Lorsque les rebelles se présenteront devant le Portugais, celui-ci les informera que s'ils refusaient de prêter obéissance à Humabon pour se faire convertir, leurs biens seraient confisqués et il brûlerait leur village. Magellan annonça au Radjah qu'après être rentré en Espagne, il reviendra avec des forces importantes, qui assiéront son autorité de monarque suprême de ces îles. Récompense à laquelle il pouvait prétendre en tant que premier souverain à se convertir au christianisme.

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:Mendoza: : Humabon renouvela sa demande visant à laisser deux personnes pour enseigner la religion chrétienne à son peuple. Cette fois-ci, Magellan accepta, à condition qu'en échange on lui confie deux fils de chefs, qu'il emmènera s'instruire en Espagne pour qu'à leur retour ils éduquent les leurs. Durant leur conversation, une grande croix fut dressée au milieu de la place et un avis fut clamé: quiconque embrassera le Christ devra détruire ses idoles païennes et mettre un crucifix à la place. Ce que tous les volontaires acceptèrent. Puis Humabon fut invité par l'Amiral à monter sur l'estrade. Tout de blanc vêtu, il fut baptisé par le père Pedro de Valderrama, et se vit attribuer le nom de Don Carlos, comme on nommait l'Empereur dans la péninsule Ibérique. Suivirent ses proches: son neveu fut nommé Don Fernando, comme le frère cadet de notre souverain. Kolambu prit le nom de Juan, le marchand Maure devint Cristóbal. Les autres reçurent chacun un nom au gré de la fantaisie de mon mentor. Ainsi, avant l'office, il y eut une cinquantaine de baptisés. Puis environ cinq-cents Cebuanos reçurent l'onction. Pour conclure, la messe fut dite.
:Laguerra: : Seulement cinq-cents? On est loin du compte!
:Mendoza: : Jo tampoc he acabat!*
La voix de son amant s'était transformée. Elle conservait la richesse méridionale de ses nuances, mais pour la première fois, la jeune Castillane découvrait l'authentique accent Catalan.
En disant que lui aussi n'avait pas fini, Mendoza s'était emporté, mais sans trop de conviction. Il voulait juste lui rendre la monnaie de sa pièce.
:Mendoza: : À l'issue de cette messe, Magellan invita Humabon à déjeuner, mais ce dernier déclina l'invitation. Il accompagna cependant mon maître jusqu'à la plage où se trouvaient nos chaloupes. De nouvelles salves de canons furent tirées et les deux hommes prirent congé l'un de l'autre.
Il s'arrêta pour reprendre son souffle. Puis, il repartir de plus belle:
:Mendoza: : Tu as lu le passage avec la reine. Il est rigoureusement exact sauf sur un point. Son baptême fut organisé ce même dimanche et pas quelques jours plus tard, comme Pigafetta le laisse entendre.
Par pure mesquinerie, Isabella se pencha en avant pour l'interrompre. Elle riposta d'un ton cassant:
:Laguerra: : On peut ici se demander pourquoi ils n'avaient pas pris leur repas à terre, voire organisé une sorte de banquet pour célébrer les baptêmes!
Tout ébaubi de stupeur, le marin la dévisagea. D'un ton plus posé, la jeune femme reprit:
:Laguerra: : Tu n'es pas de cet avis?
Approuvant d'un léger hochement de tête la logique de sa réflexion, Juan enchaîna:
:Mendoza: : Seulement voilà, les choses se sont passées ainsi... Dans l'après-midi, les marins débarquèrent de nouveau en grand nombre. Cette fois-ci, le père Valderrama baptisa environ trois-cents femmes. Parmi elles, l'épouse d'Humabon, qui prit effectivement le nom de Juana en l'honneur de la mère de Charles Quint.
Pesant ses mots, le mercenaire fit:
:Mendoza: : C'est bon, le compte y est? Je peux passer à la suite?
:Laguerra: : Juste une chose: je vois que les Cebuanos n'étaient pas complètement et passivement soumis. Ils avaient aussi compris l'intérêt qu'ils pouvaient retirer de ce baptême, et Humabon le premier: celui-ci, désormais soutenu par la puissance du roi d'Espagne, s'érigea en chef incontestable de l'île de Cebu, ce qu'il semblait déjà être plus ou moins, seuls quelques chefs contestant son autorité. En t'écoutant, je peux même considérer qu'il utilisait ton mentor pour soumettre les réfractaires.
:Mendoza: : Oh, tu sais, entre les deux hommes, c'était une sorte de jeu de dupe qui s'opérait. Aujourd'hui encore, je me demande qui se servait de qui... Je n'étais qu'un gamin, mais j'avais le sentiment que Magellan voyait la conversion des Cebuanos comme un moyen d'assurer la souveraineté Espagnole dans l'archipel en son absence. Comme il ne possédait pas assez d'hommes pour laisser une garnison, il espérait qu'ainsi les indigènes demeureront fidèles à leur engagement vis-à-vis de la couronne d'Espagne...
La hache de guerre semblait être enterrée entre les amants.
:Mendoza: : Afin de s'assurer que le Radjah se fasse respecter de tous, Magellan décida le surlendemain de convoquer à une messe plusieurs chefs locaux réfractaires parmi lesquels se trouvaient deux frères d'Humabon. Le premier, père du prince héritier Fernando, était nommé Bondora par Antonio Pigafetta. Il s'agissait en réalité d'un titre honorifique désignant une sorte de lieutenant du souverain ou un gouverneur. L'autre avait pour nom Cadaro. Sur place, il leur demanda de jurer allégeance à Don Carlos Humabon et les hommes s'exécutèrent. Puis il invita le Radjah lui-même à jurer solennellement fidélité au roi d'Espagne. Il lui rappela alors qu'il devra mourir plutôt que de faillir à cet engagement. En huit jours, tous les habitants de Cebu furent baptisés, et quelques-uns venant d'îles voisines. Cependant, tous les chefs alentours n'acceptèrent pas de se soumettre à Humabon. Chose que le capitaine-général ne pouvait évidemment tolérer: lorsqu'il repartira, ces récalcitrants constitueront le terreau d'une rébellion. Or, mon mentor devait s'assurer qu'à son retour, les insulaires les accueilleront à bras ouverts. Sans compter que faire preuve de faiblesse pourrait déclencher des velléités chez d'autres. Ainsi, le chef du village de Bulaya, qui avait prêté serment en se mettant sous la coupe du Radjah avant de rompre sa promesse, allait servir d'exemple. Ne s'étant pas présenté à la convocation de Magellan, certains de mes camarades, de nuit, se rendirent en chaloupe sur l'îlot de Mactan, situé juste en face de Cebu, et incendièrent une trentaine de maisons du village.
Laguerra consulta les chroniques à sa disposition.
:Laguerra: : D'après Pigafetta, ton mentor envoya ses hommes exécuter le travail. Pourtant, selon le récit de Giovanni Battista da Ponzoroni, il faisait bien partie de l'expédition punitive. Et là, Ginés de Mafra précise qu'ils découvrirent le village désert, comme si les habitants avaient été prévenus de leur arrivée... Parmi ces trois versions, laquelle se rapproche le plus de la réalité?
:Mendoza: : Peut-être toutes, ou bien aucune... Ce qui est certain, c'est qu'une fois la besogne effectuée, une croix fut plantée au centre du village. Là-bas, les gens étaient cafres: s'ils avaient été Maures, nous aurions érigé une colonne, en signe de leur dureté de cœur, car les Maures sont plus difficiles à convertir que les autres...
Suspendue aux lèvres de son amant, Isabella attendait la suite. Il s'était interrompu soudainement, estimant se perdre en conjectures. Il revint à l'essentiel:
:Mendoza: : Lors des premiers baptêmes, Magellan avait demandé aux nouveaux chrétiens de détruire les idoles qu'ils adoraient jusqu'ici, et dont la présence aurait été en contradiction avec la vénération d'un dieu unique. Cependant, les jours passèrent et mon maître se rendit compte que, non seulement elles étaient toujours présentes, mais qu'on continuait également de leur sacrifier des animaux. Magellan exprima son mécontentement aux Cebuanos, qui ne nièrent pas, mais expliquèrent que ces sacrifices étaient destinés à un homme souffrant d'une fièvre depuis deux ans. Ce malade n'était autre qu'un neveu d'Humabon et frère du prince Don Fernando, qui passait pour être le plus vaillant et le plus courageux guerrier de l'île. Son état était tellement grave qu'il en avait perdu l'usage de la parole. Ayant entendu cela, le capitaine, emporté par sa foi, poursuivit sa marche triomphale.

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:Mendoza: : Il paria sa tête qu'il pouvait accomplir un miracle, que le baptême pouvait guérir cet homme. Il annonça que si les insulaires croyaient vraiment en Jésus-Christ, ils devaient brûler toutes les statues, et le malade se remettra immédiatement sur pied. Humabon accepta, en promettant que tout cela serait fait, parce qu'il aimait vraiment notre Dieu. Nous organisâmes, avec toute la pompe possible, une procession depuis la place jusqu'à la maison du souffrant. Nous le trouvâmes effectivement incapable de parler ou de bouger. Nous le baptisâmes, tout comme deux de ses femmes et ses dix filles. Le capitaine lui demanda alors comment il se sentait. Il déclara aussitôt que, par la grâce de Notre-Seigneur, il se portait beaucoup mieux. Ce grand prodige s'était déroulé sous nos yeux. Le capitaine, en l'entendant s'exprimer, rendit de grands remerciements au Très-Haut. Il lui donna à boire, puis lui fit parvenir un matelas, des draps, une couverture de laine jaune et un oreiller. Mon maître continua à lui offrir, jusqu'à ce qu'il puisse se lever, des boissons rafraîchissantes à base d'amandes, d'eau de rose et quelques confitures sucrées.
:Laguerra: : Ce soudain rétablissement pourrait expliquer le basculement de ton maître dans quelque chose qui ne lui ressemblait pas: une espèce de frénésie, de mouvement, de discussion avec les souverains locaux.
Mendoza se caressa le menton.
:Mendoza: : C'est une possibilité, oui. Lors de cette période, il se comportait comme le Christ accomplissant des miracles en ayant le pouvoir de guérison. Il devait se sentir illuminé, protégé, invincible... Le cinquième jour, le convalescent se leva de son lit, et dès qu'il put marcher, il fit brûler, en présence du roi et de tout le peuple, une figurine que quelques vieilles femmes avaient cachée dans sa maison. Il fit également détruire plusieurs temples construits au bord de la mer, dans lesquels les gens avaient l'habitude de manger la viande offerte aux déités. Les habitants applaudirent et, criant "Castille, Castille", contribuèrent à les renverser et déclarèrent que si Dieu leur donnait la vie, ils brûleraient toutes les idoles qu'ils pourraient trouver, même si elles étaient dans la maison même du roi.
:Laguerra: : À quoi ressemblaient ces statuettes?
:Mendoza: : Faites en bois, elles étaient concaves ou creusées derrière, et avaient les bras et les jambes écartés, les pieds tournés vers l'intérieur. Elles avaient un grand visage, avec quatre dents très grandes comme celles d'un sanglier, et elles étaient toutes peintes.
Le navigateur avait l'œil songeur, le regard félin.
:Mendoza: : Dans tous les cas, ladite guérison du neveu d'Humabon eut un impact sur les autochtones puisque durant la quinzaine de jours où l'armada séjourna à Cebu, ce furent plus de dix mille personnes qui se seraient ainsi converties. Par ailleurs, les insulaires se montrèrent accueillants et, quelle que soit l'heure du jour ou de la nuit, lorsque l'un d'entre nous mettait pied à terre, il trouvait toujours des Cebuanos prêts à l'inviter à boire et manger.
:Laguerra: : Elle devait être grande, très grande, la satisfaction intime de ton mentor, à cet instant. Maintenant, tout était changé, les heures mauvaises étaient loin. Il avait découvert un groupe d'îles nombreuses, quelques-unes très étendues, riches, salubres, avec de l'eau et des vivres abondants, des indigènes aimables et ingénus et un Radjah ami qui, sans effusion de sang, sans violence, s'était déclaré vassal du roi d'Espagne et son frère en Jésus-Christ.
:Mendoza: : Oui, pour lui, le rêve était devenu réalité. La promesse qu'il avait faite à Charles Quint, il l'avait tenue.

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:Mendoza: : Le chemin de l'Inde par l'Occident, vainement cherché par Christophe Colomb servant à l'époque les Rois Catholiques, c'est lui qui l'avait trouvé. En peu de jours, il pourrait arriver aux Moluques, au sujet desquelles il avait recueilli, à Cebu, des informations sûres. Là il chargerait ses trois navires d'épices de choix. Et, par le chemin de l'Orient qu'il avait parcouru plus d'une fois, il entrerait à Séville triomphant, pour mettre aux pieds du souverain une province nouvelle, conquise uniquement par la persuasion, par l'amitié, par le respect de la parole donnée! Espérance illusoire pourtant! Derrière sa splendide victoire le guettait la fatalité...

À suivre...

*
*Datus: Titre qui désigne les dirigeants de nombreux peuples autochtones dans tout l'archipel des Philippines. Dans les grands barangays anciens, qui entretenaient des contacts avec d'autres cultures d'Asie du Sud-Est par le biais du commerce, certains datus prenaient le titre de radjah ou de sultan.
*Godelureau: Homme qui se plaît à courtiser les femmes.
*Feitoria: Comptoir commercial en Portugais.
*Balance: Le XVIème siècle était la période du développement des boîtes de pesage utilisées pour les petites pesées. Ces petites boîtes en bois, d'environ 15 cm de longueur, contenaient une balance à bras égaux montée sur une colonne démontable, ainsi que ses poids. Très répandues chez les commerçants, elles servaient à vérifier la masse des pièces d'or et d'argent en circulation. Les poids contenus dans ces boîtes étaient appelés "poids monétaires". Chacun de ces poids était ajusté sur la masse légale d'une monnaie déterminée et souvent à son effigie.
*Jo tampoc he acabat!: Phrase en dialecte Catalan signifiant "Moi non plus, je n'ai pas fini!" Elle diffère du Castillan (langue officielle de l'Espagne) qui se traduit ainsi: "Yo tampoco he terminado!"
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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TEEGER59
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Re: Le clou du voyage.

Message par TEEGER59 »

Suite.

Il était vint-trois heures passées. Les nuages orageux s'étaient dispersés depuis un bon moment déjà. À travers les moucharabiehs, Isabella distinguait les éclats d'une lune dorée. Cernée de safran au centre de son halo, elle faisait briller les feuilles des arbres comme une armure en métal. Autour du fort, entre les branches les plus élevées de la jungle, des singes, sans doutes des macaques, se disputaient sous la voûte végétale en poussant des hurlements, et l'un d'eux descendit en piqué en gloussant. Au ton employé, on aurait pu croire qu'il lâchait des bordées d'obscénités.
L'aventurière jeta un œil sur son compagnon. Dans l'obscurité, un sourire se dessina sur ses lèvres. Soudain, celui-ci se mit à reproduire leurs cris en se grattant sous les bras donnant ainsi à sa panthère une représentation impromptue.
Interdite, elle le fixa un instant. La surprise sur son visage lui donnait quelque chose de presque comique. À dire vrai vrai, son regard était du même acabit que celui qu'elle avait lancé à Gaspard, lorsque ce dernier avait soudainement dansé sur le pont de la nef d'Ambrosius. Elle leva les yeux vers le plafond, à qui elle sembla s'adresser soudain pour dire:
:Laguerra: : Juan...
:Mendoza: : Oh, oh! Je n'aime pas quand tu as cet air-là.
:Laguerra: : Tu n'es pas drôle.
Elle soupira. N'ayant pas envie de remettre de l'huile sur le feu, le marin se montra conciliant:
:Mendoza: : Je sais, je sais! Mais j'ai besoin de détendre l'atmosphère car on arrive bientôt à l'instant fatidique...
Il la regardait comme s'il quêtait son approbation.
La bataille de Mactan... L'espionne attendait le récit de cet épisode, qui effectivement n'allait pas tarder. Mais pour le moment, par le cheminement de la pensée, elle se remémora l'une de ses conversations avec Tao, celle où le naacal avait évoqué leur rencontre avec les grands pithèques*, juste avant qu'ils ne découvrent la cité d'Orunigi. Réprimant un sourire, elle ne put s'empêcher de lui dire:
:Laguerra: : Tu faisais moins le malin face aux gorilles* d'Afrique...
La figure de Mendoza se renfrogna.
:Mendoza: : Tu l'as su comment?
:Laguerra: : J'ai mes sources.
Il était évident qu'il attendait de plus amples explications, mais sa compagne s'en tint là. Le mercenaire demeura silencieux quelques secondes, puis, sans crier gare, il se mit à frapper sa poitrine, imitant ainsi le puissant animal. Cela produisit un écho bizarre dans la pièce. La señorita dut simuler une quinte de toux pour ne pas s'esclaffer. Mais cette fois-ci, elle ne put garder son sérieux. Déjà cramoisie par une hilarité contenue à grand-peine, la jeune femme éclata d'un rire gargouillant qui lui sortait par le nez et secouait ses épaules. Après avoir essuyer ses larmes, elle lui tapota gaiement la cuisse.
:Laguerra: : Allez, au lieu de faire le singe, tu ferais mieux de poursuivre...
Le capitaine laissa s'écouler un instant avant de s'exécuter.
:Mendoza: : Suite à l'incendie du village de Bulaya, Magellan exigea un tribut de la part des habitants de l'île de Mactan.
De nouveau penchée sur le compte-rendu de Pigafetta, Isabella le consultait avec fièvre. Toute trace d'amusement avait disparu de son visage. Avec ce qu'elle venait de lire, elle leva le doigt, interrompant ainsi le navigateur.
:Laguerra: : Si tu me le permets, j'aimerai apporter une précision.
:Mendoza: : Je t'en prie...
:Laguerra: : Je vois ici que deux versions très différentes existent concernant la manière dont cet impôt allait être acquitté. Dans la première, Antonio raconte que le fils d'un chef local de Mactan se présenta à la cour d'Humabon avec de bien maigres présents: seulement deux chèvres. Son père, le Datu Zula, ne pouvait donner plus de peur de s'attirer les foudres de Lapu-Lapu, le seigneur qui régnait sur la petite île.

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:Laguerra: : Mais si Magellan consentait à lui fournir une chaloupe et des hommes armés, il promettait de renverser le pintado* rebelle et de se mettre au service de l'Espagne.
:Mendoza: : Quelle est la seconde version?
Du doigt, elle descendit de quelques lignes.
:Laguerra: : Ici, l'Italien fait référence au récit du pilote Génois, Giovanni Battista da Ponzoroni. D'après celui-ci, l'Amiral exigea du Datu de Mactan trois chèvres, trois porcs, trois mesures de riz et trois de miel. Lapu-Lapu lui fit répondre qu'il ne fournirait que deux de chaque. Soit ton mentor devait s'en contenter et les denrées lui seraient envoyées, soit il refusait et ne recevrait rien...
:Mendoza: : Je peux voir?
Elle lui tendit le journal qu'il parcourut à son tour.
:Mendoza: : Ce sont de menus détails. Dans les deux cas, l'issue fut la même: Lapu-Lapu refusa de céder aux exigences de Magellan. Chose que mon maître ne put supporter. Il décida alors de mener lui-même une opération punitive sur l'île voisine. João Serrao et Duarte Barbosa tentèrent de l'en dissuader. L'armada avait déjà perdu beaucoup d'hommes depuis le début du voyage, et un échec pourrait mettre en péril le projet. Pour rappel, les expéditions Portugaises, au contraire des Espagnoles, partaient avec des instructions précises sur ce point: le commandant avait interdiction formelle d'aller à terre en présence de populations inconnues, à moins d'une nécessité absolue ou bien lorsque cela ne présentait pas de danger manifeste. Une disposition que ne pouvait ignorer mon mentor, qui avait servi au sein de la marine du Portugal lors de voyages vers les Indes.
:Laguerra: : Ah! C'était donc ça!
:Mendoza: : C'était donc ça, quoi?
:Laguerra: : La raison pour laquelle Magellan avait mis autant de temps avant de rencontrer Humabon. Il respectait le protocole.
:Mendoza: : Oui, et il aurait mieux fait de s'y tenir et ne pas se rendre sur Mactan...
Mendoza se versa un autre verre. Laissant ses souvenirs se rassembler, il secoua la tête à la mémoire de ce qui s'était passé ce jour-là.
:Mendoza: : D'ailleurs, Serrao et Barbosa ne furent pas les seuls de cet avis. Le Radjah Humabon conseilla également de ne rien tenter, que la faute ne justifiait pas de telles représailles. De surcroît, le souverain Cebuano pensait pouvoir faire revenir Lapu-Lapu à la raison car il était marié avec sa sœur.
:Laguerra: : Je constate que tout le monde était d'accord sur un point: quoi qu'il décide, le capitaine-général ne devait pas mener l'assaut, car ce serait mettre sa propre personne inutilement en danger.
:Mendoza: : Mais mon maître était une sacrée tête de mule et personne, moi inclus, ne put le faire changer d'avis. Selon lui, un bon pasteur n'abandonne pas son troupeau. Face à cet entêtement, Humabon proposa de réunir le plus d'hommes possible et de lui-même conduire l'offensive, avec ses troupes. Car bien que Lapu-Lapu soit son beau-frère, l'amitié qu'il portait au Portugais surpassait le lien de parenté. Là encore, Magellan refusa: il tenait à montrer aux indigènes comment se battaient les Espagnols. Ginés de Mafra nota que, par ce geste, le capitaine-général perdit alors de son prestige et de son autorité, car ce coup de force apparaissait à tous comme inutile. De plus, il estimait qu'il y avait bien peu à retirer d'une victoire, mais beaucoup à perdre d'une défaite... Ainsi, vers minuit, trois chaloupes chargées d'une soixantaine d'hommes se dirigèrent vers l'île de Mactan. J'ai eu beau pleurer et le supplier, sa décision était irrévocable. J'ai voulu l'accompagner, mais il s'est montré très ferme et m'a obligé à promettre de ne pas le suivre. Et puis il est parti... pour ne jamais revenir...
Le mercenaire se leva, corps contracté et lèvres blanches, passa une main rigide sur son visage, crut sentir sur lui cette odeur atroce de mort et de pourriture. Il voyait encore le visage de son mentor, il se souvenait encore son intransigeance.
:Mendoza: : Bien qu'ayant expressément refusé toute aide, mon maître se vit accompagné du Radjah Humabon et de deux mille guerriers Cebuanos, montés sur plus d'une vingtaine de balangays, pour assister au combat.
À cet instant, Mendoza se demanda s'il fallait qu'il entre dans les détails à propos de cette bataille. Il décida que oui, puisqu'en début de soirée, sa compagne avait insisté sur ce point.
:Laguerra: : Selon Antonio Pigafetta, Magellan aurait déployé quarante-neuf hommes, soit moins de la moitié de son équipage, armés d'épées, de haches, d'arbalètes et de pistolets. Il dit qu'en raison de la côte rocheuse et des coraux près de la plage, les hommes ne purent accoster.
:Mendoza: : Les récits d'Antonio Pigafetta et de Ginés de Mafra, bien que précis, divergent étonnamment, en effet. Ce qui rend difficile la reconstitution des évènements. Comme je te l'ai dit un peu plus tôt, le chroniqueur avait une propension à déformer pour enjoliver la réalité, mais ici ce n’était pas forcément évident car il avait lui-même participé au combat. À l’inverse, Mafra n'était pas présent, tout comme moi. Les faits lui ont été rapportés. Je vais te livrer ma version, celle que j'ai pu établir en recoupant les témoignages des hommes qui ont participé à cette bataille...
Mendoza vint se rasseoir.
:Mendoza: : Magellan, avant d'engager toute action, décida d'envoyer Cristobal, le marchand Siamois avec un message pour Lapu-Lapu: il était encore temps pour lui de reconnaître l'autorité du roi d'Espagne, ainsi que celle d'Humabon, et de payer le tribut demandé. S'il s'exécutait, ses écarts passés seront oubliés. Dans le cas contraire, il goûterait aux lances Espagnoles. Lorsqu'il revint, le Maure rapporta que les indigènes n'étaient pas intimidés. Ils clamaient même que, si elles n'étaient faites que de roseaux à la pointe durcie au feu, eux aussi possédaient des lances.
:Laguerra: : La confrontation paraissait inévitable.
Sur un ton grave, Isabella philosopha en ajoutant aussitôt:
:Laguerra: : "Celui qui est préparé au combat doit combattre. Pour lui, le moment est venu..."
Le capitaine s'exclama:
:Mendoza: : Encore une citation! Elle est de qui, celle-là? D'Alcée de Mytilène?
:Laguerra: : Pas loin, mon ange. C'est effectivement un poète Grec, mais il s'agit d'Anacréon. Cependant, tes connaissances ne cessent de me surprendre. Je viens de le vérifier une nouvelle fois.
Le mercenaire dodelina de la tête avant de rebondir sur la dernière remarque de sa compagne:
:Mendoza: : Comme tu le disais, la confrontation était inévitable. Néanmoins, le souverain de Mactan désirait un répit: il demandait à ne pas être attaqué de nuit, car il attendait des renforts. Cette requête saugrenue était en réalité un guet-apens: il voulait inciter les assaillants à attaquer tout de suite. Il espérait qu'à la faveur de l'obscurité, ils ne verraient pas les pièges qui leur avaient été tendus sur la plage: des fossés et des trous hérissés de pieux. Mais Magellan était au courant de leur existence. En pleine nuit, les navires Européens et la vingtaine de pirogues traversèrent le canal séparant Cebu de Mactan. Ils contournent l'île par le nord et arrivèrent dans une baie, en vue de ce qui constituait le village le plus important, sur laquelle régnait le Datu. Le soleil était encore couché et ne se lèverait que dans trois heures. Parce que l'endroit présentait des hauts-fonds, mon mentor fut forcé d'ancrer ses vaisseaux loin du rivage. Ainsi, il fut incapable d'utiliser les canons pour engager les guerriers de Lapu-Lapu. Aux premières lueurs du jour, environ soixante hommes en armes sautèrent dans les chaloupes en emportant les bouches à feu.

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Juan resta un moment silencieux. Ses mains fermes tremblèrent légèrement sur ses genoux. Puis, mu par le désir de se confier, poursuivit avec difficulté, presque à contrecœur:
:Mendoza: : Ne pouvant aborder directement la plage, le détachement dut crapahuter sur plus de trois traits d'arbalète avec de l'eau jusqu'aux cuisse. Ils étaient une quarantaine à débarquer, équipés de plastrons et de casques, d'épées et d'armes à poudre.

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:Mendoza: : L'effectif restant, une dizaine d’hommes, fut chargé de surveiller les esquifs. Contre la volonté de mon maître, Don Carlos Humabon et ses gens descendirent aussi. L'autochtone lui redemanda de ne pas mener le combat, et le prévint qu'il n'aura qu'à faire un signe pour que ses hommes interviennent.
L'alchimiste était en train d'observer le conteur qui venait de renverser du vin sur sa tunique. Il eut une exclamation agacée, se frotta la poitrine puis posa le verre sur la table avec des précautions exagérées et finit par reprendre:
:Mendoza: : Lorsqu'un petit groupe arriva sur la terre ferme, les éclaireurs découvrirent un grand village implanté au milieu d'une palmeraie. Celui-ci semblait désert. Magellan leur avait ordonné d'incendier une maison. Mais au moment où ils s'apprêtaient à le faire, une cinquantaine d'indigènes surgirent de la cahute et les attaquèrent. Je ne sais plus qui de Rodrigo Nieto ou d'Antón de Noya se fit trancher une jambe, mais l'un des deux Galiciens mourut aussitôt...
Au plus fort des combats au Mexique, Isabella avait vu comment la peur et le chaos pouvaient troubler les esprits. Tout allait si vite, personne ne savait vraiment ce qui se passait. Les compagnons de Magellan avaient dû assister au même phénomène sur Mactan. Difficile de se fier aux témoignages des survivants, bien que certains détails se recoupaient curieusement dans les versions des uns et des autres. Si seulement Juan avait pu dénicher un témoin capable de décrire précisément ce qui s'était passé. Elle devait se contenter de ses suppositions et de la chronique de Pigafetta, rédigée en quelques mots.
De son côté, Mendoza aurait donné cher pour faire disparaître, d'un coup de baguette magique, le repas du soir qui lui pesait sur l'estomac. Le biryani* n'était pas encore tout à fait indésirable, mais pas non plus le bienvenu en ce moment.
:Mendoza: : Mes compagnons se ruèrent alors sur les indigènes qui battaient en retraite à travers les rues du village. Ils les poursuivirent, sauf qu'il s'agissait d'un piège: d'autres guerriers les prirent à revers. En tout, ce furent plusieurs milliers d'insulaires qui les attendaient sur Mactan. Lapu-Lapu avait en effet reçu des renforts d'autres îles dans la nuit. Divisés en trois groupes, ceux-ci poussaient des hurlements avant de se ruer sur les marins qui arrivaient sur la plage. Deux arrivèrent par le flanc et un de face. Les soldats formèrent alors deux pelotons et ripostèrent avec leurs arbalètes et leurs arquebuses. Les échanges de tirs allaient durer près d'une demi-heure, mais sans réelle efficacité.
Le mercenaire contemplait la figure harmonieuse de sa fleur de lotus. Elle était en train de lire le passage qu'il évoquait.
"Nous pointâmes les armes à feu sur l'ennemi. Les arquebuses et les arbalètes tiraient de loin, en vain... La peur ne les arrêtait pas, protégés par leurs boucliers en bois...."

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"Ils nous ont lancé tant de flèches, de lances, de cannes ferrées et de cailloux qu'on pouvait à peine se défendre. Nous ripostâmes trente minutes durant sans lui causer de grands ennuis. Lorsque nous fûmes à court de munitions, les Indiens lancèrent l'offensive..."
Sur la couverture du livre, les ongles de la jeune femme dansaient puis se calmaient au fil des pages. Enfin, lorsqu'elle parvînt à la dernière ligne, elle releva la tête et lui adressa un sourire. L'épéiste respira un grand coup et continua:
:Mendoza: : Les indigènes se rendirent en effet vite compte que nos armes à poudre n'étaient en vérité pas si dangereuses que cela. Tout d'abord, leur maniement était lourd. La cadence de tir était lente car recharger l'arme prenait du temps. De plus, l'arquebuse reposait sur une fourquine plantée dans le sol, et tu te doutes qu'il était souvent nécessaire de la remettre en place car la déflagration la faisait trembler.
L'alchimiste hocha lentement la tête.
:Mendoza: : Ensuite, une partie de la poudre avait sans doute été mouillée durant le transport entre les chaloupes et la plage, la rendant inutilisable. Enfin, si les traits et les balles parvenaient à perforer les boucliers, les tirs n'étaient pas immédiatement mortels, ou en tout cas, pas systématiquement. Il semblait même que les indigènes ne soient que peu blessés, et pouvaient en général continuer le combat. Tout ceci ne contribua qu'à les enhardir. Ce fut alors un déluge de pierres, de pieux durcis, de lances et même de terre, qui s'abattit sur les Européens. D'autant que les îliens avaient mis à profit la nuit pour ériger des palissades derrière lesquelles ils s'abritaient pour harceler leur ennemi. Incapables de riposter, Magellan ordonna qu'on mette le feu à des huttes pour créer une diversion.

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:Mendoza: : L'incendie ravagea entre vingt et trente habitations, mais les autochtones accourus sur place tuèrent deux marins de plus. Quelqu'un demanda alors à mon mentor d'appeler à la rescousse les deux mille Cebuanos qui attendaient près des embarcations. Le capitaine-général refusa une fois de plus et ordonna à ses hommes de faire preuve de courage, de ne pas se laisser impressionner par le nombre. Il leur rappela que pendant la conquête de la Nouvelle-Espagne, à un contre cinquante, les Espagnols résistèrent face aux Mayas grâce aux armures et aux armes à feu. Ayant l'impression de posséder tous les pouvoirs, il avait le sentiment qu'il ne pouvait pas mourir...
:Laguerra: : Cela devait être vraiment triste de voir un esprit aussi brillant s'égarer à ce point!
Dans l'estomac du Catalan, le plat épicé commençait à peser très lourd. Il n'aurait jamais dû se bâfrer de la sorte. Cependant, en aucun cas il n'avait pensé que cette anecdote de revenant, racontée durant le souper, aurait pu influencer la tournure de la soirée. Il aurait mieux fait de s'abstenir. S'il l'avait fait, il ne serait pas en train d'évoquer ce passage peu ragoûtant.
:Mendoza: : Pivotant d'un quart de tour pour se positionner de biais, Magellan redressa sa lame à l'arrière de sa tête, empoignée à deux mains, pointe vers le ciel. Puis, les traits imperturbables, il se figea en attente de l'assaut adverse. Un immense fracas ébranla le village lorsque les indigènes les plus rapides arrivèrent au contact du mur de boucliers, aussitôt suivi de cette cacophonie martiale et discordante propre à la guerre.

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:Mendoza: : La hardiesse, la détermination, la discipline, face à la sauvage frénésie. Bien qu'abhorrant ses adversaires, le Portugais pouvait leur reconnaître une chose: le courage. Quoi qu'on puisse dire des guerriers de Lapu-Lapu, aussi vindicatifs fussent-ils, ces derniers se battaient avec un acharnement remarquable. C'est là que les îliens repérèrent un point faible chez les occidentaux: si leur poitrine et leur tête étaient protégées, il n’en allait pas de même pour leurs jambes et leurs bras. En effet, ils ne portaient pas d'armure intégrale, qui de toute façon ne leur aurait pas permis de se mouvoir dans l'eau. Les guerriers concentrèrent donc leurs jets sur ces membres. Par-dessus les hurlements, on entendait le bruit écœurant des bouts de bois rompant les os et des coups de poing frappant la chair. Des cris de douleur se mêlaient aux cris de rage. Une chose était sûre: chaque camp voyait en l'autre l'incarnation du mal. La loi de la jungle avait repris ses droits. Une flèche empoisonnée atteignit alors mon maître à la jambe... La jambe droite.

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Isabella le regarda, un peu perdue.
:Mendoza: : Souviens-toi: en 1513, il fut blessé au genou gauche par une lance lors de la bataille d’Azemmour au Maroc. Ainsi, depuis lors, il boitait légèrement. La flèche ayant atteint la jambe valide, mon mentor se trouva très sérieusement handicapé et ne put plus se mouvoir qu'avec grande difficulté. Il ordonna immédiatement la retraite. Mais au lieu de se replier en bon ordre, nombre de marins s'enfuirent, ne laissant leur commandant qu'avec sept ou huit hommes. Soit à cause de la panique, soit à cause du combat qui faisait rage, certains tombèrent dans les trous hérissés de pieux. Le petit groupe se replia tant bien que mal sous les assauts ennemis, mais se trouva bientôt ralenti par l'eau qui lui monta jusqu'aux genoux. Les indigènes poursuivirent leur harcèlement, principalement dirigé vers Magellan, dont ils comprirent qu'il était le chef.

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:Mendoza: : Il va notamment, toujours selon Pigafetta, perdre son casque à deux reprises.
Les mots sortaient de la bouche de Mendoza comme une épine qu'on ôte d'un pied nu.
:Mendoza: : Au fur et à mesure de l'avancée, les îliens récupérèrent les lances qu'ils avaient précédemment jetées, pour les lancer de nouveau. Les bombardes demeurées dans les chaloupes n'étaient d’aucune réelle utilité à cause de la distance. Pire: en tentant malgré tout de porter assistance aux combattants à pied, les tireurs allaient blesser leurs propres camarades. Cet affrontement dans l'eau s'étala sur une heure. C’est alors que dans un frémissement brutal et furieux de tout son être, un guerrier chargea Magellan. L'Amiral ne le devina pas, occupé à batailler avec d'autres. Il ne pressentit pas la mort qui allait bientôt s'empaler dans sa chair. Jamais elle n'avait été si proche...
Une fois de plus, la voix de Mendoza eut des accents d'amertume et de résignation.
:Mendoza: : À moins qu'il ne fut consentant et qu'il n'offrit son corps aux coups d'un destin qu'il accepta, qu'il provoqua. Il aura l'éternité pour regretter. L'indigène parvint à frapper mon maître au niveau du front avec une lance. Celui-ci ne s'avouait pas encore vaincu. Il répliqua et transperça l’opposant avec la sienne, qui resta plantée dans le corps de l'attaquant et le Portugais dut dégainer son épée.

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:Mendoza: : Mais blessé au bras droit par un coup de pique, il n'y parvint pas. L'apercevant désarmé, les assaillants se ruèrent sur lui, et un coup porté à la jambe gauche le fit s'effondrer dans l'eau, face au ciel.

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C'était un de ces moments où le temps paraissait suspendre son cours. Envahie par un étrange sentiment d'irréalité, Isabella s'entendit murmurer:
:Laguerra: : Et après?
:Mendoza: : Ses ennemis le submergèrent alors. Lorsqu'ils le poignardèrent, le capitaine-général eut alors un dernier regard pour les hommes demeurés avec lui, afin de s'assurer qu'ils pouvaient s'enfuir. Il fut alors tué par une flèche et un coup de lance dans la gorge.
Isabella ne put retenir un tressaillement qui n'échappa pas à Juan, pas plus que la soudaine blancheur de ses joues. Pendant toute la durée du récit, elle était restée silencieuse, comme plongée dans ses pensées, clignant des yeux de temps à autre, pour acquiescer. Mais là, en apprenant comment l'explorateur Portugais avait vécu ses derniers instants, elle se sentit fondre d'émotion.
:Laguerra: : Je suis désolée, mon ange. J'imagine que c'était un peu comme perdre ton père.
:Mendoza: : Mon père... et un ami. Je n'ai pris la pleine mesure de cette perte qu'après sa mort.
Ses paupières s'abaissèrent comme un voile devant le noir intense de ses yeux. Il sembla soudain très las. Au bout d'une minute ou deux, elles clignèrent de nouveau.
:Mendoza: : Aujourd'hui encore, j'essaye de me convaincre qu'il est toujours là, à travers ses enseignements, mais j'ai du mal.
À ces mots, l'aventurière se mit même à verser une larme. Son compagnon ne fit rien pour la consoler, attendant patiemment qu'elle se reprenne.
Des siècles passèrent... des mondes tourbillonnèrent, virevoltèrent... Le temps était immobile, suspendu... il traversait les âges.
Non, quelques secondes à peine venaient de s'écouler. D'une voix qui n'était guère qu'un murmure, l'espionne dit qu'elle était navrée, puis, pour se donner une contenance, lut la version du chroniqueur qui racontait exactement la même chose:
"Un insulaire a réussi à blesser le capitaine au visage avec une lance en bambou. Désespéré, il plongea la sienne dans la poitrine de l'Indien et la laissa clouée. Il voulait utiliser l'épée, mais il ne pouvait la tirer qu'à moitié, à cause d'une blessure qu'il avait reçue au bras droit..."

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"Puis les Indiens se jetèrent sur lui avec des épées et des cimeterres et combien d'armes ils avaient et en finirent avec lui, avec notre miroir, notre lumière, notre consolation, notre véritable guide. Quand il a été blessé, il s'est retourné plusieurs fois pour vérifier que nous étions tous en sécurité sur les bateaux. Magellan est mort. Mais jusqu'à la fin il a fait preuve d'un très grand courage et d'opiniâtreté. Je souhaite que l'histoire n'oublie jamais son nom".

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:Mendoza: : Oserai-je dire qu'il fut un perdant magnifique? Il avait réalisé quelque chose de grandiose dont il ne touchera jamais les fruits.
Pâle comme un fantôme, Isabella l'interrogea du regard pour connaître le dénouement de ce passage.
:Mendoza: : La suite des événements fut comme un brouillon de panique: une fuite. Dans l'incapacité de porter secours à leur maître, la seconde vague de survivants, plus ou moins gravement blessés, regagna les chaloupes. L'eau leur arrivait jusqu'à la taille. Le simple fait de marcher était épuisant, ils ne sentaient plus leurs jambes et ils tremblaient. Paniqués, ils reculèrent, pas après pas, se rapprochant de leur but. Peut-être, plus ou moins consciemment, voulaient-ils protéger Antonio Pigafetta, touché au front par une flèche. Ni Diego Gallego ni Nicolás de Nápoles et encore moins Enrique n'étaient des soldats. Tous étaient dépassés par la violence qu'assénaient les guerriers du Datu avec autant de prodigalité. Jamais ils n'avaient croisé des indigènes aussi féroces, de véritables machines à tuer.
La voix de Mendoza s'était teintée de colère. Elle était plus sonore et tranchante dans la pénombre.
:Mendoza: : De leur côté, ayant vu Magellan tomber sous les coups de l'ennemi, les Cebuanos se ruèrent à la charge, obligeant les guerriers de Mactan à reculer avant d'aider les retardataires à regagner les esquifs... Comme ses compagnons d'infortune, l'interprète Malais s'y rendit promptement, afin qu'un but l'empêchât d'être avalé par sa douleur, excessive, pas tolérable. Le coup de fièvre! Il lui fallait se cramponner à ses petites pensées, se rattraper à des riens qui lui traversaient l'esprit, pour ne pas s'effondrer dans la crevasse qui s'ouvrait en lui. Prodigieuse béance! De son côté, en larmes, Pigafetta avait laissé tomber sa plume et regardait ce carnage, une fois assis sur son banc. Il contemplait ce tableau où s'affichaient les visages morbides des survivants. Ils étaient tous au calme, à présent. Mais, après cette course éperdue, la conscience de l'énormité de la catastrophe leur vint peu à peu. Un désastre total! Tel fut le lamentable épilogue d'une croisade perdue d'avance.

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:Mendoza: : Le corps expéditionnaire repartit vers Cebu, laissant derrière lui les dépouilles de ses soldats morts au combat. Ils furent huit à y avoir laissé leur vie: Fernand de Magellan, Cristóvão Rabello, Francisco Falcón González, Pedro Gómez, Rodrigo Nieto, Antón de Noya, Juan de la Torre et Antón de Escobar, qui décèdera le surlendemain.
:Laguerra: : Je compte également quatre indigènes Cebuanos tués en se portant au secours de tes camarades...
:Mendoza: : Tu peux aussi y ajouter Philibert Bodin dit "Filiberto", qui décèdera de ses blessures quatre mois plus tard. Ce qui porte le bilan définitif de l'opération à treize décès. En revanche pour Lapu-Lapu, cette bataille fut un véritable succès: en repoussant mes camarades, il ne compta que de faibles pertes dans ses rangs. Surtout, il montra à ses semblables que nous n'étions pas invincibles...
:Laguerra: : Cet échec pose une épineuse question au sujet de Magellan: pourquoi? Mais enfin, qu'était-il venu faire là, cet homme à l'âme si profondément troublée? Est-ce donc qu'il était depuis quelque temps hanté de l'idée d'en finir avec la vie?
:Mendoza: : Peut-être bien! En réalité, son voyage n'avait rien d’un succès. Bien au contraire. Entre les morts et les déserteurs du San Antonio, il avait perdu presqu'une centaine d'hommes, soit plus du tiers de ses marins. Il n'avait sans doute eu aucun mal à imaginer quel portrait de lui allaient faire ces mêmes déserteurs à leur retour à Séville, surtout après la mutinerie de San Julián, où il avait fait tuer Mendoza, fait exécuter Quesada et abandonner Cartagena, ces trois capitaines Espagnols imposés par le roi. Il allait devoir répondre de ses actes, il ne pouvait l'ignorer. Et bien qu'il ait déjà conquis des îles riches en or et en mets inconnus, il n'avait pas encore atteint le but de son voyage: les Moluques. Mais avant même d'y mettre les pieds, il savait que celles-ci se trouvaient dans la partie du globe appartenant aux Portugais. Or, pour convaincre le roi de financer son expédition, il lui avait assuré que les îles aux épices se trouvaient en territoire Espagnol, et qu'il pourrait ainsi le démontrer. Il lui avait donc en quelque sorte menti, et cela pourrait faire de lui un réprouvé, quelles que soient les richesses qu'il ramènerait. Et comme il était également indésirable au Portugal, où il était vu comme un traître, que lui restait-il? Mourir en héros fut sa seule option.
:Laguerra: : Sans vouloir minimiser l'horreur de cette tragédie, qu'est-il advenu ensuite?
:Mendoza: : Lorsque les survivants revinrent sur l'île de Cebu, ce fut une catastrophe. Tout était bouleversé. Magellan étant mort, les hommes de la flotte se retrouvèrent sans capitaine-général. Lorsque j'appris la terrible nouvelle, je me découvris une aptitude pour la souffrance, insoupçonnée.
Sa voix prit une inflexion plus profonde, comme s'il se parlait à lui-même plutôt qu'à sa compagne:
:Mendoza: : J'avais mal de partout, je sentais mon énergie me quitter, mais mon corps tint bon, persistait à fonctionner, à respirer. Pourtant, c'était trop à la fois: l'insoutenable pression du désespoir augmentait dans ma tête. Quand on perce un trou dans le crâne pour y loger un peu de poudre noire et qu'on allume la mèche, on doit ressentir quelque chose d'approchant. Mais là, le cerveau, bien que pulvérisé par la détonation morale, s'obstinait à distiller du malheur pur en moi, comme s'il eût attendu cette occasion pour me donner tout le chagrin qu'il était capable de produire en bloc. Tout le bonheur d'avant, je l'expiais brutalement. Pigafetta fut le premier à s'apercevoir que je sanglotai. Il glissa sa main dans la mienne et me tendit son mouchoir, avec une douceur qui se voulait protectrice. Mais il fallut bientôt essuyer les yeux de toute l'assistance car tout le monde était en deuil. La contagion des larmes fut immédiate, bouscula les pudeurs. Un beau relâchement qui se moquait de la retenue qui sied à une assemblée de marins! Un joli moment où la sincérité se passa de mots. Pleurer fut le seul langage que nous trouvâmes pour se causer, le seul qui nous permît de se sourire tout en disant l'horreur de notre peine. Comme l'avait écrit Pigafetta, mon mentor fut un guide qui avait su discipliner l'équipage. Suite à sa disparition, les marins étaient tendus et avaient peur de ce qui allait arriver. Pour calmer les esprits, le beau-frère de l'Amiral, prit les choses en mains. Mais même secondé par Juan Serrano, Barbosa fut la cause de nos ennuis à Cebu.
:Laguerra: : Des ennuis! Quels ennuis?
:Mendoza: : Cet homme à l'aspect brutal fit un faux pas en s'en prenant violemment à Enrique. Je te laisse deviner pourquoi.
Très intéressée, Isabella, dont le nez frémissait de bonheur intellectuel, se prêta aussitôt au jeu:
:Laguerra: : À cause des dernières volontés de Magellan, c'est ça?
:Mendoza: : Alors, je ne saurai dire si le nouveau capitaine-général avait pris connaissance du testament, mais le comportement de l'interprète, qui se considérait déjà comme libéré de toute servitude après la mort de son maître comme le stipulait le document, le fit sortir de ses gonds. Le Malais errait comme une âme en peine, passant le plus clair de son temps étendu sur sa natte.

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:Mendoza: : Face à cette apparente oisiveté, j'ai le souvenir d'un Duarte Barbosa très en colère lui disant de façon injurieuse: "Eres un perro! Tu es un chien! Tu continueras à servir, on te ramènera en Espagne où tu seras toujours l'esclave de ma sœur Beatriz. Dans l'intervalle, tu ferais mieux d'agir avec zèle si tu ne veux pas être fouetté ou frappé à coups de bâtons..."

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:Mendoza: : Une telle agressivité surprit Enrique, là où Magellan l'avait toujours bien traité, et fit monter en lui une sérieuse rancœur.
Quelque chose freinait la spontanéité du Catalan. Lorsqu'il mentionnait l'esclave de Magellan, une certaine équivoque perçait dans sa voix.
:Mendoza: : Certes, l'expédition avait cruellement besoin de cet homme qui parlait le Portugais, l'Espagnol et le Malais. Mais le nouveau commandant ignorait alors que cette action irréfléchie allait avoir de grandes conséquences.
:Laguerra: : Lesquelles?
:Mendoza: :J'ai un peu mal à la gorge à force de parler. Tu n'as qu'à lire ce que Pigafetta raconte.

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"Notre interprète Enrique était légèrement blessé d'une flèche empoisonnée reçue à la bataille de Mactan, et il restait toujours enveloppé d'une couverture de laine, sans vouloir aller à terre. Duarte Barbosa, le gouverneur du principal navire, lui dit tout haut que si son maître le capitaine était mort, lui n'était ni affranchi ni libéré. En le menaçant s'il n'obéissait pas, l'esclave se leva et feignant de ne pas tenir compte de ces paroles, il alla à terre dire au roi chrétien Humabon que nous voulions partir soudainement. Mais que s'il voulait faire selon son conseil, il gagnerait tout nos navires et nos marchandises. C'est ainsi qu'ils ont organisé une trahison."

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:Laguerra: : Holà! Ça ne sentait pas très bon, cette histoire!
:Mendoza: : Effectivement, la puanteur était à son comble. Seulement ce n'était qu'une hypothèse de la part du chroniqueur pour expliquer le massacre qui allait suivre quelques jours plus tard...

À suivre...

*
*Pithèques: Terme savant désuet qui a longtemps désigné une ou plusieurs espèces de singes plus ou moins imaginaires. Il évoque surtout la description d'Aristote dans Histoire des animaux qui décrit ces bêtes comme proches de l'homme et dépourvus de queue.
*Gorilles: Selon le Littré, ce mot fait son apparition dans le récit Grec du périple de Hannon, datant du VIème ou VIIème siècle av. J.-C, mais il s'agit en fait du mot "gorgade" désignant, chez Pline l'Ancien citant Xénophon de Lampsaque, les "femmes velues" que les Carthaginois disent avoir trouvées sur la côte de l'Afrique, en référence aux îles Gorgades, foyer des gorgones de la mythologie Grecque. Décidément, Zia est trop forte! Après nous avoir sorti le mot "iceberg" dans la première saison, voilà qu'elle recommence dans la quatrième! Elle est capable de dire de quelle espèce de singes il s'agit alors que c'est la première fois qu'elle en voit. Et puis étymologiquement, le terme gorille n'existait pas au XVIème siècle.
*Pintado: Les Cebuanos et les habitants des îles voisines étaient connus pour leur pratique répandue du tatouage. Par conséquent, les Espagnols les appelaient les Pintados, les hommes peints.
*Biryani: Plat Indien à base de riz, préparé avec des épices, de la viande, des œufs ou des légumes. Il a été importé par les voyageurs Musulmans et les marchands. Il constituait un plat festif à la cour des empereurs Moghols.
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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TEEGER59
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Re: Le clou du voyage.

Message par TEEGER59 »

Suite.

L'aventurière savait où son compagnon voulait en venir. Dans un souffle à peine audible, elle murmura:
:Laguerra: : Le massacre du banquet de Cebu...
Le navigateur opina gravement.
:Mendoza: : Cependant, il existe d'autres versions pour expliquer un tel déchaînement de haine à notre encontre. Voici la seconde: un fait, en apparence anodin, se produisit cet après-midi-là. Ayant appris la mort du capitaine-général, les quatre marins en charge de la boutique entreprirent de rapatrier toute la marchandise sur les navires. Ce geste provoqua un immédiat ressentiment chez Humabon et les Cebuanos.
Isabella se renfrogna et croisa les bras:
:Laguerra: : La raison est aisée à deviner: alors que le roi s'était toujours montré accueillant, qu'il avait proposé son aide pour la bataille, que ses hommes s'étaient engagés dans le combat pour sauver les blessés, voilà qu'on les empêchait de troquer la marchandise Européenne. Humabon n'était nullement responsable de ce qui était arrivé et pourtant, il était comme puni. Ce faisant, vous veniez de vous mettre à dos votre allié...
La jeune femme avait des agréments de nature à toucher les sens d'un homme. Mais ceux de son caractère étaient plus frappants encore. Elle était d'une indépendance frondeuse, indocile et traversée par les sensations les plus vives. Tout fermentait en elle. Si pressée de vivre! Et d'aimer, aussi! Ce fut son franc-parler qui la fit entrer au service du souverain d'Espagne, lui qui goûtait aux rapports authentiques. Charles Quint la savait fidèle dans sa conduite aux engagements pris, aux lois de l'honneur et de la probité. Il ne lui avait jamais vu l'esprit d'intrigue, de nuisance, ni la capacité d'envisager un compromis. Jamais! Son attitude, son regard, sa voix, prêtaient à tout ce qu'elle disait une indiscutable loyauté. Tricher face à Isabella était quasi impossible. Nul préjugé, aucune étroitesse de nature ne contraignait son goût, et sa hardiesse de jugement fascinait. La jeune alchimiste débusquait avec gaieté l'idée reçue, raillait les conformismes en affûtant des couplets d'une drôlerie qui évitait toujours les facilités de la méchanceté.
Mais ce qui touchait le plus chez elle, et qui chiffonnait son compagnon encore aujourd'hui, c'était ce quelque chose de brusque, de heurté, qui disait son refus d'une féminité évidente, sa difficulté à accepter la beauté de ses jambes, de ses traits altiers à la finesse et à la pureté si exquises. Laguerra ne savait pas qu'elle était mignonne, que sa chevelure abondante, lorsque celle-ci n'était pas ramassée en chignon, captait les regards. Elle était de ces femmes qui ignorent qu'elles pourraient décider d'être élégantes, sans modération. Elle était ce genre de beauté compliquée, à la fois satanique et angélique qui désespère la gent masculine, et que l'on ne trouve que chez les plus farouches et les plus indépendantes. Sous des dehors un peu rudes, la bretteuse dégageait donc une féminité bien à elle, tout en refusant les accessoires dits féminins, et se présentait dans des vêtements simples qui lui donnaient des allures de Jeanne d'Arc moderne.
Comprimée dans son corset sublimé de motifs luxueux, elle demeura un instant immobile, dans une posture de señorita mi courroucée, mi désespérée, mais soucieuse de modérer ces choses répugnantes qu'on appelle des émotions. Elle finit par dire:
:Laguerra: : Néanmoins, j'imagine mal Humabon élaborer un tel traquenard pour si peu. La traîtrise d'Enrique est plus plausible. Il aspirait à ne plus faire partie du voyage, or celui-ci lui était encore imposé. Ça le tourmentait et il devait agir afin de retrouver la liberté et l'héritage de dix-mille maravédis que Magellan lui avait promis. Tout concourt à étayer cette hypothèse: en premier lieu, l'accusation de Pigafetta dans son journal...
:Mendoza: : Là, tu m'étonnes, Isa... Tu prends un ouï-dire pour un fait avéré? Il faut que tu aies à l'esprit que les différentes sources d'Antonio pour écrire sa chronique étaient souvent imprécises, et parfois clairement partiales, que ce soit en faveur ou en défaveur du fidèle esclave. Son opinion rend difficile l'émergence d'une vérité irréfutable. Aujourd'hui encore, le comportement et les motivations réelles de chacun restent pratiquement impossibles à déterminer, et il est uniquement possible d'émettre des hypothèses. C'est ce qu'avait fait l'Italien à l'époque... Il ne faut pas oublier que toutes les personnes qui avaient pris part à cette aventure étaient simplement des hommes, avec de bons et de mauvais côtés...
La mine pincée, la jeune femme répliqua:
:Laguerra: : Mais Pigafetta ne fut pas le seul à pointer l'interprète du doigt! Si je me fie à ma mémoire, il me semble avoir lu quelque part que, de retour en Espagne, Juan Sebastián Elcano fit la même déclaration, lors de son audition par l'alcade* Sancho Díaz de Leguizamo. C'était le 18 octobre 1522, corrige-moi si je me trompe.
Sa diction avait une intonation déplaisante. Les amants se mesurèrent du regard.
:Mendoza: : Et alors? Cela prouve uniquement une chose: devant le tribunal, le Basque avait, lui aussi, débité insolemment comme parole d’Évangile tous les sots bavardages qu'il avait entendu. Tu ne peux tout de même pas prendre pour argent comptant les propos de ce mutin!
Il y avait dans la voix du narrateur un soupçon de plaisir malin à la contredire. Il se pencha en avant.
:Mendoza: : Et puis si certains incriminèrent Enrique comme l'instigateur du massacre, d'autres le disculpèrent: ni Francisco Albo dans son témoignage au même Leguizamo, ni Ginés de Mafra dans ses notes ne firent allusion à Enrique comme la tête pensante de cette abomination. Mafra donna d'ailleurs une toute autre version de l'histoire. Tu veux la connaître?
Isabella leva les yeux vers lui:
:Laguerra: : Je t'écoute.
:Mendoza: : Dès le lendemain de la bataille de Mactan, Lapu-Lapu aurait envoyé un émissaire à Cebu. Il aurait persuadé Humabon de profiter du grand nombre de blessés dans nos rangs pour nous chasser. Car le guerrier pintado était certain que nous tenterions à nouveau d'assujettir toute la contrée lorsque nous aurions recouvré nos forces. Si le Radjah catholique ne s'exécutait pas dans les plus prompts délais, Lapu-Lapu en conclurait qu'Humabon avait définitivement embrassé notre religion, ce que le Datu ne pouvait permettre. Dès lors, une fois que nous aurions mis les voiles, il aurait été contraint de l'attaquer, avec le soutien des îles environnantes. À Humabon de choisir ce qu'il préférait. Ainsi, il n'aurait eu d'autre option que de nous tendre ce piège.
Laguerra fut, encore une fois, abasourdie par ces propos. Elle ne savait pas si elle devait les croire ou les considérer comme des mensonges. Elle aurait juré avoir vu son compagnon ciller au moment de parler, un air triste se peindre sur son visage. Elle chassa ces pensées et s'éclaircit la gorge:
:Laguerra: : Je dois bien admettre que ceci ne manque pas de logique. Oui, c'est une piste intéressante.
Le mercenaire reprit la parole:
:Mendoza: : Mais il y a encore mieux! Une quatrième hypothèse émergea bien plus tard, lorsque la flotte revint en Espagne. Personnellement, je penche davantage en faveur de celle-ci.
Tandis que Juan se caressait la mâchoire, Isabella le regarda avec étonnement.
:Laguerra: : Laquelle?
:Mendoza: : Comment je te la sers? Je te l'enrobe de sucre ou tu la préfères nature?
Inclinant la tête d'un côté, elle réfléchissait à sa réponse.
:Laguerra: : Je choisis la version nature.
:Mendoza: : Fort bien! La voici: l'historien Pietro Martire d’Anghiera, qui avait eu l'occasion d'interroger des survivants de l'expédition, avait obtenu d'un matelot Génois de terribles aveux. Privée de la poigne de fer de Magellan, la discipline se délita et les bas instincts reprirent bien vite le dessus. Les hommes les plus vils pouvaient s'y adonner sans contrainte. Selon Martín de Judícibus, les Cebuanos en auraient eu assez du comportement de certains marins à l'égard de leurs femmes. Je parle de rapports charnels obtenus par la contrainte, bien entendu!
:Laguerra: : Je crois que j'aurai préféré la version sucrée.
:Mendoza: : C'était... la version sucrée. Et celle-ci disculpe à mes yeux l'interprète Malais de tout désir de vengeance, en dépit de l'injustice dont il fut l'objet. Certes, il s'était prit d'une rancune amère pour ce bourreau qu'était Barbosa, un ressentiment qui avait grandi sourdement et tourné à la haine à mesure qu'il se portait mieux, mais jamais Enrique n'aurait condamné tout un équipage pour s'affranchir du nouveau capitaine-général. Nul doute que la lubricité de certains hommes expliqua aisément la sauvagerie avec laquelle les Cebuanos se retournèrent contre eux.
:Laguerra: : Oui, cette explication paraît vraisemblable, elle aussi.
:Mendoza: : Heureux de te l'entendre dire...
La fille du co-fondateur de l'Ordre du Sablier resta un moment sans bouger. Son regard peu à peu se fit vague, brumeux. Puis dans un sursaut, elle revint à la réalité et poussa un soupir.
:Laguerra: : Juan?
:Mendoza: : Mmm?
:Laguerra: : Parmi ces différentes versions, laquelle raconte clairement les faits, tels qu'ils se sont réellement passés?
L'Espagnol eut un haussement d'épaules éloquent:
:Mendoza: : Comment savoir, princesse. Il y a sûrement un fond de vérité dans chacune. S'il est difficile de démêler le vrai du faux, la possibilité que toutes ses causes soient liées n'est pas à exclure... Mais revenons au jour funeste de la mort de Magellan, juste après l'entrevue d'Enrique et du souverain de Cebu. À cet instant, rien ne laissait présager un quelconque changement dans les rapports amicaux entre Européens et Cebuanos. Humabon agissait de manière naturelle avec ses hôtes, comme à l'accoutumée. S'il avait déjà échafaudé un plan pour nous piéger, cet infâme coquin n'en montra rien. Pas un instant il ne laissa deviner son intention, bien au contraire... Dans la soirée, un de ses émissaires se rendit sur Mactan pour réclamer les corps des hommes tombés au combat, et particulièrement celui de Magellan. Il proposa en échange de grandes quantités de marchandises. Sa demande fut rejetée: la dépouille d'un tel adversaire devait...
:Laguerra: : ... servir de nourriture aux poissons?
:Mendoza: : Non, elle devait être conservée comme trophée. Barbosa fit envoyer de nouveau le médiateur, avec doublement de l'offre. Cependant Lapu-Lapu demeura intransigeant. Il refusa de restituer le corps de mon maître. De ce fait, il ne fut enterré nulle part, ce qui est dramatique.
La voix du capitaine se brisa en un rire sans joie. Poussée par une curiosité teintée d'appréhension, l'aventurière le pressa:
:Laguerra: : Que veux-tu dire?
:Mendoza: : N'ayant pas pu récupérer son cadavre, nous ne pûmes respecter ses dernières volontés. Souviens-toi de mes propos en début de soirée: "l'âme des personnes mourant de façon brutale ne sont jamais en paix". C'est d'autant plus vrai si on ne leur donne pas une sépulture chrétienne. Celle de mon mentor errait entre deux mondes. Et je sais de quoi je parle. Toi aussi puisque si nous en sommes là, c'est à cause de cette histoire de fantôme...
Le silence se fit dans la pièce. Tout en songeant à ce que Juan venait de raconter, Isabella lui effleura la main, en dépit de la prise de bec qu'ils avaient eue il y a trois minutes à peine. Lui, porté par la vigueur de ses sentiments, se rapprocha. Il la sentit prête à se lover contre lui, fondre entre ses bras qu'il n'osait refermer sur elle. La peau de l'espionne brûlait d'être caressée, et de faire passer cette tendresse dans toute sa chair, d'irriguer son corps de cette douceur qu'elle le voyait disposé à donner, elle eut envie de l'embrasser. L'alchimiste pressentait que dans cette brève étreinte quelque chose en elle allait mourir pour qu'une autre femme puisse naître, moins heurtée, prête à s'accorder avec cette satanée féminité que Marinché avait en quelque sorte accaparée jadis, comme si celle-ci eût redouté que la fillette d'antan n'en fit un jour usage contre elle, dans une rivalité sans bornes.

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Les amants restèrent ainsi, immobiles, tendus par le désir de s'offrir certaines privautés. La Castillane s'abandonna, toute à la volupté d'être regardée. Les prunelles du marin, moins enflammées, étaient plus caressantes. Son sourire était celui d'un homme amoureux, sûr d'être récompensé d'un baiser mais qui, sur le point d'être embrassé, prenait encore du plaisir à maintenir cette distance qui suspend la concupiscence. Il eut assez de présence d'esprit pour ne pas céder aux injonctions de ses appétits. Le mélange alcool-biryani ne faisant pas bon ménage, son haleine n'avait rien de romantique. De surcroît, il lui restait beaucoup de choses à raconter. N'était-ce pas cela que Laguerra voulait avant tout?
Il toussota et reprit:
:Mendoza: : Pigafetta fit étalage de tout le chagrin et de toute la stupeur convenables devant ce refus. Lapu-Lapu restant sourd à nos prières, l'équipage se rendit sur la grand-place de Cebu, près du rivage, là où une croix fut plantée dès notre arrivée, afin que nous puissions consacrer la mémoire du navigateur Portugais.
Surpris par une émotion soudaine, le Catalan versa une demi-larme. Incontrôlable, celle-ci était le fruit de ces moments refoulés qu'il avait entassés pendant trop longtemps. Il se hâta de l'essuyer. Mais dans la pénombre, sa panthère put déceler dans ses yeux voilés un fond de tristesse douloureuse. Chaque fois que Mendoza pensait à son mentor, il lui semblait voir un visage ensanglanté, aux cheveux emmêlés d'algues.

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Un visage qui avait été beau et qui fut inaccessible à la pitié du Datu de Mactan...
:Mendoza: : Pourquoi mon maître avait-il voulu mourir alors qu'il avait une femme et des enfants?
Lui, en tout cas, il ne le voulait pas. Il n'imaginait pas qu'il puisse jamais avoir une telle envie...
La mort, c'était... pour les autres.
L'Espagnol redressa le buste et carra les épaules.
:Mendoza: : Bref, sachant de la bouche d'Enrique que notre départ approchait, le roi Humabon nous témoigna une sincère affection et, quatre jours plus tard, nous convia à un banquet. Banquet à l'issue duquel il remettra quelques présents à destination du roi d'Espagne: de grosses pièces d'or, en quantité, dont certaines incrustées de diamants ou de rubis. En ce matin du premier mai, il avait également préparé une couronne et voulait la donner en l'honneur de notre souverain. Pour cela, il fallait venir la récupérer durant le festin. Le Radjah recommanda que tous les chefs des Occidentaux soient présents pour donner plus de prestige à ce dernier repas.
Isabella s'agita, troublée.
:Laguerra: : Ne me dis pas que tout le monde à accepté sans rechigner!
:Mendoza: : Bien sûr que non! Suite au drame survenu à Mactan, un homme se montra particulièrement méfiant: le capitaine Serrão. Il pensait qu'il fallait refuser cette invitation. Barbosa ne tint pas compte de cet avis défavorable et accepta avec empressement en arguant que c'était là l'occasion de renouer les liens. Il comptait même demander à ce que deux pilotes locaux nous guident vers Bornéo*. Le beau-frère de Magellan contraignit donc tous les gradés valides à s'y rendre: les officiers, les pilotes, les maîtres, les capitaines, le prêtre...
:Laguerra: : Ce qui prouve qu'il se considérait bien comme le nouveau chef de l'expédition et que le capitaine de la Concepción ne faisait que le seconder.
:Mendoza: : En effet. D'ailleurs, il ne semblait pas qu'au cours de cette journée, les deux hommes fussent parvenus à se mettre d'accord sur un point... Aussi, à mesure que la flotte s'approchait de la côte, échangeaient-ils des regards peu conciliants, en évitant de se rencontrer sur la dunette. Duarte Barbosa, très impatient, se promenait à bâbord, tandis que João Serrão, en proie à une vive agitation, arpentait le pont à tribord. Allant et venant sur la passerelle, João Lopes Carvalho, le pilote ayant guidé la flotte pour se rendre au Brésil, était habitué à ces manières. Il ne leur prêtait plus attention et ne s'occupait que des manœuvres pour prendre son mouillage, dès que la marée le permettait. Vers onze heures et quart, le bateau passa sous le vent de l'île et envoya son ancre par le fond à environ un tiers de lieue nautique du rivage. Peu après, une délégation d'une trentaine d'hommes s'embarqua sur les chaloupes pour se rendre au banquet. Les autres, blessés ou malades, restèrent à bord des navires.
:Laguerra: : Et toi dans tout ça?
:Mendoza: : Je me suis abstenu d'y mettre les pieds après l'avertissement de la veille...
:Laguerra: : Magellan...
Le capitaine acquiesça sans la regarder. Il savait qu'elle mourait d'envie de connaître la suite. Il savait également qu'elle aurait des difficultés à trouver le sommeil après cela.
:Mendoza: : Pendant longtemps, j'ai cru que son ombre resterait là, jour et nuit, sur la nef amirale, condamnée à errer sans fin sur les mers tant que son corps n'aurait pas été rendu et déposé dans la terre bénite d'un cimetière.
Soudain, son imagination le replaça dans la même situation, là, sur le pont de la Trinidad. Il se rappela le goût amer de l'épouvante dans sa bouche. Ses souvenirs défilèrent à toute allure dans son esprit.
:Mendoza: : Je n'ai jamais plus vécu d'expérience aussi effroyable que celle-ci... Jamais.
Le silence s'invita de nouveau. L'aventurière regardait le conteur. Il lui fallut un certain temps pour s'en rendre compte. Ses sourcils se haussèrent sur son large front:
:Mendoza: : Quoi?
Le visage de la jeune femme affichait une curieuse insatisfaction. Elle en vint à un état d'impatience brusque. Fidèle à son tempérament, elle lui asséna:
:Laguerra: : Et tu comptes la partager ou tu vas laisser mon imagination galoper?
Étonnée par son propre ton, elle se mordit la lèvre, confuse. Son impétuosité l'avait poussée à s'exprimer d'une voix aussi froide qu'un couperet.
Habitué à la rudesse de sa compagne, garante de sa franchise, le mercenaire apaisa ses attentes d'un geste. Dans cette suite, il se sentait protégé par la distance formidable qui le séparait de Cebu, comme à l'abri de ses douleurs passées.
Il reprit le fil de son histoire en choisissant ses mots avec soin:
:Mendoza: : En ce dernier jour d'avril, une fois toutes mes tâches de mousse accomplies, je n'avais plus rien à faire si ce n'est de m'occuper d'Estéban. Au cours de ces quatre mois, je l'avais tant de fois tenu dans mes bras pour le nourrir et le consoler qu'il répondait à présent avec des sourires irrésistibles à chaque fois qu'il me voyait. En remontant de la resserre* où le cambusier venait de nous servir une légère collation, je m'accoudais au bastingage puis scrutais l'horizon. La mer était belle et ses vagues allongées fuyaient devant une légère brise. Alors que le petit babillait sans s'interrompre, mon regard errait en tout sens, tantôt se levant vers le ciel, tantôt glissant furtivement sur l'île. N'ayant pas encore eut la permission de descendre à terre, je me demandais à quoi pouvait bien ressembler ces habitants se contentant de bonheurs simples, ce territoire absent des cartes, si éloigné de l'Espagne qui ne croyait qu'en l'effort, aux beautés du désespoir, à la fatalité de la souffrance et aux guerres de conquêtes. J'allais repartir en direction de la poupe afin de coucher Estéban dans son berceau lorsque j'aperçus la chose...
Il marqua un temps avant de poursuivre:
:Mendoza: : Car c'était bien d'une chose qu'il s'agissait. Un épais nuage blanc, à l'autre bout du pont, qui s'approchait de nous en dansant d'une façon abominable. Pétrifié sur place, les yeux écarquillés, je regardai s'avancer cette horrible nappe d'un brouillard presque solide, aux contours mal définis, d'un blanc laiteux traversé de lueurs ivoirines. Et voilà que des appendices musclés sortaient de cette masse mouvante. Elle glissait lentement vers moi d'un air décidé.
La terreur que Mendoza avait ressentie étant gamin menaça de nouveau de s'emparer de lui, mais il la repoussa et se força à respirer plus lentement.
:Mendoza: : Dans mon dos, les marins qui s'afféraient à leur tâche furent tétanisés par la peur et le mousse João Yanes Alonso hoqueta d'effroi. La voix du cambusier Cristóbal Rodríguez balbutia: "Qu'est-ce que c'est que cette diablerie?"
Le cœur de l'aventurière fit un bond dans sa poitrine. La situation semblait tellement irréelle qu'elle éprouvait elle-même un certain malaise. Même si l'existence d'un fantôme restait absurde, l'hypothèse d'une mise en garde était maintenant plus concrète. Des perles de sueur commençaient à se former sur son front, tandis qu'elle pâlissait considérablement.
:Mendoza: : Tous reculèrent d'un même mouvement alors que jaillissaient les premiers cris. Des cris interminables. Hypnotisé par l'apparition, je m'étais transformé en statue de sel. D'une voix qui se voulait rassurante, le maître de bord Giovanni Battista da Ponzoroni s'exclama: "C'est sûrement un phénomène naturel, comme le feu de Saint-Elme!" Mais la chose continuait d'avancer. Tandis que j'implorai le Tout-Puissant, j'entendis une cavalcade derrière moi. Les hurlements de mes compagnons ne tardèrent pas à s'éloigner alors que je restai là, incapable de bouger, paralysé par la peur. La chose s'approchait et je crus distinguer la silhouette d'un homme à l'intérieur du nuage...
Se refusant à envisager ce que cette histoire lui rappelait, mais se sentant malgré elle gagnée par une peur irrationnelle, Isabella se rapprocha lentement du marin qui continuait:
:Mendoza: : Celle-ci était grotesque, monstrueuse. Des cheveux crasseux plaqués sur le crâne, un visage blême au regard dur, une tunique tachée de sang et une main décharnée serrée autour d'un bâton. J'eus un haut-le-cœur en le reconnaissant. Une longue plainte étouffée s'éleva sur le pont et il me fallut quelques instants pour comprendre que ce son aigu sortait de ma gorge nouée.
Celle de l'aventurière était dans le même état. Elle ne put dire un mot. Dans le halo des chandelles, son visage blême et décomposé ressemblait à une apparition. Sans s'en rendre compte, tout son corps tremblait déjà de manière incontrôlée. De son côté, essayant de dissimuler son trouble, le Catalan porta son verre à ses lèvres, mais ses yeux sombres restaient fixés sur Isabella par-dessus le cristal. Il but une gorgée de vin, puis une autre, et reposa sa boisson.
:Mendoza: : Complètement perdu, j'hésitai entre l'envie de m'enfuir avec Estéban et le besoin de rester là, de voir ce... cette chose de plus près... Comment était-ce possible? C'était Magellan sans être vraiment lui, un être à la fois vivant et mort. De grandeur nature, il est vrai, mais n'ayant plus rien des couleurs et de la beauté des formes qu'animait la vie. L'entité se déplaça légèrement. Des étoiles dansèrent devant mes yeux tandis qu'une onde brûlante me submergeait, me signalant que j'étais à lisière de l'évanouissement. Avant que cela ne se produise, je mis le petit à terre. Le fantôme de feu mon maître était d'une pâleur effrayante, un peu comme Pablo, le géant Patagon avant qu'il ne succombe. Il m'observait de son regard chassieux, le blanc de ses yeux injecté de sang. La bouche entrouverte s'écarta, laissant échapper des sons incompréhensibles.
Le mercenaire fixa l'aventurière comme s'il attendait de sa part une question. Avec un léger effort, comme une femme qui reprend ses esprits, elle s'y plia en murmurant:
:Laguerra: : Essayait-il de communiquer?
Mendoza haussa les épaules.
:Mendoza: : Peut-être... Le cœur battant à tout rompre, je me hasardai d'une voix enrouée: "Maître? Maître, c'est bien vous?" Il tressaillit et ses pupilles, elles aussi sanglantes, roulèrent hideusement dans leurs orbites. Je lui demandai s'il pouvait s'exprimer. Un son entre cri et gémissement sortit de sa gorge tandis qu'il m'observait d'un air implorant. Ses mains s'ouvraient et se refermaient de façon inquiétante, mais je ne le perdis pas de vue, paralysé par l'émotion. L'explorateur Portugais était repoussant, à peine humain, mais je n'en reconnus pas moins son visage derrière ce masque déformé couvert de sang séché. Il s'agissait de l'homme que j'avais le plus admiré au monde, de l'être qui m'avait permis de devenir ce que je suis aujourd'hui. Je le priai de dire quelque chose. Des flatuosités sortirent de sa bouche immonde, puis il joignit les mains d'un air suppliant. Emporté par le chagrin, je sentis mon cœur défaillir. Fondant en larmes pour la seconde fois depuis le drame, je m'écriai: "Oh, maître! Qu'est-ce que ces sauvages vous ont fait?" Celui-ci poussa un grognement et resta immobile, le corps occasionnellement secoué de spasmes. Ensuite, avec une lenteur infinie, il avança. Ses mouvement sinueux me firent penser à ceux d'un serpent tandis que sa bouche s'ouvrit en laissant s'échapper un long fil de bave.
Bien qu'adulte, Mendoza s'exprimait de façon infantile. C'était comme si s'était ouvert devant lui un gouffre dont montait la puanteur du passé.
:Mendoza: : Un sanglot resta bloqué au fond de ma gorge lorsqu'il tendit ses doigts dans ma direction. Il n'était plus qu'à quelques pas.
Isabella ne pouvait s'empêcher de faire le parallèle avec ce qu'elle avait elle-même vécu: l'image de son défunt père dans le miroir, les marques autour de son cou...
:Mendoza: : Instinctivement, je battis en retraite tout en sentant son haleine putride me monter aux narines. C'était un mélange atroce de varech et de guano de poisson. Sa main se figea et il laissa échapper une autre plainte, puis leva à nouveau son bras d'un air décidé. Cette odeur de charogne, accompagnée d'effluves de cale mal aérée flottèrent jusqu'à moi. Terrorisé, je m'éloignai de plus en plus tout en surveillant Estéban du coin de l'œil. Ce dernier ne semblait pas du tout effrayé en dépit des circonstances. Les paupières rougies de mon mentor se plissèrent et le gémissement céda la place à un grognement inquiétant. L'instant d'après, la silhouette bondissait sur moi. Je poussai un hurlement et voulus m'enfuir, mais en reculant vivement, je ne vis pas où je mettais les pieds et tombai à la renverse. Me retrouvant sur les fesses, j'étais empêtré dans les cordages. Le temps de me dégager, le spectre me sauta dessus en poussant un cri de rage, le bâton levé.
Il parlait vite à présent, ses yeux ne quittèrent pas l'espionne qui déglutit d'angoisse. Elle avait de plus en plus de mal à respirer.
:Mendoza: : "Juan", hurlai-je. "C'est moi, Juan...!" Le coup avait été porté maladroitement et je parvins à l'éviter, obéissant à un instinct semblable à celui des chats. Incapable de me relever, je reculai en glissant sur mon séant en direction de la proue. Il me suivit en titubant, son arme levée. De près, ses yeux étaient blanchâtres, gélatineux, comme parcourus de rides. Il m'enveloppa dans son nuage vaporeux. Ce fut à cet instant que sa voix désincarnée résonna dans ma tête. Elle hurlait mon nom: "Juuuaaaan!" ...
Le capitaine se tut. Un silence de mort s'abattit sur les amants. Isabella avait l'impression désagréable d'avoir le cœur coincé dans la gorge. Présentée de la sorte, l'histoire était effrayante à souhait. Son chignon en tremblait d'émotion. Si son compagnon cherchait à lui faire peur, c'était gagné! La jeune femme avala sa salive avec difficulté. Elle secoua la tête et serra les paupières en s'efforçant de respirer profondément. Le temps de se calmer et elle les rouvrit et vit son homme se rejeter en arrière sur son siège. Ses cheveux lui tombaient sur le front. Ses yeux regardaient dans le vide.
:Mendoza: : Toujours à reculons, je gagnai le gaillard d'avant. Magellan me suivait en vacillant, la main levée, les doigts fébriles, prêt à frapper. Je ne tardai pas à me retrouver bloqué contre les escaliers menant au château de proue. Le fantôme avançait inexorablement, menaçant et pathétique. Il releva la tête, découvrant les larges plaies qu'il avait au front et à la gorge. Une nouvelle fois, j'entendis retentir un "Juuuaaaan!" à l'intérieur de ma caboche. Dans un murmure, je lui soufflai de ne pas approcher mais il caressa mes cheveux d'une main tremblante qui dégageait une terrible odeur de mort. "Non, je vous en prie", l'implorai-je. Ses lèvres s'écartèrent, exhalant une puanteur atroce. Un index répugnant descendit le long de ma joue pour recueillir une larme puis caressa la ligne de ma bouche. Révulsé, je m'aplatis contre la première marche en lui disant: "Allez-vous-en!" Mais ma requête se transforma en un gargouillement baveux. La créature scandait toujours mon nom et haletait de plus en plus vite à mesure que son doigt avançait sur mes lèvres. Pris de dégoût, je voulus me dégager en tournant la tête. La main, prête à abattre le gourdin sur mon crâne, se mit à trembler. Sa respiration précipitée se transforma progressivement en gémissement plaintif. Paralysé par l'horreur, incapable de prononcer la moindre parole, je vis sa dextre s'abattre dans un spasme. Le gourdin s'écrasa contre ma tempe et le monde entier disparut devant mes yeux: Estéban, les oiseaux, l'île de Cebu se mirent à tourner en rond et à la renverse tandis que toutes sortes de cloches et de voix lointaines tintaient à mes oreilles.
Mendoza prit une longue inspiration puis se vida lentement les poumons.
:Mendoza: : J'ignore combien de temps je restais ainsi. Bien plus tard, je sortis lentement de l'abîme dans lequel je m'étais enfoncé et repris progressivement connaissance. Cette remontée interminable me fit l'effet d'une éternité. Mon crâne me faisait mal. Enfin, j'ouvris les yeux. Mes paupières étaient en plomb et je dus lutter pour ne pas les laisser retomber. Que s'était-il passé? Je restais un temps allongé en balayant du regard le décor où je me trouvais. Je reconnus la mâture de la Trinidad. Le ciel pétillait encore d'étoiles et des cris, profonds et harmonieux, se superposaient au bruit d'un ressac. Peut-être des mouettes. Soudain, tout me revint en un éclair.
Les veines saillaient sur son front.
:Mendoza: : C'était incroyable, inimaginable! J'irais même jusqu'à dire impossible... si ça ne s'était pas produit. Rassemblant mes forces, je tentai de me relever, en vain, car mon corps était encore engourdi. J'entendis alors quelqu'un me dire: "Doucement". Dans l'éclatante lumière de cette fin d'après-midi, Pigafetta venait de me rejoindre et me regardait. Il avait l'air aussi mal en point que moi.

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:Mendoza: : Sa tête était toujours bandée, à cause du poison recouvrant la pointe de flèche qui l'avait blessé au front lors de l'assaut sur Mactan. Péniblement, il se pencha pour toucher le mien de sa main fraîche. Il la retira et patienta quelques instants avant d'essayer de me faire avaler un peu d'eau. Je voulus dire quelque chose, mais aucun son ne franchit mes lèvres. Le chroniqueur s'inquiéta et me demanda si ça allait. Pour toute réponse, j'émis un bruit d'outre percée. Antonio m'invita à prendre mon temps avant de m'exprimer.
Mendoza hésita, et une expression de désarroi, ou peut-être de regret, s'afficha sur ses traits.
:Mendoza: : J'avalai péniblement ma salive et fis un effort pour remuer la mâchoire mais je fus incapable de dire quoi que ce soit.
Il marqua une nouvelle pause. Sa respiration, qui s'était accélérée au cours de la dernière phrase de son récit, retrouva un rythme plus normal. Il poursuivit:
:Mendoza: : L'occasion est rêvée pour toi de nous gratifier de l'un de ces bons mots dont tu as le secret.
:Laguerra: : J'en suis incapable. Ce que tu as vécu est si terrifiant qu'il serait inconvenant de plaisanter là-dessus! Et puis, quelle genre de compagne je serai si je me moquais ainsi de l'homme que j'aime?
Après un silence, elle demanda:
:Laguerra: : Que s'est-il passé ensuite?
:Mendoza: : D'une main ferme, l'Italien me prit par le col de la chemise et m'obligea à me mettre en position assise. Il me signala que les marins à bord étaient passés à côté de lui en hurlant comme des damnés. Il ne savait pas ce que nous avions vu, mais il n'y avait plus rien, à présent. Ils avaient cherché partout, c'était fini. Je baissai la tête et avalai à nouveau ma salive, comme pour exorciser la présence de feu mon mentor, puis je vomis sur le pont.
Un énorme silence tomba et l'épéiste sembla soudainement désireux d'en finir, ou du moins de laisser un long temps mort s'établir entre ce passage et la suite. Il arrangea quelques mèches de sa partenaire.
:Mendoza: : Est-ce que ça va?
L'aventurière haussa les épaules et le fixa d'un œil vide. Il prit cela pour une invitation à continuer.
:Mendoza: : Cette nuit-là, mon sommeil fut agité. Après ce que je venais de vivre, c'est tout naturellement que mon maître s'invita dans mes songes. Il était dans une colère noire: "Depuis que je suis mort, tu ne m'écoutes plus! Que faut-il que je fasse pour que tu redeviennes le mousse obéissant qui me respectait? Tu crois que c'est agréable de passer ses journées avec des âmes errantes, hein? Tu crois que c'est amusant d'être bloqué entre deux mondes? Je t'interdis d'aller à ce banquet, tu m'entends! C'est clair, cette fois?" Bien évidemment, ce ne fut que le lendemain matin que ces mots prirent tout leur sens. Avant cela, personne n'avait idée que nous allions être invités.
Peu convaincue, Laguerra émit un grognement.
:Laguerra: : Personne, sauf peut-être une: ce félon d'Enrique!
Mendoza secoua la tête. Il se força à sourire et découvrit ses dents en un rictus dépourvu de gaieté:
:Mendoza: : Bougre d'entêtée, tu ne lâches jamais le morceau, hein! Mille écus, pourquoi tiens-tu tant à faire de lui le méchant de l'histoire? Mais soit!
Malgré la tiédeur orageuse de la nuit, les amants frissonnaient un peu. Assis en tailleur sur la banquette, l'un en face de l'autre dans le noir, ils parlaient à voix basse, avec circonspection, comme si dans l'obscurité qui les entourait se cachait une présence invisible qui pouvait les entendre. Aucun des deux ne l'avoua mais ils avaient les jetons*, comme si des peurs millénaires se réveillaient en eux et s'evertuaient à prendre le contrôle de leur esprit.
Dans celui de l'aventurière, qui trouvait ce manque d'éclairage de plus en plus inquiétant, un visage spectral flottait dans l'air en rasant les murs: celui de Fernando Laguerra. Il vint se nicher dans le coin le plus sombre de la suite, mais aux yeux de sa fille, il apparaissait clair et distinct jusque dans ses moindres détails, comme si elle l'avait vu la veille.
Certaines bougies n'étaient plus que des rogatons. Sous la supervision silencieuse d'Isabella, Juan se leva et fit le tour de la pièce pour en placer d'autres avant de venir se rasseoir.
Le passé recula, glissa dans son abysse fétide, qui se referma.
:Laguerra: : En somme, le spectre de Magellan aura finalement été une sorte de messager, un ange protecteur en t'empêchant de te rendre à ce banquet.
:Mendoza: : On peut le dire, oui. Néanmoins, il aurait pu se manifester autrement la première fois car entre nous, sa méthode n'était pas la plus douce qui soit!
:Laguerra: : Je pense qu'il avait déjà tenté de communiquer avec toi, de délivrer son message de manière plus subtile, de façon indirecte. Mais, accablé par le chagrin, tu n'avais pas su interpréter ses signes. Il lui fallait recourir à la manière forte afin que tu comprennes...
La bretteuse fixa son compagnon. Ce dernier avait eut le cran de replonger dans ses souvenirs pour elle, il avait trouvé le courage de lui montrer son côté vulnérable. Elle en fut touchée et se demandait pourquoi elle éprouvait tant de peine à en faire autant. Il était temps pour elle d'y remédier car un homme ne pouvait continuer éternellement à mettre son cœur à nu sans rien obtenir en retour. Il n'y avait point d'intimité sans confidences. Cependant, les vraies confidences se disaient à peine. Secrètement, Isabella espérait qu'il saisisse ses sous-entendus:
:Laguerra: : En parlant de signes, tu n'as pas l'impression... tout le temps... qu'il y a quelqu'un? Quelqu'un qui nous observe?
Non sans réticence, le mercenaire marmonna:
:Mendoza: : Simple nervosité, ma belle.
Elle insista:
:Laguerra: : Alors, tu ressens ça, toi aussi?
Elle frissonna de plus belle et se pencha un peu plus vers lui:
:Laguerra: : J'ai lu un livre il y a peu... Il s'agit des Jours de fête du juriste Napolitain Alessandro Alessandri. Certains ont loué l'érudition dont cet ouvrage est rempli, et d'autres se sont moqué des preuves de crédulité que l'auteur y donna en parlant d'apparitions spectrales. Pas moins de six chapitres en tout.
Mendoza haussa les sourcils:
:Mendoza: : Es-tu en train d'insinuer que le fantôme de Magellan est parmi nous, ce soir?
:Laguerra: : Tu veux sans doute dire son esprit? Non, il ne s'agit pas de lui.
:Mendoza: : Revenant, fantôme, esprit... Au fond, c'est la même chose, non?
:Laguerra: : Pas exactement. Chaque terme correspond à une entité bien précise. Un des chapitres de ce livre m'avait bien éclairé sur ce sujet. Il y a quelques nuances pour les différencier.
:Mendoza: : Vraiment? Quelles sont-elles?
:Laguerra: : Eh bien, un revenant est un défunt qui revient du royaume des morts soit pour nous hanter soit pour nous venir en aide.
:Mendoza: : Tout comme un fantôme, quoi!
:Laguerra: : Tu as entièrement raison, sauf qu'un revenant est un proche disparu ayant une apparence identique à celle qu'il avait de son vivant et se comporte comme tel. Un fantôme lui, est souvent une image floue, lumineuse, brumeuse et inconsistante, qui paraît flotter au-dessus du sol. Il nous donne une impression étrange et peut parfois nous mettre vraiment mal à l'aise car il s'agit le plus souvent d'un inconnu. Ainsi, on sait d'instinct qui vient nous rendre visite grâce à la façon dont on se sent.
:Mendoza: : Et un esprit?
:Laguerra: : Proche ou non, cet être invisible nous fait nous sentir serein, réconforté et rassuré. Il se manifeste souvent dans nos rêves où nous pouvons le voir sous forme d'apparition. De toute façon, le sentiment entourant un esprit est souvent calme. Pour finir, il est libre d'aller où bon lui semble lorsqu'il doit délivrer un message tandis que les deux autres sont attachés à un objet ou à un lieu particulier: celui où leur vie a pris fin brutalement.
:Mendoza: : C'est très instructif. J'y vois plus clair à présent. Mais dis-moi, s'il ne s'agit pas de mon mentor, à qui penses-tu, alors?
La jeune femme pesa soigneusement la question. La présence de son père l'avait mise dans tous ses états. Que faisait-il ici? Que cherchait-il? À quoi jouait-il exactement? Sa cervelle était pleine d'interrogations et elle se dit que c'était une plaie de vouloir tout analyser ainsi. Elle sourit de sa vanité et répondit à demi-mots:
:Laguerra: : À quelqu'un que nous avons tous deux côtoyé par le passé.
Un doigt posé sur le menton, le capitaine prit le temps de réfléchir:
:Mendoza: : Mmm! Une ancienne connaissance qui aujourd'hui n'est plus de ce monde et dont toi seule devine la présence...
Il se perdit quelques secondes dans ses réflexions.
:Mendoza: : Puis-je te demander comment tu te sens? Plutôt sereine ou au contraire, très agitée? Je ne voudrais pas paraître présomptueux, mais tu parais anxieuse.
Elle renifla.
:Laguerra: : Je n'irai pas jusque-là. J'ai un peu peur, c'est tout.
:Mendoza: : Donc, si j'ai bien compris ce que tu viens de m'expliquer, il s'agit d'un fantôme. En suivant ta logique, j'en déduis que cette entité est attachée à ce lieu précis. Or, je ne connais personne qui soit mort de façon brutale à Patala.
Mendoza avait d'emblée éliminé Athanaos et Gaspard, bien vivants. Les alchimistes présents aussi. Il se creusait la cervelle et se disait qu'il ne servait à rien de continuer. Il en était là, à deux doigts de tout lâcher lorsqu'une idée s'imposa à lui. Comme ça, aussi simplement. Elle sortit de nulle part, lui fit un sourire plein de promesses et lui montra que c'était la solution, qu'il n'y en avait pas d'autres et qu'il aurait beau tourner et retourner le problème dans sa tête, c'était la seule réponse envisageable.
:Mendoza: : Zarès?
La jeune femme leva les yeux au plafond.
:Laguerra: : Grand Dieu, ce n'est pas possible! Il le fait exprès ou quoi?! Je fais allusion à mon père, bougre d'âne!
Après un instant de silence, elle lui adressa un sourire.
:Laguerra: : Non, je ne songeais pas à lui non plus.
Elle s'interrompit, puis reprit:
:Laguerra: : Quoique... tu n'as pas tout à fait tort! Ce nabot s'invite de plus en plus souvent dans mes cauchemars ces temps-ci.
:Mendoza: : Tiens donc! Dans les miens aussi. Mais rêver de lui ne veut pas dire qu'il ait passé l'arme à gauche, ce qui est bien dommage...
:Laguerra: : Par moments... je n'en suis pas si sûre.
Il la regarda avec curiosité mais ne dit rien. Une lueur valsa dans son regard. L'envie d'aller combattre ce diable roux en personne. L'instant suivant, il ne fut plus si sûr de ses propres sentiments. Avait-il envie de risquer sa vie, encore une fois, alors qu'il désirait fonder une famille? Toujours plongé dans ses pensées, il revint au sujet qui le taraudait: essayer de deviner qui pouvait bien être ce fameux défunt. Après quelques secondes de recherches, il n'avait pas progressé d'un iota. Il lâcha:
:Mendoza: : Non, désolé je ne vois pas... Lors de la quête des cités d'or, nous avons croisé tellement de gens. Ça peut être n'importe qui. Je donne ma langue au chat.
:Laguerra: : Laisse tomber, cette conversation est ridicule. Moi aussi, je suis ridicule. Il n'y a personne ici, à part nous. Si nous en revenions plutôt à cette histoire de banquet?

À suivre...

*
*Alcade: Fonctionnaire qui dirige l'exécutif d'une administration locale en Espagne. L'alcade était un juge désigné, très souvent le premier magistrat d'une assemblée élue ou représentative.
*Bornéo: Le nom de Bornéo vient de celui de Brunei, petit sultanat situé sur la côte nord-ouest de l’île. Cette confusion entre l’île et un des États qui s’y trouvait vient des Portugais de Malacca, qui parlaient de Burney, de Burneo ou de Burne.
*Resserre: Ou cambuse. Local d'un navire, pris entre la cale et le faux-pont, contenant les vivres de l'équipage. Dans l'usage moderne, il désigne parfois à tort la cuisine d'un bateau.
*Avoir les jetons: Datée du XIème siècle, l'expression s'explique par le mot "jeton", qu'il faut associer au verbe "jeter" qui, à l'époque, désignait le fait de "faire sortir". Est ainsi exprimé le fait de faire sortir des matières fécales, comme quand on a très peur.
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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TEEGER59
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Re: Le clou du voyage.

Message par TEEGER59 »

Suite.

Mendoza eut un sourire, plutôt une grimace, en fait. Il y avait dans ses manières une forme d'excuse, comme s'il se sentait coupable de ne pas avoir su trouver l'identité du trépassé.
Au même moment, une horloge sonna les douze coups de minuit dans les profondeurs du palais. Le conteur attrapa son verre et but le nectar sans l'apprécier en repensant aux souvenirs qu'il venait de partager avec sa compagne. Il revit Magellan, Pablo le Patagon, Diego Sánchez Barrasa, le page Gutierre González, dont il fut proche, et tous les autres disparus de la Trinidad, but encore, cherchant dans l'alcool un soulagement qui ne venait pas. Il avait encore si mal, quelque part au fond de lui, déchiré par une sensation de perte infinie, avec le sentiment d'injustice qu'on lui avait volé ses biens les plus précieux: sa jeunesse, son innocence et l'amour quasi paternel de l'explorateur Portugais.
La bouteille était presque vide. Juan essaya de ne plus y penser, de se libérer de tout ce chagrin mais cette fois, les larmes se refusaient à ses yeux. Il avait trop bu, trop vite. Mêlé à ses excès de boisson, le repas du soir se rappela à son bon souvenir. Cette fois, la nausée s'empara de lui. Il se leva promptement, se dirigea vers la fenêtre et se pencha au-dessus du vide pour vomir et vomir encore.
Le navigateur essuya sa bouche pleine de bile d'un revers las, alla se servir un verre d'eau qu'il avala d'un trait, puis grignota une racine de nénuphar au sucre avant de retourner s'asseoir auprès de la bretteuse. Celle-ci, encore en proie à un sentiment d'irréalité, se garda de lui faire le moindre reproche. La gorge serrée, passablement ivre, le Catalan laissa libre cours à ses réflexions. Le dernier coup s'estompa dans la pénombre et le silence reprit ses droits. Hanté par tous ces fantômes, Mendoza se rencogna dans son siège. Entre deux quintes de toux, il saisit la bouteille. Il avait grand besoin de se détendre, d'extirper de son esprit les visages de son passé.
:Laguerra: : Juan, sois raisonnable.
:Mendoza: : Au point où j'en suis...
Il avait une envie de dormir qui lui fit jeter d'un coup le reste du vin de liqueur dans le gosier. Ayant avalé le tout, il poussa un soupir d'aise. Le calme revenait en lui. Accoudé sur la pile de coussins de la banquette, il alla même jusqu'à étendre ses jambes sur la table chakki*.
Impatient d'en finir, le mercenaire reprit là où il s'était arrêté:
:Mendoza: : Lorsque la manœuvre du mouillage eut été terminée, la Bergantina reçut Duarte Barbosa et João Serrão qui y descendirent sans s'adresser une seule parole. Ils furent accompagnés par une bonne quinzaine de matelots de la Trinidad. Le reste de l'ambassade, composée d'hommes de la Concepción et de la Victoria, les suivit à bord d'autres canots. Les équipages rivalisèrent de vitesse pour gagner la grève. Tous débarquèrent sur une large et longue étendue de sable blanc, inondée de lumière et baignée par une eau de cristal continuellement turquoise. Dès que la délégation eut été signalée, elle fut reconnue, et au nombre d'une quarantaine, des hommes peints, vêtus d'étoffe légère, sortirent de leur demeure et dévalèrent en toute hâte vers le rivage. Alors que les officiers eurent été reçus avec les honneurs d'usage, je restai les yeux fixés sur les chaloupes abandonnées sur la plage. Assis à l'avant à l'ombre d'une voile, Estéban sur mes genoux, je lui fis faire "à dada" tout en serrant les lèvres. Depuis la disparition tragique de mon mentor, il ne fallait pas se laisser aller à gâcher la douceur du moment par des réminiscences inutiles. Le soleil incendiait l'île. La chaleur, qui devenait pesante, faisait bouillir la poix dans les coutures, exacerbait les senteurs de l'air et de la mer. En dispensant l'allégresse joyeuse d'un si glorieux jour, les prémices de l'été se faisaient pourvoyeurs de bonheurs simples, instinctifs. Pourquoi bouder ce présent? N'avais-je pas le plus précieux des biens?
:Laguerra: : La partie centrale du pendentif de notre cher Atlante?
:Mendoza: : Non, je faisais plutôt allusion à la santé. Je n'étais pas encore devenu ce marin-mercenaire cupide que les enfants abhorraient tant. Zia, surtout! Mais tu n'as pas tout à fait tort... Ce fut la convoitise des yeux qui induisit la première femme à porter la main sur le fruit défendu. On sait ce que cela produisit et je n'étais pas autrement qu'un autre. De plus en plus souvent, il m'arrivait de penser aux Moluques. Lorsque j'y songeai, je me disais qu'une fois là-bas, il ne me restera plus qu'à ajouter à cette richesse essentielle l'acquisition de clous de girofle. Ces boutons floraux m'assureront fortune et gloire, afin d'éliminer cette douloureuse sensation de vide enracinée dans mon cœur...
Pendant qu'il formulait sa réponse, la duettiste s'était levée et, les jambes vacillantes de fatigue, s'était approchée de la fenêtre. Elle regarda la nuit pendant quelques instants, hésita, et un sourire naquit sur son visage.
:Laguerra: : Tu t'éloignes encore du sujet, señor Mendoza.
Le Catalan lui jeta un regard oblique et pesta silencieusement. Il resta encore un moment pensif, puis dit brusquement:
:Mendoza: : Aussi accueillants qu'à l'accoutumée, les autochtones installèrent les convives à même le sable, sous un abri de toile qu'ils avaient dressé. Humabon occupait le bout de la natte.
:Laguerra: : La place dévolue au roi!
:Mendoza: : Peut-être bien, mais c'était la plus mauvaise, selon moi. Enfin... Ensuite, de belles jeunes femmes firent leur apparition.

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:Mendoza: : Le service n'avait rien laissé à désirer. Selon João Lopes Carvalho, il fut fait par ces ravissantes créatures, fort avenantes, dont les cheveux noirs s'entremêlaient de fleurs ou d'un cordon d'orfroi, et qui portaient des bracelets d'or ou de jade, coquettement contournés à leurs bras. Souriantes et enjouées, ces alipines* tenaient entre leurs mains, avec précaution, des plats sur lesquels étaient posés toute sorte de mets succulents. Toute cette victuaille élégante aurait fait hennir Robert de Nola, qui avait acquis la célébrité grâce à son amour de la gastronomie. Qu'imaginer de plus délicat que cette cuisine à la fois propre et savante? Les servantes du Radjah, sachant qu'elles s'adressaient à des ogres épicuriens, s'étaient surpassées dans la confection de la centaine de plats dont se composait le menu. Les invités attaquèrent le repas de fort bon appétit. Au début et comme entrée de jeu, figuraient des pousses de bambou au jus, des fruits secs et des huîtres. Puis se succédèrent, à courts intervalles, des œufs de tortue, de la viande, du poisson accompagné de l'inévitable riz, poussé entre les lèvres des convives à l'aide de leurs doigts. Ces petits grains blancs allaient couronner au dessert la savante ordonnance. À ce moment précis, personne ne pouvait imaginer ce qui allait suivre... Les atrocités commises par les révoltés avaient été, dit-on, épouvantables. Ce carnage fut rapporté plus tard à Pigafetta car, comme tu t'en doutes déjà, il ne fit pas partie de la commission, à cause de sa blessure au front. Si jamais quelqu'un l'avait échappé belle, c'était bien lui!

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:Mendoza: : Le bandage taché de sang qui lui entourait la tête révélait qu'il n'était pas encore tout à fait guéri. Il était donc resté à bord pour se reposer. Ginés de Mafra s'était également abstenu: le marin Espagnol se méfiait des Cebuanos, et déclarait ne pas être le seul. Il se moquait d'ailleurs des raisons invoquées par Duarte Barbosa pour y assister. Quant à Juan Sebastián Elcano, il demeurait alité pour cause de maladie... Bref, pour les marins descendus à terre, tout se passait pour le mieux jusqu'au moment où, au cours du repas, le pilote João Lopes Carvalho et le prévôt Gonzalo Gomes de Espinosa virent l'aumônier s'éclipser avec l'homme qui avait connu une guérison miraculeuse quelques jours plus tôt. Pedro de Valderrama le suivit jusqu'à chez lui. Les deux officiers, soupçonnant quelque duplicité de la part des indigènes, quittèrent les lieux pour nous prévenir au plus vite. Par chance, ils ramaient fort bien de concert et la Bergantina vola sur les flots. Tandis que le petit Estéban riait au milieu de ses sauts de carpe, ils arrivèrent bientôt à la nef amirale, et montèrent à bord. À peine posèrent-ils un pied sur le pont de la Trinidad pour raconter ce qui se passait que l'on entendit des cris d'agonie s'élever depuis le village.
Mendoza fit une pause pour réfléchir à ce qu'il venait de dire et comment formuler la suite. Devait-il entrer dans les détails et raconter tout ce qui s'était passé ou devait-il en rester là? Il ne savait pas trop. Il avisa la bouteille maintenant vide en pensant qu'il commençait à devenir un vrai soûlard. L'idée le dégoûta mais eut le mérite de lui ôter ses hésitations.
:Mendoza: : Ces hurlements mirent un terme à l'oisiveté. Finies les cabrioles! Aussitôt, ordre fut donné de relever les ancres et d'approcher les navires de la rive. J'avais déjà assisté plusieurs fois à des morts violentes, mais malgré cela, mon cœur cogna dans ma poitrine, car je songeai aussitôt: "Mon Dieu, ils les ont tous tué!" Ma conscience me reprocha amèrement de ne pas m'être rendu au banquet pour mourir avec eux. Un mousse semblait aussi profondément bouleversé que moi: Domingo Álvares de Covilhã était assis, blanc comme un linge, songeant à la tragique aventure dans laquelle Duarte Barbosa avait entraîné les marins de nature rétive. Les pages Andrés de la Cruz et Gioàn Rezzo, dit "Juan Genovés" ne valaient guère mieux. Ils avaient failli s'évanouir lorsque nous avions entendu ces éclats de voix... L'inaction à laquelle nous fûmes contraints semblait miner Domingo plus que les autres. Par moments, il déversait nerveusement un déluge de paroles: "Nous... nous ne devrions pas rester là à ne rien faire! Il doit bien y avoir quelque chose... il y a sûrement quelque chose à faire!"
Laguerra était revenue s'asseoir. Recroquevillée sur la banquette, elle fut horrifiée en entendant l'horrible vérité. La bretteuse cligna des yeux, l'air hébété. Elle faisait penser à un petit oiseau qui s'était cogné la tête contre une vitre et qu'une main avait ramassé: terrifié, incapable de bouger, il y restait tapi, espérant trouver son salut dans l'immobilité. La jeune femme avait, elle aussi, vu la mort de près durant ses tribulations à travers le monde. Mais là, ces meurtres de sang-froid avaient quelque chose de sordide. Elle pouvait voir que son compagnon n'était pas à l'aise, qu'il lui lançait des petits regards désolés, qui la défiaient aussi. Relevant une conversation qui tombait souvent, elle demanda:
:Laguerra: : Que s'était-il passé exactement?
:Mendoza: : Alors que des mangues savoureuses et des ananas exquis formaient le dernier service d'un repas qui durait depuis trois heures, des indigènes en armes surgirent des fourrés pour attaquer leurs hôtes. Ils les assaillirent avec des hurlements de fureur, les accablèrent d'invectives dans leur langue. La supériorité numérique se trouvait du côté des assaillants, car ils étaient une centaine, en même temps plus robustes et mieux armés que mes compagnons, incapables de résister à cette échauffourée. Cependant, avec courage, ils essayèrent de lutter, grâce à João Serrão qui organisa la résistance et tenta de repousser les agresseurs. À n'en pas douter, cet homme était un brave. Mais la partie était par trop inégale. Les marins ne purent opposer une défense sérieuse et le sang coula.

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:Laguerra: : Quand on ne le connaît pas, l'homme est un loup pour l'homme... Je suppose que ce devait être une scène insupportable évoquant véritablement l'enfer sur Terre.
:Mendoza: : Oui, c'est ce que j'ai pensé, moi aussi. Et rien ne put empêcher cette nouvelle tuerie... L'Histoire tout entière en témoigne. De tous temps, des hécatombes inouïes, suivies des pires supplices, ont été ordonnées avec une parfaite maîtrise de soi...
:Laguerra: : Je peux difficilement croire que le banquet perfide d'Humabon aurait réussi du vivant de Magellan.
:Mendoza: : C'est même certain!
Là-dessus, la conversation retomba. Mendoza ne fut pas longtemps livré à ses réflexions. Une sorte de chatouillement sur le dessus de sa main, et, en même temps, ces mots, prononcés d'un ton impérieux, se firent entendre, le tirant de sa rêverie:
:Laguerra: : C'est quand tu veux!
:Mendoza: : Euh... Quelques marins parvinrent néanmoins à fuir le massacre qui s'opéra dans leurs rangs et regagnèrent les embarcations. Il n'y avait pas à s'attarder un instant. Les chaloupes furent vigoureusement halées par leurs amarres. Elles étaient déjà à une encablure du rivage, lorsque les hommes sautèrent à bord. Au même moment, les Cebuanos les couvrirent d'une nuée de flèches. Heureusement, aucune n'atteignit qui que ce soit. Pendant ce temps, sur la place principale, des indigènes furieux renversèrent la grande croix et la mirent en pièces. Je l'imaginai détruite, réduite en un tas de petit bois...
Imaginer était tout ce qu'il pouvait faire car même à l'époque, le jeune mousse ne put voir grand-chose de la nef amirale.
:Mendoza: : D'autres montèrent à bord de leur balangays et se ruèrent dans notre direction. Les canons tirèrent alors sur le village. C'est à cet instant qu'un groupe de Cebuanos s'approcha du rivage, en compagnie de João Serrão, blessé, les poings liés et la gorge garrottée. La figure de ce dernier était devenue l'incarnation de la terreur. Brûlant ses dernières forces, il voulut se débattre pour échapper à l'étreinte de ses bourreaux, mais ses bras étaient maintenus en arrière. Le moindre mouvement devait produire un bruit de craquement désagréable.

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:Mendoza: : Le pauvre hère implora à ce que cessent les tirs, ou bien il sera tué. On lui demanda ce qui était arrivé aux autres, et il répondit que tous furent égorgés.
:Laguerra: : Quelle horreur!
:Mendoza: : Entre parenthèses, ceci n'est pas tout à fait exact. La Declaración de las personas fallecidas en el viaje al Maluco*, le document officiel de l'époque, répertoria effectivement vingt-six disparus. Mais tous ne furent pas exécutés. Des années plus tard, des rapports fiables firent état de huit survivants. Ils auraient été fait prisonniers et vendus comme esclaves aux marchands de passage. Cette information émana d'un notaire, Francisco Granado, qui atteignit l'archipel Saint-Lazare avec l'expédition d'Álvaro de Saavedra Cerón en février 1528. Il y rencontra un certain Sebastián de Puerta, Espagnol vivant sur place, et à qui les Cebuanos auraient raconté avoir vendu huit compagnons de Duarte Barbosa aux Chinois sept ans plus tôt.
Isabella consulta ces archives pour connaître les noms de ces vingt-six malheureux:
Duarte Barbosa, supplétif sur la Trinidad puis sur la Victoria. Capitaine-général sur la Trinidad.
João Rodrigues Serrão, dit "Juan Rodriguez Serrano" capitaine du Santiago puis de la Concepción.
Francisco Díaz de Madrid, supplétif sur la Concepción.
Francisco Durango, page sur le Santiago puis sur la Concepción.
Leon de Ezpeleta, notaire de la Trinidad.
Nuno Fernandes, supplétif sur la Trinidad.
Pedro García, forgeron sur la Victoria.
Luiz Afonso de Góis, supplétif sur la Trinidad.
Antón de Goa (Loro), mousse sur la Trinidad.
Sancho de Heredia, notaire de la Concepción.
Petit Jean, supplétif sur la Trinidad.
Hernán López, supplétif sur la Trinidad.
Rodrigo Macías, mousse sur la Concepción.
Francisco Martín López, tonnelier sur la Trinidad.
Francisco Martín Díaz, matelot sur la Trinidad.
Francisco de Mezquita, page sur la Trinidad.
Francesco Piora, matelot sur la Trinidad.
Simon de La Rochelle (Simon Guimar), calfat sur la Victoria.
Antón Rodríguez, matelot sur la Trinidad.
Cristóbal Rodríguez, cambusier sur la Trinidad.
Andrés de San Martín, cosmographe sur le San Antonio puis sur la Victoria.
Joanes de Segura, matelot sur le San Antonio puis sur la Victoria.
João da Silva, supplétif sur la Concepción.
Guillaume Taneguy, bombardier sur la Trinidad.
Pedro de Valderrama, aumônier de la Trinidad.
Enrique de Malacca, esclave de Magellan sur la Trinidad.

Voyant que deux mousses et deux pages figuraient sur cette liste, la contrariété d'Isabella était grande. Cependant, elle eut assez de force de volonté pour la dissimuler. Elle n'osait imaginer qu'elle fut la pire chose pour ces quatre gamins: la mort ou cette espèce de bonté cruelle qu'était l'esclavagisme...
L'alchimiste secoua la tête et relança la conversation:
:Laguerra: : Je vois que l'interprète faisait partie des disparus.
:Mendoza: : Oui, ce fut la dernière fois que nous le vîmes. Serrão fut incapable de nous dire où il était passé. D'ailleurs, il s'en souciait comme d'une guigne. Carvalho également. Enrique aurait pu s'en aller au diable s'il l'avait voulu, le pilote de la Concepción l'avait assez vu. Moi, j'aime à penser qu'il a du profiter de la panique pour échapper à sa condition d'esclave. S'il a survécu au banquet de Cebu, il est possible qu'il soit rentré dans son pays natal par ses propres moyens grâce à sa connaissance du malais, et ce faisant, aurait probablement devancé l'équipage de l'expédition de plusieurs semaines pour son tour du monde à titre individuel...
:Laguerra: : Serrão n'a pas eu cette chance...
:Mendoza: : Malheureusement pour lui, non. Pourtant, les indigènes avaient consenti à le laisser partir en échange d'une rançon: ils souhaitaient récupérer un canon, qui était la cause de leur plus grande peur.
L'aventurière pensa que cette demande ne put qu'enraciner le jeune Mendoza et ses compagnons dans leur généreuse résolution. Elle avait raison:
:Mendoza: : Nous fîmes alors charger une annexe qui amena l'engin sur le rivage. Voyant cela, les autochtones en demandèrent un autre. Les marins s'exécutèrent de nouveau. Comme il semblait que nous ne tenions pas beaucoup à notre armement, les Pintados en réclamèrent un troisième. À ce moment-là, João Carvalho mit fin à ces simagrées. À chaque nouvelle demande, le père du petit Brésilien Juanillo répondit invariablement par un refus dont aucune instance ne put triompher. Il ordonna même que l'on borde les voiles.
L'expression d'Isabella se modifia. Son visage s'assombrit, se durcit.
:Laguerra: : La sale vermine!
:Mendoza: : Comme tu dis! Cet individu ne me plaisait guère, avec son air arrogant et son profil de vert-galant en dépit de sa figure grasse. Elle l'était assez pour qu'il pût lui-même voir les pommettes de ses joues. C'était un de ces hommes sans scrupule qui se laissaient guider par leurs seuls instincts et que les femmes admiraient trop souvent, mais auquel je ne me fiais pas une seconde. Sans scrupule, la formule lui allait comme un gant... Le genre de bougre à ne reculer devant rien... Avec sa petite taille, sa poitrine large, sa musculature vigoureuse, et surtout avec sa tête noire aux gros yeux saillants, aux lèvres un peu proéminentes, toujours prêtes à goûter ou à caresser, le pilote me faisait penser à un bouledogue.

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:Mendoza: : Mais la ressemblance s'arrêtait là car cet animal n'avait rien du gentil petit chien-chien. Il plongeait dans l'obscurité, mettant en avant le mal dans toute sa pureté. Serrão implora son compatriote de ne pas le laisser finir ses jours aux mains de ces barbares, mais Carvalho demeura inflexible. Le capitaine de la Concepción le maudit alors, sans plus de succès. Les embarcations s'éloignèrent sans plus se préoccuper du sort du prisonnier, laissant aux indigènes le soin d'accomplir leur funèbre besogne.

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:Mendoza: : Les marins embarquèrent, et les trois nefs de la flotte, leurs voiles hautes, servies par une petite brise de nord-ouest, firent route vers la pleine mer avec précipitation.
Laguerra considéra l'observateur d'étoiles avec un effarement mêlé de tristesse, ce qui ne lui échappa pas.
:Mendoza: : Princesse? Ça ne va pas?
:Laguerra: : Quoi? Oh non, rien, juste un abattement passager.
:Mendoza: : Qu'est-ce qui te chagrine autant?
:Laguerra: : Tu le sais très bien. Continue.
:Mendoza: : Bien que son état se fût grandement amélioré, Pigafetta avait encore besoin de repos. Toujours couché, il tira son carnet, et nota, à leur date, les incidents qui avaient marqué cette ultime visite à Cebu...

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"Mercredi matin, le 1er mai, le roi chrétien envoya dire aux deux commandants que les joyaux préparés comme présents pour le roi d'Espagne étaient prêts, et il les invita à venir le même jour dîner avec lui, avec quelques-uns de ses plus honorables compagnons, et il les leur remettrait. Les commandants partirent avec une trentaine d'autres, et parmi eux se trouvait notre astrologue nommé San Martin de Séville. Je ne pus y aller parce que j'étais enflé d'une blessure d'une flèche empoisonnée au front. Juan Carvalho, avec le chef de la police, qui étaient aussi invités, revinrent et dirent qu'ils avaient soupçonné quelque mauvaise affaire, car ils avaient vu l'homme guéri par miracle emmener le prêtre chez lui. À peine eurent-ils prononcé ces paroles que nous entendîmes de grandes lamentations et de grands cris. Nous levâmes rapidement les ancres et, nous rapprochant de la plage, nous tirâmes plusieurs coups de canon sur les maisons. Alors apparut sur la plage Juan Serrano, en chemise, blessé et ligoté, qui nous supplia de toutes ses forces de ne plus tirer, sinon il serait massacré. Nous lui demandâmes ce qu'étaient devenus ses compagnons et l'interprète, et il nous dit que tous avaient été tués, sauf Enrique. Il nous supplia alors de le racheter avec quelques marchandises, mais Juan Carvalho, bien qu'il fût son compère, s'y joignit à quelques autres, et refusa de le faire, et ils ne voulurent laisser aucun bateau descendre à terre, afin de rester maîtres des navires. Serrano continua ses supplications et ses lamentations, disant que si nous partions et l'abandonnions là, il serait bientôt tué. Après avoir vu que ses doléances étaient inutiles, il ajouta qu'il priait Dieu de demander compte de sa vie au jour du jugement à Juan Carvalho, son compatriote. Néanmoins, nous partîmes immédiatement, et je n'entendis plus jamais parler de lui."
Mendoza se leva et marcha de long en large à travers la pièce. Une paire d'yeux se mit à suivre ses va-et-vient jusqu'à ce qu'il se place devant la carte à rhumbs. Le marin la fixa comme s'il voulait se perdre dans ses détails.

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:Mendoza: : Prenant la fuite, la flotte navigua vers le sud-ouest pour arriver ici, près de la côte ouest de cette grande île, où elle marqua un arrêt. Les locaux l'appelaient Bo-ol, car c'était une sorte de plante qui prospérait en ce lieu. La vue était magnifique. D'immenses forêts de palmiers, d'arecs, de bambous, de tecks, de gigantesques fougères prenant la taille et l'apparence d'un arbre, couvraient la totalité du pays. Le soleil se couchait lorsque nous mouillâmes par une brasse et demie de fond, dans un golfe splendide bien abrité de tous côtés. Peu après, dès que l'ombre se fit, un phénomène naturel extraordinaire commença: des milliers de lucioles scintillantes s'extirpèrent de cette jungle luxuriante pour venir incendier le ciel qui s'étirait au-dessus des eaux émeraude de l'estuaire. Les hommes les admiraient sans les déranger, mais ce spectacle lumineux, offert aux regards par ce coin de paradis, ennuya bien vite les plus jeunes qui mouraient de faim. L'agape se composa des provisions engrangées durant notre long séjour à Cébu. Estéban mangea comme un ogre qui serait à jeun. C'était l'air de la mer. Les marins soupèrent en gens harassés et moulus. La conversation, qui commença par quelques phrases entrecoupées, se termina bientôt par des ronflements sonores. Le pont était jonché de groupes de dormeurs, appesantis par l'ivresse. On eût dit un champ de bataille couvert de morts. Officiers, matelots, mousses, tout était confondu. Quelques ivrognes râlaient encore çà et là.
Laguerra, qui raffolait de ces petits faits survenus en marge des événements dominants, ne fit pas un mouvement qui pût marquer en elle une surprise quelconque. Quant à Mendoza, il se laissait aller au charme de narrer ses aventures devant une auditrice qui lui marquait tant d'intérêt.
:Mendoza: : Cette nuit-là, debout à leur poste de vigie, entre la mer et les étoiles, les hommes de garde ne fermèrent pas l'œil un seul instant, hantés par la peur d'un abordage nocturne. Fort heureusement, nul incident ne fut signalé. Au large, le chant des baleines troubla parfois le silence, mêlé à des grognements aigus de félins du côté de l'île. Mais les panthères de Bohol s'en tinrent à ces plaintes hululantes et ne se montrèrent point...

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:Mendoza: : Consultant le Grant Routtier, j'étais malgré moi attentif aux gémissements de ces géants marins et aux grondements de ces carnassiers, à tous ces bruits qui semblaient mesurer la vie. Le livre se ferma bientôt car je ne songeais même pas à ce que je lisais.
Peu à peu, les animaux se turent. Il y eut encore quelques cris lointains, et enfin à tout cette ménagerie bruyante succéda le murmure apaisant des vagues. Estéban, dans un sommeil agité, recommença en rêve les culbutes de la veille. De son côté, Pigafetta reposa aussi sereinement que s'il eût été dans sa tranquille maison de Vicence en Italie. Quant à moi, je fermai les yeux et enfouis ma tête sous mon traversin, tentant d'échapper aux ronflements paisibles du chroniqueur. Contrairement à mon petit protégé, il me devenait de plus en plus difficile de tomber dans les bras de Morphée. Mais à cette heure indue, je ne tardai pas à m'endormir lourdement, comme un brave mousse rompu de fatigue...


À suivre...

*
*Table chakki: Table basse en bois sculpté, essentielle en Inde rurale pour se nourrir... En effet, elle était, dans sa vie antérieure, la partie inférieure d'un moulin à grain.
*Alipines: Dans les Philippines préhispaniques, les alipins et alipines constituaient la classe la plus basse de la société. Ses traductions les plus fréquentes sont serviteur et esclave. Même s'ils étaient bien des serviteurs, les historiens ont mis en garde contre les différences avec la conception européenne de l'esclave, observables à la lumière des textes espagnols du XVIIème siècle.
https://en.wikipedia.org/wiki/Alipin
*Declaración de las personas fallecidas en el viaje al Maluco: Déclaration des personnes décédées lors du voyage aux Moluques.
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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TEEGER59
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Re: Le clou du voyage.

Message par TEEGER59 »

Suite.

En parlant d'épuisement, Isabella observa son compagnon avec une extrême attention. Ses traits accusèrent brusquement le manque de sommeil accumulé depuis des semaines. Il se frotta les yeux et étouffa un bâillement avant de reprendre la parole:
:Mendoza: : Le lendemain, soit le jeudi 02 mai 1521, un conseil fut tenu. Un mouvement considérable se produisit sur le pont de la Trinidad. Toutes les mains étaient en l'air. Quelques-unes, solidement fermées, se levaient et s'abattaient rapidement au milieu des cris, manière énergique de formuler son avis. Des remous agitaient la masse et se propageaient jusqu'à l'escalier où se tenait Carvalho, tandis que toutes les têtes moutonnaient à la surface comme une mer soudainement remuée par un grain. À l'issue du vote, la décision d'abandonner la Concepción fut prise.

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La jeune femme demeura silencieuse, dans l'attente d'une explication.
:Mendoza: : Les équipages, décimés par l'assaut sur Mactan et par le banquet de Cebu, n'étaient plus en mesure de manœuvrer les trois navires. Et puis, c'était celui qui était en plus mauvais état. Il puisait de l'eau depuis longtemps et on craignait qu'il ne survive pas au difficile voyage qui l'attendait. Les marins et les équipements qui se trouvaient à son bord allaient être répartis sur les deux autres. En ce début de matinée, nous nous mîmes tous à la besogne car c'était une tâche considérable que de transférer tout ce matériel. En fin de compte, les quelques indigènes qui naviguaient dans les parages ne nous inquiétaient guère: une sentinelle placée sur le beaupré et une autre dans le petit hunier du grand mât suffisaient à nous garantir de toute attaque brusquée.

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:Mendoza: : De plus, nous pensions que s'il s'agissait de Cebuanos, ils en avaient peut-être assez de se battre. En conséquence, le travail fut mené vivement.
L'aventurière était tout yeux, tout oreilles. Elle attendait patiemment, sans prononcer une parole.
:Mendoza: : Ayant ancrés bord à bord les trois vaisseaux, les matelots firent plusieurs allers-retours, tandis que les mousses et les pages entassèrent outils, barils de poudre, boulets, voile de rechange et brasse de corde sur le pont. Nous travaillâmes tous activement durant plusieurs heures et bientôt, nous eûment désemparé la Concepción de tout ce qu'elle contenait d'utile, jusqu'au dernier petit clou. Ne restait plus qu'à s'occuper de la cabine de Serrão. Étant l'un des seuls mousses sachant lire, je fus invité à participer au tri des contrats établis par la Casa de Contratación et aux documents qui lui étaient destinés. En cette fin de journée, le soleil dardait ses rayons obliques par les fenêtres de la pièce, revêtant les papiers et les livres du capitaine d'un manteau doré. Mille objets auxquels se rattachait une pensée de l'absent, complétaient la riche ornementation de ce lieu. Carvalho commença à fourrer son nez dans ses affaires en sommant le maître d'équipage et le cambusier à faire de même. Le premier de ces messieurs, Juan de Acurio, parlait aussi peu que possible, et semblait d'autant plus mystérieux qu'il était silencieux. En somme, rien de moins communicatif que cet homme... Ce fut Elcano qui le fit embaucher comme second du capitaine Gaspar de Quesada, sur la Concepción. En ce jour transféré sur la Victoria, il y exerça la même fonction. Quant au deuxième, Juan de Campos, le cambusier du navire nouvellement promu notaire sur la Trinidad, il était l'un des membres les plus remarqués de la flotte, bien qu'il semblât prendre à tâche de ne rien faire qui pût attirer l'attention. Lui aussi paraissait posséder au plus haut degré ce que les observateurs appellaient "le repos dans l'action", faculté commune à tous ceux qui faisaient plus de besogne que de bruit... Et tandis que les trois hommes fourrageaient dans la paperasse, moi, j'étais appuyé contre la cloison ornée de moulures dorées, en pleine lecture. Je survolais les minutes* conservées par le notaire du navire. Elles concernaient Hernando de Bustamante et Bocacio Alonso et leur certifiaient le versement de la prime promise par Magellan lorsqu'ils découvrirent la route menant au Pacifique.
:Laguerra: : Tu devais enrager, hein?
:Mendoza: : Pas du tout! J'avais l'air aussi calme que si j'eus été à l'église devant un missel. Toutefois, je regardai sans cesse autour de moi à la dérobée en surveillant du coin de l'œil les faits et gestes de chacun, et plus particulièrement ceux du pilote. Celui-ci, noyé dans le flot de papier amassé autour de lui, fit distraitement tomber au sol une chose que je reconnus immédiatement: la lettre de Magellan demandant l'avis de ses officiers lorsque nous étions dans le détroit de Tous les Saints, celle-là même que j'avais remise en main propre au capitaine disparu. L'apparition de ce pli me frappa de stupeur et je me jetai dessus comme un chat sur une souris.
:Laguerra: : Pourquoi donc?
:Mendoza: : J'avais peur que cette missive ne tombe entre de mauvaises mains car elle prouvait la magnanimité de mon mentor. Suite à son décès, l'expédition continua vaille que vaille. Chaque marin allait donc apporter son propre récit, sa propre version du voyage. Certains avaient un intérêt objectif à minimiser les talents et les exploits de ce grand explorateur. Un équipage en particulier: celui du San Antonio. Par un incroyable hasard de calendrier, à quelques jours près, tandis que la flotte quittait précipitemment Cebu, le navire des mutins abordait tranquillement le môle de Séville, après sept mois de navigation dans l'Atlantique.

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:Mendoza: : Ne souhaitant aucunement encourir la peine de mort pour désertion, ces coquins avaient préparé un discours plein de fiel, accablant l'Amiral Portugais, le faisant passer pour un tortionnaire, un fou furieux qui n'avait aucune chance de réussir... Cette lettre était donc la preuve irréfutable de sa bienveillance. Elle laverait son honneur et clouerait le bec à ses détracteurs. Je devais absolument la garder en ma possession.
À Isabella qui s'étonnait d'une telle négligence de la part du pilote, Juan se bornait à répondre qu'à ce moment même, le père du petit Brésilien n'avait pu avoir l'œil sur tout car il s'occupait de rassembler les actes notariés de Sancho de Heredia, tué lors du banquet. Il s'agissait du tabellion* qui fut mandaté par Magellan pour recueillir les témoignages des différents marins du San Antonio, suite à la mutinerie de Pâques.
:Mendoza: : Nous nous étions efforcés de collecter honnêtement et subjectivement ce qui semblait important, sans trop chercher à séparer le bon grain de l'ivraie. Après un dernier coup d'œil, la Concepción fut évacuée et incendiée en pleine mer, hors de vue de la terre.
Mendoza, toujours aussi prolixe, développa cet épisode marquant.
:Mendoza: : Deux ou trois marins étaient restés à bord et commencèrent par, pardonne-moi l'expression, mettre le feu aux étouppes* en allumant de vieilles voiles dans l'antre du navire.

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:Mendoza: : Initialement localisé, le feu continua de progresser jusqu'à s'étendre de manière fulgurante à l'intégralité du bâtiment. L'embrasement généralisé s'opéra en quelques secondes...
L'aventurière écouta avec beaucoup de gravité. Son visage exprima plus de préoccupation que de surprise. Elle demeura silencieuse lorsque son amant raconta, en passionnant son récit par les éclats de sa voix et la violence de ses gestes, l'histoire de la fin du vaisseau.
:Mendoza: : La nuit était chaude, et on voyait la lune briller sur le sillage du navire comdamné. Soudainement, comme un serpent de lumière, une courte flamme rampa sur le bastingage. On distinguait vaguement les hommes marcher sur le pont, dans des nuées d'étincelles, parmi les braises remuées. Bientôt, des langues de feu surgirent de partout. Flottant sur une mer d'huile, la caraque dressait, à l'horizon, sa coque ronde. Tandis que les incendiaires se sauvaient à bord de l'annexe, d'immenses flammes et d'épaisses volutes noires s'échappaient maintenant par les sabords. Au milieu des flammèches qui volaient en tous sens, les mâts s'enflammèrent à leur tour. La haute silhouelle flamboyante se détachait, telle une vision infernale, sur la clarté innocente du ciel où continuaient à scintiller paisiblement des myriades d'étoiles.

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:Mendoza: : Rouge comme le sang, jaune comme le soufre, le feu teignait la Concepción de ses rutilements infernaux. Le brasier dégageait tant de chaleur qu'on ne pouvait l'approcher que du côté du vent, et non sans précaution. Il aurait suffi à rôtir toutes les espèces animales de l'Arche de Noé. Sur le pont de la nef amirale, João Carvalho, le corps droit, les jambes écartées, d'aplomb comme un soldat, regardait sans broncher l'incendie dont il fut l'instigateur.

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:Mendoza: : La lueur fauve du foyer, teintant le pilote de ses reflets sauvages, lui donnait un aspect démoniaque. Juan de Campos se trouvait à ses côtés, mais il ne lui parlait pas. Depuis les derniers événements, leurs relations s'étaient notablement refroidies. Plus de sympathie, plus d'intimité. Carvalho n'avait rien changé à sa manière d'être, or le notaire se tenait désormais sur une extrême réserve, prêt à le mettre aux fers à la moindre frasque. Les cent-dix autres survivants et moi-même assistèrent à ce triste spectacle.

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:Mendoza: : Je vis que certains matelots contemplaient le sinistre en pleurant doucement. Ce qui fut leur maison, leur foyer depuis deux ans, commença à sombrer. Fumante et carbonisée, la pitoyable épave finit par disparaître dans cette mer étrange et hostile. On causait peu à bord. D'ailleurs, le sommeil allait bientôt nous gagner. Ce fut avec la disparition de la Concepción que prit fin cette journée mouvementée... Un peu plus tard, nous nous préparâmes à dormir. Carvalho, qui se proclama le nouveau capitaine-général de l'expédition, plaça plusieurs hommes en sentinelle...
Devant l'air stupéfait d'Isabella, Juan fit claquer sa langue et dit:
:Mendoza: : Et oui! Avec le trépas de Duarte Barbosa, il assura que le commandement de la flotte lui revenait de droit. Expérimenté, il était naturel que cette fonction lui échoie. Cependant, il n'était guère apprécié des marins qui lui reprochaient d'avoir volontairement abandonné João Serrão afin de monter en grade. Pour eux, c'était un homme vicieux et sa nationalité accentua le ressentiment de l'équipage en majorité Espagnol.
:Laguerra: : Un autre personnage aurait pu prétendre à ce titre: l'alguacil de la flotte et fidèle de Magellan.
:Mendoza: : En effet! Mais Espinosa, aussi respecté fut-il, ne connaissait rien à la navigation.
:Laguerra: : Pas plus que le trio Cartagena-Quesada-Mendoza! L'inaptitude de ces trois parvenus ne les avait pas empêché d'être nommés respectivement à la tête du San Antonio, de la Concepción et de la Victoria que je sache!
:Mendoza: : Tu marques un point...
:Laguerra: : Donc, Carvalho exerça la double charge de capitaine-général de l'Armada et capitaine de la Trinidad. Mais qui allait occuper ce dernier poste sur la Victoria?
:Mendoza: : Cette question fut âprement discutée. Pour certains, c'était à Gonzalo Gómez de Espinosa d'accèder à cette fonction. Pour d'autres, Ginés de Mafra en tête, le rôle devait revenir à Juan Sebastián Elcano. L'Andalou prit la peine d'ajouter que le Basque avait du faire profil bas depuis la mutinerie de San Julián, qu'il avait subi de nombreux ennuis depuis le détroit de Magellan, qu'il avait souffert en silence en étant alité et qu'il était temps qu'il sorte de l'ombre après des mois et des mois de pénitence. Bien que manquant de connaissance en navigation hauturière, Elcano était tout de même un marin expérimenté. Il devait retrouver sa place.
:Laguerra: : On sent comme une sorte de respect pour lui de la part de Mafra.
:Mendoza: : C'est un fait! Pourtant, il choisira de ne pas partir avec l'ancien mutin lorsque les navires se sépareront aux Moluques. Bref, à cet instant, ce fut l'alguacil qui reprit la férule de la Victoria. Cette nuit-là donc, Carvalho posta plusieurs marins pour faire le guet. Il se pavana en paon adipeux en les menaçant de représailles s'ils manquaient à leur devoir. Durant cet état de veille, le regard le plus intrépide n'eût pas considéré sans épouvante cette obscure immensité. Un absolu silence régnait dans la baie. Ni le vol d'un oiseau, ni la passée d'un fauve, n'en troublait le calme infini. De mon côté, il me fallut beaucoup de temps avant de pouvoir fermer l'œil, et Dieu sait que j'avais plusieurs sujets de méditation: la perte de nos compagnons suite au massacre du banquet, la situation incertaine dans laquelle nous nous trouvions, et, par-dessus tout, le jeu remarquable mené par Carvalho pour en arriver là où il était.
:Laguerra: : Et cela sans même le mériter! Je comprends ton amertume quand on sait qu'il avait bénéficié d'extraordinaires concours de circonstances pour gravir les échelons et prendre le pouvoir...
:Mendoza: : En effet. Des cinq capitaines présents au départ de Sanlúcar de Barrameda, il n'y en avait désormais plus un seul. Au niveau des pilotes, en dehors d'Estêvão Gomes, déserteur du San Antonio, Carvalho demeura l'unique navigateur, les trois autres étant décédés. Enfin, chez les maîtres de bord, il ne restait que le Basque Juan Sebastián Elcano et le Génois Giovanni Battista da Ponzoroni. Au sein des officiers supérieurs, ils n'étaient donc plus que trois sur les quinze du départ. La chance ne sourit pas qu'aux audacieux... Les crapules aussi ont droit à leur part...
Sur cette réflexion, qui donna fort à réfléchir à l'alchimiste, le mercenaire enchaîna:
:Mendoza: : Épuisé de méditations, de regrets vagues, d'espérances plus vagues encore, je me couchai, ballotté dans mon pageot au bruit de la lame qui caressait le flanc du vaisseau. Durant toute cette nuit, l'esprit plein de pressentiments sinistres, le cœur rempli d'angoisses, j'errai d'un cauchemar à un autre. Mon imagination m'emportait au loin et me montrait mille dangers. Ce que je souffris pendant ces longues heures de sommeil ne saurait s'exprimer. Enfin, avant l'aube, alors que je me réveillai, toute la toile fut hissée. Le pavillon battait à la corne de la nef amirale. Les marins n'étant pas de quart étaient assis sur le pont. Moi, je m'installai à l'arrière, le séant posé sur une drôme*. Je me sentis ému en contemplant cette mer de Sulu, encore assombrie par le crépuscule, que j'allai braver une nouvelle fois sur cette admirable embarcation. Au-dessus de ma tête se déployaient les voiles blanches, qui m'emportaient dans les airs comme de grandes ailes. La Trinidad, soulevée par le vent, semblait voler dans le ciel. Je jetai un dernier regard sur la plage, afin de voir si les félins entendus durant ces deux dernières nuits allaient montrer le bout de leur museau. Ce ne fut évidemment pas le cas car ils étaient très discrets lorsque le disque à demi éteint du soleil se levait sur l'horizon embrumé. La flotte dépassa Bohol et partit au sud-sud-ouest. La Trinidad et la Victoria, prenant le vent sous leur brigantine, leur misaine et leurs focs, s'élancèrent en bondissant sur les flots. Après la plus rapide des traversées, nous longeâmes une toute petite île appelée Panilongon*.

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:Mendoza: : Peu de temps après, nous dépassâmes enfin la pointe sud de l'île de Cebu. Dans la brume matinale, la côte d'une nouvelle terre* apparut un instant au loin. Un rien plus tard, en la rasant de près, nous aperçûmes des habitants aussi noirs qu'en Ethiopie... Pendant les premiers jours, la navigation se fit dans d'excellentes conditions. La mer n'était pas trop dure, le vent paraissait fixé au nord-est, les voiles furent établies, et, sous celles-ci, la Trinidad marcha comme un vrai galion. À la mi-mai, dès notre arrivée à Maingdano*, sans Enrique pour servir d'interprète, la conversation s'avéra être très très difficile avec les gens du coin! Cependant, elle n'empêcha pas le souverain local de se présenter à nous. Souhaitant montrer son amitié, il s'entailla la main et se recouvra la poitrine de sang, avant d'en humecter sa langue. Le capitaine João Carvalho fit de même et offrit au Datu Calanao l'ancienne annexe de la Concepción en échange de provisions. Pigafetta, refoulant les souvenirs de Cebu, décida de le suivre lorsque celui-ci retourna à terre en fin d'après-midi. Il s'agissait bien sûr d'une visite diplomatique, rien de bien passionnant à raconter, en somme. Inutile d'en faire étalage, mais tu peux lire ce passage, si le cœur t'en dit...
L'espionne attrapa le journal du chroniqueur et s'absorba dans sa lecture.
"Nous arrivâmes alors à une grande île, dont le roi, étant monté sur notre navire pour montrer qu'il faisait alliance avec nous et qu'il voulait nous être amical, tira du sang de sa main gauche et en tacha sa poitrine, son visage et le bout de sa langue. Nous fîmes alors de même, et lorsqu'il fut parti, je l'accompagnai seul à terre pour voir Maingdano de plus près.
Nous entrâmes dans l'estuaire d'une rivière où nous rencontrâmes plusieurs pêcheurs, qui présentèrent au roi quelques-uns de leurs poissons. Calanao ôta alors le tissu qui couvrait son ventre, et quelques-uns de ses principaux hommes qui l'escortaient firent de même. À présent nus, tous se mirent à ramer et à chanter. Passant près de plusieurs maisons au bord de l'eau, nous arrivâmes deux heures après le coucher du soleil dans celle du roi, qui se trouvait à deux lieues de l'embouchure où les navires étaient ancrés.
Quand nous arrivâmes chez lui, des gens vinrent au-devant de nous avec plusieurs torches faites de cannes et de feuilles de palmier, pleines de la gomme sus-mentionnée, appelée "anime". Pendant qu'on préparait le souper, le roi, avec deux de ses chefs et deux dames assez belles, but un grand vase plein de vin de palme, sans rien manger. Moi, m'excusant en disant que j'avais déjà le ventre plein, ne bus qu'une fois. Pour trinquer, ils se servaient de la cérémonie que j'ai déjà décrite en parlant du roi de Limasawa. Puis on apporta le souper, qui consistait en riz et poisson très salé, dans des plats de porcelaine. Les petits grains blancs leur tenaient lieu de pain. Ils le cuisaient de la manière suivante, qui était commune à tous ces pays. Dans un récipient de terre semblable aux nôtres, ils mettaient une grande feuille qui tapissait tout l'intérieur, puis ils y mettaient l'eau et les graminées, et ils couvraient le pot. Ils le laissent bouillir jusqu'à ce que les grains aient pris la consistance du pain, et alors ils le sortaient en morceaux.
Quand le repas fut terminé, le roi apporta une natte de roseau et une autre de palmier avec un coussin de feuilles. C'était là que je devais dormir. J'y couchai avec l'un de ses chefs. Le roi et les deux dames allèrent dormir ailleurs.
Quand le jour se leva, tandis qu'on préparait le déjeuner, je partis faire un tour dans les environs, et entrai dans plusieurs maisons construites comme celles des îles voisines. J'y vis beaucoup d'ustensiles en or, mais très peu de vivres. Je revins chez le roi, et nous déjeunâmes encore de riz et de poisson. Je parvins à lui faire comprendre par signes que je désirais voir la reine. Il me fit savoir qu'il était content, et nous partîmes ensemble vers le haut d'une colline, au pied de laquelle se trouvait sa demeure. J'entrai alors et lui fis un salut, elle en fit autant envers moi. Je m'assis à côté d'elle. La reine tissait une natte de palmier pour dormir. Dans toute sa maison, on voyait des vases de porcelaine suspendus aux murs, et quatre timbales de métal, dont une très grande, une autre de taille moyenne puis deux plus petites. Elle s'amusait à jouer dessus. Il y avait beaucoup d'esclaves mâles et femelles à son service. Nous demandâmes congé et retournâmes à la maison du roi, qui commanda aussitôt un rafraîchissement de cannes à sucre.
Dans l'après-midi, comme je désirais retourner aux navires, Calanao, avec les autres principaux hommes de l'île, voulut m'accompagner dans le même balangay, en passant par la même rivière. Sur sa rive droite, je vis sur une éminence trois hommes pendus à un arbre dont les branches avaient été coupées. Je demandai au souverain qui étaient ces malheureux, et il me répondit que c'étaient des malfaiteurs et des voleurs. Ces gens allaient nus comme leurs voisins. Dans cette île, on trouvait des chèvres, des volailles, du riz, du gingembre et d'autres choses qui étaient communes aux îles ci-dessus nommées. Ce qui y était le plus abondant, c'était l'or. Ils me montrèrent certaines vallées, en faisant signe qu'il y avait là plus de métal précieux que de cheveux sur la tête, mais que comme ils n'avaient pas de bons outils pour l'extraire, il fallait fournir de gros efforts pour l'acquérir, ce qu'ils ne voulaient pas faire.
Ce coin de l'île, appelée Kipit, faisait partie du même territoire que Butuan et Cagayan de Oro. Il passait au niveau de Bohol et confinait à Limasawa. Son port était assez bien situé: il se trouvait à huit degrès de latitude nord et cent-soixante-sept degrès de longitude de la ligne de démarcation, à cinquante lieues de Cebu. Vers le nord-ouest se trouvait l'île de Lozon*, qui était à deux journées de distance. C'est de celle-ci que six ou huit jonques du peuple appelé Lequii venaient faire commerce chaque année..."

Isabella, avec son habituel goût pour l'action, ne pouvait qu'approuver.
:Laguerra: : Rien de bien excitant, en effet, sauf peut-être une chose: Maingdano regorgeait d'or, ce poison qui rend les hommes cupides et égoïstes...
:Mendoza: : Ce qui était la nature même de João Carvalho!
Il n'y avait rien à dire à une affirmation faite avec une si complète assurance.
:Mendoza: : C'est la raison qui le décida à mettre le cap sur Bornéo, dont le roi Calanao avait vaguement indiqué du doigt la direction. Avec ce que nous avions entendu lors de notre séjour chez Humabon, il y en avait à profusion. Et d'après le chroniqueur, qui avait rencontré dans le port de kipit des marchands en provenance de Malacca et Java, ils lui avaient confirmé l'information.
:Laguerra: : Il est étonnant que le pilote n'ait pas cherché à rallier les Moluques, d'autant que les directives royales étaient claires à ce sujet: il fallait rejoindre les îles aux épices de la manière la plus directe possible...
:Mendoza: : Mais Magellan, dans sa volonté de découvrir un maximum d’îles, voulait atteindre Bornéo, et notamment sa côte occidentale où se trouvaient de riches enclaves Chinoises. L'autre vérité qui s'ajoute à ce que je viens de te dire, c'est que Carvalho, marchant sur les traces de son illustre compatriote, ne savait pas où aller. En effet, s'il connaissait assez bien la côte Sud-Américaine, il n'avait jamais navigué dans cette partie du monde. Il ignorait tout simplement où se trouvaient les Moluques. Aujourd'hui, nous savons qu'il lui aurait suffi de contourner Maingdano par l'ouest et de mettre cap sud-est pour atteindre Ternate et Tidore, mais à cette époque, peu de marins savaient où elles se trouvaient. Carvalho ne faisait pas partie de cette poignée de Portugais mis dans la confidence. Il partit donc presque dans le sens opposé... Bref, après avoir passé quelques temps à Kipit, ayant suffisamment avitaillé, la flotte put repartir vers l'ouest, puis ensuite au noroît*. En fin de journée, la brise vint à fraîchir. Peut-être eût-il été prudent de serrer les ris, mais le pilote, après avoir soigneusement observé l'état du ciel, laissa la voilure telle qu'elle était établie. D'ailleurs, la Trinidad portait admirablement la toile, en dépit d'un faible tirant d'eau en charge. De toute manière, nous étions parés à amener rapidement, en cas de grain. Les jours passèrent... Sur le trajet de Bornéo, nous marquâmes un arrêt près d'une île très peuplée. Comme à la précédente escale, les habitants étaient nus mais très bien armés. Selon Pigafetta, ils nous prenaient pour des sortes de dieux, seulement j'ignorai qui lui avait fourni cette information.
:Laguerra: : Probablement par l'un de ces indigènes. Le chroniqueur tenait à jour un recueil de mots. Avec celui-ci, peut-être reconnaisait-il l'identité de leur langage avec celui des Cebuanos, dont il avait les vocabulaires...
Le mercenaire l'écouta avec une complaisance attentive et dodelina de la tête en signe d'assentiment.
:Mendoza: : Nous ne restâmes point car il y avait trop peu à manger sur cette île de Cagayan Sulu* pour que nous puissions calmer nos estomacs. Cependant, les gens du pays nous indiquèrent Palaoan* comme un lieu où nous pourrions avitailler. Les navires repartirent donc en suivant toujours le même cap pour toucher la pointe sud-ouest de cette nouvelle terre. Fin mai, nous arrivâmes enfin. Nous longeâmes la côte en direction du nord-est. Les vivres étaient basses, nous n'avions plus que huit jours de stock. Carvalho décida finalement de s'ancrer et d'envoyer des hommes à terre pour aller chercher de la nourriture. Mais les volontaires furent reçus à coups de flèches et de bâtons de bois durcis au feu par les locaux, les Tagbanuás*, les obligeant à retourner aux navires. Remontant toujours vers le nord, la flotte subit des vents contraires et ne put parcourir qu'une seule lieue. Bloquée par la mousson, elle dut faire demi-tour en quête d'un abri. S'ensuivit une multitude d'escales et de rencontres du même acabit. Le nouveau capitaine-général commanda l'Armada d'une manière complètement déconcertante. L'expédition partit à la dérive et prit vraiment une sale tournure. Du grand n'importe quoi! Pour faire court, depuis Maingdano, il nous fallut plus de deux mois pour gagner Bornéo. Nous navigâmes d'un point à un autre, dans l'espoir de piller des navires dans une confusion indescriptible car nous étions totalement affamés et perdus! Impossible de localiser précisément le sultanat de Brunéi. Nous cherchâmes donc des vivres mais aussi des otages pour qu'ils puissent nous amener là où nous le voulions...
:Laguerra: : Le manque de prééminence ne s'était pas seulement traduit dans le manque d'expertise nautique de ceux qui prétendaient remplacer Magellan! Les valeurs morales firent également défaut!
:Mendoza: : Ce que tu dis est juste! Que ce soit l'association éphémère de Barbosa et Serrão ou celle de Carvalho et Espinosa, aucun d'eux ne fut au même niveau de connaissance, d'expérience en cartographie, d'astronomie, de navigation que celui de mon mentor.

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:Mendoza: : Ce fut donc une longue errance sur les cordons littoraux de Palaoan, arraisonnant des jonques chargées de noix de coco, faisant prisonniers des indigènes. En définitve, nous nous emparâmes de chargements où il y avait matière à se nourrir, devenant de ce fait de véritables pirates...
L'aventurière écoutait, les dents serrées, immobile comme une statue. La voix du navigateur la guidait dans un périple marqué par l'horreur et le courage, le désespoir et l'émerveillement. Isabella était dans des transes mortelles. Nerveuse, fiévreuse, rageante, elle se replongea dans la chronique de l'Italien.
"Continuant notre voyage, nous changâmes de cap entre l'ouest et le nord-ouest, et après avoir parcouru vingt-cinq lieues, nous arrivâmes à une grande île, où poussaient le riz et le gingemgre. Ce fut une grande chance pour nous car nous étions si réduits par la famine et si mal approvisionnés, que nous fûmes plusieurs fois sur le point d'abandonner les navires et de nous établir sur quelque terre pour y vivre. Dans cette île, que nous apprîmes s'appeler Palaoan, nous trouvâmes des cochons, des chèvres, des volailles, des ignames, des bananes de diverses espèces, dont les unes avaient une demi-coudée de longueur et étaient grosses comme le bras, d'autres n'avaient qu'un empan, d'autres encore étaient plus petites encore mais bien meilleures. Il y avait aussi des fruits de coco, de la patate douce, de la canne à sucre et des racines semblables à des navets. On faisait cuire le riz au feu dans des cannes de bambou ou des vases de bois, car il se conservait plus longtemps que celui préparé dans des pots de terre. Avec une espèce d'alambic, on tirait des grains de riz un vin meilleur et plus fort que celui de palme. Nous trouvâmes que cette île était une terre de promision."
:Mendoza: : Pigafetta n'a pas tout consigné. Encore une fois, il a torturé les faits, les a tronqué pour les faire cadrer avec sa version parfaite du voyage. Voici ce qu'il s'était passé: suite à de nombreuses rebuffades, nous cherchions un coin tranquille pour appareiller. Alors que nous jetions l'ancre dans un lieu propice, nous vîmes la population locale se masser sur le rivage et nous faire signe de venir. Les annexes furent mises à l'eau et, en quelques coups d'aviron, s'approchèrent sans toucher terre, de peur d'un possible guet-apens. On discuta par gestes, mais il s'avéra impossible de se comprendre, même avec le concours du chroniqueur. Juan de Campos, l'ancien cambusier de la Concepción, se proposa alors d'aller à terre en quête de nourriture. Il argua que s'il était tué, ce ne serait pas une perte trop importante pour la flotte.
:Laguerra: : Pour quelqu'un qui voulait ne pas attirer l'attention... Quelle dévotion!
:Mendoza: : Moi, je dirai plutôt quel mépris pour sa propre existence...
Laguerra songea à cet homme qu'elle ne connaissait pas, à cette générosité simple et grande, à ce tranquille courage. Comme son Juan, Campos se sacrifiait en jouant sa vie, tout cela sans hésitation, par devoir, sans phrases. Il était un héros à ses yeux.
:Mendoza: : Le notaire débarqua donc et les indigènes l'emmenèrent jusqu'à leur village, situé à environ une lieue de là. Ceux-ci se montrèrent accueillants et lui offrirent de quoi se restaurer, mais furent surpris qu'il mange de la viande de porc: ils avaient pour habitude de traiter avec l'île de Bornéo, où les habitants étaient Musulmans. Il parvint à leur faire comprendre qu'il voudrait emmener des victuailles pour ses compagnons. Ne disposant que de riz non pilé, ces bons sauvages passèrent la nuit à dépouiller les grains de leurs écorces. Et tandis que Campos était à terre, les habitants d'un autre village proche se présentèrent et nous proposèrent de venir chez eux, où ils nous fourniraient autant de provisions que nous pourrions acheter. Au matin, dès le retour du cambusier, les céréales ramenées furent payées avec des bibelots puis la flotte mit les voiles vers ledit village. Ce fut en début juin que nous arrivâmes à Tagusao. Sur place, João Carvalho rencontra le souverain et conclut avec lui un accord de paix en reproduisant la cérémonie consistant à s'entailler la poitrine et à se toucher le front et la langue avec le sang. Le prix du riz fut fixé à deux mesures, soit cent-quatorze livres, contre trois toises d'étoffes de lin d'Angleterre. On leur échangea également des chèvres et des cochons. C'est là que Pigafetta n'hésita pas à parler de "terre promise". Durant cette paisible escale, nous rencontrâmes un Sarrasin qui nous apprit que l'endroit où nous nous trouvions appartenait aux Maures de Bornéo. Quelques jours après, un autre homme à la peau noire, prénommé Bastiam, arriva à bord d'un petit canot et demanda une entrevue avec le souverain. Chose surprenante, il parlait relativement bien le portugais, et s'avérait chrétien. Nous apprîmes qu'il avait séjourné aux Moluques où il s'était converti et avait appris la langue. Nous lui demandâmes de nous guider jusqu'à Bornéo, ce que l'homme accepta volontiers. Mais le jour du départ, Bastiam ne se présenta point. On décida tout de même de mettre les voiles. À peine furent-elles bordées que la flotte croisa un prao entrant dans le port. L'embarcation fut arraisonnée, mais cette fois, de manière pacifique: à son bord se trouvaient des pilotes Maures qui acceptèrent de nous conduire là où ils vivaient...


À suivre...

*
*Minutes: Actes authentiques obligatoirement conservés par l'autorité qui le détient: greffe d'une juridiction dans le cas d'une décision de justice, notaire dans le cas d'un acte notarié. Le terme tient son origine du latin médiéval minuta (partie menue) signifiant résumé, note ou brouillon. Il a été repris en droit car, lorsque les jugements étaient écrits à la plume, l'original était rédigé dans une écriture fine, afin de limiter les problèmes d'archivage.
*Tabellion: Officier public qui, dans les juridictions subalternes, faisait fonction de notaire.
*Mettre le feu aux étouppes: Cette expression du XVIème siècle est l'ancêtre de "mettre le feu aux poudres". Ce n'est qu'au siècle suivant que la poudre a commencé à remplacer l'étoupe.
*Drôme: Ensemble des pièces en bois (mâts, vergues, etc...) embarquées comme rechange et liées ensemble sur le pont du navire.
*Panilongon : Maintenant appelée Panglao.
*Nouvelle terre: Elle s'appelait Buglas avant la colonisation Espagnole. En 1565, lors de son passage, Miguel López de Legazpi fera la même observation que la flotte de Magellan et nommera l’île Negros, en référence à la couleur de peau des autochtones aborigènes qui peuplaient l'île. C'est le nom qu'elle porte encore aujourd'hui.
*Maingdano: Il s'agit de l'actuelle Mindanao. C'est la deuxième île la plus importante de l'archipel des Philippines par sa superficie.
*Lozon: Il s'agit de l'actuelle Luçon. C'est la plus grande et la plus peuplée des îles des Philippines. Elle se trouve à l'extrémité nord de l'archipel. Elle est connue pour ses montagnes, ses plages et ses récifs de corail, ainsi que la capitale nationale, Manille.
*Noroît: Sur une rose des vents, c'est la direction du nord-ouest.
*Cagayan Sulu: Connue maintenant sous le nom d'île de Mapun.
*Palaoan: Ancien nom de l'île de Palawan. C'est sur celle-ci que la septième édition régulière de l'émission de téléréalité Koh-Lanta s'est déroulée. :x-):
*Tagbanuás: Littéralement, les gens du village en Cebuano. Peuple indigène parmi les plus anciens groupes ethniques des Philippines, principalement présent dans le centre et le nord de Palawan.
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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