Le clou du voyage.

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TEEGER59
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Re: Le clou du voyage.

Message par TEEGER59 »

Suite.

Bien que le palpitant récit de Pigafetta eût été remanié par d'autres depuis longtemps déjà, Mendoza continuait à le raconter en le dotant de tous les détails dont il se souvenait. Un flot de paroles jaillit de sa bouche:
:Mendoza: : Le dimanche 07 avril 1521, vers midi, après avoir fait le tour de Mactan par le nord et s'être engagée dans le détroit qui la séparait de Cebu, nous eûmes notre premier aperçu de l'île: illuminée par le soleil à son zénith, elle émergeait des flots. De nombreux villages montrèrent de loin qu'elle comptait une population très dense. Si dense que nous vîmes de nombreuses maisons construites dans des arbres! Magellan se rendit compte qu'il avait affaire ici à un radjah ou un prince d'un rang supérieur, car la rade abritait des jonques étrangères et d'innombrables petites barques indigènes. Il lui fallait donc se présenter d'une manière imposante. Sur son ordre, lorsque les navires furent suffisamment proches, mon mentor fit envoyer toutes les voiles et tous les pavillons avant de tirer une salve en guise de salut. Une fois de plus, ce miracle du tonnerre par un temps serein provoqua un grand effroi chez les indigènes qui s'enfuirent en criant dans toutes les directions.
La diligente señorita glissa au narrateur une feuille volante coincée dans le carnet et sur laquelle il était griffonné quelques mots.
:Laguerra: : Tu es sûr de ce que tu avances? Regarde! D'après ceci, Ginés de Mafra précise que les insulaires se massèrent sur la plage avec arcs et flèches, prêts à se défendre. Mais comme il ne mentionne pas les coups de canons, on ignore si les autochtones s'étaient rassemblés après les tirs, ou si au contraire les tirs ont eu pour but de les disperser...
:Mendoza: : C'est là un point très intéressant mais pour être franc, n'étant pas sur le pont à ce moment-là, je ne puis hélas te répondre, trésor.
Rose de plaisir en oyant cette nouvelle épithète, Isabella s'enquit:
:Laguerra: : Ah oui? Et où étais-tu encore, cette fois?
Cette question-là, Juan la médita une bonne minute. En veine de réminiscences, il répondit:
:Mendoza: : Dans la cabine de mon maître, avec Estéban. Fasciné par ses mains, il les portait constamment à sa bouche. Il commençait à faire le lien entre elles et les mouvements de ses bras et son envie de les faire bouger. Lorsque je le déposais à plat-ventre sur le sol, il se plaçait sur les coudes et allongeait le cou pour voir ce qui l'entourait.

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:Mendoza: : Ou alors, il essayait de rouler sur le dos pour me rejoindre quand j'étais près de lui. À cet âge, c'était tout ce que ce petit bout d'homme pouvait faire. Bref, laissons notre cher Atlante de côté et revenons à cette étape du voyage. Après avoir jeté l'ancre, Magellan envoya aussitôt à terre Leon de Ezpeleta, le notaire de la Trinidad, et son brave Enrique pour faire savoir au roi local qu'il ne lui voulait aucun mal et qu'il s'agissait là d'une de leurs coutumes, un signe de paix et d'hommage envers lui. Toute la rencontre fut racontée par les deux émissaires à leur retour, et transcrite ensuite par le chroniqueur. C'est sur celle-ci que je me base... Le roi de Cebu, entouré de villageois apeurés, leur demanda ce qu'ils étaient venus chercher ici. Enrique expliqua alors que le capitaine-général, qui servait le plus grand des monarques, faisait route vers les Moluques. Magellan souhaitait venir lui rendre visite, mais aussi avitailler et faire commerce. Or le roi, ou plutôt le Radjah Humabon, n'était pas aussi naïf que les indigènes de l'île des Larrons ou les géants Patagons. Il connaissait l'argent et sa valeur. Il déclara froidement à l'interprète qu'il ne refusait pas à son maître l'entrée dans le port et acceptait bien volontiers les relations commerciales qu'il lui proposait, mais il fallait qu'il paye la taxe. Pour bien appuyer ses propos, il fit appeler à titre de témoin un commerçant Siamois qui venait d'arriver quatre jours plus tôt pour acheter des esclaves et de l'or, et qui s'était acquitté de la redevance sans protester. Bientôt ce dernier apparut, et tout de suite, se mit à pâlir.
:Laguerra: : Pour quelle raison?
:Mendoza: : Au premier regard jeté sur nos trois grands navires, il comprit immédiatement ce qu'il en était. Malheureusement pour lui, nous autres chrétiens venions de découvrir ce dernier coin caché de l'Orient où il pouvait encore, il y a peu, se livrer au commerce sans être gêné par notre présence.
La duettiste émit un petit rire.
:Laguerra: : C'est amusant! Vous n'aviez pas été reconnu une seule fois durant tout ce long périple. Aux indigènes de la Patagonie, les équipages de l'armada étaient apparus comme des êtres célestes, et les habitants de l'île des Larrons s'étaient enfuis devant vous comme devant des démons. Mais ici, à l'autre bout du monde, vous vous retrouviez face à un Maure qui vous connaissait...
L'ombre d'un sourire effleura la lippe de l'ancien mousse tandis qu'il reprit le fil de son récit:
:Mendoza: : Dans le même temps, par l'entremise de l'esclave Malais, le notaire fit savoir à Humabon que Magellan, eu égard à la grandeur de son roi, ne paierait aucun droit à aucun souverain. S'il désirait la paix, il aurait la paix. S'il désirait la guerre, il aurait la guerre.
Isabella intervint pour la énième fois, soufflant ainsi la parole à son compagnon:
:Laguerra: : Depuis son arrivée dans l'archipel Saint-Lazare, ton mentor clamait qu'il venait en paix mais prenait systématiquement le soin d'envoyer un signal clair à ceux qui envisageraient de s'opposer à lui. Même s'il ne le disait jamais explicitement, il était en conquête et non en mission d'exploration pacifique.
:Mendoza: : En effet, le pilote Génois eut d'ailleurs cette phrase pleine d'à-propos: "Dans cette île, Fernand de Magellan fit ce qu'il lui plaisait avec l'assentiment du peuple". Suite à cette menace, le marchand Siamois s'approcha en toute hâte du roi. Il lui chuchota à l'oreille qu'il fallait être prudent et ne pas entrer en conflit avec ces hôtes malencontreux. "Ce sont les mêmes", dit-il en confondant Espagnols et Portugais. "Ce sont les mêmes qui ont pillé et conquis Calicut, l'Inde et Malacca. Personne ne peut résister à ces diables blancs".
Dans le compte-rendu du supplétif Italien, l'aventurière trouva à peu près les mêmes allégations:
"Regardez bien, ô roi, ce que vous ferez, car ces gens sont de ceux qui ont conquis toute la grande Inde. Amusez-les bien et traitez-les bien, vous vous en retrouverez mieux car si vous ne vous soumettez pas, ce sera bien pire pour vous, comme ils l'ont fait à Calicut et à Malacca".
Une lueur amusée dans le regard, Juan resta pensif un instant.
:Mendoza: : Non, là, ce qui est vraiment drôle, c'est que le Maure fait référence à la bataille de Cannanore et à la prise de Malacca sans imaginer une seule seconde que le capitaine-général de cette expédition était présent en tant que jeune soldat à l'époque de ces conquêtes...
L'Espagnol se tapota la lèvre supérieure.
:Mendoza: : Bref! Ayant tout entendu, et devinant qu'on les prenait pour les ambassadeurs de Manuel Ier le Fortuné, Enrique ajouta que le roi d’Espagne était plus grand encore que celui du Portugal, qu'il était l'Empereur du monde chrétien et que si l'Amiral voyait Humabon comme un ennemi, il enverrait suffisamment d'hommes et de navires pour raser toute son île. Paroles que confirme le Siamois.
L'espionne se permit une nouvelle remarque:
:Laguerra: : Encore une fois, signifier au Radjah que Magellan était en capacité de tout détruire s'il le désirait, n'était pas vraiment faire preuve d'intentions amicales...
Les mains du bretteur s'élevèrent dans un grand geste lénifiant.
:Mendoza: : L'interprète ne faisait que traduire les propos du notaire, qui lui agissait sur les ordres de l'Amiral. Néanmoins, l'avertissement du commerçant Siamois fit sur le roi de Cebu une forte impression. Intimidé, il renonça immédiatement à la taxe exigée, mais, sans doute pour ne pas perdre la face devant ses sujets, déclara qu'il rendrait une réponse le lendemain. Il fit servir des mets aux deux envoyés et ceux-ci déjeunèrent avant de s'en retourner à bord. Une fois la discussion rapportée à Magellan, Kolambu entreprit de se rendre à terre pour informer son cousin des bonnes dispositions que nous eûmes à son égard, et ainsi le convaincre de nous accueillir. Le soleil se couchait lorsqu'il se décida enfin à bouger. À l'ouest, le ciel était strié de longues traînées rouges et orangées. C'était beau, apaisant... L'ensemble des équipages passa la nuit dans les navires, dans l'attente de savoir comment nous allions être reçus.
Une fois de plus, Mendoza marqua une pause significative avant de reprendre:
:Mendoza: : Le lundi matin, sur la Trinidad, chacun exprimait son ravissement à sa manière. Le navire était à l'ancre et, à quelques toises de là, le soleil levant illuminait l'exubérante jungle tropicale de l'île. Cebu, face à la mer, la contemplait pour l'éternité.

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:Mendoza: : Comme elle, je scrutais l'océan d'un vert profond. Au large, c'était une nappe éblouissante, d'un bleu presque blanc, et qui, à l'horizon, se confondait avec le ciel. Le vent marin balayait les nuages noirs et le pont à grandes rafales d'humidité saumâtre... C'est alors que je vis le notaire et l'interprète redescendre à terre pour s'enquérir de la décision du Radjah. Peu après, celui-ci se présenta devant eux accompagné de quelques chefs locaux: Humabon fut convaincu par les mots de Magellan, ne réclama aucun impôt, et se rendit même tributaire de l'Empereur Charles Quint. Les deux émissaires exigèrent uniquement un commerce exclusif avec son île, ce que le souverain, ravi, accepta. Afin de sceller le lien d'amitié entre Magellan et lui, le roi de Cebu demanda à ce que le capitaine-général lui fasse apporter du sang de son bras droit, et lui fera de même en retour. Il ajouta qu'avec tous les autres capitaines de l'armada qui accosteront dans son port, il échangera des présents, laissant à ses hôtes le soin d'offrir ou de recevoir en premier. Les médiateurs lui répondirent que, puisqu'il tenait cette coutume en si haute importance, il n'avait qu'à commencer.
Laguerra réfléchit un instant:
:Laguerra: : Ici encore, je ne peux que spéculer sur ce qui a convaincu Humabon d'accepter les exigences de ton maître: l'avait-il fait contraint et forcé, de peur de s'attirer les foudres de l'armada Espagnole? Ou bien avait-il vu son intérêt à s'associer à si forte puissante, et ainsi asseoir son autorité sur la région?
:Mendoza: : Sans doute un peu des deux, comme la suite des évènements va le montrer, princesse...
Comme frappée d'évidence, elle ajouta:
:Laguerra: : Tiens, je note aussi ceci: tu viens de dire que Kolambu descendit à terre dimanche soir pour convaincre son cousin des bonnes intentions de Magellan. Et Pigafetta ne mentionne son retour à bord que le surlendemain. L'Italien s'abstient de détails au sujet de cette réapparition, mais il est permis de penser qu'en tant que parent d'Humabon, il passa tout ce temps à la cour de Cebu, où les deux hommes purent longuement discuté de la suite à donner aux tractations.
:Mendoza: : Effectivement, ils durent discourir un bon moment avant que le Radjah de Mazaua ne revienne le mardi matin sur la Trinidad. Il était accompagné du marchand Siamois. Ayant dû faire grand éloge en la personne de Magellan, il informa ce dernier qu'Humabon était occupé à rassembler le plus de vivres possible à son intention et ne pouvait donc se présenter pour discuter de la paix. Pour le remplacer, il enverra l'un de ses neveux dans l'après-midi. Avant que les deux hommes ne repartent, mon mentor tint à leur montrer un homme doté d'une armure, assurant que tous pouvaient s'équiper ainsi s'ils étaient en situation de se battre.
:Laguerra: : Encore! Kolambu avait déjà eu droit à cette petite démonstration!
:Mendoza: : Oui, mais pas le Maure. Ce dernier éprouva de la crainte face à ce soldat harnaché, cependant l'Amiral le rassura en arguant que ses armes étaient aussi avantageuses à nos amis que fatales à nos adversaires, et qu'il était ainsi capable de mettre en déroute les ennemis de son roi et de sa foi avec autant d'aisance que s'il s'essuyait le front.
:Laguerra: : Pigafetta nous apprend ici que le capitaine-général avait annoncé cela avec un ton fier et menaçant, afin que le négociant alerte le Radjah de Cebu.
:Mendoza: : Il comptait en effet là-dessus car il trouvait le Siamois plus intelligent que les autres... Comme prévu, une petite délégation se présenta dans l'après-midi. Elle était composée du neveu et héritier d'Humabon, de Kolambu, du marchand Siamois, d'un ministre, du prévôt et de huit datus* de l'île de Cebu. Magellan reçut tout ce petit monde en grandes pompes: le prince, le Radjah de Mazaua et lui-même s'installèrent sur des sièges en velours. Les chefs eurent droit à des chaises de cuir, tandis que les autres furent installés sur des nattes. Avant d'engager les pourparlers, le capitaine-général demanda à ses deux principaux invités s'ils avaient l'autorité suffisante pour négocier les accords de paix, et également s'il était de coutume chez eux de traiter en public. Les deux hommes répondirent par l'affirmative. Au cours de la discussion, où le chevalier des mers vanta les avantages d'une alliance entre Cebuanos et Espagnols, il fut intrigué par le fait que l'héritier soit le neveu du roi. Enrique lui apprit que le Radjah n'avait que des filles, et que son aînée fut mariée au fils de l'un de ses frères, ce qui faisait de lui désormais l'héritier présomptif. La coutume locale voulait aussi qu'à un certain âge, le père, quelle que soit sa position sociale, n'assume plus le rôle de chef et que les décisions reviennent dès lors à sa descendance. Cette dernière révélation choqua mon mentor, qui considérait comme une loi divine que les enfants devaient honorer leurs parents. S'ensuivit tout un laïus chrétien qui impressionna les autochtones et leur donna envie d'en apprendre plus sur notre religion. Ils demandèrent à ce qu'un ou deux hommes restent sur l'île après le départ de l'armada afin de les instruire à ce sujet. Magellan ne put accéder à leur requête, mais les invita avant toute chose à se faire baptiser, promettant aussi qu'il reviendrait plus tard avec des prêtres pour les éduquer au christianisme.
:Laguerra: : On sait très bien que pour créer des alliances, la religion est un des éléments essentiels...
Mendoza opina.
:Mendoza: : Il leur précisa également que leurs épouses devront également se faire baptiser, sans quoi ils devraient se séparer d'elles. Les Cebuanos approuvèrent l'idée, mais souhaitèrent en référer d'abord à Humabon. Le capitaine-général ajouta qu'ils devaient accepter le sacrement par leur propre volonté, et non par crainte ou dans l'espoir d'en retirer quelque bénéfice. Cependant, il accentua sur le fait que ceux qui deviendront chrétiens seront mieux traités. Tous témoignèrent le vouloir de leur propre chef.
Sceptique, Isabella déclara:
:Laguerra: : Je trouve que les Cebuanos furent trop prompts à embrasser le christianisme pour que cela soit uniquement dû à une sorte d'émerveillement. Il semble plus vraisemblable qu'ils souhaitaient s'attirer vos faveurs, ou tout du moins ne pas vous froisser. Je ne les imagine pas non plus dire qu'ils désiraient se faire baptiser parce qu'ils avaient peur de représailles. D'autant que ton mentor laissa entrevoir un intérêt à devenir chrétien.
:Mendoza: : Et ce n'était pas tout! Il promettait également une paix éternelle entre les rois d'Espagne et de Cebu et de leur laisser des armes ainsi qu'une armure complète. On servit alors à manger, puis on s'offrit des cadeaux...
Le capitaine se tut et pivota d'un quart de tour vers l'alchimiste.
:Mendoza: : Tu n'as pas de questions à me poser, cette fois?
La jeune femme succomba à son petit sourire ironique. Sous le charme, elle répondit:
:Laguerra: : Je n'en vois aucune.
Sensible aux rondeurs bien placées, le mercenaire ne se gênait pas pour guigner sa panthère. Un véritable godelureau* à l'œuvre. Ça ne lui aurait pas déplu de lui faire un brin de rentre-dedans...
Il se renfrogna. Non, pas maintenant! Il fallait qu'il se concentre sur la suite, comme elle le lui avait expressément demandé.
:Mendoza: : Les insulaires partis, Pigafetta fut envoyé à terre avec Enrique et un troisième homme. Pardonne-moi car là aussi, j'ai oublié de qui il s'agit.
L'attention de l'aventurière se détourna sur le journal:
:Laguerra: : Le chroniqueur ne le dit pas non plus. C'est tout de même étonnant qu'il ne nomme pas les gens, alors qu'il voyageait avec eux depuis des mois!
:Mendoza: : L'ardeur fébrile d'Antonio s'accompagnait du mépris le plus profond pour le nom des personnages qu'il ne jugeait pas importants. Mais bon... Les trois hommes débarquèrent afin de remettre les présents destinés au Radjah de Cebu. Ce fut la première rencontre entre l'Italien et le Cebuano, et donc la première description de ce dernier, que Pigafetta décrivit comme petit et replet, le corps tatoué et uniquement vêtu d'un pagne. Il arborait en outre un imposant collier et de grands cercles d'or comme ceux que tu portes aux oreilles. Mais les siens étaient sertis de pierre précieuses.

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:Mendoza: : Entouré de nombreuses personnes, probablement des serviteurs ou sa cour, il mangeait des œufs de tortue sur une natte et se désaltérait en buvant du vin de palme à l'aide d'une paille en roseau. Pigafetta lui rendit hommage et lui présenta ce que le capitaine lui avait envoyé. Enrique expliqua que ce n'était pas en remerciement du présent qu'il avait offert au capitaine-général, mais de l'affection qu'il lui portait. On aida donc Humabon à enfiler une veste de soie jaune et violette, semblable à celle donnée à son cousin Kolambu, et un bonnet rouge. Pendant que les émissaires Européens mangeaient, les Cebuanos présents sur la Trinidad l'après-midi rapportèrent au Radjah toutes les bonnes paroles et explications de paix dites par Magellan, et notamment tout ce qui concernait le christianisme. Le roi leur proposa de rester souper avec lui, mais ils refusèrent l'invitation. Son neveu et gendre, invita alors Pigafetta et ses compagnons à venir chez lui, où quatre jeunes femmes jouaient de la musique. Les instruments étaient étranges et produisaient des sons très doux. Le chroniqueur fut impressionné par leur intelligence musicale, mais aussi par leurs peaux relativement blanches et le fait que, bien qu'adultes, certaines vivaient nues. Les autres portaient une écharpe faite de tissu de palmier qui couvrait leur taille. Après avoir de nouveau mangé chez le prince, ils s'en retournèrent aux navires.
Le silence se fit dans la pièce lorsque l'Espagnol se tut. Sa compagne le regardait. Il fallut un certain temps au marin pour se rendre compte que le regard de la jeune femme dissimulait quelque impatience. Ses sourcils se haussèrent sur son front. Il soupira et demeura un moment perdu dans ses pensées. Puis, comme s'il s'arrachait à lui-même, il finit par dire:
:Mendoza: : Dans la nuit de mardi à mercredi mourut Martin Barrena, un supplétif originellement embarqué sur le Santiago. Une fois de plus, accompagné d'Enrique, Pigafetta se présenta le lendemain chez le Radjah Humabon pour lui demander l'autorisation de l'enterrer en un lieu convenable. Lieu qui serait consacré et où une croix serait plantée. Le souverain lui répondit que puisque Magellan pouvait disposer de lui et son peuple, il pouvait tout aussi bien disposer de sa terre. Il fut décidé que le cimetière chrétien serait édifié sur la place principale de la ville. Le but était de donner à l'inhumation un caractère important, par l'intermédiaire d'une grande cérémonie organisée au vu de tous, afin de se faire apprécier de la population et les inciter à embrasser le christianisme. Ce qui sembla fonctionner... Le reste de la journée fut consacré à décharger des marchandises en vue de faire commerce. Humabon accorda rapidement l'autorisation d'établir une feitoria* en fournissant un bâtiment vacant à cette fin. Dans ce local, nous pûmes stocker nos biens. Nous découvrîmes que les Cebuanos étaient bien au fait des poids et mesures, et utilisaient une sorte de balance* pour mesurer les quantités. Ce mercredi soir décèda à son tour Juan Hernández Vázquez, qui fut enterré dans le nouveau cimetière chrétien de Cebu.
Regard limpide, Laguerra ne cilla pas. Pour son amant, il n'était pas facile de savoir ce qu'elle pensait ou ressentait. C'était une femme qui ne faisait pas étalage de ses sentiments. Ce qui ne voulait pas dire pour autant qu'elle n'en avait pas.
Le mercenaire réfléchit un moment et reprit:
:Mendoza: : Le surlendemain, soit le deuxième vendredi d'avril, nous ouvrîmes la boutique qui nous servit à faire du négoce avec les Cebuanos. Ceux-ci firent preuve d'étonnement car nombre d'objets présentés leur étaient inconnus, notamment les bijoux et le verre. Contre les métaux ou les grosses marchandises, ils nous échangèrent de l'or. Contre les bijoux ou les petites babioles, ils nous présentaient des biens comestibles tels que du riz, des poules ou des cochons. Magellan enjoignit une nouvelle fois ses hommes à ne pas se montrer trop avides, ce qui pourrait ruiner le commerce. Certains marins étaient près à troquer tout ce qu'ils possédaient contre le précieux métal. Le capitaine-général confia la gestion du comptoir à quatre hommes, qui devaient rester sur place après le départ de l'armada. Ce fut à João da Silva, un supplétif portugais de la Concepción, qu'échut la direction de l'entrepôt. C'est à partir de là que nous établîmes notre camp, vivant pendant quelques jours à Cebu comme dans un rêve.
Isabella s'agita sur son siège.
:Laguerra: : Et le baptême des Cebuanos?
Juan prit son temps. Sa compagne lisait sur son visage qu'il considérait la question avec le plus grand sérieux.
:Mendoza: : Humabon avait promis à notre capitaine de devenir chrétien en fin de semaine. En ce dimanche 14 avril, une quarantaine de marins, dont deux vêtus d'une armure, débarquèrent des navires et se massèrent sur la place du village, où un échafaud garni de tapisserie et de branches de palmier y fut dressé en vue de la cérémonie. Pourtant, ni mon maître ni aucun des membres de l'équipage, en particulier parmi le personnel religieux, n'avait reçu de mandat d'évangélisation. Le temps de la mission n'était pas encore venue. Pigafetta raconte cette scène de la conversion de masse des Cebuanos. Huit-cents en un seul jour, si je ne me trompe pas.
:Laguerra: : Attends une seconde...
L'aventurière baissa les yeux sur les pages manuscrites qu'elle tenait à la main. Elle lut avec la plus grande attention les circonstances de la christianisation des insulaires.
"Le capitaine commença à parler au roi grâce à notre interprète pour l'inciter à la foi de Jésus-Christ, lui expliquant qu'ainsi il vaincrait plus facilement ses ennemis qu'auparavant et que bientôt il ferait de lui le plus grand souverain de ces îles. Humabon répondit qu'il voulait être chrétien. Nous baptisâmes huits-cents personnes, tant hommes que femmes et enfants".

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"Durant ces jours, le capitaine-général allait chaque jour à terre pour écouter la messe. Il disait au roi beaucoup de choses pour mieux l'instruire et confirmer sa foi"...
:Mendoza: : En préambule à la cérémonie...
Coupée dans sa lecture, le regard de l'espionne se fit dur et acéré. Celui d'une tigresse luttant pour son existence. Elle comprit alors la réaction que pouvait avoir son compagnon lorsqu'elle l'interrompait. Son pied la démangeait.
:Laguerra: : Ce n'était pas terminé.
:Mendoza: : Oh! Mille excuses.
"Un jour, la reine vint en grandes pompes pour écouter la messe. Elle était jeune et belle, avec la bouche et les ongles très rouges. Elle portait sur la tête un grand chapeau fait de feuilles de palmier en manière de pare-soleil".

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"Plusieurs femmes la suivaient, toutes nues et déchaussées. Le prêtre montra à la rani Humamay un bel enfant en bois et une croix, ce qui l'émut beaucoup. Elle demanda le baptême et le nom de Juana lui fut imposé, comme la mère de notre Empereur. Le capitaine sachant qu'elle aimait beaucoup l'enfant Jésus de bois le lui offrit et lui dit de l'installer à la place de ses idoles, car c'était en mémoire du fils de Dieu. En le remerciant fort, elle l'accepta".

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:Mendoza: : Tout ceci est vrai mais du c'est du style administratif n'est-ce pas? Le résumé se veut simple, condensé, limpide, or il ne parvient qu'à être obscur! Ce que Pigafetta raconte-là s'étale sur plusieurs jours... ou inversement. Il a tout mélangé! Voilà comment les événements se sont enchaînés: en préambule à la cérémonie, les canons tonnèrent et firent parler la poudre, ce qui effraya une nouvelle fois les autochtones. Pourtant, Magellan avait dit à Humabon de ne point avoir peur lorsque notre artillerie tirerait ce jour-là, car c'était l'usage de la charger lors de ces fêtes sans lancer de pierres ou autres boulets... Les deux hommes s'installèrent sur des sièges en velours et les chefs insulaires prirent place sur des coussins. Mon mentor fit effectivement dire au souverain Cebuano qu'une fois chrétien, il vaincra plus facilement ses ennemis. Humabon répliqua que, même sans cela, il était heureux de le devenir et se convertit au catholicisme avec ferveur. Le simple acte du baptême firent de ces îliens nos frères, non seulement physiquement mais spirituellement. En fait, comme tu l'as si bien dit il y a un instant, la religion pouvait être aussi utilisée afin de lier les peuples de différentes îles. Néanmoins, Humabon glissa à l'Amiral qu'il aimerait bien se faire respecter de tous, ce qui n'était pas le cas actuellement car certains datus refusaient de lui obéir. Sans plus attendre, le capitaine-général lui demanda de désigner les vassaux en question pour un futur entretien. Lorsque les rebelles se présenteront devant le Portugais, celui-ci les informera que s'ils refusaient de prêter obéissance à Humabon pour se faire convertir, leurs biens seraient confisqués et il brûlerait leur village. Magellan annonça au Radjah qu'après être rentré en Espagne, il reviendra avec des forces importantes, qui assiéront son autorité de monarque suprême de ces îles. Récompense à laquelle il pouvait prétendre en tant que premier souverain à se convertir au christianisme.

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:Mendoza: : Humabon renouvela sa demande visant à laisser deux personnes pour enseigner la religion chrétienne à son peuple. Cette fois-ci, Magellan accepta, à condition qu'en échange on lui confie deux fils de chefs, qu'il emmènera s'instruire en Espagne pour qu'à leur retour ils éduquent les leurs. Durant leur conversation, une grande croix fut dressée au milieu de la place et un avis fut clamé: quiconque embrassera le Christ devra détruire ses idoles païennes et mettre un crucifix à la place. Ce que tous les volontaires acceptèrent. Puis Humabon fut invité par l'Amiral à monter sur l'estrade. Tout de blanc vêtu, il fut baptisé par le père Pedro de Valderrama, et se vit attribuer le nom de Don Carlos, comme on nommait l'Empereur dans la péninsule Ibérique. Suivirent ses proches: son neveu fut nommé Don Fernando, comme le frère cadet de notre souverain. Kolambu prit le nom de Juan, le marchand Maure devint Cristóbal. Les autres reçurent chacun un nom au gré de la fantaisie de mon mentor. Ainsi, avant l'office, il y eut une cinquantaine de baptisés. Puis environ cinq-cents Cebuanos reçurent l'onction. Pour conclure, la messe fut dite.
:Laguerra: : Seulement cinq-cents? On est loin du compte!
:Mendoza: : Jo tampoc he acabat!*
La voix de son amant s'était transformée. Elle conservait la richesse méridionale de ses nuances, mais pour la première fois, la jeune Castillane découvrait l'authentique accent Catalan.
En disant que lui aussi n'avait pas fini, Mendoza s'était emporté, mais sans trop de conviction. Il voulait juste lui rendre la monnaie de sa pièce.
:Mendoza: : À l'issue de cette messe, Magellan invita Humabon à déjeuner, mais ce dernier déclina l'invitation. Il accompagna cependant mon maître jusqu'à la plage où se trouvaient nos chaloupes. De nouvelles salves de canons furent tirées et les deux hommes prirent congé l'un de l'autre.
Il s'arrêta pour reprendre son souffle. Puis, il repartir de plus belle:
:Mendoza: : Tu as lu le passage avec la reine. Il est rigoureusement exact sauf sur un point. Son baptême fut organisé ce même dimanche et pas quelques jours plus tard, comme Pigafetta le laisse entendre.
Par pure mesquinerie, Isabella se pencha en avant pour l'interrompre. Elle riposta d'un ton cassant:
:Laguerra: : On peut ici se demander pourquoi ils n'avaient pas pris leur repas à terre, voire organisé une sorte de banquet pour célébrer les baptêmes!
Tout ébaubi de stupeur, le marin la dévisagea. D'un ton plus posé, la jeune femme reprit:
:Laguerra: : Tu n'es pas de cet avis?
Approuvant d'un léger hochement de tête la logique de sa réflexion, Juan enchaîna:
:Mendoza: : Seulement voilà, les choses se sont passées ainsi... Dans l'après-midi, les marins débarquèrent de nouveau en grand nombre. Cette fois-ci, le père Valderrama baptisa environ trois-cents femmes. Parmi elles, l'épouse d'Humabon, qui prit effectivement le nom de Juana en l'honneur de la mère de Charles Quint.
Pesant ses mots, le mercenaire fit:
:Mendoza: : C'est bon, le compte y est? Je peux passer à la suite?
:Laguerra: : Juste une chose: je vois que les Cebuanos n'étaient pas complètement et passivement soumis. Ils avaient aussi compris l'intérêt qu'ils pouvaient retirer de ce baptême, et Humabon le premier: celui-ci, désormais soutenu par la puissance du roi d'Espagne, s'érigea en chef incontestable de l'île de Cebu, ce qu'il semblait déjà être plus ou moins, seuls quelques chefs contestant son autorité. En t'écoutant, je peux même considérer qu'il utilisait ton mentor pour soumettre les réfractaires.
:Mendoza: : Oh, tu sais, entre les deux hommes, c'était une sorte de jeu de dupe qui s'opérait. Aujourd'hui encore, je me demande qui se servait de qui... Je n'étais qu'un gamin, mais j'avais le sentiment que Magellan voyait la conversion des Cebuanos comme un moyen d'assurer la souveraineté Espagnole dans l'archipel en son absence. Comme il ne possédait pas assez d'hommes pour laisser une garnison, il espérait qu'ainsi les indigènes demeureront fidèles à leur engagement vis-à-vis de la couronne d'Espagne...
La hache de guerre semblait être enterrée entre les amants.
:Mendoza: : Afin de s'assurer que le Radjah se fasse respecter de tous, Magellan décida le surlendemain de convoquer à une messe plusieurs chefs locaux réfractaires parmi lesquels se trouvaient deux frères d'Humabon. Le premier, père du prince héritier Fernando, était nommé Bondora par Antonio Pigafetta. Il s'agissait en réalité d'un titre honorifique désignant une sorte de lieutenant du souverain ou un gouverneur. L'autre avait pour nom Cadaro. Sur place, il leur demanda de jurer allégeance à Don Carlos Humabon et les hommes s'exécutèrent. Puis il invita le Radjah lui-même à jurer solennellement fidélité au roi d'Espagne. Il lui rappela alors qu'il devra mourir plutôt que de faillir à cet engagement. En huit jours, tous les habitants de Cebu furent baptisés, et quelques-uns venant d'îles voisines. Cependant, tous les chefs alentours n'acceptèrent pas de se soumettre à Humabon. Chose que le capitaine-général ne pouvait évidemment tolérer: lorsqu'il repartira, ces récalcitrants constitueront le terreau d'une rébellion. Or, mon mentor devait s'assurer qu'à son retour, les insulaires les accueilleront à bras ouverts. Sans compter que faire preuve de faiblesse pourrait déclencher des velléités chez d'autres. Ainsi, le chef du village de Bulaya, qui avait prêté serment en se mettant sous la coupe du Radjah avant de rompre sa promesse, allait servir d'exemple. Ne s'étant pas présenté à la convocation de Magellan, certains de mes camarades, de nuit, se rendirent en chaloupe sur l'îlot de Mactan, situé juste en face de Cebu, et incendièrent une trentaine de maisons du village.
Laguerra consulta les chroniques à sa disposition.
:Laguerra: : D'après Pigafetta, ton mentor envoya ses hommes exécuter le travail. Pourtant, selon le récit de Giovanni Battista da Ponzoroni, il faisait bien partie de l'expédition punitive. Et là, Ginés de Mafra précise qu'ils découvrirent le village désert, comme si les habitants avaient été prévenus de leur arrivée... Parmi ces trois versions, laquelle se rapproche le plus de la réalité?
:Mendoza: : Peut-être toutes, ou bien aucune... Ce qui est certain, c'est qu'une fois la besogne effectuée, une croix fut plantée au centre du village. Là-bas, les gens étaient cafres: s'ils avaient été Maures, nous aurions érigé une colonne, en signe de leur dureté de cœur, car les Maures sont plus difficiles à convertir que les autres...
Suspendue aux lèvres de son amant, Isabella attendait la suite. Il s'était interrompu soudainement, estimant se perdre en conjectures. Il revint à l'essentiel:
:Mendoza: : Lors des premiers baptêmes, Magellan avait demandé aux nouveaux chrétiens de détruire les idoles qu'ils adoraient jusqu'ici, et dont la présence aurait été en contradiction avec la vénération d'un dieu unique. Cependant, les jours passèrent et mon maître se rendit compte que, non seulement elles étaient toujours présentes, mais qu'on continuait également de leur sacrifier des animaux. Magellan exprima son mécontentement aux Cebuanos, qui ne nièrent pas, mais expliquèrent que ces sacrifices étaient destinés à un homme souffrant d'une fièvre depuis deux ans. Ce malade n'était autre qu'un neveu d'Humabon et frère du prince Don Fernando, qui passait pour être le plus vaillant et le plus courageux guerrier de l'île. Son état était tellement grave qu'il en avait perdu l'usage de la parole. Ayant entendu cela, le capitaine, emporté par sa foi, poursuivit sa marche triomphale.

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:Mendoza: : Il paria sa tête qu'il pouvait accomplir un miracle, que le baptême pouvait guérir cet homme. Il annonça que si les insulaires croyaient vraiment en Jésus-Christ, ils devaient brûler toutes les statues, et le malade se remettra immédiatement sur pied. Humabon accepta, en promettant que tout cela serait fait, parce qu'il aimait vraiment notre Dieu. Nous organisâmes, avec toute la pompe possible, une procession depuis la place jusqu'à la maison du souffrant. Nous le trouvâmes effectivement incapable de parler ou de bouger. Nous le baptisâmes, tout comme deux de ses femmes et ses dix filles. Le capitaine lui demanda alors comment il se sentait. Il déclara aussitôt que, par la grâce de Notre-Seigneur, il se portait beaucoup mieux. Ce grand prodige s'était déroulé sous nos yeux. Le capitaine, en l'entendant s'exprimer, rendit de grands remerciements au Très-Haut. Il lui donna à boire, puis lui fit parvenir un matelas, des draps, une couverture de laine jaune et un oreiller. Mon maître continua à lui offrir, jusqu'à ce qu'il puisse se lever, des boissons rafraîchissantes à base d'amandes, d'eau de rose et quelques confitures sucrées.
:Laguerra: : Ce soudain rétablissement pourrait expliquer le basculement de ton maître dans quelque chose qui ne lui ressemblait pas: une espèce de frénésie, de mouvement, de discussion avec les souverains locaux.
Mendoza se caressa le menton.
:Mendoza: : C'est une possibilité, oui. Lors de cette période, il se comportait comme le Christ accomplissant des miracles en ayant le pouvoir de guérison. Il devait se sentir illuminé, protégé, invincible... Le cinquième jour, le convalescent se leva de son lit, et dès qu'il put marcher, il fit brûler, en présence du roi et de tout le peuple, une figurine que quelques vieilles femmes avaient cachée dans sa maison. Il fit également détruire plusieurs temples construits au bord de la mer, dans lesquels les gens avaient l'habitude de manger la viande offerte aux déités. Les habitants applaudirent et, criant "Castille, Castille", contribuèrent à les renverser et déclarèrent que si Dieu leur donnait la vie, ils brûleraient toutes les idoles qu'ils pourraient trouver, même si elles étaient dans la maison même du roi.
:Laguerra: : À quoi ressemblaient ces statuettes?
:Mendoza: : Faites en bois, elles étaient concaves ou creusées derrière, et avaient les bras et les jambes écartés, les pieds tournés vers l'intérieur. Elles avaient un grand visage, avec quatre dents très grandes comme celles d'un sanglier, et elles étaient toutes peintes.
Le navigateur avait l'œil songeur, le regard félin.
:Mendoza: : Dans tous les cas, ladite guérison du neveu d'Humabon eut un impact sur les autochtones puisque durant la quinzaine de jours où l'armada séjourna à Cebu, ce furent plus de dix mille personnes qui se seraient ainsi converties. Par ailleurs, les insulaires se montrèrent accueillants et, quelle que soit l'heure du jour ou de la nuit, lorsque l'un d'entre nous mettait pied à terre, il trouvait toujours des Cebuanos prêts à l'inviter à boire et manger.
:Laguerra: : Elle devait être grande, très grande, la satisfaction intime de ton mentor, à cet instant. Maintenant, tout était changé, les heures mauvaises étaient loin. Il avait découvert un groupe d'îles nombreuses, quelques-unes très étendues, riches, salubres, avec de l'eau et des vivres abondants, des indigènes aimables et ingénus et un Radjah ami qui, sans effusion de sang, sans violence, s'était déclaré vassal du roi d'Espagne et son frère en Jésus-Christ.
:Mendoza: : Oui, pour lui, le rêve était devenu réalité. La promesse qu'il avait faite à Charles Quint, il l'avait tenue.

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:Mendoza: : Le chemin de l'Inde par l'Occident, vainement cherché par Christophe Colomb servant à l'époque les Rois Catholiques, c'est lui qui l'avait trouvé. En peu de jours, il pourrait arriver aux Moluques, au sujet desquelles il avait recueilli, à Cebu, des informations sûres. Là il chargerait ses trois navires d'épices de choix. Et, par le chemin de l'Orient qu'il avait parcouru plus d'une fois, il entrerait à Séville triomphant, pour mettre aux pieds du souverain une province nouvelle, conquise uniquement par la persuasion, par l'amitié, par le respect de la parole donnée! Espérance illusoire pourtant! Derrière sa splendide victoire le guettait la fatalité...

À suivre...

*
*Datus: Titre qui désigne les dirigeants de nombreux peuples autochtones dans tout l'archipel des Philippines. Dans les grands barangays anciens, qui entretenaient des contacts avec d'autres cultures d'Asie du Sud-Est par le biais du commerce, certains datus prenaient le titre de radjah ou de sultan.
*Godelureau: Homme qui se plaît à courtiser les femmes.
*Feitoria: Comptoir commercial en Portugais.
*Balance: Le XVIème siècle était la période du développement des boîtes de pesage utilisées pour les petites pesées. Ces petites boîtes en bois, d'environ 15 cm de longueur, contenaient une balance à bras égaux montée sur une colonne démontable, ainsi que ses poids. Très répandues chez les commerçants, elles servaient à vérifier la masse des pièces d'or et d'argent en circulation. Les poids contenus dans ces boîtes étaient appelés "poids monétaires". Chacun de ces poids était ajusté sur la masse légale d'une monnaie déterminée et souvent à son effigie.
*Jo tampoc he acabat!: Phrase en dialecte Catalan signifiant "Moi non plus, je n'ai pas fini!" Elle diffère du Castillan (langue officielle de l'Espagne) qui se traduit ainsi: "Yo tampoco he terminado!"
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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TEEGER59
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Re: Le clou du voyage.

Message par TEEGER59 »

Suite.

Il était vint-trois heures passées. Les nuages orageux s'étaient dispersés depuis un bon moment déjà. À travers les moucharabiehs, Isabella distinguait les éclats d'une lune dorée. Cernée de safran au centre de son halo, elle faisait briller les feuilles des arbres comme une armure en métal. Autour du fort, entre les branches les plus élevées de la jungle, des singes, sans doutes des macaques, se disputaient sous la voûte végétale en poussant des hurlements, et l'un d'eux descendit en piqué en gloussant. Au ton employé, on aurait pu croire qu'il lâchait des bordées d'obscénités.
L'aventurière jeta un œil sur son compagnon. Dans l'obscurité, un sourire se dessina sur ses lèvres. Soudain, celui-ci se mit à reproduire leurs cris en se grattant sous les bras donnant ainsi à sa panthère une représentation impromptue.
Interdite, elle le fixa un instant. La surprise sur son visage lui donnait quelque chose de presque comique. À dire vrai vrai, son regard était du même acabit que celui qu'elle avait lancé à Gaspard, lorsque ce dernier avait soudainement dansé sur le pont de la nef d'Ambrosius. Elle leva les yeux vers le plafond, à qui elle sembla s'adresser soudain pour dire:
:Laguerra: : Juan...
:Mendoza: : Oh, oh! Je n'aime pas quand tu as cet air-là.
:Laguerra: : Tu n'es pas drôle.
Elle soupira. N'ayant pas envie de remettre de l'huile sur le feu, le marin se montra conciliant:
:Mendoza: : Je sais, je sais! Mais j'ai besoin de détendre l'atmosphère car on arrive bientôt à l'instant fatidique...
Il la regardait comme s'il quêtait son approbation.
La bataille de Mactan... L'espionne attendait le récit de cet épisode, qui effectivement n'allait pas tarder. Mais pour le moment, par le cheminement de la pensée, elle se remémora l'une de ses conversations avec Tao, celle où le naacal avait évoqué leur rencontre avec les grands pithèques*, juste avant qu'ils ne découvrent la cité d'Orunigi. Réprimant un sourire, elle ne put s'empêcher de lui dire:
:Laguerra: : Tu faisais moins le malin face aux gorilles* d'Afrique...
La figure de Mendoza se renfrogna.
:Mendoza: : Tu l'as su comment?
:Laguerra: : J'ai mes sources.
Il était évident qu'il attendait de plus amples explications, mais sa compagne s'en tint là. Le mercenaire demeura silencieux quelques secondes, puis, sans crier gare, il se mit à frapper sa poitrine, imitant ainsi le puissant animal. Cela produisit un écho bizarre dans la pièce. La señorita dut simuler une quinte de toux pour ne pas s'esclaffer. Mais cette fois-ci, elle ne put garder son sérieux. Déjà cramoisie par une hilarité contenue à grand-peine, la jeune femme éclata d'un rire gargouillant qui lui sortait par le nez et secouait ses épaules. Après avoir essuyer ses larmes, elle lui tapota gaiement la cuisse.
:Laguerra: : Allez, au lieu de faire le singe, tu ferais mieux de poursuivre...
Le capitaine laissa s'écouler un instant avant de s'exécuter.
:Mendoza: : Suite à l'incendie du village de Bulaya, Magellan exigea un tribut de la part des habitants de l'île de Mactan.
De nouveau penchée sur le compte-rendu de Pigafetta, Isabella le consultait avec fièvre. Toute trace d'amusement avait disparu de son visage. Avec ce qu'elle venait de lire, elle leva le doigt, interrompant ainsi le navigateur.
:Laguerra: : Si tu me le permets, j'aimerai apporter une précision.
:Mendoza: : Je t'en prie...
:Laguerra: : Je vois ici que deux versions très différentes existent concernant la manière dont cet impôt allait être acquitté. Dans la première, Antonio raconte que le fils d'un chef local de Mactan se présenta à la cour d'Humabon avec de bien maigres présents: seulement deux chèvres. Son père, le Datu Zula, ne pouvait donner plus de peur de s'attirer les foudres de Lapu-Lapu, le seigneur qui régnait sur la petite île.

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:Laguerra: : Mais si Magellan consentait à lui fournir une chaloupe et des hommes armés, il promettait de renverser le pintado* rebelle et de se mettre au service de l'Espagne.
:Mendoza: : Quelle est la seconde version?
Du doigt, elle descendit de quelques lignes.
:Laguerra: : Ici, l'Italien fait référence au récit du pilote Génois, Giovanni Battista da Ponzoroni. D'après celui-ci, l'Amiral exigea du Datu de Mactan trois chèvres, trois porcs, trois mesures de riz et trois de miel. Lapu-Lapu lui fit répondre qu'il ne fournirait que deux de chaque. Soit ton mentor devait s'en contenter et les denrées lui seraient envoyées, soit il refusait et ne recevrait rien...
:Mendoza: : Je peux voir?
Elle lui tendit le journal qu'il parcourut à son tour.
:Mendoza: : Ce sont de menus détails. Dans les deux cas, l'issue fut la même: Lapu-Lapu refusa de céder aux exigences de Magellan. Chose que mon maître ne put supporter. Il décida alors de mener lui-même une opération punitive sur l'île voisine. João Serrao et Duarte Barbosa tentèrent de l'en dissuader. L'armada avait déjà perdu beaucoup d'hommes depuis le début du voyage, et un échec pourrait mettre en péril le projet. Pour rappel, les expéditions Portugaises, au contraire des Espagnoles, partaient avec des instructions précises sur ce point: le commandant avait interdiction formelle d'aller à terre en présence de populations inconnues, à moins d'une nécessité absolue ou bien lorsque cela ne présentait pas de danger manifeste. Une disposition que ne pouvait ignorer mon mentor, qui avait servi au sein de la marine du Portugal lors de voyages vers les Indes.
:Laguerra: : Ah! C'était donc ça!
:Mendoza: : C'était donc ça, quoi?
:Laguerra: : La raison pour laquelle Magellan avait mis autant de temps avant de rencontrer Humabon. Il respectait le protocole.
:Mendoza: : Oui, et il aurait mieux fait de s'y tenir et ne pas se rendre sur Mactan...
Mendoza se versa un autre verre. Laissant ses souvenirs se rassembler, il secoua la tête à la mémoire de ce qui s'était passé ce jour-là.
:Mendoza: : D'ailleurs, Serrao et Barbosa ne furent pas les seuls de cet avis. Le Radjah Humabon conseilla également de ne rien tenter, que la faute ne justifiait pas de telles représailles. De surcroît, le souverain Cebuano pensait pouvoir faire revenir Lapu-Lapu à la raison car il était marié avec sa sœur.
:Laguerra: : Je constate que tout le monde était d'accord sur un point: quoi qu'il décide, le capitaine-général ne devait pas mener l'assaut, car ce serait mettre sa propre personne inutilement en danger.
:Mendoza: : Mais mon maître était une sacrée tête de mule et personne, moi inclus, ne put le faire changer d'avis. Selon lui, un bon pasteur n'abandonne pas son troupeau. Face à cet entêtement, Humabon proposa de réunir le plus d'hommes possible et de lui-même conduire l'offensive, avec ses troupes. Car bien que Lapu-Lapu soit son beau-frère, l'amitié qu'il portait au Portugais surpassait le lien de parenté. Là encore, Magellan refusa: il tenait à montrer aux indigènes comment se battaient les Espagnols. Ginés de Mafra nota que, par ce geste, le capitaine-général perdit alors de son prestige et de son autorité, car ce coup de force apparaissait à tous comme inutile. De plus, il estimait qu'il y avait bien peu à retirer d'une victoire, mais beaucoup à perdre d'une défaite... Ainsi, vers minuit, trois chaloupes chargées d'une soixantaine d'hommes se dirigèrent vers l'île de Mactan. J'ai eu beau pleurer et le supplier, sa décision était irrévocable. J'ai voulu l'accompagner, mais il s'est montré très ferme et m'a obligé à promettre de ne pas le suivre. Et puis il est parti... pour ne jamais revenir...
Le mercenaire se leva, corps contracté et lèvres blanches, passa une main rigide sur son visage, crut sentir sur lui cette odeur atroce de mort et de pourriture. Il voyait encore le visage de son mentor, il se souvenait encore son intransigeance.
:Mendoza: : Bien qu'ayant expressément refusé toute aide, mon maître se vit accompagné du Radjah Humabon et de deux mille guerriers Cebuanos, montés sur plus d'une vingtaine de balangays, pour assister au combat.
À cet instant, Mendoza se demanda s'il fallait qu'il entre dans les détails à propos de cette bataille. Il décida que oui, puisqu'en début de soirée, sa compagne avait insisté sur ce point.
:Laguerra: : Selon Antonio Pigafetta, Magellan aurait déployé quarante-neuf hommes, soit moins de la moitié de son équipage, armés d'épées, de haches, d'arbalètes et de pistolets. Il dit qu'en raison de la côte rocheuse et des coraux près de la plage, les hommes ne purent accoster.
:Mendoza: : Les récits d'Antonio Pigafetta et de Ginés de Mafra, bien que précis, divergent étonnamment, en effet. Ce qui rend difficile la reconstitution des évènements. Comme je te l'ai dit un peu plus tôt, le chroniqueur avait une propension à déformer pour enjoliver la réalité, mais ici ce n’était pas forcément évident car il avait lui-même participé au combat. À l’inverse, Mafra n'était pas présent, tout comme moi. Les faits lui ont été rapportés. Je vais te livrer ma version, celle que j'ai pu établir en recoupant les témoignages des hommes qui ont participé à cette bataille...
Mendoza vint se rasseoir.
:Mendoza: : Magellan, avant d'engager toute action, décida d'envoyer Cristobal, le marchand Siamois avec un message pour Lapu-Lapu: il était encore temps pour lui de reconnaître l'autorité du roi d'Espagne, ainsi que celle d'Humabon, et de payer le tribut demandé. S'il s'exécutait, ses écarts passés seront oubliés. Dans le cas contraire, il goûterait aux lances Espagnoles. Lorsqu'il revint, le Maure rapporta que les indigènes n'étaient pas intimidés. Ils clamaient même que, si elles n'étaient faites que de roseaux à la pointe durcie au feu, eux aussi possédaient des lances.
:Laguerra: : La confrontation paraissait inévitable.
Sur un ton grave, Isabella philosopha en ajoutant aussitôt:
:Laguerra: : "Celui qui est préparé au combat doit combattre. Pour lui, le moment est venu..."
Le capitaine s'exclama:
:Mendoza: : Encore une citation! Elle est de qui, celle-là? D'Alcée de Mytilène?
:Laguerra: : Pas loin, mon ange. C'est effectivement un poète Grec, mais il s'agit d'Anacréon. Cependant, tes connaissances ne cessent de me surprendre. Je viens de le vérifier une nouvelle fois.
Le mercenaire dodelina de la tête avant de rebondir sur la dernière remarque de sa compagne:
:Mendoza: : Comme tu le disais, la confrontation était inévitable. Néanmoins, le souverain de Mactan désirait un répit: il demandait à ne pas être attaqué de nuit, car il attendait des renforts. Cette requête saugrenue était en réalité un guet-apens: il voulait inciter les assaillants à attaquer tout de suite. Il espérait qu'à la faveur de l'obscurité, ils ne verraient pas les pièges qui leur avaient été tendus sur la plage: des fossés et des trous hérissés de pieux. Mais Magellan était au courant de leur existence. En pleine nuit, les navires Européens et la vingtaine de pirogues traversèrent le canal séparant Cebu de Mactan. Ils contournent l'île par le nord et arrivèrent dans une baie, en vue de ce qui constituait le village le plus important, sur laquelle régnait le Datu. Le soleil était encore couché et ne se lèverait que dans trois heures. Parce que l'endroit présentait des hauts-fonds, mon mentor fut forcé d'ancrer ses vaisseaux loin du rivage. Ainsi, il fut incapable d'utiliser les canons pour engager les guerriers de Lapu-Lapu. Aux premières lueurs du jour, environ soixante hommes en armes sautèrent dans les chaloupes en emportant les bouches à feu.

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Juan resta un moment silencieux. Ses mains fermes tremblèrent légèrement sur ses genoux. Puis, mu par le désir de se confier, poursuivit avec difficulté, presque à contrecœur:
:Mendoza: : Ne pouvant aborder directement la plage, le détachement dut crapahuter sur plus de trois traits d'arbalète avec de l'eau jusqu'aux cuisse. Ils étaient une quarantaine à débarquer, équipés de plastrons et de casques, d'épées et d'armes à poudre.

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:Mendoza: : L'effectif restant, une dizaine d’hommes, fut chargé de surveiller les esquifs. Contre la volonté de mon maître, Don Carlos Humabon et ses gens descendirent aussi. L'autochtone lui redemanda de ne pas mener le combat, et le prévint qu'il n'aura qu'à faire un signe pour que ses hommes interviennent.
L'alchimiste était en train d'observer le conteur qui venait de renverser du vin sur sa tunique. Il eut une exclamation agacée, se frotta la poitrine puis posa le verre sur la table avec des précautions exagérées et finit par reprendre:
:Mendoza: : Lorsqu'un petit groupe arriva sur la terre ferme, les éclaireurs découvrirent un grand village implanté au milieu d'une palmeraie. Celui-ci semblait désert. Magellan leur avait ordonné d'incendier une maison. Mais au moment où ils s'apprêtaient à le faire, une cinquantaine d'indigènes surgirent de la cahute et les attaquèrent. Je ne sais plus qui de Rodrigo Nieto ou d'Antón de Noya se fit trancher une jambe, mais l'un des deux Galiciens mourut aussitôt...
Au plus fort des combats au Mexique, Isabella avait vu comment la peur et le chaos pouvaient troubler les esprits. Tout allait si vite, personne ne savait vraiment ce qui se passait. Les compagnons de Magellan avaient dû assister au même phénomène sur Mactan. Difficile de se fier aux témoignages des survivants, bien que certains détails se recoupaient curieusement dans les versions des uns et des autres. Si seulement Juan avait pu dénicher un témoin capable de décrire précisément ce qui s'était passé. Elle devait se contenter de ses suppositions et de la chronique de Pigafetta, rédigée en quelques mots.
De son côté, Mendoza aurait donné cher pour faire disparaître, d'un coup de baguette magique, le repas du soir qui lui pesait sur l'estomac. Le biryani* n'était pas encore tout à fait indésirable, mais pas non plus le bienvenu en ce moment.
:Mendoza: : Mes compagnons se ruèrent alors sur les indigènes qui battaient en retraite à travers les rues du village. Ils les poursuivirent, sauf qu'il s'agissait d'un piège: d'autres guerriers les prirent à revers. En tout, ce furent plusieurs milliers d'insulaires qui les attendaient sur Mactan. Lapu-Lapu avait en effet reçu des renforts d'autres îles dans la nuit. Divisés en trois groupes, ceux-ci poussaient des hurlements avant de se ruer sur les marins qui arrivaient sur la plage. Deux arrivèrent par le flanc et un de face. Les soldats formèrent alors deux pelotons et ripostèrent avec leurs arbalètes et leurs arquebuses. Les échanges de tirs allaient durer près d'une demi-heure, mais sans réelle efficacité.
Le mercenaire contemplait la figure harmonieuse de sa fleur de lotus. Elle était en train de lire le passage qu'il évoquait.
"Nous pointâmes les armes à feu sur l'ennemi. Les arquebuses et les arbalètes tiraient de loin, en vain... La peur ne les arrêtait pas, protégés par leurs boucliers en bois...."

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"Ils nous ont lancé tant de flèches, de lances, de cannes ferrées et de cailloux qu'on pouvait à peine se défendre. Nous ripostâmes trente minutes durant sans lui causer de grands ennuis. Lorsque nous fûmes à court de munitions, les Indiens lancèrent l'offensive..."
Sur la couverture du livre, les ongles de la jeune femme dansaient puis se calmaient au fil des pages. Enfin, lorsqu'elle parvînt à la dernière ligne, elle releva la tête et lui adressa un sourire. L'épéiste respira un grand coup et continua:
:Mendoza: : Les indigènes se rendirent en effet vite compte que nos armes à poudre n'étaient en vérité pas si dangereuses que cela. Tout d'abord, leur maniement était lourd. La cadence de tir était lente car recharger l'arme prenait du temps. De plus, l'arquebuse reposait sur une fourquine plantée dans le sol, et tu te doutes qu'il était souvent nécessaire de la remettre en place car la déflagration la faisait trembler.
L'alchimiste hocha lentement la tête.
:Mendoza: : Ensuite, une partie de la poudre avait sans doute été mouillée durant le transport entre les chaloupes et la plage, la rendant inutilisable. Enfin, si les traits et les balles parvenaient à perforer les boucliers, les tirs n'étaient pas immédiatement mortels, ou en tout cas, pas systématiquement. Il semblait même que les indigènes ne soient que peu blessés, et pouvaient en général continuer le combat. Tout ceci ne contribua qu'à les enhardir. Ce fut alors un déluge de pierres, de pieux durcis, de lances et même de terre, qui s'abattit sur les Européens. D'autant que les îliens avaient mis à profit la nuit pour ériger des palissades derrière lesquelles ils s'abritaient pour harceler leur ennemi. Incapables de riposter, Magellan ordonna qu'on mette le feu à des huttes pour créer une diversion.

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:Mendoza: : L'incendie ravagea entre vingt et trente habitations, mais les autochtones accourus sur place tuèrent deux marins de plus. Quelqu'un demanda alors à mon mentor d'appeler à la rescousse les deux mille Cebuanos qui attendaient près des embarcations. Le capitaine-général refusa une fois de plus et ordonna à ses hommes de faire preuve de courage, de ne pas se laisser impressionner par le nombre. Il leur rappela que pendant la conquête de la Nouvelle-Espagne, à un contre cinquante, les Espagnols résistèrent face aux Mayas grâce aux armures et aux armes à feu. Ayant l'impression de posséder tous les pouvoirs, il avait le sentiment qu'il ne pouvait pas mourir...
:Laguerra: : Cela devait être vraiment triste de voir un esprit aussi brillant s'égarer à ce point!
Dans l'estomac du Catalan, le plat épicé commençait à peser très lourd. Il n'aurait jamais dû se bâfrer de la sorte. Cependant, en aucun cas il n'avait pensé que cette anecdote de revenant, racontée durant le souper, aurait pu influencer la tournure de la soirée. Il aurait mieux fait de s'abstenir. S'il l'avait fait, il ne serait pas en train d'évoquer ce passage peu ragoûtant.
:Mendoza: : Pivotant d'un quart de tour pour se positionner de biais, Magellan redressa sa lame à l'arrière de sa tête, empoignée à deux mains, pointe vers le ciel. Puis, les traits imperturbables, il se figea en attente de l'assaut adverse. Un immense fracas ébranla le village lorsque les indigènes les plus rapides arrivèrent au contact du mur de boucliers, aussitôt suivi de cette cacophonie martiale et discordante propre à la guerre.

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:Mendoza: : La hardiesse, la détermination, la discipline, face à la sauvage frénésie. Bien qu'abhorrant ses adversaires, le Portugais pouvait leur reconnaître une chose: le courage. Quoi qu'on puisse dire des guerriers de Lapu-Lapu, aussi vindicatifs fussent-ils, ces derniers se battaient avec un acharnement remarquable. C'est là que les îliens repérèrent un point faible chez les occidentaux: si leur poitrine et leur tête étaient protégées, il n’en allait pas de même pour leurs jambes et leurs bras. En effet, ils ne portaient pas d'armure intégrale, qui de toute façon ne leur aurait pas permis de se mouvoir dans l'eau. Les guerriers concentrèrent donc leurs jets sur ces membres. Par-dessus les hurlements, on entendait le bruit écœurant des bouts de bois rompant les os et des coups de poing frappant la chair. Des cris de douleur se mêlaient aux cris de rage. Une chose était sûre: chaque camp voyait en l'autre l'incarnation du mal. La loi de la jungle avait repris ses droits. Une flèche empoisonnée atteignit alors mon maître à la jambe... La jambe droite.

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Isabella le regarda, un peu perdue.
:Mendoza: : Souviens-toi: en 1513, il fut blessé au genou gauche par une lance lors de la bataille d’Azemmour au Maroc. Ainsi, depuis lors, il boitait légèrement. La flèche ayant atteint la jambe valide, mon mentor se trouva très sérieusement handicapé et ne put plus se mouvoir qu'avec grande difficulté. Il ordonna immédiatement la retraite. Mais au lieu de se replier en bon ordre, nombre de marins s'enfuirent, ne laissant leur commandant qu'avec sept ou huit hommes. Soit à cause de la panique, soit à cause du combat qui faisait rage, certains tombèrent dans les trous hérissés de pieux. Le petit groupe se replia tant bien que mal sous les assauts ennemis, mais se trouva bientôt ralenti par l'eau qui lui monta jusqu'aux genoux. Les indigènes poursuivirent leur harcèlement, principalement dirigé vers Magellan, dont ils comprirent qu'il était le chef.

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:Mendoza: : Il va notamment, toujours selon Pigafetta, perdre son casque à deux reprises.
Les mots sortaient de la bouche de Mendoza comme une épine qu'on ôte d'un pied nu.
:Mendoza: : Au fur et à mesure de l'avancée, les îliens récupérèrent les lances qu'ils avaient précédemment jetées, pour les lancer de nouveau. Les bombardes demeurées dans les chaloupes n'étaient d’aucune réelle utilité à cause de la distance. Pire: en tentant malgré tout de porter assistance aux combattants à pied, les tireurs allaient blesser leurs propres camarades. Cet affrontement dans l'eau s'étala sur une heure. C’est alors que dans un frémissement brutal et furieux de tout son être, un guerrier chargea Magellan. L'Amiral ne le devina pas, occupé à batailler avec d'autres. Il ne pressentit pas la mort qui allait bientôt s'empaler dans sa chair. Jamais elle n'avait été si proche...
Une fois de plus, la voix de Mendoza eut des accents d'amertume et de résignation.
:Mendoza: : À moins qu'il ne fut consentant et qu'il n'offrit son corps aux coups d'un destin qu'il accepta, qu'il provoqua. Il aura l'éternité pour regretter. L'indigène parvint à frapper mon maître au niveau du front avec une lance. Celui-ci ne s'avouait pas encore vaincu. Il répliqua et transperça l’opposant avec la sienne, qui resta plantée dans le corps de l'attaquant et le Portugais dut dégainer son épée.

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:Mendoza: : Mais blessé au bras droit par un coup de pique, il n'y parvint pas. L'apercevant désarmé, les assaillants se ruèrent sur lui, et un coup porté à la jambe gauche le fit s'effondrer dans l'eau, face au ciel.

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C'était un de ces moments où le temps paraissait suspendre son cours. Envahie par un étrange sentiment d'irréalité, Isabella s'entendit murmurer:
:Laguerra: : Et après?
:Mendoza: : Ses ennemis le submergèrent alors. Lorsqu'ils le poignardèrent, le capitaine-général eut alors un dernier regard pour les hommes demeurés avec lui, afin de s'assurer qu'ils pouvaient s'enfuir. Il fut alors tué par une flèche et un coup de lance dans la gorge.
Isabella ne put retenir un tressaillement qui n'échappa pas à Juan, pas plus que la soudaine blancheur de ses joues. Pendant toute la durée du récit, elle était restée silencieuse, comme plongée dans ses pensées, clignant des yeux de temps à autre, pour acquiescer. Mais là, en apprenant comment l'explorateur Portugais avait vécu ses derniers instants, elle se sentit fondre d'émotion.
:Laguerra: : Je suis désolée, mon ange. J'imagine que c'était un peu comme perdre ton père.
:Mendoza: : Mon père... et un ami. Je n'ai pris la pleine mesure de cette perte qu'après sa mort.
Ses paupières s'abaissèrent comme un voile devant le noir intense de ses yeux. Il sembla soudain très las. Au bout d'une minute ou deux, elles clignèrent de nouveau.
:Mendoza: : Aujourd'hui encore, j'essaye de me convaincre qu'il est toujours là, à travers ses enseignements, mais j'ai du mal.
À ces mots, l'aventurière se mit même à verser une larme. Son compagnon ne fit rien pour la consoler, attendant patiemment qu'elle se reprenne.
Des siècles passèrent... des mondes tourbillonnèrent, virevoltèrent... Le temps était immobile, suspendu... il traversait les âges.
Non, quelques secondes à peine venaient de s'écouler. D'une voix qui n'était guère qu'un murmure, l'espionne dit qu'elle était navrée, puis, pour se donner une contenance, lut la version du chroniqueur qui racontait exactement la même chose:
"Un insulaire a réussi à blesser le capitaine au visage avec une lance en bambou. Désespéré, il plongea la sienne dans la poitrine de l'Indien et la laissa clouée. Il voulait utiliser l'épée, mais il ne pouvait la tirer qu'à moitié, à cause d'une blessure qu'il avait reçue au bras droit..."

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"Puis les Indiens se jetèrent sur lui avec des épées et des cimeterres et combien d'armes ils avaient et en finirent avec lui, avec notre miroir, notre lumière, notre consolation, notre véritable guide. Quand il a été blessé, il s'est retourné plusieurs fois pour vérifier que nous étions tous en sécurité sur les bateaux. Magellan est mort. Mais jusqu'à la fin il a fait preuve d'un très grand courage et d'opiniâtreté. Je souhaite que l'histoire n'oublie jamais son nom".

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:Mendoza: : Oserai-je dire qu'il fut un perdant magnifique? Il avait réalisé quelque chose de grandiose dont il ne touchera jamais les fruits.
Pâle comme un fantôme, Isabella l'interrogea du regard pour connaître le dénouement de ce passage.
:Mendoza: : La suite des événements fut comme un brouillon de panique: une fuite. Dans l'incapacité de porter secours à leur maître, la seconde vague de survivants, plus ou moins gravement blessés, regagna les chaloupes. L'eau leur arrivait jusqu'à la taille. Le simple fait de marcher était épuisant, ils ne sentaient plus leurs jambes et ils tremblaient. Paniqués, ils reculèrent, pas après pas, se rapprochant de leur but. Peut-être, plus ou moins consciemment, voulaient-ils protéger Antonio Pigafetta, touché au front par une flèche. Ni Diego Gallego ni Nicolás de Nápoles et encore moins Enrique n'étaient des soldats. Tous étaient dépassés par la violence qu'assénaient les guerriers du Datu avec autant de prodigalité. Jamais ils n'avaient croisé des indigènes aussi féroces, de véritables machines à tuer.
La voix de Mendoza s'était teintée de colère. Elle était plus sonore et tranchante dans la pénombre.
:Mendoza: : De leur côté, ayant vu Magellan tomber sous les coups de l'ennemi, les Cebuanos se ruèrent à la charge, obligeant les guerriers de Mactan à reculer avant d'aider les retardataires à regagner les esquifs... Comme ses compagnons d'infortune, l'interprète Malais s'y rendit promptement, afin qu'un but l'empêchât d'être avalé par sa douleur, excessive, pas tolérable. Le coup de fièvre! Il lui fallait se cramponner à ses petites pensées, se rattraper à des riens qui lui traversaient l'esprit, pour ne pas s'effondrer dans la crevasse qui s'ouvrait en lui. Prodigieuse béance! De son côté, en larmes, Pigafetta avait laissé tomber sa plume et regardait ce carnage, une fois assis sur son banc. Il contemplait ce tableau où s'affichaient les visages morbides des survivants. Ils étaient tous au calme, à présent. Mais, après cette course éperdue, la conscience de l'énormité de la catastrophe leur vint peu à peu. Un désastre total! Tel fut le lamentable épilogue d'une croisade perdue d'avance.

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:Mendoza: : Le corps expéditionnaire repartit vers Cebu, laissant derrière lui les dépouilles de ses soldats morts au combat. Ils furent huit à y avoir laissé leur vie: Fernand de Magellan, Cristóvão Rabello, Francisco Falcón González, Pedro Gómez, Rodrigo Nieto, Antón de Noya, Juan de la Torre et Antón de Escobar, qui décèdera le surlendemain.
:Laguerra: : Je compte également quatre indigènes Cebuanos tués en se portant au secours de tes camarades...
:Mendoza: : Tu peux aussi y ajouter Philibert Bodin dit "Filiberto", qui décèdera de ses blessures quatre mois plus tard. Ce qui porte le bilan définitif de l'opération à treize décès. En revanche pour Lapu-Lapu, cette bataille fut un véritable succès: en repoussant mes camarades, il ne compta que de faibles pertes dans ses rangs. Surtout, il montra à ses semblables que nous n'étions pas invincibles...
:Laguerra: : Cet échec pose une épineuse question au sujet de Magellan: pourquoi? Mais enfin, qu'était-il venu faire là, cet homme à l'âme si profondément troublée? Est-ce donc qu'il était depuis quelque temps hanté de l'idée d'en finir avec la vie?
:Mendoza: : Peut-être bien! En réalité, son voyage n'avait rien d’un succès. Bien au contraire. Entre les morts et les déserteurs du San Antonio, il avait perdu presqu'une centaine d'hommes, soit plus du tiers de ses marins. Il n'avait sans doute eu aucun mal à imaginer quel portrait de lui allaient faire ces mêmes déserteurs à leur retour à Séville, surtout après la mutinerie de San Julián, où il avait fait tuer Mendoza, fait exécuter Quesada et abandonner Cartagena, ces trois capitaines Espagnols imposés par le roi. Il allait devoir répondre de ses actes, il ne pouvait l'ignorer. Et bien qu'il ait déjà conquis des îles riches en or et en mets inconnus, il n'avait pas encore atteint le but de son voyage: les Moluques. Mais avant même d'y mettre les pieds, il savait que celles-ci se trouvaient dans la partie du globe appartenant aux Portugais. Or, pour convaincre le roi de financer son expédition, il lui avait assuré que les îles aux épices se trouvaient en territoire Espagnol, et qu'il pourrait ainsi le démontrer. Il lui avait donc en quelque sorte menti, et cela pourrait faire de lui un réprouvé, quelles que soient les richesses qu'il ramènerait. Et comme il était également indésirable au Portugal, où il était vu comme un traître, que lui restait-il? Mourir en héros fut sa seule option.
:Laguerra: : Sans vouloir minimiser l'horreur de cette tragédie, qu'est-il advenu ensuite?
:Mendoza: : Lorsque les survivants revinrent sur l'île de Cebu, ce fut une catastrophe. Tout était bouleversé. Magellan étant mort, les hommes de la flotte se retrouvèrent sans capitaine-général. Lorsque j'appris la terrible nouvelle, je me découvris une aptitude pour la souffrance, insoupçonnée.
Sa voix prit une inflexion plus profonde, comme s'il se parlait à lui-même plutôt qu'à sa compagne:
:Mendoza: : J'avais mal de partout, je sentais mon énergie me quitter, mais mon corps tint bon, persistait à fonctionner, à respirer. Pourtant, c'était trop à la fois: l'insoutenable pression du désespoir augmentait dans ma tête. Quand on perce un trou dans le crâne pour y loger un peu de poudre noire et qu'on allume la mèche, on doit ressentir quelque chose d'approchant. Mais là, le cerveau, bien que pulvérisé par la détonation morale, s'obstinait à distiller du malheur pur en moi, comme s'il eût attendu cette occasion pour me donner tout le chagrin qu'il était capable de produire en bloc. Tout le bonheur d'avant, je l'expiais brutalement. Pigafetta fut le premier à s'apercevoir que je sanglotai. Il glissa sa main dans la mienne et me tendit son mouchoir, avec une douceur qui se voulait protectrice. Mais il fallut bientôt essuyer les yeux de toute l'assistance car tout le monde était en deuil. La contagion des larmes fut immédiate, bouscula les pudeurs. Un beau relâchement qui se moquait de la retenue qui sied à une assemblée de marins! Un joli moment où la sincérité se passa de mots. Pleurer fut le seul langage que nous trouvâmes pour se causer, le seul qui nous permît de se sourire tout en disant l'horreur de notre peine. Comme l'avait écrit Pigafetta, mon mentor fut un guide qui avait su discipliner l'équipage. Suite à sa disparition, les marins étaient tendus et avaient peur de ce qui allait arriver. Pour calmer les esprits, le beau-frère de l'Amiral, prit les choses en mains. Mais même secondé par Juan Serrano, Barbosa fut la cause de nos ennuis à Cebu.
:Laguerra: : Des ennuis! Quels ennuis?
:Mendoza: : Cet homme à l'aspect brutal fit un faux pas en s'en prenant violemment à Enrique. Je te laisse deviner pourquoi.
Très intéressée, Isabella, dont le nez frémissait de bonheur intellectuel, se prêta aussitôt au jeu:
:Laguerra: : À cause des dernières volontés de Magellan, c'est ça?
:Mendoza: : Alors, je ne saurai dire si le nouveau capitaine-général avait pris connaissance du testament, mais le comportement de l'interprète, qui se considérait déjà comme libéré de toute servitude après la mort de son maître comme le stipulait le document, le fit sortir de ses gonds. Le Malais errait comme une âme en peine, passant le plus clair de son temps étendu sur sa natte.

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:Mendoza: : Face à cette apparente oisiveté, j'ai le souvenir d'un Duarte Barbosa très en colère lui disant de façon injurieuse: "Eres un perro! Tu es un chien! Tu continueras à servir, on te ramènera en Espagne où tu seras toujours l'esclave de ma sœur Beatriz. Dans l'intervalle, tu ferais mieux d'agir avec zèle si tu ne veux pas être fouetté ou frappé à coups de bâtons..."

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:Mendoza: : Une telle agressivité surprit Enrique, là où Magellan l'avait toujours bien traité, et fit monter en lui une sérieuse rancœur.
Quelque chose freinait la spontanéité du Catalan. Lorsqu'il mentionnait l'esclave de Magellan, une certaine équivoque perçait dans sa voix.
:Mendoza: : Certes, l'expédition avait cruellement besoin de cet homme qui parlait le Portugais, l'Espagnol et le Malais. Mais le nouveau commandant ignorait alors que cette action irréfléchie allait avoir de grandes conséquences.
:Laguerra: : Lesquelles?
:Mendoza: :J'ai un peu mal à la gorge à force de parler. Tu n'as qu'à lire ce que Pigafetta raconte.

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"Notre interprète Enrique était légèrement blessé d'une flèche empoisonnée reçue à la bataille de Mactan, et il restait toujours enveloppé d'une couverture de laine, sans vouloir aller à terre. Duarte Barbosa, le gouverneur du principal navire, lui dit tout haut que si son maître le capitaine était mort, lui n'était ni affranchi ni libéré. En le menaçant s'il n'obéissait pas, l'esclave se leva et feignant de ne pas tenir compte de ces paroles, il alla à terre dire au roi chrétien Humabon que nous voulions partir soudainement. Mais que s'il voulait faire selon son conseil, il gagnerait tout nos navires et nos marchandises. C'est ainsi qu'ils ont organisé une trahison."

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:Laguerra: : Holà! Ça ne sentait pas très bon, cette histoire!
:Mendoza: : Effectivement, la puanteur était à son comble. Seulement ce n'était qu'une hypothèse de la part du chroniqueur pour expliquer le massacre qui allait suivre quelques jours plus tard...

À suivre...

*
*Pithèques: Terme savant désuet qui a longtemps désigné une ou plusieurs espèces de singes plus ou moins imaginaires. Il évoque surtout la description d'Aristote dans Histoire des animaux qui décrit ces bêtes comme proches de l'homme et dépourvus de queue.
*Gorilles: Selon le Littré, ce mot fait son apparition dans le récit Grec du périple de Hannon, datant du VIème ou VIIème siècle av. J.-C, mais il s'agit en fait du mot "gorgade" désignant, chez Pline l'Ancien citant Xénophon de Lampsaque, les "femmes velues" que les Carthaginois disent avoir trouvées sur la côte de l'Afrique, en référence aux îles Gorgades, foyer des gorgones de la mythologie Grecque. Décidément, Zia est trop forte! Après nous avoir sorti le mot "iceberg" dans la première saison, voilà qu'elle recommence dans la quatrième! Elle est capable de dire de quelle espèce de singes il s'agit alors que c'est la première fois qu'elle en voit. Et puis étymologiquement, le terme gorille n'existait pas au XVIème siècle.
*Pintado: Les Cebuanos et les habitants des îles voisines étaient connus pour leur pratique répandue du tatouage. Par conséquent, les Espagnols les appelaient les Pintados, les hommes peints.
*Biryani: Plat Indien à base de riz, préparé avec des épices, de la viande, des œufs ou des légumes. Il a été importé par les voyageurs Musulmans et les marchands. Il constituait un plat festif à la cour des empereurs Moghols.
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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