Le clou du voyage.

C'est ici que les artistes (en herbe ou confirmés) peuvent présenter leurs compositions personnelles : images, musiques, figurines, etc.
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Eli
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Re: Le clou du voyage.

Message par Eli »

Bonjour Teeger59 ! Ton histoire a l'air vraiment bien, mais je manque un peu de temps pour la lire [-|
J'espère pouvoir en profiter bientôt ! ;) Néanmoins sache que ce que j'ai déjà lu - en particulier Les prophéties de l'A'harit Hayayim dont j'ai déjà vu, il me semble, tous les chapitres publiés à ce jour - m'a beaucoup plu ^^
Voilà je voulais t'encourager à continuer d'écire,
Au revoir et bonne inspiration !
- Pff... ça manque de place ici !
- D'la place y'en avait avant qu't'arrives, balourd ! :roll: :tongue:
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Eli
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Re: Le clou du voyage.

Message par Eli »

Oh et au passage : j'adore tes montages photo !
- Pff... ça manque de place ici !
- D'la place y'en avait avant qu't'arrives, balourd ! :roll: :tongue:
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TEEGER59
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Re: Le clou du voyage.

Message par TEEGER59 »

Merci Eli.
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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TEEGER59
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Re: Le clou du voyage.

Message par TEEGER59 »

Suite.

L'Espagnol lui adressa un sourire incertain avant de répondre.
:Mendoza: : Pour sûr! À l'idée de gagner cet argent, mes yeux flamboyaient. Toute mon âme était liée à cette fortune qui m'attendait.
:Laguerra: : Ah! ces navigations, ces explorations tentées dans un esprit de cupidité féroce...
Au silence que garda Juan durant quelques instants, Isabella comprit qu'elle venait de toucher un point sensible.
:Mendoza: : En effet, c'est lors de ce voyage qu'est née ma soif de richesse. Je n'en suis pas très fier aujourd'hui, crois-moi.
Il se racla la gorge.
:Mendoza: : Enfin bref, c'est un autre sujet... La Bergantina, la minuscule baleinière envoyée en éclaireur, partit pour plusieurs jours avec des vivres. Elle démarra dès l'aube. Le vent soufflait de l'est, grand frais. Un assez fort ressac battait les rochers. Dans la direction du nord, la mer se soulevait en longues houles. La chaloupe naviguait seule pour trouver le moyen de contourner l'île qui faisait barrage. À travers les nappes de brume aux contours irréguliers, nous aperçûmes le sommet déchiqueté d'une montagne engloutie, assaillie par l'écume blanche des vagues. Mais ce n'était pas à hauteur de barque que nous pouvions prendre réellement connaissance du labyrinthe aquatique dans lequel nous progressions. Pour trouver notre chemin, nous devions nécessairement gravir l'une ou l'autre de ces hauteurs, dont les collines de pierre étaient poncées par le vent, la pluie et la grêle. Bocacio Alonso, courbé sur les avirons, le visage plissé, se concentrait pour garder le cap. Il glissait sur l'eau dans un murmure soyeux, luttant comme il le pouvait avec ses rames. Hernando de Bustamante s'était posté à l'avant. Recroquevillé comme un petit garçon enthousiaste, il s'accrochait à un taquet. Durant plusieurs heures, le confident et exécuteur testamentaire de Juan Sebastián Elcano avait guidé l'embarcation dans le canal. Ses quelques indications murmurées du bout des lèvres s'étaient avérées précieuses et, à bord, la lassitude s'était rapidement transformée en attente grisante. Il fixait cette île sans nom*, indifférent aux légers flocons qui s'amoncelaient sur ses épaules. Il ne neigeait pas très fort, mais le vent les faisait tourner comme des essaims d'abeilles. Un grain passa au loin et l'horizon orageux s'entrouvrit sur un passage vers la droite. Lorsque le canot tangua, je resserrai ma prise. Une fois l'obstacle rocheux de sept ou huit lieues de circonférence contourné, d'autres sommets poudrés à frimas émergeaient de part et d'autre du chenal. Mais le ciel se reboucha aussi vite qu'il s'était ouvert. La mer se calma à mesure que nous approchâmes de la rive droite. Une sorte de longue péninsule* se dressait devant nous. Nous ne distinguâmes que les quelques phalanges noires brisées formées par les rochers qui transperçaient des plaques de neige battues par le vent. Une anse sombre apparut, surplombée par une saillie. Suivant les indications de son ainé, Alonso se dirigea vers la crique. À quelques encablures de la rive, il cessa de ramer. Le canot continua sur son élan, crissant un peu sur les galets de la plage. Resserrée à cet endroit entre de hautes falaises, la mer s’acharnait sur les cailloux polis, bouillonnait, se tordait et retombait en volutes blanchissantes. Silencieux et froid comme il n'avait pas cessé de l'être depuis le départ de la baie des Sardines, Bustamante sauta à terre comme un singe, suivi par le jeune rescapé du Santiago. Ce dernier se tourna pour me tendre la main. Je me rebiffai en arguant que je n'étais plus un bébé.
Un sourire se dessina sur les lèvres d'Isabella, puis s'évanouit lentement.
:Mendoza: : Je bondis à mon tour en frissonnant. Bien que je susse que la flotte se trouvait à quelques dix-sept lieues marines en amont, j'aurais préféré qu'elle soit visible d'ici. Je ressentis la solitude dans cet endroit. Les rochers qui bordaient le détroit étaient nus sur bien des points à cause de leur forme escarpée et de la violence du vent. Mais dans les parties abritées et dans les dépressions, des bois verdoyants adoucissaient la sévérité du paysage. Au cœur de ces montagnes, quelque fût la direction où l'on regardait, on ne distinguait que des arbres à perte de vue, ce qui donnait la sensation vertigineuse d'être les derniers habitants sur Terre. Je respirai un instant en observant les environs. Pas la moindre trace de vie, juste une armée de conifères, immobile. Pas un son, hormis le chuintement des vagues sur le rivage. L'un des paysages les plus beaux et les plus effrayants qu'il m'ait été donné de voir. Nous tirâmes l'embarcation à l'abri des courants, lorsqu'un renard argenté passa sur la grève, nous ignorant royalement. Prenant une longue respiration, Bustamante regarda un instant le ciel où un timide rayon de soleil s'efforçait de percer à travers les nuages gris. Estimant la position de l'astre, il annonça que nous avions deux heures devant nous avant la tombée de la nuit et qu'il fallait les utiliser au mieux. Pour commencer, il proposa que j'aille chercher du combustible afin de faire une bonne flambée mais il n'obtint aucune réponse de ma part, et pour cause: sans un mot, je m'étais mis en route d'un pas vif vers un point précis. Regardant autour de lui, il se demanda où j'étais passé. À son tour, Alonso balaya la petite plage du regard. Je n'étais nulle part en vue. Ils hurlèrent mon prénom en chœur. Soudain, ils entendirent à deux toises au-dessus d'eux:"Je suis là!" Levant les yeux, Bocacio aperçut ma silhouette qui se découpait sur le ciel sombre au sommet de la saillie. J'agitai un de mes bras et tendis l'autre en direction d'une crevasse proche qui entaillait toute la falaise. Les deux marins en restèrent bouche bée de stupéfaction. Ensuite, j'entendis le plus jeune dire: "Comment est-il arrivé là-haut si vite?" Secouant la tête, Hernando fit: "Drôle de petit bonhomme, pas vrai? Puis il se tourna vers moi et cria: "Très impressionnant! Tu es un excellent grimpeur, Juan-Carlos, mais il faut que tu redescendes car il fera bientôt nuit noire." De retour parmi eux, Bustamante me tira gentiment les oreilles et nous assigna aussitôt différentes tâches: je fus désigné pour la corvée de bois, Alonso pour aller prendre du poisson tandis que lui-même se décerna le titre de maître coq. Un peu plus tard, alors que le pêcheur revenait avec trois belles prises, une bonne provision de bois se trouvait accumulée sur la grève, mais il n'y en avait pas assez au gré de mon supérieur qui me dit en hochant la tête qu'il faudrait me remettre à la besogne le lendemain matin avec un peu plus d'ardeur. Puis, sans égard à notre fatigue, il nous demanda d'incliner la Bergantina sur son bordage afin de nous abriter du vent. Tous les trois, la manœuvre achevée, nous nous assîmes autour de la marmite qui bouillit et fuma, et nous apporta aux narines l’odeur exquise d’une soupe de poisson, préparée par le barbier-chirurgien. Après le repas, l'obscurité se referma sur nous à la façon d'une cape humide. J'étais mort de fatigue comme tu peux l'imaginer. Aussi, lorsque je parvins à trouver le sommeil après m'être tourné et retourné en tous sens à cause de l'inconfort des galets, je dormis comme une souche.
La voix envoûtante du capitaine déroula le fil de son histoire, de façon très volubile, et ne fut interrompue par l'aventurière que très rarement.
:Mendoza: : Le lendemain, la petite plage baignait dans la lumière dorée du matin qui finissait de chasser les écharpes de brume lorsque je me réveillai. Les deux marins, levés plus tôt que de coutume, allaient se mettre en route vers midi, après avoir avalé leur déjeuner.
Isabella posa sur lui un regard empreint de curiosité.
:Laguerra: : Et toi?
:Mendoza: : Puisque la veille je me targuai de ne plus être un enfant, Bustamante décida de me laisser sur place pour entretenir le feu, surveiller la chaloupe et les provisions. Je sais bien que ce n'était qu'une excuse pour que je n'empoche pas les quatre-mille-cinq-cents maravédis. J'avais voulu prouver que j'étais capable d'escalader cette pente abrupte. Bien mal m'en a pris! Peut-être a-t-il eu peur que je rafle la mise. J'avais beau argumenter pour les accompagner, il n'en démordit pas. Le sujet était clos à la fin du repas et l'on n'y revint plus. Avant de partir, Alonso me donna une tape très amicale sur l'épaule. Je me rappelle encore que l'haleine de chacun formait derrière eux un sillage de fumée blanche tandis que je les regardais s'éloigner à grands pas, avançant jusqu'au pied de la saillie. Le dernier son que j'entendis sortir de la bouche du barbier-chirurgien, au moment où il contournait un gros rocher, fut un énorme éclat de rire, comme s'il pensait qu'à mon âge, je ne méritai pas une telle récompense. En quelques minutes seulement, mes rêves de gloire furent subitement transformés en nuages de cendres. Goûtant au fruit amer de la frustration, je sentis la moutarde me monter au nez*. Je poussai alors un violent grognement d'indignation afin d'exprimer ma colère.
Laguerra comprenait cet accès de rage. Elle connaissait trop l'impulsivité de son amant et ce besoin de bouger inhérent à son tempérament.
Mendoza, avec la prolixité et le luxe de détails d'un homme pour qui l'aventure est une seconde nature, raconta à son aimée comment les deux hommes avaient gravi les pentes de la péninsule.
:Mendoza: : Autour de moi, des morceaux de glace apportés par le vent jonchaient la rive. L'air sentait la mousse et le sel. D'où j'étais, je voyais Alonso plisser les yeux, regardant la falaise de basalte noir. Il prit une profonde inspiration et étudia les voies possibles, cherchant les obstacles, les corniches, les pierres susceptibles de se détacher. Plaçant délicatement son index devant une de ses narines, il se moucha d'un côté, puis de l'autre, avant d'escalader l'étroite crevasse. Donnant un coup de pied dans le mur vertical, il se hissa sur une jambe, puis enfonça l'autre plus haut. Avec précaution, Bustamante entreprit de le suivre, utilisant les prises créées par son cadet, la tête tournée pour se protéger des rafales. C'était plus ardu qu'il ne s'y attendait. Les parois étaient glissantes à cause de la neige, et des rochers glacés rendaient l'ascension encore plus périlleuse. Au bout de dix minutes, ils atteignirent la saillie que j'avais foulé la veille. Un peu plus haut, Bocacio sentit que la pente devenait moins raide mais le vent tourbillonnait autour d'eux avec une violence redoublée. Derrière lui, il entendait Hernando haleter. Mais il s'en tirait bien pour un homme de son âge.
:Laguerra: : Combien?
Le conteur prit le temps de boire une lampée avant de répliquer.
:Mendoza: : Trente-et-un ans, me semble-t-il.
:Laguerra: : Ça va! Ce n'était pas non plus un vieillard! À moins que tu te considères déjà comme tel puisque tu les atteindras l'année prochaine.
Juan partit d'un gros rire avant de reprendre:
:Mendoza: : Les deux hommes ne suivaient pas un chemin tracé, pour la simple raison que sur cet archipel, aux confins de l'Amérique du Sud, il n'en existait aucun. Ils étaient montés pour voir si le mirage de Magellan existait vraiment et si les navires allaient pouvoir un jour sortir vers le soleil couchant. Cette pénible ascension n'exigea pas moins de deux heures et demie, et il était près de quinze heures lorsqu'ils atteignirent le sommet. Hernando se pencha en avant, les paumes sur les genoux. Le froid cinglant devait lui brûler les poumons et il devait transpirer sous sa chasuble car j'étais dans le même état.
Cette phrase anodine éveilla les soupçons de l'aventurière. Néanmoins, elle le laissa continuer sur sa lancée.
:Mendoza: : À côté de lui, Bocacio reprenait son souffle, lui aussi. En se redressant, le barbier-chirurgien leva vers son compagnon son visage tout luisant de sueur. Il s’avança alors jusqu’à l'arête supérieure, et là, debout au milieu de la tourmente, il demeura immobile, le regard dirigé vers le nord-ouest. Il aperçut la vallée en dessous alors que la tempête de neige s'éloignait. Ils se trouvaient sur une crête qui dominait le détroit. Il paraissait plus grand vu d'ici: un large tapis d'un gris souris au centre d'une gorge bordée de collines basses. Là, les deux hommes s'étaient dit qu'il y avait un passage. C'était toujours de l'eau salée, il y avait de la houle et c'était toujours très profond. Ils étaient quasiment sûrs qu'il y avait un accès car le canal continuait vers le ponant. Une percée rectiligne à travers les montagnes.

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:Mendoza: : L'immensité de ce vaste paysage accentuait l'impression de solitude. Bustamante fit à son comparse: "Pas mal la vue, hein?" Alonso lui répondit en hochant simplement la tête.
:Laguerra: : Comment peux-tu affirmer cela? Tu n'étais pas là. À moins que...
:Mendoza: : Tu as deviné. Puisque j'avais eu la folle témérité de les suivre jusqu'au point culminant de la péninsule en évitant soigneusement d'être vu, je ne pouvais faire moins que de surprendre leur échange.
:Laguerra: : Pourquoi ne suis-je pas étonnée?
L'Espagnol ne put s'empêcher d'afficher un grand sourire, son sourire, franc et rare, à travers lequel il donnait une autre version de lui-même.
:Mendoza: : Je n'allais quand même pas faire le pied de grue pendant cent-sept ans! En bas, seule ma respiration brisait le fantastique silence, ce vide abyssal qui finissait par me taper sur les nerfs au bout de cinq minutes. Comme on ne m'avait pas permis de quitter le camp, je n'avais pas d'autre solution que d'attendre qu'ils aient le dos tourné. Cette vilaine façon d'agir suffisait à rendre mon acte condamnable, mais je n'étais qu'un gamin, et j'avais pris une décision inébranlable. C'était la première de ces idées farfelues qui contribuèrent à me mettre en danger inutilement. J'empochais quelques nieules pour contrer la faim et me mis en route. Après avoir gravi l'escarpement rocheux, l'ascension fut interminable. Une longue, longue incursion dans un univers de végétation hostile, où chaque arbre au tronc noir, aux branches plombées par la neige, ressemblait à son voisin, si bien que j'avais la sensation de ne pas avancer. Le parcours fut difficile à cause de l'inégalité du terrain, des broussailles, des arbres tombés qui s'entrecroisaient, mais je pouvais choir sans me faire aucun mal, tellement tout ceci était capitonné par la végétation épaisse qui rampait à la surface. Le pire fut sans doute le froid, cette coulée de glace pareille à des coups de poignard dans le ventre. Un froid que je pouvais même ressentir dans la racine de mes dents si j'avais le malheur de respirer par la bouche. Un froid à rendre fou. Mais je persévérais, je progressais sans sourciller, malgré la douleur. Cette sylve, où mes pieds s'enfonçaient dans ce matelas de matières végétales en décomposition gorgées d'eau, où les troncs d'arbres morts m'obligeaient à une gymnastique continuelle, céda la place en altitude à la tourbière, lieu d'élection de nombreuses et minuscules plantes locales. Je finis par les rejoindre. Sous le couvert favorable des arbres rabougris, à quatre pattes, je me mis à avancer vers eux avec lenteur et, enfin, à travers une trouée dans les feuillages, je pus les apercevoir. L'oreille au guet, sans faire plus de bruit qu'une souris, je découvris à mon tour la vue. Elle était spectaculaire. Elle dominait un paysage ridé et violent, humide, sans vie, strié de bras de mer couleur ardoise qui se dissolvaient dans des baies ou de petites criques parsemées d'énormes rochers projetant des ombres allongées.

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:Mendoza: : Je jetai de nouveau un coup d'œil en direction de mes compagnons. Leur respiration formait toujours des nuages de buée alors qu'une mouette dissimulée par le blanc manteau lança un appel déchirant. Devant leurs yeux, rien que l'immense étendue de mer d'où n'émergeait aucun écueil, car, du haut de la péninsule, on ne pouvait apercevoir à quelques lieues de là, les îlots en contrebas. La lumière faiblissait déjà et les frontières de leur monde blanc s'ourlaient de gris. Je les sentis embarrassés. Mais peut-être en était-il ainsi de tous les moments que l'on savait historiques.
:Laguerra: : Ils avaient néanmoins une autre raison d'être gênés. Celle de t'avoir laissé seul en bas, livré à toi-même.
:Mendoza: : Certes! Il était grand temps que je m'éclipse discrètement car je vis Hernando de Bustamante se tourner vers Bocacio Alonso. Ne tenant pas à passer la nuit sur ce promontoire, il lui fit signe et les deux hommes se mirent en marche.
:Laguerra: : Déjà?
:Mendoza: : Là-bas, bien que la longueur moyenne du jour était de quinze heures en novembre, le temps d'ensoleillement ne dépassait pas les six heures à cause des nuages, du brouillard ou des montagnes. Et c'était le mois le plus lumineux de l'année dans cette contrée, tu imagines?
:Laguerra: : Rien à voir avec le climat Espagnol...
:Mendoza: : En effet! Donc, les voyant se rapprocher de moi, je commençai à me dégager du fourré pour regagner, le plus vite et le plus silencieusement possible, la partie la plus touffue des bois. Ayant mis suffisamment de distance entre nous, je courus droit devant moi en me frayant un passage à travers la végétation tandis que le ciel s'obscurcissait et qu'une autre tempête se préparait dans notre dos.
:Laguerra: : As-tu déjà remarqué que, dans les récits épiques, quand ils ont besoin que le héros et ses compagnons se retrouvent bloqués dans un endroit isolé, les romanciers inventent toujours une tempête? Le bateau qui ne peut plus quitter l'île à cause de la tempête. Le groupe de conquistadors coincés en montagne à cause de la tempête. Et tu racontes exactement la même chose. Ce genre d'histoire se termine invariablement par une tragédie.
L'aventurière était plongé dans ses réflexions. Il semblait qu'un nuage d’inquiétude obscurcissait son front. Elle croisa les bras et se frictionna les épaules, comme parcourue d'un frisson.
:Laguerra: : Quant à nous, nous voilà tous les deux reclus ici, à cause de la tempête. J'espère qu'il ne va pas nous arriver malheur...
:Mendoza: : Encore en train d'évoquer ces superstitions ridicules? Désolé ma belle, mais je ne dispose pas d'amulette permettant de détourner le mauvais œil...
Faute de talisman, il effectua la parade la plus immédiate consistant en un geste symbolique afin de la rassurer. Il ferma le poing, pointa l'index et l'auriculaire dans le but de former des cornes, signe recommandé pour dévier la trajectoire de l'influence néfaste. Il reprit dans un soupir:
:Mendoza: : Et puis, que veux-tu qu'il nous arrive? Nous sommes dans une forteresse bien gardée.
:Laguerra: : Peut-être mais cela ne t'a pas empêché de la prendre d'assaut pour délivrer Tao alors que nous étions en supériorité numérique. Zarès reviendra, c'est certain.
:Mendoza: : Eh bien, mieux vaut pour ce chancre d'alchimiste qu'il ne pointe pas le bout de son sale nez! S'il revient pour nous chercher querelle, je l'attendrai de pied ferme!
Le Catalan marqua une pause, le temps de frotter son front et ses tempes, comme s'il était pris d'une soudaine migraine.
:Mendoza: : Tiens, en parlant de malheur, écoute ceci: Il me fallut près d'une heure et demie pour gagner le bord de la falaise, à l'évasement de la coupure qui se prolongeait entre les roches jusqu'à la grève. Cette pente assez raide, semée de cailloux glissants, de silex aigus, nécessitait de grandes précautions contre les heurts ou les chutes. Mais je n'étais pas encore prêt à redescendre. Au contraire, ayant pris moins de temps qu'à l'aller, je fis quelques pas vers la crête, me hissai sur une des roches qui la dominait, et mes regards rayonnèrent vers tous les points de l’horizon. Je ne pus résister au désir d'observer encore une fois la vaste région qui s'étendait autour de moi, d'emplir mon âme de ces dernières impressions, de planer, pour ainsi dire, au-dessus de ces étranges territoires enserrés dans un double cadre de terre et de mer... Au bas se découpaient les capricieux enchevêtrements d'un littoral, où les roches noirâtres contrastaient avec les galets blancs de la grève. Elles dessinaient la lisière d'un canal large de plusieurs lieues, dont la rive opposée s'estompait en vagues linéaments, et que des bras de mer échancraient à perte de vue. Dans la direction de l'est, le canal n'était bordé sur sa partie méridionale que d'un semis d'îles et d'îlots, dont le relief assez élevé se détachait sur le lointain du ciel. Les arbres et leurs cimes noirâtres s'empourpraient alors des rayons du soleil en son déclin, que l'écran des montagnes de l'ouest allait bientôt interrompre. Au nord s'étageaient des glaciers à perte de vue, au sud s'étendait le détroit sans limites. Enfin si! L'île sans nom obstruait toujours le passage. Du reste, ni à l'est ni à l'ouest, ne se laissaient voir l'entrée et la sortie de la passe. Donc, impossible d'apercevoir les deux extrémités du littoral le long duquel courait la haute et puissante falaise. D'ailleurs, de l'impression que cette contrée donnait au regard, il ne ressortait pas qu'elle fût inhabitable. Déserte, oui... abandonnée, non! Nul doute qu'elle ne dût être fréquentée par des Indiens de même race que les deux Patagons capturés à San Julián, tantôt sédentaires, tantôt errant à travers les forêts et les plaines, se nourrissant de gibier, de poissons, de racines, de fruits, habitant des huttes de branchages et de terre, ou campés sous des tentes en peaux maintenues par des pieux. Même solitude aussi à la surface du long canal. Pas une embarcation en vue, ni canot d’écorce, ni pirogue à voile. Enfin, si loin que le regard pût atteindre, ni des îles et des îlots du sud, ni d'aucun point du littoral, ni d'aucune saillie de la falaise, ne se dégageait une fumée témoignant de la présence de créatures humaines. Je restai ainsi pendant quelques minutes, caressé par la brise mourante, sans qu'un muscle de mon visage eût bougé, sans qu'un geste eût rompu ma pensive immobilité. Et alors, mes bras, ramenés sur ma poitrine, se décroisèrent, mes yeux se dirigèrent vers le sol d’abord, vers le ciel ensuite, et de mes lèvres s'échappèrent ces mots, dans lesquels se résumait sans doute ma mystérieuse existence: "Non... ni Dieu ni maître!"
:Laguerra: : Tout ça est joliment raconté mais tu parlais de malheur et je ne vois rien qui...
:Mendoza: : Attends la suite: Le plus difficile était de suivre la coupure de la falaise qui aboutissait à la grève. Avec une telle inclinaison, j'avais du ramper pour la monter. À présent, je devais glisser pour la dévaler. La descente commença, avec autant de
prudence que d'adresse afin d'éviter les chutes. Je déployai également une vigueur extraordinaire, en m’arc-boutant contre les saillies des roches, retenant mon corps pour ne point me rompre le cou. Néanmoins, il se produisit un éboulis de cailloux qui faillit me faire choir. Dix minutes, il ne fallut pas moins pour atteindre l'étranglement de la coupure et déboucher sur la plage.
Isabella observa son compagnon. Son visage était empreint de gravité et de toute sa personne se dégageait cette fierté, bien différente de l'orgueil des égoïstes, amoureux d'eux-mêmes, ce qui lui donnait une véritable noblesse de gestes et d'attitude. Il lâcha d'une voix blanche:
:Mendoza: : À bout de forces, j'atteignis enfin le camp. Ce n'était plus qu'un endroit dévasté. Laissé à l'abandon le temps de mon escapade, les animaux sauvages s'en étaient donnés à cœur joie. Malgré son poids conséquent, la baleinière fut renversée et gisait à présent sur son plat-bord. Tout le nécessaire pour le bivouac était éparpillé autour. Les livres de médecine du barbier-chirurgien étaient ouverts sur les galets. On en avait arraché la moitié des feuillets. Bref, nos affaires et provisions, copieusement déchiquetées, gisaient ça et là.
L'aventurière avisa mentalement la situation en deux battements de paupières.
:Mendoza: : Mais ce n'était pas le pire: jetant un regard terrifié vers le foyer, je ne distinguais plus qu'un lit de cendres grises. En dépit de ma livrée d'hiver et de ma cavalcade, j'étais transi de froid. Les signaux, en moi, se mirent aussitôt en alerte. Chaque minute écoulée glaçait un peu plus mon cœur. Celui-ci battait encore comme un marteau de forgeron. C'est là que je pris conscience de l'étendue de ma bêtise. Plus de temps à perdre, il fallait que je fasse du feu en urgence avant le retour de mes compagnons.
Le Catalan prit une longue respiration, refusant de s'attarder sur le sujet. Mais devant l'insistance de sa compagne, il entreprit le résumé de cette partie du récit.
:Mendoza: : Avec l'énergie du désespoir, je me mis à rassembler des brindilles et du petit bois et disposai le tout en forme de pyramide pour ériger un nouveau sous-foyer. La tâche fut compliquée car l'extrémité de mes doigts était devenue insensible. Des engelures... Je le savais, il y avait un point de non-retour avec le froid, et je m'en approchai dangereusement. J'agrippai une couverture abandonnée sur la grève, m'y enroulai, soufflai de toutes mes forces dans mes paumes pour relancer la circulation. Au fur et à mesure que mes phalanges se ramollissaient, je me mis à les frictionner, jusqu'à provoquer un échauffement atrocement douloureux. Mes doigts me brûlaient et il me semblait que du verre pilé circulait dans mes veines. En furetant partout, je finis par trouver une boîte contenant le briquet d'acier et les chévenottes* que je pris pour la glisser dans ma poche. Lorsque je m'en sentis capable, j'ôtai mes mitaines et, d'une main tremblante, heurtai le fer du fusil contre la pierre étincelante. Après m'être donné plusieurs coups, la dixième tentative se révéla la bonne. Une pointe de feu tomba et courut dans la mèche. Une flamme aussi ridicule que miraculeuse. Cette flamme me sauverait, cette flamme, c'était la vie. J'y portai une bûchette, mais celle-ci était si près de mon visage que le soufre s'introduisit dans mes narines et gagna mes poumons, me faisant tousser. La lueur s'éteignit, réduisant mes efforts à néant. J'oscillai entre rage et découragement. Mon existence ne tenait qu'aux trois allumettes qui me restaient. Mes mains, toujours engourdies, me rendaient malhabile mais je finis par reproduire une étincelle. Approchant une autre tige de bois en prenant garde cette fois de ne pas respirer, une nouvelle flamme apparut. Je l'accompagnai le plus délicatement du monde et l'abandonnai au cœur du foyer de galets, sous les brindilles. Il y eut un grésillement, puis, soufflant doucement dessus, la langue orange s'intensifia, dansant dans l'air. "Vas-y, vas-y!" m'écriai-je. J'encourageai la flamme alors qu'elle se propageait au bois sec. La danse se transforma aussitôt en une valse rougeoyante. Alors une expression de soulagement mêlée de jubilation enfantine apparut sur mon visage. Je poussai un rugissement de joie. Au bout d'une minute, la chaleur vint heurter mon corps. Je m'approchai un peu plus. Le feu rentrait en moi et entraînait une piqûre à la limite du supportable. Mes artères se dilataient enfin, la vie revenait et la chair rosissait, même si mes ongles demeuraient d'un blanc presque bleu. Je vérifiai chaque extrémité et appliquai sur mes engelures un baume déniché dans la pharmacopée du barbier-chirurgien. L'onguent fit son effet, un soulagement si intense que j'aurai pu en pleurer.
:Laguerra: : Tu as eu de la chance de ne pas développer une gangrène! J'avais déjà entendu mon père dire que, après avoir été réchauffés, les orteils ou les doigts viraient malgré tout au noir, et qu'il suffisait de les plier pour qu'ils cassent.
:Mendoza: : Je l'ai échappé belle, en effet. Assis en tailleur, je fixai la danse nourrie des sursauts et des ondulations du brasier, tout comme je m'imprégnai de sa chaleur. Les deux marins revinrent de leur expédition peu après. À peine arrivés, ils constatèrent le chaos qui régnait sur place et, instinctivement, jetèrent un œil sur la réserve de bois si peu fournie. Pris en faute, je subis immédiatement un interrogatoire coloré sur mes agissements de l'après-midi. En quelques mots, je racontai ce que j'avais fait sans rien chercher à dissimuler. J'aurai pu leur raconter des balivernes, mais à quoi bon? En désobéissant de la sorte, je m'étais attiré les reproches d'Alonso ainsi que les remontrances incisives et les grommellements sonores de Bustamante. Peu à peu, ce dernier devint aussi rouge qu'un homard ébouillanté et proféra une litanie de jurons. La fureur le dominait, irrépressible. Elle lui faisait sortir les yeux de la tête.
:Laguerra: : J'aurais juré que cela se passerait ainsi! Il devait être furieux après toi.
:Mendoza: : C'est peu dire! Penaud, je fixai le ciel, comme captivé par le vol d'un oiseau, évitant soigneusement son regard sévère braqué sur moi. Le jour déclinait dans un dégradé d'orange, de rose et d'écarlate. Le vent s'était levé et l'air commençait à fraîchir encore plus qu'il ne l'était déjà. Je tentai malgré tout de me justifier mais de moi, l'officier supérieur ne voulait rien entendre. Pas d'explication, pas d'excuse. Hors de lui, il me saisit par le col et me secoua comme un prunier, me sommant de me taire. C'est alors que le jeune marin intervint.
:Laguerra: : Qu'avait-il dit?
:Mendoza: : "Holà, doucement Hernando, ce n'est qu'un gamin. S'énerver ne sert à rien". Ce à quoi, le médecin rétorqua: "Il ne fait que contester mon autorité." Soucieux de voir que je ne me débattais pas, Bocacio lui demanda de me lâcher. Je finis le cul par terre, cachant mes mains sous mes aisselles. Alonso me demanda pourquoi je les dissimulai de la sorte. Quittant son air belliqueux, Hernando se mit à genou puis, d'autorité, saisit mes poignets et tourna mes paumes vers le ciel. Il remarqua, l'œil plus clair dans son affolement, que mes doigts avaient une teinte violacée. Il en éprouva une peine immédiate et pressa ses mains sur les miennes, quitte à raviver une douleur qui agit sur moi comme le plus sûr des baumes. Toute colère envolée, il me dit alors: "Dios! Je n'ai plus rien ici pour te faire un pansement convenable. Mais à qui la faute, hein? Bon, ce n'est pas trop grave mais ne te gratte surtout pas! Cela ne ferait qu'empirer. J'espère que ceci va te mettre un peu de plomb dans la cervelle.* Une bonne fois pour toutes, quand je te donnes un ordre, tu l'exécutes. C'est clair, cette fois?"
Isabella lui adressa un sourire narquois. La jolie brune savait que les meilleurs éléments n'étaient pas ceux qui obéissent aveuglément mais ceux qui s'adaptent. Dans un équipage de marins comme dans une compagnie de soldats, il y a les meneurs, les suiveurs et les indépendants. Elle ne savait pas si le jeune mousse qu'il fut à l'époque devait être classé dans la première ou la troisième catégorie, mais une chose était sûre, il n'avait rien d'un suiveur. Son lassi dans une main, elle se laissa aller au confort de la banquette, même si son regard ne quittait pas son homme.
:Mendoza: : Bustamante ajouta: "Il faut te tirer d'affaire. Le plus raisonnable serait de rentrer maintenant puisque nous n'avons pas suffisamment de bois pour alimenter ce feu ridicule. Mais naviguer de nuit dans le détroit est trop dangereux. Il est donc hors de question de prendre un tel risque. Debout!" La tension était retombée mais une chape de fatigue pesait sur mes épaules. De son côté, Alonso fouilla le camp pour voir s'il ne pouvait récupérer quelque chose d'utile: nourriture, vêtements de rechange ou autres provisions. En pure perte. Tout ce qui avait de la valeur avait été détruit par la fringale avide des bêtes sauvages. À peu près simultanément, le soleil se coucha derrière les montagnes, et, comme le brouillard s'amassait très vite, le jour se mit à baisser pour de bon.
Mendoza laissa échapper un petit rire gêné, comme s'il évoquait un souvenir canaille.
:Mendoza: : J'essayai de me mettre sur pied mais ma tête tournait. À vrai dire, je ne me sentais pas très bien. Bustamante jura entre ses dents en disant qu'il fallait ramasser quelques brassées de bois sec où nous allions mourir de froid. Tandis que Bocacio s'attelait déjà à la tâche, Hernando tira de sous sa chasuble une fiole enveloppée d'argent, la déboucha, en appuya le goulet contre mes lèvres et fit couler dans ma bouche quelques gouttes d'une liqueur si forte que j'eus l'impression d'avaler une flamme liquide. Mes joues refroidies reprirent un peu de couleur et il me semblait que mes forces revenaient. Je le remerciai et lui demandai de m'aider à me relever. Le brasier que j'avais allumé allait finir par s'éteindre de lui-même s'il n'était plus alimenté. Nous serions de ce fait dans le noir le plus total. Qu'importe, mes yeux s'accoutumaient très bien à l'obscurité. Du reste, dans le ciel, les nuages poussés par un vent vif, s'écartèrent, s'effilochèrent pour laisser voir, par instants, quelques étoiles. Un peu plus tard, l'embarcation retrouva sa position initiale et fut fixée par son grappin de fer. Au bout de son amarre, elle balançait légèrement au ressac de la marée, tandis que le foyer fut ravivé. Malgré cela, le froid de la nuit me glaçait jusqu'aux os et mes engelures, sur lesquelles je ne cessai d'appliquer de la pommade, me donnaient des élancements. Le repas du soir fut préparé. Plusieurs poissons, des loches de petite dimension, pêchées dans la matinée alors que je dormais encore, les restes épargnés d'un cuissot de guanaco salé, des œufs de canard durcis sous la cendre, quelques galettes de biscuit dont la Bergantina était approvisionnée et de l'eau douce additionnée d'un peu de tafia, formèrent le menu de ce souper. Puis, Alonso nettoya les ustensiles de cuisine qui avaient servi et les replaça dans le coffre ménagé en abord. Après un échange de poignées de mains avec Bustamante, qui lui demanda de parer la chaloupe pour demain dès la première heure, et un affectueux bonsoir à la tête de mule que j'étais, il alla s'étendre sur l'avant du tillac, bien plus confortable à ses yeux que les galets de la plage. Il ne tarda pas à s'endormir. Resté à proximité de l'âtre, moi aussi je fermai les yeux et me laissai aller, mon esprit s'envolant vers les Moluques. La tête pleine des rêves captivants, je goûtai par avance toutes sortes d'aventures sur ces îles inconnues. C'était une nuit silencieuse et sombre, bien que le firmament fût pointillé d'étoiles, parmi lesquelles à mi-distance de l'horizon et du zénith brillaient les diamants de la Croix du Sud. Nul autre bruit que les dernières palpitations de la houle sur les galets. Les oiseaux aquatiques avaient déjà regagné leur abri. Pas une lueur ne rompait l'obscurité de ce territoire, ni à la surface des prairies ni à travers la profondeur des forêts lointaines. Un seul être demeurait éveillé au milieu de cette nature plongée dans le sommeil. Bustamante était assis à l'arrière de la chaloupe, un bras appuyé contre le bordage, les jambes protégées par une couverture contre le froid nocturne. Et, sans doute, il demeurerait ainsi, pensif, absorbé, jusqu'au renversement de la marée qui, dans six heures, lui permettrait de reprendre la route. À plusieurs instants, cependant, il fut tiré de sa rêverie, se leva, prêtant l'oreille, regardant autour de lui, croyant avoir entendu quelque rumeur, soit du côté de la terre, soit du côté de la mer, puis, son erreur reconnue, il se rasseyait, ramenait la couverture sur ses genoux, et retombait à son immobilité méditative.
Le navigateur s'était exprimé avec emphase, une lueur dans le regard. Il se tut en voyant que sa tigresse s'était brusquement figée.
:Mendoza: : Quoi?
:Laguerra: : Je ne sais pas si c'est à cause du récit, mais comme Bustamante, j'ai cru entendre quelque chose.
:Mendoza: : Avec ces rafales? Impossible!
:Laguerra: : En tout cas, j'ai vu une ombre, là dehors. Elle se découpait à la lueur de la lune.
Juan se leva et regarda dans la direction indiquée.
:Mendoza: : Une ombre comment?
:Laguerra: : Une ombre humaine.
:Mendoza: : Tu es sûre qu'il ne s'agissait pas d'un animal?
L'aventurière plissa les yeux alors que l'astre de nuit se cachait derrière un nuage.
:Laguerra: : Peut-être, mais c'était très élancé pour une bête.
Son amant scruta en vain la jungle plongée dans les ténèbres.
:Mendoza: : Je ne vois pas qui pourrait se balader dans le coin à cette heure-ci et surtout par un temps pareil.
:Laguerra: : Si quelqu'un a décidé de nous rendre une petite visite, je serai ravie de le saluer avec mon pistolet.
:Mendoza: : Évite de chatouiller inutilement la détente, Bagheera. Mais tu as raison, garde-le chargé et à portée de main cette nuit.
:Laguerra: : Promis, je dormirai serrée contre lui.
:Mendoza: : Ça-y-est! C'est officiel, tu m'as mis au rebut pour cet objet de mort. C'est contre moi que tu dois te blottir pour dormir.
:Laguerra: : Nous avons dit assez de bêtises comme ça. Poursuis, je t'en prie.
Il acquiesça.
:Mendoza: : Peut-être le barbier-chirurgien s'était-il assoupi vers deux heures du matin, lorsqu'il se redressa au moment même où Alonso en fit autant. Une secousse de la chaloupe venait de les réveiller. L'officier s'écria: "Le jusant! Partons." Le vent, une légère brise de terre très favorable, s’était levé à l'étale de la mer. En milieu de matinée, la Bergantina pourrait donc atteindre la baie des Sardines, vers laquelle elle se dirigeait en descendant le canal. Tout d'abord, il alla me réveiller. La nuit fut courte pour moi: perclus de courbatures, je découvris un ciel de plomb en ouvrant les yeux. Il était encore très tôt et il faisait très froid, un froid qui vous transperçait jusqu'à la moelle. Dès mon réveil, je vis que Bocacio rassemblait nos maigres affaires. Soutenu fermement par Hernando, je marchai doucement jusqu'à la rive. Le barbier-chirurgien avait pris la lanterne de son autre main et éclairait nos pas, nous permettant de ne pas trébucher sur des pièces de bois flotté que le courant poussait jusqu'à un certain endroit. Bocacio, le nez au vent, fermait la marche. Arrivés à la berge où reposait la Bergantina, les deux hommes la tirèrent à l'eau et m'y installèrent. Introduit sous le tillac, je fus étendu sur une couche d’herbes sèches afin de dormir encore un peu. Dans l'aube environnante, on avait masqué la source d'éclairage pour éviter d'être surpris par quelque indigène. Puis la barque se mit à glisser sur les flots noirs du détroit. Le jeune marin s'efforçait de la maintenir au plus obscur, sans beaucoup d'efforts car le courant l'aidait. Il était près de cinq heures, et, pendant six heures encore, le jusant allait entraîner vers le sud les eaux du canal. La chaloupe, ayant pris le courant, se maintenait à une encablure de la rive gauche. Avec sa voile au tiers, elle filait assez rapidement grâce à ce qui restait de brise du nord-ouest, sur ces eaux tranquilles comme celles d’un lac couvert par des hauteurs riveraines. Nous parcourûmes ainsi la longue ligne droite où les deux berges se resserraient de plus en plus, donnant l'illusion d'avancer sur un beau fleuve, entre des rochers et des bois dont le pied baignait dans l'onde salée. Voguant avec précaution, le petit esquif, mené de main de maître, ne faisait aucun bruit hormis, de temps en temps, un clapotis léger qui pouvait évoquer un oiseau en train de pêcher. Aucun Patagon ne s'offrit à notre vue, ils habitaient à l'intérieur des terres et venaient à de rares intervalles sur la côte. Navigation silencieuse à la surface de ces eaux tachetées de quelques réverbérations et presque endormies encore. La chaloupe conservait sa route à quelques centaines de pieds du rivage, dont les reliefs s'ébauchaient vaguement à l'est sur les fonds un peu moins sombres du ciel. Les minutes s'écoulèrent, et le vent, qui fraîchissait à l’approche de l’aurore, imprimait une plus grande vitesse à l’embarcation, dont le bourcet* tremblotait légèrement au long de ses ralingues. Enfin, une imperceptible lueur commença à teinter l'orient sur l'horizon de mer. Quelques vapeurs s’empourprèrent d'abord, puis se dissipèrent, en s'abaissant, comme si elles se fussent volatilisées devant la gueule d’un four. Le zénith, bientôt, parut se maculer de petites taches lumineuses, et, en arrière, la gamme des couleurs du rouge au blanc étendit ses nuances insaisissables. Le soleil parut, brutalement pourrai-je dire, et, ainsi qu'il arrive à ces heures matinales, un frisson de rayons d’or courut à la surface palpitante de la mer. Bustamante et Alonso n’échangeaient pas un seul mot. De temps en temps, le premier se baissait vers le tillac, m'observait, tâtait mes mains puis revenait prendre sa place à l’avant, et demeurait abîmé dans un silence que le jeune marin ne cherchait point à rompre. Il était six heures: la Bergantina, drossée par le jusant, continua de descendre. Elle avait atteint l’extrémité de la péninsule, indiquée par un ensemble d'îlots épars, sur lesquels les oies de Pigafetta battaient l'air de leurs moignons d'ailes. La brise mollissant graduellement, bientôt la chaloupe n’aurait plus que le courant pour elle. Bustamante ramena la voile et dégréa* le mât, tandis que Alonso sortit les rames. Le voyage du retour suscita une grande agitation chez mes deux compagnons. Il parut interminable pour moi. Le barbier-chirurgien me mit à la barre pour tromper mon ennui et surtout m'apprendre le métier. En fin de matinée, il nous restait à peine deux milles marins à parcourir, mais la navigation présentait bien des difficultés.
Mendoza se cala dans son siège en se pinçant l'arrête du nez. L'expérience avait montré à la jeune femme que c'était un signe de réflexion chez lui. Il se tourna vers elle.
:Laguerra: : Seigneur, je vais avoir droit à un nouveau cours du professeur Mendoza.
:Mendoza: : Bien que l'entrée de la baie des Sardines, un peu plus loin sur notre gauche, était large et profonde, elle se trouvait dans un renfoncement orienté d'est en ouest. Étant en plein jusant, il fallait manœuvrer le canot avec beaucoup d'adresse pour l'y faire pénétrer. En effet, un fort courant hérissé de vaguelettes nous poussait vers le sud-ouest, en direction du cap Morro de Santa Águeda, le long de la passe que la Trinidad et la Victoria avaient empruntée quelques jours auparavant. Nous allions donc nous trouver entraînés hors de notre route, loin de notre abri derrière la pointe. Si nous suivions le courant, nous accosterions je-ne-sais-où. Je me plaignis que je n'arrivai pas à maintenir le cap sur notre destination. La marée descendante ne cessait de nous entraîner et je demandai alors à Alonso s'il pouvait souquer plus ferme. Il fit non de la tête tandis que le barbier-chirurgien riait sous cape. Bocacio m'expliqua que je devais laisser porter jusqu'au moment où je verrai que je gagnai sur le reflux. J'essayai, et constatai qu'il nous emmenait régulièrement vers le sud-ouest tant que je ne mettais pas le cap en plein est, c'est-à-dire à peu près à angle droit avec la route que nous aurions dû suivre. Je m'apitoyai encore en disant: " Nous n'arriverons jamais dans cette baie à cette allure." Posément, le jeune marin répliqua: " Du moment que c'est la seule route que nous puissions tenir, moussaillon, nous devons la tenir. Nous devons absolument lutter contre la marée. Vois-tu, si nous nous laissions entraîner sous le vent de cette rive, il est bien difficile de dire où nous irions aborder... Au contraire, dans la direction où nous allons, le courant perdra peu à peu de sa force. Alors nous pourrons biaiser et nous glisser le long de la côte". Toujours assis à l'avant, Bustamante déclara alors: "Il a déjà faibli, Bocacio. Tu peux mollir un peu". Je mis le cap droit sur la baie. Nous étions maintenant assez loin du fort du courant pour pouvoir maintenir notre erre et je réussis à gouverner ferme en direction du but. Je crois que je fus un bon et diligent subalterne et Alonso un excellent rameur car après avoir louvoyé à maintes reprises, nous pénétrâmes dans la passe en rasant la rive est avec une sûreté et une précision qui faisaient plaisir à voir. À peine avions-nous dépassé l'entrée du goulet que la terre se referma autour de nous. Les rivages de la baie au nord étaient aussi boisés que ceux du mouillage au sud. Mais elle avait une forme plus étroite et plus allongée, et ressemblait davantage à un estuaire, ce qu'elle était en réalité. Deux petites rivières se déversaient dans l'espèce d'étang où la flotte avait jeté l'ancre. Sur cette partie de la côte, le feuillage avait un éclat vénéneux. Droit devant nous, sur ce miroir bien lisse, la Trinidad et la Victoria se reflétaient dans leurs moindres détails, depuis la pomme des mâts jusqu'à la ligne de flottaison, y compris leurs pavillons qui pendaient au pic de la brigantine. Le jusant, qui nous avait si cruellement retardés, nous faisait maintenant réparation en nous poussant vers les deux navires. Nous nous trouvions maintenant près d'eux. Encore trente ou quarante coups d'aviron et nous serions à bord, après trois jours partis en mission de reconnaissance. Dès que la Bergantina eut été signalée, elle fut reconnue, et au nombre d’une centaine, hommes, pages et mousses, drapés de couvertures, levèrent la tête et s'agrippèrent en toute hâte au bastingage. Ils ne paraissaient pas souffrir du froid, en dépit d’une brise assez piquante. Lorsque l’embarcation eut été amarrée, nous nous jetâmes sur l'échelle pour monter sur le pont de la nef amirale. Une fois dessus, on s’empressa autour de nous. Magellan nous attendait sur le gaillard d'arrière. Nous annonçâmes à la cantonade avoir trouvé la sortie et vu l'océan. Des hourras retentirent aussitôt, naturellement. Après tant de souffrances, après tant d'épreuves durant le voyage, mon mentor était tout près du but, très proche de la victoire. Tu peux imaginer quel a été son soulagement lorsqu'il a su qu'il était à la porte d'un grand succès. Pour célébrer cette découverte, il fit donner les canons. Mais dans le même temps, une attente terrible le rongeait car le San Antonio et la Concepción ne revenaient toujours pas...

À suivre...

*
*Île sans nom: Il s'agit de l'île Carlos III. Ce n'est qu'au XVIIIème siècle qu'elle est ainsi nommée en l'honneur du roi d'Espagne Charles III.
*Péninsule: Idem que pour la ligne précédente. Il s'agit de la péninsule de Cordoba, mais elle n'avait pas de nom à l'époque de sa découverte.
*La moutarde me monte au nez: Dans sa forme actuelle, l'expression date du XVIIème siècle, mais au XVIème, elle existait déjà sous la forme "la moutarde lui entre au nez".
*Chévenotte: Les premières allumettes, mentionnées dès 1530, différaient des allumettes modernes. Connues sous le nom de bûchettes, fidibus ou chénevottes, il s'agissait de petites tiges de bois, de roseau ou de chènevotte, de papier roulé ou de mèches de coton trempées dans la cire.
*Plomb dans la cervelle: D'abord argotique puis familière, l'expression se diffuse depuis le XVIIème siècle. Auparavant, on disait "avoir du plomb en teste", teste signifiant crâne, tête.
*Bourcet: Autre nom de la voile au tiers, situé à l'avant de la chaloupe et soutenu par un mât de faible longueur qui peut-être rabattu, facilitant ainsi son rangement à bord lors de la marche à l’aviron.
*Dégréer: Dégarnir une embarcation de ses gréements ou agrès.
Modifié en dernier par TEEGER59 le 06 janv. 2024, 23:06, modifié 6 fois.
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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Re: Le clou du voyage.

Message par TEEGER59 »

Hello!
Il est probable que sur ces onze chapitres se cachent des fautes. Mais Marcowinch, qui relit l'histoire depuis le début, en a déjà repéré quelques-unes, ce qui m'a permis de corriger les deux premiers, (et je l'en remercie grandement).
À bientôt pour le prochain round, narrant la fin de la traversée du détroit.
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
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Re: Le clou du voyage.

Message par Routard »

Salut,
J'ai relu la dernière partie jusqu'à la deuxième photo (pas le temps d'aller plus loin ce soir). Les fautes sont en rouge (ou alors édite ton message et cherche les occurrences

Code : Tout sélectionner

[color=#FF0000] ton texte corrigé [/color]
que tu pourras supprimer !
@+
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Au revoir, à bientôt
Routard,
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Re: Le clou du voyage.

Message par Marcowinch »

Une superbe épopée !
J'ai hâte de lire la suite :)
*** :Tao: :Zia: :Esteban: Ma fanfic MCO : La Huitième Cité :) :Esteban: :Zia: :Tao: ***
J'espère qu'elle vous plaira :D

:Esteban: Bah voyons, Pattala ! C'est pas dans ce coin-là que vit la jolie Indali ? :tongue:
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Re: Le clou du voyage.

Message par TEEGER59 »

Suite.

La surprise mit dans les yeux d'Isabella des points d'interrogation qui déridèrent Juan, d'un sourire un peu amer cependant:
:Mendoza: : Cela faisait maintenant six jours que la flotte était séparée. Entre-temps, cela va sans dire, des explorations à terre furent faites dans toute la partie qui avoisinait le mouillage où la Victoria et la Trinidad avaient fait escale. Si la baie des Sardines attristait le regard jusqu'aux arides pointes de sa côte, il n’en était pas ainsi de la contrée verdoyante dont les hauteurs se profilaient à l'est. Aux roches tapissées d'algues brunes, aux ravins hérissés d'arbrisseaux se succédaient de vastes prairies, des pâtures vierges que bordaient des collines boisées qui formaient l’ossature de la presqu'île. Là s'entremêlaient les doroniques à fleurs jaunes; les asters maritimes à fleurs bleues et violettes; les seneçons à tiges d’une demi toise et nombre de plantes naines comme des cytises grimpants; des épines-vinettes aux fruits rouges et charnus, allongés et acides, regroupés en grappes pendantes; mais également des bromes et des pimprenelles minuscules en pleine floraison. Car depuis un mois déjà, les symptômes de la saison nouvelle étaient apparus. Les neiges s'étaient changées en pluies qui couraient à travers les herbes. Les pentes des collines se zébrèrent de filets de verdure; les hêtres exhumèrent leurs squelettes du suaire blanc; quelques arbres, à feuilles persistantes, montrèrent leurs frondaisons; les nouveaux bourgeons poussèrent leurs pointes entrouvertes; les glaces dérivèrent au courant des eaux redevenues libres; l'embouchure de la baie se dégagea peu à peu; les bruyères secouèrent sous la brise leurs branches décolorées; les troncs se tapissèrent de mousses et de lichens; les sables resplendirent des coquillages que le ressac y semait à profusion; les goémons et les varechs, pétrifiés par le froid, s'agitèrent le long des roches et s’épaissirent; le soleil aidant, toute la nature revêtit ses couleurs printanières; des effluves plus ardents, chargés d’odeurs balsamiques, se propagèrent à travers l’espace. Il y eut encore des jours de rafales, comme celui où nous étions partis en exploration à bord de la Bergantina, et la baie avait subi de terribles assauts du détroit, mais on sentait que la période des grandes tempêtes était éteinte avec l'approche de l'apaisement estival. Les pâturages se succédaient aux pâturages, veloutés d'une herbe luxuriante, où des centaines de camélidés eussent trouvé leur pitance. Et, de fait, les représentants de cette race en eurent jusqu'au ventre de ces épais herbages.
:Laguerra: : Des camélidés?
:Mendoza: : C'est à croire que tu ne m'écoutes qu'à moitié, ma belle. Rappelle-toi que j'ai déjà mentionné ce gracieux animal au long cou et à la courbure élégante, à la croupe arrondie, aux jambes nerveuses et effilées, au corps aplati, à la robe d'un rouge fauve tacheté de blanc, à la queue courte, en panache et très poilue...
:Laguerra: : Ah oui, ces ruminants-là*! Ceux que les Patagons de San Julián vous ont appris à chasser...
:Mendoza: : C'est cela même. Vus de loin, ils ont souvent été pris pour des chevaux montés, et plus d'un marin, trompé par cette apparence, avait cru apercevoir toute une bande de cavaliers, courant dans un certain ordre à travers les interminables plaines de la région. Comme je l'appris plus tard, une de ces excursions conduisit quelques hommes à une demi-douzaine de lieues en direction du nord-est. Leur admiration égalait leur surprise. Les riches pâturages témoignaient partout de la fertilité du sol, entretenus par un réseau de petits ruisseaux, dont le cours se déversait dans la rivière des Sardines, aux eaux claires et limpides qui venait des collines. La végétation arborescente répondait à cette luxuriante tapisserie des plaines. Les forêts, encadrant là de vastes espaces, se composaient plus particulièrement de hêtres d'une venue superbe, enracinés dans un sol tourbeux mais résistant, et offraient des sous-bois très dégagés, parfois veloutés de mousses rameuses. On dénombrait aussi des bouleaux d'une circonférence allant jusqu'à une toise à leur base, dont le bois était d'une extraordinaire solidité, et enfin des espèces de conifères ressemblant aux cyprès, d'une hauteur de trente à quarante pieds. Sous ces voûtes verdoyantes s'ébattait tout un monde de volatiles. Il y avait ceux qu’on pouvait appeler les ruraux, les uns gros comme des cailles, les autres comme des faisans; des grives; des merles, et aussi les variétés de l'espèce marine, tels que les canards; les cormorans; les goélands et les oies, tandis que les camélidés bondissaient à travers les prairies. Bref, malgré cette nature printanière enchanteresse, pour beaucoup, l'attente commençait à devenir pesante. Pendant ce temps, dans la cabine de l'Amiral, Bustamante et Alonso tinrent conseil un bon moment auprès de lui. Après déjeuner, quand ils eurent parlé tout leur content, mon mentor décida d'aller au-devant des deux navires manquants. Il convient d’ajouter que ce dernier me témoigna une bienveillance cordiale, et n'eut pas un mot de blâme ou d'éloge pour mon escapade, estimant que les jeunes gens apprenaient bien mieux de leurs erreurs. D'ailleurs, mes engelures me démangeaient affreusement. Que le barbier-chirurgien fût un homme instruit, aucun doute à cet égard, et principalement dans les sciences expérimentales. Il avait dû faire des études très complètes en médecine, et, chez lui, le docteur se doublait d’un naturaliste très entendu à la classification comme à la vertu des plantes. Après s'être rapidement rendu sur la Victoria, il revint avec un carnier qui contenait une trousse et quelques flacons pleins du suc de certaines herbes de ce pays. Il appliqua quelques tampons de charpie imbibés du liquide organique de l’une des fioles et colla un peu de taffetas gommé sur chacun de mes doigts de manière à maintenir les compresses. Puis, il me tira les oreilles par-dessus le marché...
Le rire de la jeune femme lui coupa la parole. Un grand éclat sonore et joyeux qui n'allait pas tellement à sa personnalité rigide et froide.
:Laguerra: : Encore! On ne dirait jamais, à te voir, que tu as pu être tourmenté de la sorte par le passé.
:Mendoza: : Tu te demandes comment l'enfant que j'étais n'a-t-il pas plié? C'est l'un de ces mystères de la volonté humaine qui, lovée au cœur des plus faibles, peut les porter plus loin que les forts... Tiens, en parlant d'hommes faibles et souffreteux, il y en a un qui a atteint le trône impérial... Tandis que l'armada des Moluques revenait sur ses pas, Charles Ier d'Espagne, instigateur de l'expédition, venait d'être fraîchement couronné Empereur des Romains, devenant ainsi le célèbre Charles Quint.
Ne pouvant s'empêcher de sourire, Isabella demanda:
:Laguerra: : Nourris-tu de si hautes ambitions?
:Mendoza: : Oh non! Surtout pas! Tout ce que je désire, c'est vivre selon mon bon plaisir. Et tout ce dont j'ai besoin pour cela se trouve ici.
Sans dire un mot de plus, il contempla l'espionne du roi avec des yeux qui brillaient comme des chandelles. Tendrement, il se pencha sur sa bouche, mais avec ce qu'il avait bu, la puissance de son haleine, sans pour autant être désagréable, arrivait jusqu'aux narines de la jeune femme. Celle-ci esquiva le baiser en inclinant la tête sur le côté. Comprenant l'allusion, le Catalan lui embrassa la joue et fit:
:Mendoza: : Fort bien. Mais ne crois pas que tu pourras longtemps me tenir à distance!
L'aventurière se remit à rire puis demanda:
:Laguerra: : Et comment sais-tu que cette cérémonie a eu lieu alors que vous vous trouviez à l'autre bout du monde?
:Mendoza: : Je l'ignorai à l'époque. Mais il avait déjà été élu à ce poste le 28 juin 1519, donc avant le départ de la flotte. Ce n'était qu'une question de temps pour que cela ne soit acté... Mais je t'en prie ma douce, ma belle, ma précieuse, cessons de parler de notre souverain et revenons à nos nefs manquantes... Nous retrouvâmes l'une des deux. Serrano informa son vieil ami qu'il ignorait ce qui était arrivé au San Antonio et qu'il le pensait perdu. On se rendit d'abord dans la zone sud-est, que Mezquita était censé explorer. Mais rien! Un navire manquait bel et bien à l'appel. Ce fut une surprise si triste, si négative, car c'était le vaisseau le plus important après la nef amirale, celui qui transportait le plus de provisions qui avait disparu. Mon maître ordonna à Duarte Barbosa, le capitaine de la Victoria, de partir à sa recherche, jusqu'à l'entrée du détroit s'il le fallait. Et s'il ne le trouvait pas, il devait planter un drapeau sur un point remarquable, et enterrer à son pied une lettre, enfermée dans une jarre qui donnait la position du reste de la flotte. Pendant ce temps, les deux autres navires retournèrent mouiller dans la baie des Sardines. Magellan en profita pour faire dresser une croix au pied des montagnes qui la bordaient, pour la plus grande joie de Pedro de Valderrama.

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:Laguerra: : Ce n'est pas la première fois que tu mentionnes l'aumônier de la Trinidad. Pourquoi?
:Mendoza: : Parce qu'il était une figure clé dans le soutien spirituel des équipages de la flotte. De plus, il effectuera un travail essentiel dans l'évangélisation des indigènes du Pacifique, jusqu'à sa mort lors du soulèvement des aborigènes à Cebu. Mais j'y reviendrai le moment venu. Pour l'heure, le capitaine de la Concepción ne manifestait pas la vivacité légère et insouciante de l'homme d'Église. Non, il brûlait ses réserves de patience à grande vitesse, peinant à se contrôler. Il savait que Álvaro de Mezquita n'aurait jamais trahi son cousin en l'abandonnant de la sorte. En revanche, Estêvão Gomes ayant manifesté son envie de partir, s'était opposé à l'Amiral sur Isla Isabel. Serrano l'avait certes détesté dès le premier regard, mais il ne voulait pas empiéter sur l'autorité de Magellan, comme ce dernier le lui avait demandé. Trépignant sur place comme un enfant, il soupirait: "Que de temps perdu!" Et il ne fut pas le seul à penser cela. Si la conduite de quelques marins avait été inquiétante durant l'hivernage à San Julián, elle devint franchement menaçante dans la baie des Sardines. Que ce soit à bord de la Trinidad ou de la Victoria, certains traînaient ça et là sur le pont en grommelant entre eux. Ils recevaient d'un air furieux l'ordre le plus insignifiant, pour l'exécuter ensuite avec négligence et à contrecœur.
Il n'y avait rien a ajouté. Le navigateur acheva son verre. Ses yeux brillèrent soudain d'un feu plus vif, tandis que sa voix se chargeait d'une espèce de nostalgie:
:Mendoza: : Le ciel, où s'amorçait la nuit, était clair et sans nuages, un froid guilleret piquait le nez et les oreilles, s'amusait à taquiner le bout de l'année, à lui fouetter le sang. Ce soir-là, je m'installai le plus confortablement possible, fermai les paupières et bloquai de mon esprit les airs de musique joués par la poignée d'hommes encore enthousiastes de l'équipage. Je m'efforçai d'oublier les eaux agitées du détroit glissant sous le ventre de la Trinidad, la fin affreuse de Mendoza et Quesada, celle de Cartagena, poussé de force sur le banc de sable qui l'attendait. Plus encore, j'évitai de m'interroger sur le sort que Magellan réserverait à Gomes, sachant d'avance qu'il n'aurait rien d'enviable si mon maître remettait la main dessus.
:Laguerra: : J'imagine, oui...
:Mendoza: : J'abordai une fois de plus les Moluques en rêve, par tous les côtés. J'explorai chaque île, chaque arpent de leur surface, j'escaladai mille fois le pic Kiematabu de Tidore, ayant passé des heures entières à méditer sur les cartes connues. De son faîte, je me délectai à contempler les paysages les plus merveilleux et les plus divers. Parfois, les îles aux épices fourmillaient de sauvages que nous combattions, parfois, elles étaient pleines d'animaux dangereux qui nous poursuivaient. Mais dans mes songes, il ne m'arrivait rien de plus dramatique et de plus étrange que nos aventures réelles...
Le Catalan, les bras croisés, la tête redressée, portait ses regards dans la direction de la fenêtre, comme s'il se fût attendu à voir une bête sauvage paraître au sortir de la jungle.
:Mendoza: : Le lendemain matin, lorsque je me réveillai sur le pont, la Trinidad roulait, dalots noyés, dans la houle du détroit. Les bouts-dehors tiraient sur les poulies, la barre battait à droite et à gauche, tout le navire craquait, gémissait et sursautait comme une fabrique. J'étais contraint de me cramponner car tout tournait vertigineusement devant mes yeux. J'avais beau être assez bon marin quand nous faisions voile, je n'avais jamais pu supporter d'être ballotté ainsi sur place, comme une bouteille vide, sans ressentir quelques nausées, surtout à jeun. Quelque part, j'enviai les hommes de la Victoria. Pendant une semaine entière, elle navigua, cherchant en vain le navire perdu. Elle revint sur ses pas et remonta tout le détroit dans l'espoir de le retrouver. Malgré la force du courant, elle parvint à repasser les deux goulets dans un sens, puis dans l'autre.

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:Mendoza: : L'équipage enterra plusieurs lettres et planta plusieurs drapeaux, mais rien! Aucune trace, aucune épave, aucun naufragé.
La jeune femme retint son souffle, regardant avec curiosité les prunelles de son compagnon se dilater, devenir si larges qu'elle n'en pouvait plus détacher son propre regard. Elle épiait les expressions de ces yeux noirs et crut y lire de la colère...
:Mendoza: : Le San Antonio avait bel et bien déserté.

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La surprise d'Isabella ne fut pas feinte car même six mois après les faits, lorsque la nouvelle arriva en Espagne, elle était bien trop jeune pour s'en soucier.
:Laguerra: : Tant d'efforts pour en arriver là!
:Mendoza: : Comme tu dis... Les contretemps semblaient s'accumuler à plaisir sur cette route où nous nous étions engagés avec tant d'espoir et de détermination. Ce n'est qu'en septembre 1522, de retour au pays, que j'appris le fin mot de l'histoire. Le pilote protestataire Estêvão Gomes avait reprit le commandement de force après avoir incité l'équipage à se mutiner. Il avait mis aux fers Álvaro de Mezquita, le commandant du navire et Jerónimo Guerra fut désigné comme son remplaçant. Les insurgés comptaient amener aussi au pays l’un des deux géants que nous avions pris, et qui était sur leur vaisseau. Mais il mourut en approchant de la ligne équinoxiale, dont il ne put supporter la grande chaleur. Le San Antonio revint à Séville environ six mois plus tard, le 08 mai 1521, avec cinquante-cinq survivants. Il s'ensuivit un procès de plusieurs semaines contre l'équipage. Alors que le cousin de l'Amiral s'avéra le seul homme loyal du San Antonio, les autres témoignèrent d'un Magellan mauvais et non conforme à la réalité. En particulier, pour justifier de la mutinerie de Pâques, ils se plaignirent de sévices. Lors du voyage de retour à travers l'Atlantique, Mezquita fut torturé pour confirmer ces affirmations. Ils avaient même poussé le vice jusqu'à déclarer qu'ils étaient retourné à San Julián pour retrouver Juan de Cartagena et Pedro Sánchez de la Reina, mais sans succès. À mon humble avis, ceci paraît douteux: le navire fit défection le 08 novembre 1520, soit trois mois après le bannissement des deux hommes et sans compter le trajet du retour. De longues semaines durant lesquelles les exilés auraient dû survivre par leurs propres moyens en chassant, pêchant et en trouvant de l'eau potable.
:Laguerra: : Oui, cela reste envisageable pour des aventuriers tels que nous, mais eux... L'un était un noble de haute extraction et l'autre un clerc. Ces deux-là n'étaient pas véritablement prédisposés à survivre en pleine nature...
:Mendoza: : Dans ce cas, ils auraient du retrouver leurs corps, tu ne crois pas?
:Laguerra: : On ignore ce qui leur est arrivé. Sans certitude, toutes les hypothèses sont envisageables.
:Mendoza: : En ce qui me concerne, il est possible, voire vraisemblable que Gomes a sans aucun doute déformé la réalité pour se donner le beau rôle. Je suis persuadé qu'ils n'ont jamais remis les pieds là-bas. Au final, aucun de ces menteurs ne fut condamné. La réputation de l'Amiral en pâtit, de même que celles de ses amis et de sa famille. Mezquita fut emprisonné pendant un an après le procès, et l'épouse de Magellan, Beatriz, fut coupée de ressources financières et assignée à résidence, ainsi que son fils...
:Laguerra: : Pauvre femme! Il est en tout cas certain que son mari n'avait pas vu venir la traîtrise, autrement il aurait gardé Gomes près de lui pour le surveiller.
:Mendoza: : Étant Portugais, mon mentor l'avait considéré comme loyal. Il l'avait justement choisi comme pilote du vaisseau amiral, au regard de son expérience. De plus, avant le départ, Estêvão Gomes aurait confié ses économies à Diogo Barbosa, beau-père de Magellan et père de Duarte Barbosa.
:Laguerra: : En agissant ainsi, il condamnait le projet de l'armada.
:Mendoza: : Il aurait pu, oui, mais c'était sans compter sur la ténacité de mon maître. Rien ne pouvait le détourner de son objectif. Si le pilote Portugais n'avait pas déserté, nous aurions continué tout droit sans nous arrêter, ce que nous fûmes obligés de faire. Tandis que la Victoria refaisait tout le chemin parcouru en sens inverse, les hommes revenus dans la baie des Sardines étaient désœuvrés. Allions-nous continuer jusqu'à la sortie du détroit ou rebrousser chemin? Foncer vers l'inconnu ou retrouver les chemins familiers de l'Atlantique? Dans un sens comme dans l'autre, une seule question nous taraudait: aurions-nous assez de vivres? Il était fort regrettable que nous ayons perdu notre plus grosse cargaison. Les rations sur les trois autres navires étaient très maigres... Si maigres que nous devions trouver une solution. Si on nous avait permis de rester inactifs, nous nous serions abandonnés au désespoir. Mais le capitaine-général ne l'entendait pas ainsi et il nous fit tous descendre à terre en vociférant: "Tous à la besogne!" En effet, il n'y avait rien de plus pressant que cette tâche: trouver de quoi remplir les cales. Arpentant les collines, nous reconnûmes certains des arbres d'Espagne comme les cyprès, les sabiniers, le houx, les myrtes, les chênes verts. Il y avait une douzaine d'autres essences que nous ne sûmes identifier. Bien qu'ils furent verts et humides, ces résineux brûlaient bien. Par chance, nous trouvâmes aussi une quantité infinie d'herbe: le céléri sauvage. Précieuse trouvaille pour des gens rassasiés de poisson et affamés d’herbe. Ce légume frais poussait en abondance et comme il y en avait beaucoup, nous nous mîmes à en manger et à en faire des conserves, dans du vinaigre.

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:Mendoza: : Les jours s'écoulaient dans cette attente, qui ne laissait pas d'être un peu inquiétante. La végétation reprenait avec une extraordinaire vigueur. Jamais pâtures plus riches n'avaient été offertes aux animaux, et elles eussent suffi à des milliers de têtes. Des neiges de l'hiver, il ne restait plus que quelques amas, à l'abri du soleil, et qui ne tarderaient pas à fondre. Les chasseurs et les pêcheurs étaient servis à souhait. Les uns se répandaient à travers les plaines à la poursuite des ruminants, sans parler de quelques grands chats sauvages, de mêmes espèces qu'à la Terre des Feux. Les autres exploitaient les plages voisines. Pendant une semaine entière, les marins prirent avec leurs lignes quelques belles pièces et ils recueillirent nombre de mollusques sur les rochers. À cette pêche, ils auraient pu ajouter la chasse des loups marins qui s'ébattaient sur les grèves. Mais qu'eussent-ils fait de leurs dépouilles, faute de sel pour les conserver? Alors que tous engrangeaient des provisions, je m'occupai de diverses besognes, entre autres du nettoyage de la chaloupe, puis de vider leurs prises. Lorsque la Victoria revint, Magellan semblait inquiet, contrarié. On aurait dit Sisyphe à qui l'on aurait ordonné de pousser sa pierre sur une montagne encore plus élevée. Certes il avait fini par trouver la sortie du détroit, et par conséquent atteint le but qu’il s'était fixé. Mais les vaines recherches pour retrouver le San Antonio l’amenèrent à se poser les mêmes questions que ses hommes sur la suite du voyage. Retiré dans sa cabine, assis devant sa petite table, la tête appuyée sur sa main, il ne s'était pas encore remis du coup qui venait de le frapper, comme la foudre frappe un arbre en pleine vigueur et qu'elle ébranle jusque dans ses racines. La malchance éprouvait cruellement les matelots. Alors qu'ils auraient dû être en plein Pacifique, navigant vers les Moluques, ils se voyaient dans l'obligation de séjourner pendant un temps sur une des îles de l'archipel. Mais, au total, ils en seraient quittes pour un retard de quelques jours, et n'auraient à regretter que les vivres du San Antonio.
Tout à coup, Laguerra se mit à réciter tout haut:
:Laguerra: : "Essayer de lutter contre les maux envoyés par les Dieux, c'est faire preuve de courage mais aussi de folie. Jamais personne ne pourra empêcher ce qui doit fatalement arriver..."
Puis, tournant la tête vers son homme, elle demanda:
:Laguerra: : Que penses-tu de ceci? Ce texte est d'une grande beauté, n'est-ce pas?
:Mendoza: : Si tu le dis, ce doit être vrai. Pour ma part, j'apprécie peu Euripide et moins encore son Hercule furieux. Je lui préfère de beaucoup Eschyle: "Ah! Triste sort des hommes: leur bonheur est pareil à un croquis léger; vient le malheur, trois coups d'éponge humide, c'en est fait du dessin..." Voilà des années que le dessin de la vie de Magellan s'est brouillé et qu'il n'a pu en tracer un autre. Enfin, pour l'heure, il se releva, fit quelques pas vers la porte, l'ouvrit puis aperçut le maître de bord et le maître d'équipage, immobiles au pied du mât d'artimon. Giovanni Battista da Ponzoroni et Francisco Albo se retournèrent vers lui, prêts à son appel, mais il ne les sollicita pas... Non, il ne se livra pas et garda invariablement son habituelle réserve. Sa pensée l'entraîna vers l'avenir, un avenir qui ne lui offrait plus aucune sécurité. Les marins étaient affligés, les vivres à un niveau alarmant même en tenant compte des dons de la Providence. Malgré les ressources de la baie, nous étions vraiment au plus près. Pour finir, les trois navires restants avaient beaucoup souffert des rudes conditions de navigation dans les mers australes. C’est ainsi que lui, le capitaine-général, connu pour sa rudesse et son intransigeance, lui dont l'autorité était parfois jugée tyrannique, lui qui dès le début du voyage était entré en conflit avec trois de ses capitaines de vaisseaux parce qu'il refusait de communiquer la route, le voilà qui en vint à demander l'avis de ses officiers. À cette fin, mon mentor dicta un courrier à son secrétaire, Leon de Ezpeleta.

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:Mendoza: : Le Basque Français écrivit une missive à destination de la Victoria, enjoignant le capitaine Duarte Barbosa, le pilote Andrés de San Martín et le maître d'équipage Miguel de Rodas d'exprimer leur avis sur la suite à donner à l'expédition. Elle fut signée par le notaire de la Trinidad et datée du mercredi 21 novembre 1520. Martín Méndez, le notaire de la Victoria, en fut informé dès le lendemain...
:Laguerra: : Si je te suis, Magellan ne consulta que les gradés de la Victoria! Pourquoi n'avait-il pas interrogé de la même manière ceux de la Trinidad et de la Concepción? Pour ce dernier navire, ceci serait logique, car Juan Rodriguez Serrano était l'un de ses proches. À bord se trouvaient également l’expérimenté pilote João Lopes Carvalho, mais aussi le maître d'équipage Juan Sebastián Elcano. Si ce dernier avait participé à la mutinerie de San Julián, il n’en demeurait pas moins un marin compétent qui avait l’oreille de son équipage.
:Mendoza: : Si tu m'avais laissé finir, je t'aurai expliqué de quelle façon il avait sollicité l'avis des autres.
:Laguerra: : Comment?
:Mendoza: : Eh bien, dans la mesure où il se trouvait sur le navire amiral, je présume qu'il se décida enfin à s'entretenir oralement avec Giovanni Battista da Ponzoroni et Francisco Albo. Si ce n'est pas le cas, mon maître a dû estimer qu’une réponse écrite de leur part aurait été moins embarrassante plutôt qu’un tête-à-tête. Mais de cela, je n'en sais rien.
:Laguerra: : Tu présumes, tu n'en sais rien... Où diable étais-tu encore passé?
L'Espagnol ne répondit pas, soit qu'il n’eût pas entendu, tant il était absorbé dans ses pensées, soit qu'il voulût ne pas répondre.
:Laguerra: : Juan, où te trouvais-tu?
:Mendoza: : Pas bien loin... Je reste moi-même dans l'ignorance de certains détails pour la simple et bonne raison que Magellan me chargea d'un message. À cet instant, j'étais sur la Concepción afin de transmettre en main propre ce pli à son ami Serrano.

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:Mendoza: : Cette lettre, tu vas pouvoir la lire.
Avant que Laguerra ait pu réagir, Mendoza tira de son aumônière une note et l'agita sous son nez.
La jeune femme en resta comme deux ronds de flan.
:Laguerra: : Dans quel chapeau es-tu allé chercher ce lapin-là?
:Mendoza: : Bien plus tard dans l'aventure, en montant à bord de la Concepción, j'ai pu la récupérer avant l'...
Le Catalan laissa sa phrase en suspens.
:Laguerra: : Oui, la récupérer avant le quoi?
:Mendoza: : Non, si je te le dis maintenant, ça ruinerait cette partie du récit.
La jeune femme saisit avec précaution le courrier et s'intéressa à son contenu. Il s'agissait effectivement d'une lettre de Magellan datant de quatorze ans, dans laquelle il se présentait comme un homme conciliant prêt à écouter l'opinion des autres.
"Moi, Fernand de Magellan, chevalier de l'Ordre de Santiago et capitaine-général de cette escadre envoyée par sa majesté à la découverte des îles aux épices, je vous informe que j'ai compris combien vous jugiez grave ma décision de poursuivre le voyage en raison du peu de temps imparti pour l'accomplir. Je n'ai jamais rejeté l'avis ni le conseil d'aucun d'entre vous, mes décisions ayant au contraire toujours été discutées et soumises à tous sans que quiconque ne se vit offensé. Mais, en raison des événements survenus dans le port de San Julián, à savoir la mort de Luis de Mendoza, de Gaspar de Quesada et le bannissement de Juan de Cartagena avec le prêtre Pedro Sanchez de la Reina, la peur vous a conduit à vous taire et à me priver de vos conseils. Vous êtes au service de l'Empereur et roi notre Seigneur. C'est pourquoi, en son nom, je vous prie et vous demande de me dire si vous jugez plus profitable de continuer ou de faire route arrière, et de me remettre chacun votre avis par écrit. En fonction des raisons et des avis que vous avancerez, je vous rendrai le mien ainsi que la décision qui devra être prise. Fait sur le canal de tous les saints, en face de la rivière Isleo* à cinquante-trois degrés sud, jeudi 21 novembre 1520."
Agissant comme si elle tenait une relique d'une valeur inestimable, Isabella replia la missive avec soin et la lui rendit. La teneur de la note, un témoignage rare de l'explorateur Portugais, faisait partie intégrante de l'Histoire avec un grand H.
:Laguerra: : Pourquoi Magellan a-t-il agi ainsi? Était-il envahi par le doute, à tel point qu'il lui fallait l'opinion de ses officiers? Ou bien, en prévision de la suite du périple, voulait-il s'assurer de l'état d’esprit général?
:Mendoza: : Autant d'excellentes questions. Moi, je pense qu'il a uniquement voulu donner l'impression qu'il demandait l'avis de chacun, afin de ne pas avoir l'air trop tyrannique, et s'attirer les bonnes grâces de ses compagnons de route. C'était un homme âpre et désagréable mais honnête et intègre, capable d'atteindre les objectifs qu'il s'était fixés. Et puis, cette concertation lui servirait d'alibi car en cas de malheur, il pourrait ainsi prouver qu'il avait sollicité leur opinion.
:Laguerra: : On ne saura sans doute jamais vraiment ce qui lui trottait dans la tête à ce moment-là...
:Mendoza: : Quelque part, mon maître jouait en sachant que c'était gagné car la plupart des marins s'étaient déjà ralliés à sa cause. Un seul homme osa émettre un avis mitigé.
:Laguerra: : Encore un! Lequel était-ce?
:Mendoza: : Andrés de San Martín.
:Laguerra: : Le pilote royal ayant subi l'estrapade! Il ne manquait pas de souffle, celui-là!
:Mendoza: : Dans une réponse assez longue, il reconnaissait qu'il était possible de poursuivre et de profiter de l'été. Mais passé janvier, les jours allaient commencer à trop raccourcir et, compte tenu des tempêtes que nous avions déjà subi, il serait alors plus prudent de rentrer en Espagne. Il proposait d'explorer le détroit et ses alentours, mais déconseillait d'aller plus loin à cause des terribles conditions météorologiques, qui pourraient briser les navires. Si ces derniers étaient encore en bon état -notamment la Victoria-, il recommandait de ne pas chercher à rallier les Moluques car au-delà de la fatigue des hommes, les vivres étaient en trop faible quantité et peinaient déjà à subvenir aux besoins. Enfin, il demandait à ce que les navires s’arrêtent plus longtemps que la durée de la nuit, qui n'excédait pas quatre ou cinq heures, afin que les équipages puissent vraiment dormir. Le cosmologue indiquait donc de manière assez claire, quoique indirecte, que Magellan devait oublier l'idée de rejoindre les îles aux épices. Qu'il pouvait, s'il le désirait, explorer encore un peu, tout en ménageant ses hommes, mais qu'il faudra, quoi qu'il advienne, se résoudre à rentrer. Il confirmait aussi que le capitaine-général tirait sur la corde et épuisait ses marins. D'une certaine manière, le caractère obsessionnel et intransigeant du Portugais ressortait à travers les mots de San Martín...
Isabella feuilletait nonchalamment le livre du chroniqueur. C'est grâce à celui-ci que la mémoire de Magellan fut réhabilitée.
:Mendoza: : L'Amiral réceptionna les courriers auxquels il adressa plus tard une longue réponse argumentée où, comme tu peux t’y attendre, il expliquait pourquoi ils devaient continuer. Une fois les navires notifiés de sa décision, l'escadre appareilla le lendemain, après une nuit que rien n’avait troublée. Elle mit le cap en direction du nord-ouest, vers l'embouchure du détroit. Nous hissâmes les voiles dont les drisses crièrent sinistrement au long des mâts, et, tandis que la Trinidad quittait son mouillage, Francesco Piora se posta à la proue et se mit à clamer des chansons de tavernes, dédiées aux mœurs des marins, toutes plus scandaleuses les unes que les autres. De son côté, debout près de la barre, mon mentor, grave et sombre, se signa, comme il avait coutume de faire chaque fois qu’il partait vers le large.
La jeune femme fut admirative de la façon dont l'explorateur Portugais avait su renverser la tendance en tirant profit d'un tel fiasco. Elle en arrivait à se demander s'il ne possédait pas un certain génie.
En vérité, elle connaissait l'histoire de cet homme bien mieux qu'elle n'avait voulu l'avouer à son amant, cédant à la courtoisie de le laisser lui-même le soin d'évoquer le passé de son ancien mentor.
:Laguerra: : J'ai cerné son caractère mais comment était-il, physiquement?
:Mendoza: : De cet individu, on n'aurait pu dire l’âge, à dix ans près, compris sans doute entre la trentaine et la quarantaine. De haute taille et droit, de constitution vigoureuse, de santé inattaquable, il était d’une force peu commune et redouté des jeunes gens car tout en lui dénotait l'énergie, une énergie qui devait parfois prendre le caractère éruptif de la colère. Une grande force musculaire le caractérisait. Son front était haut, zébré des multiples rides du penseur, sa physionomie intelligente. Son visage barbu, cuit à tous les soleils, gercé à toutes les tempêtes, semblait de vieux cuir. Ses mains énormes et brunies semblaient de vieux chêne. On eût dit que son regard triste et lointain comme celui des hommes qui ont longtemps vécu sur la mer ou dans les solitudes immenses, gardait comme un reflet de l’infini. Malgré les dangers de cette rude existence, malgré les privations journalières et les épuisantes fatigues, à peine si on eût pu compter trois ou quatre poils blancs en la chevelure épaisse qui garnissait ses tempes...
Il n'était pas loin de minuit. Il pleuvait toujours et des éclairs traversaient le ciel par intermittence.
:Mendoza: : Après avoir contournée l'île sans nom par le nord, où le passage était suffisamment large, la flotte pénétra dans la partie la plus étroite du détroit. Une sorte de long canal s'étira sur approximativement quarante milles nautiques, enchaînant un passage tortueux et un autre plus large. La majeure partie de ce goulet se trouve coincée entre plusieurs îles au sud et la péninsule sur laquelle étaient montés Alonso et Bustamante, au nord. Ginés de Mafra, un marin de la Trinidad, m'indiqua que l'endroit faisait au maximum trois à trois lieues et demie de large, mais en certains endroits, il y a à peine un mille nautique entre les deux rives.
:Laguerra: : Ceci paraît très suffisant pour naviguer.
:Mendoza: : Oui, mais autour des navires s’élevaient des montagnes couvertes de forêts, et parfois encore enneigées. Le plafond nuageux était souvent bas. Les eaux sombres présentaient une profondeur inégale, qui nous conduisait à longer plutôt la côte nord. De ce fait, nous avions l’impression de progresser au sein d’une immense gorge, les lieux nous paraissant plus étroits qu’ils ne l'étaient en réalité. Ce trajet se déroula sans souci, hormis, peut-être, les détails scabreux des chansons du Génois. Une plus triste impression aurait pu nous accabler si la flotte s'était perdue entre ces terres que battaient les tempêtes du Pacifique, dans l'ouest de l'archipel, même sur cette longue péninsule à l'extrémité de la Terre des Feux, devenue alors la Terre des Glaces! Là, les sommets étaient plus élevés et leurs cimes ne secouaient jamais les brouillards qui les baignaient encore sous le soleil printanier. Sur les étages de ces systèmes montagneux, l'éblouissante réverbération des glaciers était permanente. Il y avait là un indescriptible chaos de montagnes avec leurs dômes, leurs aiguilles, leurs pinacles, l'enchevêtrement prodigieux de leurs ramifications, derniers soulèvements de la cordillère andine qui venait mourir à l'extrémité du nouveau continent! L'ombre d'une montagne glissa mollement à bâbord, une autre s'avança à tribord. En contemplant cette région si tourmentée, brisée comme si elle se fût cassée en mille morceaux dans une chute, comment ne pas penser aux îles Grecques et leur géographie similaire. Lorsque j'admirai cette merveilleuse contrée, mon imagination se reporta involontairement à l'une des révolutions du globe, dont les puissants efforts durent morceler la pointe de l'Amérique et lui donner la forme de cet archipel recevant le nom de Tierra del Fuego, mais quel fut l'agent mis en œuvre par la nature pour opérer ces résultats? Le feu ou l’eau?
:Laguerra: : La question en est toujours au même point car les cosmographes n'ont encore pu y répondre.
:Mendoza: : Et ce n'est pas à nous de trouver la solution à ce problème. En remontant vers les derniers îlots du détroit, peu à peu, l'horizon s'élargit et le roulis qui s'accentuait nous prévenait que nous approchions de la Mer du Sud. Aux trois quarts de ce périmètre se développait l'océan infini, cerclé de lumière par les obliques rayons du soleil. Au nord seulement se dessinait une côte basse, à grèves très plates, qui présentaient une grande largeur. En arrière de ces grèves, reculées de deux à trois milles, se massaient des forêts de hêtres, d’un vert tendre, dont les rameaux déployaient horizontalement leur vaste parasol. La côte allait à perte de vue, en remontant un peu vers le nord-est, et derrière nous, à quelque vingt lieues de là, se dessinait son extrême pointe, affilée comme une serpe, qui se recourbait sur l'océan. Enfin, le 27 novembre 1520, l'Armada passa la dernière pointe de terre. Un assez fort ressac battait les roches. Dans la direction du nord, au large, la mer se soulevait en longues houles. Quand je pense qu'il nous avait fallu trente-sept jours pour traverser la passe, c'était fastidieux. Lors de mon troisième voyage avec les enfants, cela ne nous avait pris que quatre jours et quatre nuits seulement.
:Laguerra: : Oui, mais à l'époque, vous n'aviez aucune carte et la désertion du San Antonio vous avait fait perdre une semaine entière.
:Mendoza: : Certes... Lorsque enfin nous débouquâmes*, l'horizon s'étendit devant le regard du chevalier des mers. Sur le pont arrière du vaisseau-amiral, il demeurait immobile. Il avait l'air impassible aux yeux de tous mais Pigafetta, son fidèle serviteur Enrique et moi-même étions si proches de lui que nous le vîmes pleurer de joie. Des larmes roulaient sur ses joues, jusque dans sa barbe.

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:Mendoza: : Puis il s'agenouilla et se signa avant de murmurer: "Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous maintenant et à l'heure de notre mort. Soit loué, Seigneur..." Il avait trouvé le passage dont il rêvait et l'appela "Cap Deseado", le cap Désiré. On le sait aujourd'hui, c’est là, entre ces deux terres, ou plutôt ces deux vastes îles, que s'ouvrait du côté de l'ouest le détroit formant une sorte de S majuscule* entre les deux océans. Certains comme moi disent que sa découverte n'est due qu'à son abnégation et à sa sagacité. D’autres y voient une obstination dangereuse liée à sa suffisance arrogante.
:Laguerra: : Toujours est-il que s'il n’avait pas trouvé le détroit qui porte aujourd’hui son nom, il serait demeuré un fou guidé par ses obsessions n'ayant pas hésité à envoyer des hommes à la mort pour satisfaire une ambition excessive. Mais revenons plutôt au cap Désiré. Sauf erreur de ma part, Antonio Pigafetta décrit la découverte du Pacifique. Or vos versions divergent légèrement. Écoute: "Mais, pendant ce temps, on expédia une chaloupe bien fournie de gens et de vivres pour aller reconnaître le cap de ce canal, qui devait aboutir à une autre mer. Les matelots de cette embarcation demeurèrent, à y aller et venir, trois jours, et nous annoncèrent qu’ils avaient vu le cap où finissait le détroit, et une mer, grande et large, c’est-à-dire l’océan. Le capitaine-général, de joie qu'il eut, commença à pleurer et donna à ce cap le nom de Cap Deseado, comme une chose bien désirée et longtemps requise".
:Mendoza: : Tu sais, Antonio faisait souvent la synthèse des événements s'étalant sur plusieurs jours.
:Laguerra: : Je m'en suis aperçue, oui.
:Mendoza: : Je me souviens parfaitement de ce moment. Magellan n'avait quasiment pas fermé l'œil depuis le départ de la baie des Sardines. Ce n'est seulement qu'à la sortie du détroit que ses nerfs lâchèrent. Il ne pleurait jamais mais je vis ses yeux se noyer de larmes.
:Laguerra: : Je fais plus confiance à ta mémoire qu'à l'histoire qui est écrite.
:Mendoza: : Pourquoi ça?
:Laguerra: : Parce que depuis le début de cette aventure, tu es capable de me citer la presque totalité des noms des marins bien que quinze années se soient écoulées. Je n'aurai jamais dû te traiter de "maître pantoufle" tout à l'heure. C'est vrai que tu en connais beaucoup.
:Mendoza: : La chronique de Pigafetta a remué en moi tout un monde de souvenirs et d'impressions, et je revois, pour ainsi dire, jour après jour, les trois années que je passai à bord de la Trinidad puis de la Victoria. Cependant, ma mémoire n'est pas infaillible. Si je peux te raconter cette partie de ma jeunesse, c'est parce que moi aussi, j'ai tenu un journal, mais bien plus détaillé. Ce pan entier de ma vie était empreint d'une telle magie que je m'étais dit qu'il fallait que j'en garde une trace.
:Laguerra: : Et où se trouve-t-il, ce journal?
:Mendoza: : Probablement chez ma mère, en Catalogne.
:Laguerra: : Il faudra le récupérer. Une occasion pour moi de faire sa connaissance...

À suivre...

*
*Ces ruminants-là: Je fais bien sûr allusion au lama sauvage des montagnes d'Amérique du Sud. Son nom dans le pays: le guanaco, en Français: le guanaque. Si Mendoza ne peut le nommer ainsi, c'est parce que l'animal ne fut mentionné qu'en 1568 sous la forme "naco" par Regnault Cauxois dans "Histoire naturelle et morale des Indes tant occidentales qu'orientales".
*Isleo: Mot Espagnol désignant une portion de terrain entièrement entourée d'autres de différentes natures ou par une couronne de rochers ou d'obstacles divers.
*Débouquer: Antonyme d'embouquer. Sortir d'un canal ou d'une passe pour gagner la mer libre.
*S majuscule:

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Modifié en dernier par TEEGER59 le 19 sept. 2023, 13:22, modifié 2 fois.
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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Marcowinch
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Re: Le clou du voyage.

Message par Marcowinch »

Un excellent chapitre ! :)
*** :Tao: :Zia: :Esteban: Ma fanfic MCO : La Huitième Cité :) :Esteban: :Zia: :Tao: ***
J'espère qu'elle vous plaira :D

:Esteban: Bah voyons, Pattala ! C'est pas dans ce coin-là que vit la jolie Indali ? :tongue:
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Re: Le clou du voyage.

Message par TEEGER59 »

Suite.

La proposition d'Isabella produisit un effet surprenant, tant Juan l'attendait peu. Elle semblait même si étrange que dans un premier temps, le Catalan se refusait à la prendre au sérieux. Mais voyant qu'elle ne plaisantait pas et sûr de ses sentiments pour elle, il rétorqua:
:Mendoza: : Pourquoi pas!
Pour l'espionne, ces deux petits mots signifiaient beaucoup. Elle n'imaginait pas qu'il pouvait l'aimer à ce point-là. Que son mâtin* de capitaine en soit arrivé à ce degré de ferveur amoureuse la confondait. Cependant, elle le vit secouer la tête en se souriant à lui-même avant d'ajouter:
:Mendoza: : Mais pas dans l'immédiat, ma panthère. Tu t'es engagée envers Tao pour l'aider à fonder son Ordre du Condor afin de protéger les artefacts de Mu et d'Atlantide. Cette promesse, il faut la tenir.
L'aventurière ne répondit pas, car il n'y avait rien à dire. Il est vrai que les initiatives venaient souvent d'elle et son amant approuvait ses choix sans réserve. Néanmoins, avec cette réponse en demi-teinte, elle ne put s'empêcher de se demander s'il redoutait cette étape importante, censée renforcer leur relation de couple. Peut-être songeait-il encore à ses rencontres houleuses avec Fernando Laguerra. Sirotant son lassi, elle évita de le tarabuster avec ça. Se souvenant d'un passage de la Bible évoquant Dalila coupant les cheveux de Samson, elle se sermonna:
:Laguerra: : Avec l'appui du Seigneur, je viendrai à bout de toutes ces difficultés. J'en suis sûre à présent! Je serai la plus forte et trouverai bien le moyen de dénouer les fils de ma quenouille, d'allier mon amour pour Juan à mon penchant pour l'aventure.
La jeune femme avait retrouvé son entrain. De son père, elle tenait une nature changeante, connaissant sans cesse des sautes d'humeur, capable de passer sans transition de l'abattement le plus profond à la confiance la plus assurée. Son père... Isabella avait toujours ressenti pour lui une affection profonde, nuancée de crainte envers l'homme important et déjà mûr qu'elle avait connu. La trentaine bien sonnée à sa naissance, le docteur n'était pas de ceux qui jouaient avec leur progéniture, mais il représentait la puissance tutélaire, la protection, la force sur laquelle on savait pouvoir compter. La jeune femme se souvenait du temps de ses jeunes années durant lequel son géniteur recevait de tous des témoignages de respect qui apportaient à sa fille fierté, honneur et sécurité.
Elle le revoyait lors d'un certain bal qui avait été pour elle le premier, elle le revoyait à table, du temps où ils étaient encore ensemble, elle le revoyait dans son laboratoire, maniant devant les yeux éblouis de la petite fille qu'elle était, fioles, cornues et autres récipients d'alchimiste servant à la distillation...
Des larmes lui piquaient les paupières. Il était mort à présent. Aurait-il jamais su ce qu'il avait représenté pour elle? Depuis fort longtemps, depuis le temps de son enfance, elle ne se souvenait pas le lui avoir redit. À ce moment-là était intervenue l'affreuse aventure d'oncle Athanaos, qu'il avait si mal acceptée et qui avait tellement assombri son humeur. Elle-même était encore jeune, mais elle se souvenait des remous provoqués par un tel scandale et des transformations subies à cette occasion par le caractère de son père. L'amitié des deux hommes en avait pris un sérieux coup.
Dès les prémices de l'adolescence, une pudeur, plus forte que toute tendresse, l'avait retenue de s'exprimer. Fernando Laguerra avait agi de la même manière. Jamais il n'avait évoqué avec elle le souvenir de sa femme. Sa disparition soudaine avait fondu sur lui comme un cataclysme et le jeune père s'était alors détourné d'un monde amputé de l'être qui lui était le plus cher. Des ruines de son paradis, le docteur n'avait pas su émerger. Son deuil assombrissait tous les rapports qu'on avait avec lui et sa fille elle-même n'évoquait plus à ses yeux que l'harmonie perdue.
Comment avait-il pu survivre toutes ces années à son épouse? Isabella se le demandait. Il avait fallu que son corps soit bien robuste pour résister si longtemps à l'affliction de son âme...
Lassée de ruminer le passé, fatiguée de se poser tant de questions auxquelles elle ne savait quelle réponse apporter, la jeune femme serra les lèvres. Il ne fallait pas se laisser aller à gâcher la douceur du moment par des réminiscences inutiles. Ne possédait-elle pas le plus précieux des biens? Un tendre amant qu'elle aimait, qui l'aimait? Il ne lui restait plus qu'à ajouter à cette richesse essentielle le projet d'un beau mariage et la venue d'un bébé... mais pas nécessairement dans cet ordre. Et si cette nuit était la bonne pour le concevoir? Après tout, rien ne les empêchait de fêter la Pentecôte avant Pâques...
Elle se tourna vers son compagnon.
:Laguerra: : Mmm, peut-être pas, non...
Bâillant et se frottant les yeux, ce dernier était avachi sur la banquette. D'un ton quelque peu ironique, il lui demanda:
:Mendoza: : Tu n'es pas lasse de boire ce... cette chose?
Il se tut, enfouissant son sourire moqueur dans la coupe de vin qu'il vida à petites gorgées tandis que l'alchimiste fit mine de réfléchir.
:Laguerra: : Du tout. Et puis, je pourrai te retourner la question. Tu as pratiquement vidé cette bouteille à toi tout seul, outre à vinasse!
:Mendoza: : Bure à lait!
Ils se regardèrent et partirent d'un éclat de rire. Pouffant encore, Laguerra fit:
:Laguerra: : Bon, on va peut-être arrêter là les politesses avant que cela ne dégénère...
Ils se turent. L'espionne s'empara d'un plat débordant de jalebis*, dont le parfum miellé était presque écœurant à force de douceur. Elle saisit l'une de ces petites confiseries et la porta délicatement à la bouche. Tout en la savourant, elle contempla Mendoza qui avait fermé les paupières, inconscient de son regard sur lui. Ses cheveux sombres luisaient dans la pénombre. Il y a encore quelques semaines, l'idée de partager ce silence dénué de gêne aurait été impensable. Mais aujourd'hui, elle avait du mal à imaginer qu'elle n'avait pas toujours été à ses côtés, terminant ses phrases, le taquinant, lui assénant ses interrogations, ses théories et ses railleries. Quant au capitaine, il sentait poindre un début de mal de tête et une légère nausée. Les yeux clos, c'était encore pire. Le calme le plus total régnait dans la suite. On entendait que le bruit de la pluie: un clapotis continu emplissant les ténèbres, un murmure d'eau tombant des cieux et, de temps en temps, le souffle d'une rafale de vent.
De la jungle proche, montait une fraîcheur qui libérait les exhalaisons des arbres, des plantes, de la terre trempée. Ces parfums agrestes se mélangeaient étrangement aux émanations tenaces des corps échauffés, des haleines chargées de vin, des relents de citron.
:Laguerra: : Juan, tu es saoul?
:Mendoza: : Pas encore.
Il avait parlé avec une fermeté qui ne souffrait pas la contradiction. D'un air malicieux, il renchérit:
:Mendoza: : Ce qui est même étonnant car, en général, un seul verre me suffit pour l'être. Seulement, je ne sais jamais si c'est le dixième ou le onzième...
:Laguerra: : Au lieu de faire de l'esprit, tu ferais mieux de continuer ton histoire.
Il acquiesça d'un sourire puis se redressa.
:Mendoza: : En sortant du détroit, comme Magellan vit que le large s'ouvrait à lui, il espérait que Dieu le conduise à la terre de salut qu'étaient les Moluques. Il prouverait ainsi qu'il avait raison en accomplissant sa mission. Il ne pouvait plus faire demi-tour. Désormais, c'était vaincre ou mourir... Dans un premier temps, l'œil perdait toute capacité à évaluer les distances devant une telle vastitude. Il ne savait rien de l'immense surface qu'il avait devant lui. Mais grâce aux calculs effectués dix-huit siècles auparavant par Ératosthène, il connaissait simplement le trajet considérable que la flotte restreinte allait devoir parcourir pour rejoindre les îles aux épices. Une mer si vaste que l'esprit humain pouvait à peine se la représenter. Pourtant, il s'y engagea immédiatement, avec des vivres limitées et un équipage fatigué par plus d'une année de recherche et d'exploration. Néanmoins, l'armada avait de la chance. En passant l'embouchure occidentale, elle tomba sur une période de temps moins mauvais qu'il ne devait l'être. En particulier, nous avions du vent d'ouest à ouest-sud-ouest qui nous servait admirablement, ce qui allait nous permettre de remonter rapidement vers les tropiques. Lors de cette première journée de traversée, les trois navires glissaient sur les vagues, rapides comme des oiseaux. Malgré cela, je me souviens que les marins aguerris étaient nerveux et j'en ignorai la raison à l'époque. Or, avec l'expérience qui est la mienne aujourd'hui, je sais pourquoi ils l'étaient alors. Lorsque l'on remonte le long d'une côte rocheuse très découpée, on se dit qu'il ne faut pas qu'il y ait d'avarie... Si par malheur un mât s'était brisé ou qu'une voile s'était déchirée, il n'était pas bien difficile de dire où nous aurions abordé...
:Laguerra: : Vous vous seriez retrouvés sur les cailloux en peu de temps.
:Mendoza: : Précisément! La côte à cet endroit était constellée de rochers impitoyables, aussi gros que l'éléphant de Gunjan. Même de loin, nous distinguions les coquilles tranchantes des bernacles sur leurs flancs. Les rouleaux s'y jetaient avec fougue dans un épais nuage d'écume, projetant dans l'air une pluie d'embruns. Il ne fallait pas non plus que le vent change de direction. S'il avait tourné subitement au nord-est, les conséquences auraient été tout aussi dramatiques.
:Laguerra: : Tu étais entouré de professionnels. Ils savaient ce qu'ils faisaient...
Mendoza hocha la tête.
:Mendoza: : Quand un pilote navigue sur une zone inconnue, il se rattache à ce qu'il connait. Avant de partir à l'assaut de la mer du Sud, Magellan souhaitait revenir sous des latitudes plus clémentes. Nous avions donc tracé tout droit en allant le plus vite possible. Le littoral passait devant nos yeux à toute allure, et la vue changeait à chaque instant. Personne n'avait jamais bourlingué ici, pourtant, instinctivement, l'Amiral remonta le long de l'Amérique pour aller chercher des vents favorables, des vents portants qui pouvaient pousser la flotte à travers ce gigantesque océan. Les nefs filaient sur une mer calme que frisait pourtant un léger vent et qui, là-bas, vers la terre, blanchissait les rochers de ses vagues écumeuses. Au-dessus de nous, le ciel était bleu, d'un bleu ardent et pâle, les goëlands volaient très haut, décrivant en l’air de larges courbes d'un dessin délicieux, et les cormorans, tout noirs, rasant les flots, se hâtaient vers quelque retraite inconnue. La nuit commençait à se faire vers l'est, mais l'horizon opposé s'éclairait encore des derniers rayons du soleil qui affleuraient la ligne du ciel et de l'eau. De gros nuages, échevelés par le vent, des haillons de vapeur, qui traînaient dans la houle, passaient avec une vitesse d’ouragan. Petit à petit, l'astre du jour tombait d’aplomb sur l'océan où dansaient mille lumières aveuglantes. Il était alors sept heures et demie du soir. À la surface de cette mer, écrasée sous le poids des nuages, la nuit allait tomber lourdement, presque sans crépuscule, comme si le soleil se fût subitement éteint. On ne le sentait déjà plus du côté où il déclinait et c'était à se demander comment les lames, en déferlant, se couronnaient encore d'une crête lumineuse. Le vent, soufflant du sud-ouest et ne rencontrant aucun obstacle sur cette immensité découverte, battait en côte avec une prodigieuse violence. Tout navire qui, cette nuit-là, aurait tenté d'accoster, eût certainement risqué de se perdre corps et biens. Bientôt, l'Amérique n’apparaissait que comme un trait sinueux d’ombre violette, barré par une rangée de grands pics glacés à peine visible et plus loin, par un arbre isolé, si effacé et si flou, qu’on aurait pu le prendre pour de la fumée s’élevant d’un toit. Durant les trois semaines suivantes, la flotte essuya de grandes tempêtes en remontant le long de la côte. Le 16 décembre 1520, alors qu'elle se trouvait par trente-six degrés sud et naviguait au nord-nord-ouest, elle perdit définitivement le continent de vue. Les navires se trouvaient alors à peu près à la latitude du Río de Solís, que nous avions exploré en janvier 1520, soit presque un an auparavant.

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:Mendoza: : Le mauvais temps cessa le 18 de ce même mois, laissant place à un soleil radieux. Magellan découvrit alors un océan calme, ce qui l'inspira. En raison de la tranquillité de ses eaux, à peine ridées par une douce brise, il le trouva tellement clément qu'il le baptisa aussitôt Pacifique. Ce nom lui restera. Il fallut encore attendre quatre jours supplémentaires pour que la flotte oblique réellement et définitivement vers l'ouest. Mon mentor souhaitait s’assurer une marge de manœuvre pour éviter de retomber sous le quarantième parallèle. Le 22 décembre donc, les trois nefs se lancèrent dans le vide du grand large... Je ne vais pas te relater en détail la traversée du Pacifique qui dura plus de trois mois, cependant, il y a deux ou trois événements qui m'ont marqué. Ils méritent donc que je m'y attarde.
:Laguerra: : Comme le sauvetage d'Estéban?
Mendoza opina.
:Mendoza: : C'est le premier point, oui. Comment te raconter ceci sans paraître présomptueux?
:Laguerra: : J'en sais désormais assez sur toi pour savoir que tu ne joues pas les fiers-à-bras, Juan. Je suis tout ouïe, continue.
Il goûta le compliment avec humilité.
:Mendoza: : Nous sommes alors le 26 décembre 1520. La suite du récit que je m'apprête à te narrer fut corroboré douze ans plus tard par le père Rodriguez, l'homme d'Église qui éleva le fils du soleil au monastère de Pedralbes, à Barcelone...
Le Catalan prit le temps de changer de pose avant de poursuivre:
:Mendoza: : Alors que l'escadre traversait le Pacifique, le ciel s'assombrit brusquement. Il plut à torrents et la soudaine tempête fit naître des éclairs qui traversèrent avec violence les nuages noirs et illuminèrent l'océan. Ce nouveau grain, avec rafales et grenasses, surprit la Trinidad, la Concepción et la Victoria. Il fallut sans tarder amener les voiles hautes, mettre les huniers au bas ris, et gouverner à l'allure du grand largue de façon à prendre les lames obliquement, afin d'éviter les gros coups de mer. Malheureusement, une fausse manœuvre, qui ne put être évitée, mit la Concepción en travers à la lame. Elle se coucha sur tribord au risque d’engager. On put même craindre qu’elle ne se relevât pas, car des masses d’eaux couraient sur son pont, et les dalots ne leur offraient pas une issue suffisante. Toutefois, elle parvint à se redresser et ses huniers, contrebrassés en toute hâte sur l’ordre du capitaine Serrano, la remirent debout à la houle. Moi-même, je me rendis compte que la nef-amirale penchait dangereusement. Ce devait être une sacrée vague car une symphonie de grincements et de craquements s'éleva dans la cale où l'on m'avait sommé de me réfugier avec les pajes et autres mousses. En se tournant pour se cramponner à l'échelle, un matelot cria: "Accrochez-vous!" Le navire gîtait de plus en plus. Je me retrouvai allongé sur le dos dans le noir, le corps endolori. J'étais incapable de dire si une minute ou une heure s'était écoulée depuis le début de ce coup de chien car ma tête tournait. Peu après, la voix d'un marin se fit entendre par-dessus les bourrasques de vent et la pluie. Elle disait qu'un bateau était en train de sombrer. Il y avait un homme à bord, faisant de grands signes dans notre direction. Un autre hurla qu'il fallait le sauver, chose impossible car nous avions déjà du mal à maintenir notre cap. En effet, la tempête était dans toute sa force, sans aucun symptôme d'apaisement. Avec sa voilure réduite, la Trinidad ne pouvait gagner contre ce vent du nord. À lutter contre la houle, contre ces lames déferlantes qui la couvraient en grand, elle eût risqué de se mettre en perdition. À cet instant, ayant prestement quitté les entrailles du navire, je me trouvai sur le beaupré de la nef amirale.
Mendoza marqua une pause, avant de reprendre avec un sourire à peine perceptible.
:Mendoza: : En ôtant mon caban, j'avais une idée derrière la tête. Une idée parfaitement déraisonnable. Ce fut là ma seconde sottise, bien plus grave que celle faite avec Alonso et Bustamante... À peine étais-je monté sur le mât arqué que la trinquette prit le vent en sens contraire, et se gonfla avec un bruit semblable à un coup de canon. Le choc avait failli me faire passer par-dessus bord. La Trinidad trembla jusqu'à la quille mais, un instant plus tard, les autres voiles continuant à porter, le foc revint à sa position première en grinçant dans les poulies, me laissant voir la colère de la mer. Elle paraissait encore plus impressionnante d'où j'étais. Des vagues noires impétueuses se brisaient et se battaient entres elles. Le vent déchirait leurs crêtes et fouissait dans leurs creux. Soudain, la nef plongea dans un gouffre puis se redressa si brutalement que j'en eus la gorge pleine de fiel*. En même temps, des cascades d'eau ruisselaient de ses flancs. Le malaise qui s'était emparé de moi me quitta comme une vague se retire. J'étais prêt.
Même dans la pénombre, les beaux yeux d'Isabella paraissaient brillants. Ils contemplaient le narrateur avec une acuité accrue. Devinant la suite, elle le fixa encore pendant quelques instants qui lui parurent interminables. La jeune femme le savait friand de ce genre de défis qu'il se lançait à lui-même, gouverné par les caprices de son fier caractère. Enfin, elle s'approcha pour lui murmurer à l'oreille.
:Laguerra: : Je crois que tu es réellement fou à lier.
Le marin-mercenaire crut percevoir une note d'admiration dans sa voix. Il fut incapable de s'empêcher de lui sourire. Se retenir de la prendre dans ses bras constituait déjà un effort bien suffisant.
Il se redressa brusquement pour chasser, encore une fois, la trop grande tentation qui le poignait. Debout devant elle, les mains enfoncées dans la ceinture de cuir qui serrait à la taille sa tunique, il continua:
:Mendoza: : J'étais stupide, je l'admets, et j'allais certainement me lancer dans une entreprise insensée mais j'étais bien résolu à agir en prenant le maximum de précautions. J'aspirai avec une lenteur délibérée et l'air afflua dans mes poumons. Comme toujours avant l'action, je me sentais étrangement serein. N'écoutant que mon courage, j'arrimai solidement une corde autour de mon torse et de ma taille avant de me jeter à la mer... Le projet que j'avais en tête n'était pas mauvais en soi. Je me proposai de porter secours à un homme. Après avoir parcouru la distance qui séparait le navire en perdition du reste de la flotte, je me trouvai à quelques encablures de mon objectif. Tout d'abord, la drôle d'embarcation surgit devant moi comme une tache plus sombre que l'obscurité. Puis ses espars et sa coque commencèrent à prendre forme à travers la houle. Secouée à se démembrer, elle bondissait, se renversait d’un flanc à l'autre, se mâtait parfois comme disaient les marins, toute son étrave hors de l’eau, puis retombait pesamment. De lourds paquets de mer embarquaient, s'écrasaient en douches sur le tillac et roulaient jusqu’à l’arrière. Alourdi par cette charge d’eau, le bâtiment risquait de couler. L'instant d'après me sembla-t-il, -car plus j'avançais, plus le courant était rapide-, je me retrouvai à côté de la balustrade de la dunette arrière. Dans un ultime effort, je m'en saisis afin de grimper à bord. Je fis alors face à un étranger. Le malheureux avait du mal à se tenir debout, tant les coups de roulis étaient insoutenables. Au paroxysme de l’épouvante, il me colla un bébé dans les bras en me priant de le sauver.

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Isabella se garda bien de poser la moindre question. Elle s'attendrit au contraire sur le triste sort auquel aurait été voué Estéban si Juan n'était pas intervenu. Elle déclara simplement:
:Laguerra: : Dieu avait permis que tu arrives à temps. En vérité, je crois que tu étais son envoyé!
:Mendoza: : Je l'ai cru, moi aussi. Telle était la situation: un navire désemparé, un équipage absent et un seul homme à bord pour manœuvrer. Une soudaine accalmie se produisit, et, si la mer ne tomba pas, du moins la morsure implacable des vents du nord cessa brusquement, comme si l'espace eût été vide d'air de ce côté. Mais, quelques minutes après, les rafales reprenaient avec une nouvelle violence, et, cette fois, c'était celles venant du sud qui se précipitaient sur nous. Il n'était que trop évident, le sinistre auquel courait à présent le navire, désemparé de sa mâture, dans l'impossibilité d'établir les voiles qui lui eussent permis de tenir la cape et de résister à la nouvelle tempête que déchaînaient les lointaines régions du pôle austral. En outre, la houle venant du nord contrariait celle venant du sud, et, avec la saute de vent, la mer fut absolument démontée. Il semblait même que les ténèbres, si profondes déjà, se fussent encore accrues avec les violences de la tourmente. Les vagues bouillonnaient et babillaient comme le courant d'un torrent de montagne déchaîné. L'une d'elles, plus forte que les autres, déferla sur nous en mugissant dans un vacarme assourdissant. Me retrouvant de nouveau à la baille, je me démenai comme un beau diable et j'étais en train de penser que ce dernier travaillait ferme à ce moment même, car je m'attendais à disparaître sous l'eau d'un moment à l'autre avec le bébé. Ce fut bien sûr le cas... Puis, refaisant surface, je fus surpris par une soudaine embardée de l'épave flottante. Presqu'aussitôt, celle-ci sembla changer brusquement de direction et augmenta étrangement sa vitesse, emportant avec elle son dernier passager. Je ne pouvais désormais plus rien pour lui...
D'un naturel taciturne en temps ordinaire, Mendoza était d'humeur particulièrement expansive à cet instant. Il multipliait les mimiques théâtrales et les gestes amples, son verre à la main. À l'instar de beaucoup de marins, Juan était un raconteur-né. Il aurait pu donner couleur et piquant à la plus banale dispute entre deux paysans. En outre, son langage, dépouillé de toute vulgarité, avait une certaine pureté et une élégance dont Isabella n'avait pu se retenir de lui faire compliment. Pendue aux lèvres de son homme, elle était captivée par son récit. Elle l'écoutait, il n'y avait que cela à faire.
:Mendoza: : S'il en avait été autrement, je n'aurais pas manqué de périr noyé. Mais, en l'occurrence, mon corps flottait avec une aisance et une sûreté surprenantes car j'avais désormais charge d'âme. En dépit de mon horrible frayeur, je gardai toute ma tête. J'ouvris les yeux, portant le braillard à bout de bras au-dessus des flots. C'est là que mon attention fut attirée par le médaillon tout à fait remarquable qu'il portait autour du cou.
Il s'interrompit, son visage se durcit.
:Mendoza: : Celui-ci semblait être en or.
:Laguerra: : Toujours ce métal... Il semble doué d'une puissance magnétique, à laquelle la raison humaine ne peut décidément point résister...
:Mendoza: : Mmm...
Les bras croisés sur la poitrine, l'écornifleur demeura un moment sans parler. Visiblement, il était en proie à un débat de conscience qui l'absorbait tout entier. Celui qui, depuis lors avait amendé ses défauts à force de bien faire, soupira:
:Mendoza: : Je n'en avais pas le droit, mais je m'appropriai la partie centrale de son pendentif, me promettant solennellement de faire des recherches sur sa provenance si je m'en sortais vivant. À quelques nœuds de là, l'esquif en détresse semblait hésiter dans sa course. Je vis sa poupe osciller dans l'obscurité, et, en regardant mieux, je constatai qu'il virait vers les hauts-fonds. Et maintenant, sans l'ombre d'un doute, maintenant que le navire courait à sa perte, qu'il était hors de la puissance humaine d'en changer la direction, à quelle distance se trouvaient ces écueils où l'attendait le naufrage? À tout risque, je mis le cap droit sur l'armada qui venait à ma rencontre. Malgré mon allure nécessairement lente, je réussis à surnager avec le nourrisson en direction de mon but... Au moment où j'allongeai mon bras en avant pour effectuer une nouvelle brasse, ma main rencontra un mince cordage qui pendait du bastingage de proue. Je l'empoignai aussitôt. Dès que j'eus saisi la corde à nœuds et constaté qu'elle tenait ferme, je résolus de me hisser.
:Laguerra: : Avec une seule main de libre? C'est impossible!
:Mendoza: : Mes jambes l'étaient, elles. J'aurai pu prendre appui sur le premier nœud en l'enserrant avec mes pieds et grimper, mais je n'eus point à fournir cet effort car je sentis que quelques hommes tiraient sur le câble, main sur main, pour me sortir de ce bouillon salé. Pendant ce temps, la Trinidad glissait rapidement sur l'océan. Elle "parlait" fort, comme disaient les vieux loups de mer, son étrave coupant les rides innombrables de l'eau avec un clapotis incessant. Non sans mal, l'équipage parvint à me repêcher.
Isabella était impressionnée. En premier lieu, la plupart des marins ne savaient pas nager, ce qui était assez paradoxal pour des gens destinés à vivre sur l'eau. Ils ne savaient pas se maintenir à flot, et ce en vertu d’un principe simple: si on avait le malheur de tomber par-dessus bord, en sachant barboter, on souffrait longtemps. Si au contraire on ne savait pas, on coulait immédiatement sans véritablement souffrir. Deuxièmement, il était suicidaire de sauter à l'eau même par temps calme et normalement impossible de remonter à bord. Impossible pour le commun des mortels. Mais celui qui avait réussi cette prouesse n'avait rien de commun. Car si, selon toute logique, personne n'aurait pu faire ce qu'il avait fait, en ayant de surcroît un gamin dans les bras, le jeune homme de seize ans qui avait ainsi repousser les règles de la normalité était encore et toujours coutumier de ce genre d'exploit.
:Mendoza: : Une fois sur le pont, Magellan se dirigea à grands pas vers moi en essuyant la pluie sur son visage. On était alors aux premières heures de la soirée. Le vent faisait toujours rage. La mer, dure et creuse, fatiguait effroyablement le navire, que ne pouvait appuyer une voilure de plus en plus réduite. Arrivé à mon niveau, il me broya l'épaule. Mugissant par-dessus le fracas de la tempête, il me dit avec un grand sourire sur les lèvres: "Moussaillon, ce que tu viens d'accomplir tient du prodige". Puis, il se tourna vers l'équipage et reprit la parole en ces termes: "Ce garçon a plus de cran à lui seul que vous, bande de couards. C'est suffisant à mes yeux pour le rendre digne de votre respect, jusqu'à preuve du contraire. Même si vous aviez le courage d'un charançon dans un biscuit de mer, vous ne lui arriveriez pas à la cheville. J'ai une bonne chose à vous dire: que plus personne ne s'avise de porter la main sur lui, ou sans ça..." Un long silence suivit ce discours. Mais celui-ci fut inutile car après ce tour de force, l'estime de chaque homme m'était acquise. Mon maître me débarrassa de mon fragile fardeau, ce qui me permit de souffler en mettant un genou à terre. Se faisant, il découvrit alors une petite figure ronde crêtée de boucles brunes poussant des cris d'orfraie. Machinalement, il se mit à bercer le petit qui, instantanément, cessa de geindre. C'est alors qu'un autre "miracle" se produisit. Semblant obéir au sourire du gamin, la tempête se calma et le soleil réapparut. L'astre habillait la surface de l'eau d'une chaude couleur dorée. Tournant la tête, je me fis la réflexion qu'il offrait immanquablement un spectacle magnifique en fin de journée, ce qui n'était pas le cas le reste du temps, tant la clarté aveuglante donnait l'impression de brûler nos pauvres yeux. J'étais encore agenouillé quand, l'un après l'autre, les marins s'inclinèrent devant moi en me félicitant de ma chance et de mon courage. J'étais à présent considéré avec une révérence qui jusqu'ici m'était totalement inconnue. À partir de cet instant, j'aurai pu traverser le pont totalement nu qu'aucun matelot n'aurait osé piper mot...
Sa main crispée sur le pommeau de son épée, Mendoza partit d'un hennissement joyeux qui plissa sa figure de vieil adolescent de mille petits sillons irrésistibles, semblables aux fronces de certaines guimpes* tuyautées. Il vint se rasseoir tout près de l'aventurière.
:Mendoza: : Avant de l'installer dans sa cabine, Magellan parla d'une voix douce au petit être dont les deux poings minuscules s'agitaient doucement. Peut-être lui rappelait-il Rodrigo, son propre fils. Il se pencha, prit l'une des menottes qui s'agrippa aussitôt à son index et y posa un baiser léger.
Joignant le geste à la parole, il saisit une des mains abandonnées sur la culotte en soie noire qui trahissait les fuseaux sur lesquels elle avait la hardiesse de se reposer et en baisa dévotement chaque doigt. Les amants ne se lassaient pas de se mirer dans les prunelles l'un de l'autre mais repoussaient l'envie de gagner leur lit, trop accueillant. Celui-ci ne manquerait pas de leur offrir la possibilité de s'y abandonner. Le désir les tourmentait, or ils restèrent sur la banquette et la conversation reprit:
:Mendoza: : Les yeux du bambin étaient à présent clos mais sa petite bouche s'ouvrait et se refermait, cherchant à téter. Mon mentor décida de le faire baptiser en lui donnant le nom du saint consacré ce jour-là.
:Laguerra: : Ah bon? Estéban n'était pas son véritable prénom?
:Mendoza: : Non, son père me confessa qu'il n'en avait pas.
La stupeur arrondit les yeux de la bretteuse.
:Laguerra: : Pour quelle raison?
:Mendoza: : Chez les Incas, sa définition est la chose la plus importante dans leur culture. À tel point que, lorsqu'un bébé vient au monde, il n'est pas nommé avant son troisième anniversaire. Le prénom choisi est censé refléter une certaine qualité ou caractéristique que les aînés voient chez l'enfant. C'est ce que m'expliqua Athanaos bien des années plus tard en Chine, avant de me confier les disques des médaillons des Élus. Par respect envers sa défunte femme, il avait embrassé cette coutume.
:Laguerra: : C'est touchant. Étrange, mais touchant...
Brusquement, Isabella dont la voix s'était fêlée, tira un mouchoir et souffla vigoureusement dedans.
:Laguerra: : Laissons-la reposer en paix et venons-en au choix de Magellan. Fait troublant, celui-ci s'apparentait au terme Grec Stephanos qui se traduit par "le couronné". Encore une coïncidence? J'espère seulement que notre cher Atlante ne connaisse pas la fin tragique de son homonyme.
:Mendoza: : Que veux-tu dire?
:Laguerra: : Tu as oublié tes leçons de catéchisme?
:Mendoza: : Il faut croire que je n'ai pas assisté à celle-ci.
:Laguerra: : San Estéban fut un prédicateur Juif considéré a posteriori comme le premier diacre et le premier martyr de la chrétienté. Ayant vécu vers l'an trente-quatre, il fut choisi par les apôtres de Jésus Christ comme coopérateur de leur ministère. Également premier des disciples du Seigneur à verser son sang à Jérusalem, il priait pour ses persécuteurs pendant qu'ils le lapidaient...
Avec une moue de tristesse, le capitaine conclut:
:Mendoza: : Effectivement, ce n'est guère réjouissant. Pour l'heure, grâce à un peu de sel, d'eau pure et un linge blanc, le marmot recevait le baptême des mains de Pedro de Valderrama et le nom d'Estéban, fils adoptif de Fernand de Magellan se substituant au père et à la mère inconnus. Levant soudain le bras, l'aumônier traça dans l'air marin le signe de la bénédiction. Je fus moi-même désigné comme son parrain puisque je lui avais sauvé la vie au péril de la mienne.
Les ondées du ciel finirent par se tarir pendant que la cruche de lassi et la bouteille de vin se vidaient.
:Mendoza: : Peu après, bercé par le timbre grave du chevalier des mers, le petit dormait comme un loir, mais mon maître continuait de lui parler en lui caressant la tête. Il convoqua de suite Maestre António et Pedro de Sautua, les charpentiers du bord. Pendant ce temps, appuyé au bastingage, je goûtai au roulis paresseux du navire. Les tonneaux dans la cale étaient partiellement remplis d'eau de mer pour compenser l'absence de cargaison. Par conséquent, la ligne de flottaison était assez basse. À ma droite s'élevait le monolithe du château arrière de la nef amirale, dont la monotonie n'était rompue que par la porte de l'antre du capitaine-général. À des centaines de milles marins derrière nous, se trouvait la côte de l'Empire Inca où quelque part, une jeune femme allait donner naissance à une petite fille qu'elle appellerait Zia... La cinquantaine de marins, de mousses et de supplétifs qui composaient l'équipage hétéroclite de la Trinidad étaient réunis sur le pont. Espagnols, Portugais, Français, Anglais, Grecs, Malais et Italiens plissaient des yeux pour se protéger de la lumière du soleil couchant et murmuraient entre eux dans une demi-douzaine de langues. La présence d'un bébé de quelques semaines prit la tournure d'un événement. Un rire soudain secoua le groupe. En me tournant, j'aperçus Antonio Pigafetta assis avec ses compatriotes, nus jusqu'à la taille. Ils discutaient et riaient avec animation. À l'horizon, le soleil, rouge et essoufflé, s'enfonçait toujours dans le Pacifique, à demi dissimulé par une rangée de gros nuages champignons couleur pêche. Autour d'eux s'étendait une mer lisse à peine déformée par la houle. La porte s'ouvrit au-dessus du groupe et les artisans du bois émergèrent de la cabine du capitaine-général. Ce dernier leur avait demandé de fabriquer un berceau au plus vite. Ils marchèrent lentement le long de la mince passerelle. Quelques officiers les suivaient, dont mon mentor qui portait un intérêt neuf sur ma personne. En les voyant sortir, l'équipage s'était morcelé en petits groupes qui s'éloignèrent pour aller reprendre leur poste en discutant calmement. Une rafale fit gonfler ma tunique. Comme je m'apprêtai à me mettre à l'abri, le chroniqueur vint me dire que Magellan me demandait. Je me redressai et m'avançai vers lui.
Laguerra attendit la suite poliment.
:Mendoza: : Un peu plus tard, en sortant de la cambuse, j'aperçus Enrique. Alors que je me dirigeai vers la cabine de mon maître, le Malais échangeait avec un groupe de matelots, près de la rambarde. Ses compagnons éclatèrent de rire à l'un de ses commentaires tandis que le vent du soir m'apportait un faible vagissement. À l'intérieur, installé sur une paillasse improvisée -un gros cabas posé à même le sol- Estéban braillait jusqu'à s'égosiller.
:Laguerra: : Le pauvre petit ange! Il devait avoir faim...
Mendoza afficha un air narquois.
:Mendoza: : J'ignorai que les anges étaient capables d'un tel vacarme! Je compris pourquoi Magellan m'avait demandé de m'en occuper.
:Laguerra: : J'imagine qu'à bord, il ne devait pas y avoir grand-chose pour satisfaire les besoins d'un enfant en bas âge. Là, il ne s'agissait plus de faire la mangeaille pour quelques dizaines d'hommes mais de nourrir un bébé privé de lait maternel! Que lui avais-tu donné?
:Mendoza: : Ce que le cambusier avait pris soin de préparer. Cet homme était doué, très doué. Cristóbal Rodríguez pouvait élaboré de simples recettes avec trois fois rien. Par chance, il restait un peu de lait caillé et ce génie l'avait dilué avec de l'eau issue du charnier* avant d'y ajouter du blé moulu. Je remuai alors le mélange, pris le petit dans mes bras et approchai la cuillère de sa bouche. Il la refusa d'une moue. Je frottai mon index sur ma chemise, le trempa dans la nourriture et essayai à nouveau. Après plusieurs tentatives, Estéban me permit de l'alimenter avec le doigt. Repu, il ferma les yeux et se rendormit, serré contre moi. Je sortis du repaire de mon maître et me dirigeai vers l'endroit où j'avais l'habitude de me reposer. À peine installé, la nuit vint. Une nuit tranquille, sereine et magnifique, une nuit qui laissait traîner dans son ombre transparente des lueurs empourprées. Pareille à une femme qui reçoit l’époux, la mer s’était parée de caresses plus douces, et le ciel avait revêtu ses colliers de perles et de diamants sur sa robe tissée de vapeur bleue. Les bateaux avancèrent dans un bouillonnement de feu, traçant derrière eux une route de lumière qu’on dirait faite avec de la poussière d’étoiles. Lorsque la lune se leva, le Pacifique devint tout blanc, et sous la voile drapée en forme de tente, je fermai les yeux, accordant ma respiration à celle d'Estéban. Je m’endormis aussitôt, délicieusement bercé par la mer qui me chantait, tout bas, une chanson naïve et si douce, comme celles que ma mère me fredonnait, enfant, au berceau.
Il ne pleuvait plus, et la chaleur, si lourde depuis des jours, s'en était allée avec l'orage qui l'avait balayée. Le ciel nocturne s'éclaircissait et des rayons de lune traversaient le feuillage trempé où luisaient comme des pierres fines les gouttes d'eau en suspens.
:Mendoza: : Le surlendemain, Estéban put enfin dormir dans un tonnelet transformé en berceau, ses petites mains ouvertes, recouvert par un drap fait avec les lambeaux d'une chemise blanche en lin.
Isabella lui décocha un sourire moqueur, plein de gaieté et même d'espièglerie.
:Laguerra: : Je vois que tu étais de corvée pour le nourrir et le bercer. Je suppose que tu l'étais aussi pour le changer...
:Mendoza: : Évidemment! J'avais trouvé dans les coffres de mon mentor des langes et des brassières qui avaient appartenu à son fils. Depuis le jour de son sauvetage jusqu'au retour à Barcelone, je barbotai à deux mains dans le seau où trempaient ses couches sales. Et, au fond de son couffin, pour rappeler l'attention sur lui, Estéban faisait souvent des colères, en frappant l'air de ses petits poings.
:Laguerra: : Heureusement que tu étais là pour t'occuper de ton filleul. Pourquoi Magellan ne l'avait-il pas fait?
:Mendoza: : Pour garder un minimum de prestance face à l'équipage. Il ne pouvait pas se permettre de mignoter, même si je suis persuadé qu'il en mourait envie.
:Laguerra: : Estéban a eu de la chance de t'avoir pour parrain.
:Mendoza: : Je m'y étais tout de suite attaché car il était si mignon...
Laguerra regarda Mendoza avec une curiosité nouvelle. En vérité, cet homme lui semblait de plus en plus étonnant.
:Mendoza: : Je devais veiller sur lui car ce pauvre petit avait eu sa part suffisante de malheur. Quand Athanaos me l'avait confié, je m'étais senti soudain adulte, responsable. C'était comme un don du ciel, une réponse à l'angoisse inexplicable que j'avais ressentie lorsque son père fut banni de ce pays, chassé comme un criminel...

À suivre...

*
*Mâtin: Personne capable de hardiesse et de ruse.
*Jalebis: Pâtisserie orientale très populaire en Inde. Un verset sanskrit y fait référence dans un texte Jaïn composé en 1450 après JC.
*Fiel: Liquide amer, verdâtre, contenu dans la vésicule biliaire. Il s'agit donc de l'ancien nom de la bile.
*Guimpe: Pièce de toile fine, de lin ou de soie dont les femmes (veuves ou religieuses) encadraient leur visage et qu'elles laissaient retomber sur le col et la poitrine.
*Charnier: Tonneau contenant l'eau potable, considérée comme un des biens les plus précieux du navire. C'est pourquoi il était en permanence gardé par le cambusier.
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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