Conte de Noël.

C'est ici que les artistes (en herbe ou confirmés) peuvent présenter leurs compositions personnelles : images, musiques, figurines, etc.
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TEEGER59
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Conte de Noël.

Message par TEEGER59 »

:Mendoza: : À quoi ressemble-t-il aujourd'hui?
L'aventurier s'était longuement posé la question avant de débarquer. Il prenait des risques en revenant dans son pays natal.
La première fois qu'il revit ce tout jeune garçon, il était onze heures par une journée grise d'hiver. L'orphelin était assis sur la rampe de l'escalier menant au clocher du monastère.
Le sauveur de l'enfant, cape trempée et pouces coincés dans les passants de sa ceinture, s'arrêta pour observer cette fragile créature qu'il n'avait jamais revue depuis. Mais même de dos, le Yeoman le reconnut sans hésiter.
Le fils du soleil, qualificatif reçu par Fernando de Magellan en personne, était encadré par la faible lueur de la fenêtre, tandis que lui était caché dans la pénombre. Le bambin ne s'aperçut pas de sa présence. Il regardait au-dehors la pluie dense et fine qui tombait sur Barcelone. Au-delà, on distinguait la mer Méditerranée.
Mendoza se surprit lui-même: il ne pouvait détacher son regard du gamin. Il lui inspirait une curiosité inhabituelle. Quelques marches les séparaient et, de là où il se trouvait, s'il avait tendu le bras, le jeune officier à la solde d'Henri VIII aurait pu effleurer ses longs épis bruns.
L'Espagnol eut cette impulsion étrange parce que ce bébé, qu'il avait baptisé Estéban, lui fit immédiatement de la peine.
Le petit être portait une chemise orange trop grande qui le couvrait jusqu'à mi-cuisse, un pantalon du même coloris et était pieds nus.
Le marin s'étonna qu'il ne porta pas de robe de bure ou quelque chose de plus chaud. Comme beaucoup d'étrangers qui arrivaient dans la cité couronnée, le nouvel intendant en fournitures du père Rodriguez avait sans doute sous-évalué le climat en cette saison. Étonnamment, tout le monde pensait qu'en Espagne, c'était toujours l'été.
Voûté, les bras posés sur ses genoux, Estéban tenait son croissant de lune entre les doigts de sa main droite, qui dépassaient à peine de sa manche trop longue. L'autre partie du médaillon, le soleil, c'était bien sûr le Catalan qui l'avait en sa possession. Le gamin semblait plongé dans ses pensées.
En un coup d'œil, le matelot comprit tout de lui. Vêtements bon marché, aspect peu soigné. Le léger tremblement de ses mains était un effet du froid. Ses ongles rongés et ses sourcils clairsemés révélaient un état anxieux permanent. Insomnies, vertiges, voire crises d'angoisse.
Cette pathologie n'avait pas de nom. Pourtant, il avait vu des dizaines de gamins comme Estéban. Partout dans le monde, les oblats avaient tous le même aspect.
Même si l'idée l'avait effleuré à de nombreuses reprises, Juan-Carlos Mendoza ne pouvait pas l'adopter, cela était impossible avec son métier. De plus, comme il l'avait dit au précepteur de l'enfant un an auparavant, son véritable père était peut-être encore en vie, quelque part, de l'autre côté du grand océan.
Pour ne pas l'effrayer, il l'appela doucement:
:Mendoza: : Estéban?
Ce dernier se retourna. Ses traits étaient gracieux. De petites rides d'expression entouraient ses yeux noisettes incroyablement tristes. Dans un espagnol parfait, parfait pour un petit bonhomme d'à peine trois ans, il confirma:
:Esteban: : Oui, c'est moi.
En prononçant ces mots, le gamin avait levé la tête. L'homme lui fit l'effet d'être de très haute taille, mais il est vrai que lui n'était pas bien grand. L'inconnu à la cape bleue avait des traits épais, qui, ainsi que toutes les lignes de son corps, étaient à la fois rudes et rigides.
:Mendoza: : Tu me reconnais?
Il secoua la tête.
:Mendoza: : Ne crains rien. Je m'appelle Mendoza.
:Esteban: : Doza...
Le dénommé Doza fut pris d'une quinte de toux. Il s'appuya contre un mur et resserra sa cape autour de lui en essayant d'oublier le froid dont il sentait la morsure, et la faim inassouvie qui le tenaillait. Il s'abandonna à l'occupation consistant à observer et à réfléchir.
À cet instant, la cloche retentit. Le petit se précipita dans l'escalier.
:Mendoza: : Où vas-tu?
:Esteban: : C'est l'heure du manger. Viens!
Le bambin prit le jeune adulte par la main et l'entraîna à sa suite.
Toute la communauté se dirigea vers le réfectoire. Une grande nef avec des voûtes sexpartites et de belles fenêtres à arc en ogive apportaient beaucoup de lumière à la pièce lorsqu'il faisait beau dehors. Dans l'un des murs, l'escalier était encastré, couvert par une voûte en rampe, qui donnait accès à la tribune d'où un moine lisait à ses compagnons un livre pieux pendant qu'ils se restauraient.
L'odeur qui emplissait à présent les lieux n'était guère plus appétissante que celle qui avait chatouillé les narines de chacun au petit déjeuner. La pitance était servie dans deux immenses récipients étamés, d'où montait une épaisse fumée qui sentait la graisse rance. Mendoza s'aperçut que le mets se composait de méchantes courges brûlées et de bizarres lambeaux de viande avancée, le tout mélangé et cuit en une seule fois. De cette décoction une assiettée assez abondante fut servie à chaque homme. Le marin mangea ce qu'il put tout en scrutant Estéban. Il se demanda si les repas étaient tous les jours de cette qualité.
:Mendoza: : Pauvre gosse...
Alors qu'il avait l'appétit vigoureux d'un enfant en pleine croissance, on lui donnait à peine de quoi maintenir en vie un malade délicat. L'orphelin suivait en théorie la vie de la communauté mais aurait dû bénéficier d'un traitement alimentaire privilégié, adapté à son jeune âge, selon des modalités qui relevaient du père Rodriguez et des coutumes locales.
De cette carence alimentaire découlait une pratique que Moustique ne connaissait que trop bien. Une pratique qui pesait lourdement sur les plus jeunes orphelins: chaque fois que les grands, affamés, en avaient l'occasion, ils confisquaient la portion des petits par la cajolerie ou par la menace. Lorsque sa mère ne put plus s'occuper de lui, Mendoza fut confié au père Rodriguez. Lui aussi avait dû maintes fois partager entre deux revendicateurs le précieux morceau de pain bis qu'on distribuait à l'heure du goûter, puis, après avoir abandonné à un troisième la moitié du contenu de sa timbale de lait chaud, il avait avalé le reste, arrosé de larmes secrètes que lui avait arraché l'extrémité de la faim...

☼☼☼

Après le déjeuner, l'homme et l'enfant se rendirent dans la cellule du familier.
L'hospitalité faisant partie des devoirs des religieux, la plupart des monastères étaient ouverts aux voyageurs désirant renouer avec leur spiritualité. La chambre allouée au mercenaire, située sous les toits, était fort confortable. Le plafond était penché vers la droite, avec poutres apparentes, le plancher était en chêne et la cheminée en pierre. Un grand tapis était jonché de jouets en bois, ainsi qu'un grand sapin, dressé et décoré de guirlandes, de boules, d'étoiles et de sucres d'orge.
Et il y avait un fauteuil à bascule, qui séduisait immédiatement le petit garçon.
Ce dernier se mit à grelotter en regardant autour de lui, sans bouger.
:Mendoza: : Tu as froid, Estéban?
Il opina.
:Mendoza: : C'est vrai qu'il ne fait pas chaud, ici... Attends, je vais régler ça...
Mendoza s'approcha de la cheminée et prépara du bois pour le feu. Ensuite, il prit une allumette, la craqua et la glissa dans le petit tas de bûchettes. Il se pencha et souffla délicatement pour fournir de l'oxygène à la flamme, qui prit vie au bout de quelques secondes. Enfin, il se redressa et regarda le feu avec satisfaction. L'Espagnol frotta ses mains sur son pantalon et alla s'asseoir dans un fauteuil.
Le bambin ne le quittait pas des yeux, comme s'il l'étudiait.
:Mendoza: : Bien, Estéban: tu as envie de me parler de ton médaillon?
L'enfant à la peau diaphane, qui lui donnait des allures spectrales, se tut. Il ne leva pas les yeux des cubes de bois colorés qu'il venait d'empiler. Le jeune officier attendit patiemment, sans le presser. Il savait d'expérience que le gamin parlerait de lui-même quand il serait prêt.
:Mendoza: : Chaque enfant choisit son moment...

☼☼☼

Depuis au moins quarante minutes, Mendoza était accroupi à côté du fils du soleil sur le tapis aux couleurs chatoyantes de la pièce située au troisième étage de ce cloître, fondé par le roi Jacques II et son épouse Elisenda de Moncada au XIVème siècle, en plein centre de Barcelone.
Pendant fort longtemps, le monastère royal de Santa María de Pedralbes avait hébergé une communauté de religieuses pauvres, composées principalement de filles de nobles. Sa première abbesse fut l’abbesse Olzet.
La reine Elisenda s’était intéressée particulièrement à ce monastère qu’elle avait doté de divers privilèges. Grâce à l’un d'eux, le bâtiment fut sous la protection directe de la ville, par l’intermédiaire du Conseil des Cent, qui s’était engagé à le défendre en cas de danger. Un siècle plus tard, il existait toujours pour donner un refuge aux enfants perdus, c'est-à-dire les petites âmes abandonnées par leurs familles, trop pauvres pour les élever, ainsi que les mineurs victimes de situations sociales complexes.
En poursuivant la construction des cubes avec Estéban, Mendoza l'étudiait, espérant déceler chez lui un signe d'ouverture.
La température de la pièce était maintenant plus chaleureuse, une lumière jaunâtre émanait des bougies disposées sur les branches d'un lustre au plafond et la trotteuse de l'horloge avançait au rythme de soixante petits bonds par minute.
Toutes les conditions étaient réunies pour favoriser la détente.
Juan tenta une nouvelle approche:
:Mendoza: : Si tu ne veux pas parler de ton pendentif, ça ne fait rien.
Sans attendre la réaction de l'enfant, il cessa de jouer avec lui. À la place, il prit d'autre cubes et commença une deuxième construction à côté.
Estéban le fixa, interdit. Puis, sans regarder l'adulte, un filet de voix dit finalement:
:Esteban: : La lune est à moi.
Le navigateur n'eut aucune réaction.
:Esteban: : À moi depuis toujours...
Cette affirmation était importante. Comme récompense, le jeune Yeoman lui tendit un cube, l'incluant dans la nouvelle construction en admettant:
:Mendoza: : Oui, je sais qu'elle est à toi. Tu peux m'en dire plus?
Le petit secoua la tête de gauche à droite. Il était normal que les enfants de moins de trois ans ne conservaient pas de mémoire. D'ailleurs, Mendoza savait que le fils du soleil n'aurait aucun souvenir de lui ou de cette conversation d'ici quelques années...
Au bout d'un moment, Estéban formula une question qui lui brûlait les lèvres:
:Esteban: : Doza... C'est quoi, ça?
:Mendoza: : C'est un arbre de Noël.
:Esteban: : Pourquoi il est là?
Estéban ne savait trop où il puisait la hardiesse d'entrer ainsi en conversation avec un inconnu. Cette démarche était contraire à sa nature et à ses habitudes. Mais il crut que l'occupation de cet homme avait fait vibrer quelque part en lui une corde sympathique, car, lui aussi, aimait jouer avec les cubes de bois.
:Mendoza: : Au VIème siècle, selon une légende, le missionnaire irlandais Colomba aurait remarqué dans les région des Vosges un grand sapin considéré comme sacré et, avec d'autres moines, aurait disposé des lanternes sur ses branches pour former une croix lumineuse. De même, au VIIIème siècle, d'après une autre légende, Boniface de Mayence aurait abattu d’un coup de hache le chêne de Thor devant une foule de païens, qui se seraient alors convertis au christianisme en voyant que leur dieu n'avait pas réagi à ce sacrilège. Cette anecdote illustre la confrontation entre le chêne païen et le sapin chrétien. La forme conique du sapin permet à Boniface, l'apôtre des Germains, d'enseigner la notion de Trinité. En dehors de ces origines mythiques, il est probable que la coutume du sapin de Noël remonte à plus de cent ans et vienne des pays de l'est. C'est donc un symbole religieux...
Le garçonnet demeurait silencieux et calme. Mais à la tranquillité que le marin lui avait communiquée se mêlait un élément d'indicible tristesse. L'enfant éprouvait une impression de chagrin tandis que le jeune adulte lui parlait, or il n'aurait su dire d'où elle provenait. Puis, quand, ayant fini son monologue, Mendoza eut la respiration un peu plus rapide, il fut agité d'une toux brève. Estéban oublia momentanément ses propres peines pour se laisser aller à une vague inquiétude à son sujet.
:Esteban: : Tu es malade, Doza?
:Mendoza: : Ce n'est rien, petit. Le climat hivernal en Angleterre ne me sied guère... C'est juste un rhume mal soigné, c'est tout...
L'après-midi s'écoula dans la paix et l'harmonie.
Posant la tête sur l'épaule du navigateur, le petit garçon mit les bras autour de sa taille. Mendoza l'attira contre lui et ils restèrent immobiles et silencieux. Il n'y avait pas longtemps qu'ils étaient dans cette posture lorsqu'une autre personne entra. De lourds nuages, chassés du ciel par le vent qui se levait, avaient laissé la lune à découvert, et sa lumière qui entrait à flots par une fenêtre proche les éclairait en plein, ainsi que la silhouette qui s'avança et que le bambin reconnut aussitôt: c'était le supérieur du monastère.
Père Rodriguez: Je suis venu exprès pour te chercher, Moustique. Je voudrais que tu viennes dans ma chambre. Et puisque notre cher petit Estéban est avec toi, il peut venir aussi.

☼☼☼

Ils partirent, guidés par les pas de l'homme de foi, et durent parcourir un enchevêtrement de couloirs et descendre trois escaliers avant d'atteindre sa chambre, située au rez-de-chaussée. Elle contenait un bon feu et avait un air de gaieté. Le père Rodriguez invita le jeune homme à s'asseoir dans un fauteuil bas d'un côté de l'âtre, puis, en ayant lui-même pris un autre, fit venir Estéban auprès de lui.
L'homme d'église l'embrassa, et le garda auprès de lui. Il ne déplaisait nullement au fils du soleil de rester debout, car il tirait un plaisir naturellement enfantin de la contemplation de son visage, de sa robe, de ses quelques modestes bijoux, de son front blanc, de ses boucles de cheveux serrées et grisonnantes et de l'éclat de ses yeux sombres. Le saint homme se mit en devoir d'adresser la parole au marin.
Père Rodriguez: Comment te sens-tu ce soir, Moustique? As-tu toussé beaucoup aujourd'hui?
:Mendoza: : Pas tellement, mon père... enfin il me semble.
Père Rodriguez: Et ta douleur dans la poitrine?
:Mendoza: : Cela va un peu mieux.
Le père Rodriguez se leva, lui prit la main et lui tâta le pouls. Puis il revint à sa place. Tandis qu'il se rasseyait, Estéban l'entendit pousser un profond soupir. Il resta quelques minutes pensif, puis il se ressaisit et dit avec entrain:
Père Rodriguez: Mais vous êtes mes invités ce soir. Il faut que je vous traite en conséquence.
Il sonna. Au moine qui répondit à son appel, il dit:
Père Rodriguez: Frère Bartolomé, je n'ai pas encore pris mon breuvage chocolaté. Apportez le plateau et mettez-y des tasses pour ces deux jeunes personnes.
La commande ne tarda pas à être apportée. Quel charme eurent aux yeux d'Estéban les tasses de porcelaine luisantes, rapportées de Chine par Marco Polo. Elles furent placées sur la petite table ronde auprès du feu. Combien parfumées lui parurent la vapeur du breuvage et l'odeur du pain grillé, dont, toutefois, avec inquiétude car il commençait à avoir faim, il n'aperçut qu'une toute petite quantité. L'ecclésiastique le remarqua aussi.
Père Rodriguez: Bartolomé, ne pourriez-vous apporter un peu plus de pain et de beurre? Il n'y en a pas assez pour trois.
Le moine s'en fut. Il revint bientôt.
Bartolomé: Frère Luciano vous fait dire qu'il en a envoyé autant que d'habitude.
Il faut préciser que frère Luciano était l'intendant économe, une personne comme les aimait l'évêque de Barcelone Guillem Ramon de Vic, constituée par parties égales de baleine et de fer.
Père Rodriguez: Fort bien! J'imagine qu'il va falloir que nous nous en accommodions, frère Bartolomé.
Mais tandis que le bénédictin se retirait, il ajoutait avec un sourire:
Père Rodriguez: Heureusement, j'ai pour une fois le moyen de compenser ces insuffisances.
Après avoir invité Juan et Estéban à s'approcher de la table, et placé devant chacun une tasse de chocolat avec un morceau de pain grillé, délicieux mais mince, il se leva, ouvrit un tiroir fermé à clé, en tira un paquet enveloppé et exhiba bientôt à leurs yeux un gâteau de bonne taille.
Père Rodriguez: Je voulais vous en donner à chacun un morceau à emporter, mais comme il y a si peu de pain, il va falloir que vous le mangiez maintenant.
Et d'en couper des tranches d'une main généreuse. Tous trois firent ce soir-là un festin qui valait le nectar et l'ambroisie. Le moindre charme du banquet n'étant pas le sourire de plaisir avec lequel l'hôte considérait ses commensaux tandis qu'ils se satisfirent, grâce à la chère délicate qu'il offrait avec libéralité, leurs appétits aiguisés. Une fois le chocolat fini et le plateau enlevé, le père Rodriguez les fit de nouveau approcher du feu. Puis, entre l'homme d'église et l'homme à la cape bleue, une conversation s'engagea, et ce fut un rare privilège pour Estéban de pouvoir y assister.
Le père Rodriguez avait toujours une certaine sérénité d'allure, une certaine majesté de comportement, une certaine propriété raffinée de langage, qui interdisaient de se laisser aller à l'ardeur, à l'agitation, à l'empressement. Quelque chose qui purifiait le plaisir de ceux qui le regardaient ou l'écoutaient en le refrénant par un sentiment d'admiration respectueuse. Telle était bien l'attitude du petit orphelin ce jour-là. Quant à celui qu'il appelait Doza, il le frappa d'émerveillement.
Le repas réconfortant, le feu brillant, la présence et la bonté de l'homme d'église, ou peut-être, plus encore que tous ces facteurs, une faculté de l'esprit original du jeune officier lui-même, avaient mis en branle toutes les ressources de son être. Elles s'éveillèrent, elles s'enflammèrent, elles commencèrent par luire dans la teinte brillante de ses joues, que l'oblat n'avait jamais vues jusqu'alors que pâles et exsangues. Puis elles resplendirent dans l'éclat liquide de ses yeux noirs, qui avaient soudain acquis une beauté plus singulière que ceux du père Rodriguez, une beauté qui ne tenait ni à la couleur, ni à la longueur des cils, ni au dessin des sourcils, mais à la signification, à l'animation, au rayonnement. Et puis l'âme du marin lui montait aux lèvres, et les mots coulaient à flots, sans qu'on eût pu dire d'où ils venaient. Le cœur d'un jeune homme de dix-neuf ans peut-il être assez vaste, assez vigoureux pour contenir la source débordante d'une éloquence pure, pleine, fervente? Telle était la caractéristique des propos de Mendoza en cette soirée mémorable pour Estéban. Son esprit paraissait se hâter de vivre en un très bref espace tout ce que vivent beaucoup d'êtres au cours d'une existence prolongée.
La conversation des deux hommes porta sur des sujets dont l'enfant n'avait jamais entendu parler, sur des nations et des époques du passé, sur des pays lointains, sur des secrets de la nature, découverts ou pressentis. Ils parlèrent aussi de livres: que d'ouvrages ils avaient lus! Quels trésors de savoir ils possédaient! Et puis tous deux paraissaient si familiers avec les noms et les auteurs français. Mais la stupeur de l'orphelin fut à son comble quand le père Rodriguez demanda à Mendoza s'il dérobait parfois un instant pour se remémorer le latin qu'il lui avait appris, puis, prenant un livre sur une étagère, il lui demanda de lire et de traduire une page de Virgile. Le jeune officier lui obéit, cependant que le pouvoir d'admiration du bambin allait grandissant après chacune de ces lignes sonores.
Le matelot avait à peine terminé quand la cloche annonça le coucher. Nul retard ne pouvait être excusé. Le père Rodriguez les embrassa tous les deux et leur dit au moment où il les serrait contre son cœur:
Père Rodriguez: Dieu vous bénisse, mes enfants!
Le bénédictin retint le marin un peu plus longuement que l'orphelin et le laissa partir plus à regret.
Père Rodriguez: Promets-moi de te faire soigner, Moustique.
:Mendoza: : Je vous le promets, mon père.
C'est Mendoza qu'il suivait du regard jusqu'à la porte. C'est pour lui qu'à nouveau il poussa un soupir attristé, pour lui qu'il essuya une larme sur sa joue.

☼☼☼

Après le souper, de retour dans sa cellule, le jeune officier s'assit sur le siège à bascule et installa le petit sur ses genoux. Celui-ci demanda:
:Esteban: : Je vais partir avec toi?
Avec un sourire rassurant, l'aventurier répondit:
:Mendoza: : Non, Estéban. Demain, je repartirai chez moi, en Angleterre... seul. Toi, tu vas rester ici. Le père Rodriguez finira par te faire adopter par une famille aimante.
L'enfant se tut, interrompu par sa détresse. Tandis qu'il s'efforçait de ravaler ses larmes, un accès de toux s'empara du marin, sans toutefois déranger les occupants des chambres voisines. Quand la quinte prit fin, Mendoza resta quelques minutes immobile. Puis il dit à mi-voix:
:Mendoza: : Pour l'instant, je vais juste te narrer des contes de Noël. Tu veux bien?
L'orphelin opina mais ne put s'empêcher de lui demander:
:Esteban: : Tu reviendras me voir?
:Mendoza: : Oui...
L'homme se pencha pour l'étreindre et le réconforter. Son menton reposait sur ses petits épis bruns.
:Mendoza: : Oui, mon garçon. Je reviendrai quand j'en saurai suffisamment sur ton médaillon et lorsque tu seras en âge de m'accompagner.
Au bout d'un long silence, il reprit, toujours en chuchotant:
:Mendoza: : Estéban, tes petits pieds sont nus, attrape le pan de ma cape et couvre-les avec.
C'est ce que le petit garçon fit. Le marin l'entoura d'un de ses bras et il se blottit contre lui.
:Mendoza: : As-tu bien chaud, petit?
:Esteban: : Oui.
En cette nuit de Réveillon, le mercenaire lui raconta plusieurs de ses histoires les plus enchanteresses. Même pour l'orphelin, la vie n'était pas sans rayons de soleil.
Mendoza commença par celle-ci:
:Mendoza: : C'était l'année dernière, la nuit avant Noël, dans le monastère tout était calme. Pas un bruit, pas un cri, pas même une souris! Les chaussettes bien sagement pendues à la cheminée attendaient le Père Noël. Allait-il arriver? Les orphelins blottis dans leur lit bien au chaud rêvaient de friandises, de bonbons, de gâteaux. Le père Rodriguez et les moines sous leur capuche, moi emmitouflé dans ma cape et toi, Estéban, tous prêts à dormir toute une longue nuit d'hiver. Dehors, tout à coup, il se fit un grand bruit! Je sautais de mon lit, courais à la fenêtre, j'écartais les volets, j'ouvrais grand la croisée. La lune sous la neige brillait comme en plein jour. Alors, parut à mon regard émerveillé, un minuscule traîneau et neuf tout petits rennes conduits par un bonhomme si vif et si léger qu'en un instant je sus que c'était le Père Noël! Plus rapides que des condors, ses coursiers galopaient, lui, il les appelait, il sifflait, il criait:
Père Noël: Allez Furie, allez Danseur, Fringant et puis Tornade, En avant Comète! Cupidon en avant, Tonnerre, Éclair, Rodolphe, allons, allons. Au-dessus des porches, par delà les murs! Allez! Allez plus vite encore!
:Mendoza: : Comme des feuilles mortes poussées par le vent, passant les obstacles, traversant le ciel, les coursiers volaient au-dessus des toits, tirant le traîneau rempli de jouets. Et, en un clin d'œil, j'entendis sur le toit de l'orphelinat le bruit de leurs sabots qui caracolaient. L'instant qui suivit, le Père Noël, d'un bond, descendait par la cheminée. Il portait une fourrure de la tête aux pieds, couverte de cendres et de suie, et, sur son dos, il avait une hotte pleine de jouets comme un colporteur avec ses paquets. Ses yeux scintillaient de bonheur, ses joues étaient roses, son nez rouge cerise, on voyait son petit sourire à travers sa barbe blanche comme neige. Un tuyau de pipe entre les dents, un voile de fumée autour de la tête, un large visage, un petit ventre tout rond qui remuait quand il riait; il était joufflu et rebondi comme un vieux lutin. Je n'ai pu m'empêcher de rire en le voyant et d'un simple clin d'œil, d'un signe de la tête il me fit savoir que je ne rêvais pas: c'était lui! Puis, sans dire un mot, il se mit à l'ouvrage et remplit les chaussettes. Il se retourna, se frotta le nez et d'un petit geste repartit par la cheminée. Une fois les cadeaux déposés, il siffla son attelage, puis reprit son traîneau et les voilà tous repartis plus légers encore que des plumes.
Et dans l'air j'entendis avant qu'ils disparaissent:
Père Noël: Joyeux Noël à tous et à tous une bonne nuit!
:Esteban: : Encore une histoire, Doza!
Depuis peu, Mendoza était surnommé Doza. Un destin classique: le petit bout qu'il avait sauvé des eaux se trompait en prononçant son nom, tout le monde au monastère trouvait cela adorable et le navigateur se retrouvait affublé de ce sobriquet incompréhensible toute sa vie. Enfin, heureusement que ses collègues marins n'étaient pas au courant...
:Mendoza: : D'accord, mon garçon... Tu connais l'histoire de la lune et du Père Noël?
Le bambin fit non de la tête.
:Mendoza: : Alors écoute... La lune, derrière un gros nuage, essayait d'apercevoir la Terre. On lui avait raconté que cette nuit, le Père Noël allait venir et elle ne l'avait encore jamais vu. C'était une toute nouvelle lune. Elle espérait pouvoir lui être utile en éclairant les toits des maisons. Il ne fallait pas qu'il glisse ou encore qu'il se trompe de cheminées! Mais ce nuage restait là, sans bouger. Elle se dit:
Lune: Ce n'est pas grave, si je ne le vois pas ici, je le verrais sans doute un peu plus loin, un peu plus tard.
:Mendoza: : Il faut te dire Estéban, que la lune, toute nouvelle qu'elle était, savait bien que la terre n'allait pas s'arrêter de tourner, même la nuit de Noël. Alors si elle ne voyait pas le Père Noël descendre sur les toits en Inde, peut-être aurait-elle la chance de le voir lorsqu'il arriverait en Europe, ou alors un peu plus tard, en Amérique! Le nuage lui, ne pourrait pas faire ce long voyage. Effectivement la petite lune ne s'était pas trompée! Juste au-dessus de l'Espagne le ciel était tout dégagé et elle avait une vue magnifique sur le vieux continent. Enfin elle l'aperçut! Un tout petit homme habillé de rouge avec un grand sac sur l'épaule! Mais oui! C'était bien lui, le Père Noël! Et, bien qu'elle fut à des lieues et des lieues de lui, la petite lune, qui éclairait de toutes ses forces le chemin du Père Noël, le vit se tourner vers elle et lui faire un clin d'œil pour la remercier. La petite lune n'osait plus bouger! Au matin, lorsque le soleil arriva sur l'Amérique la lune en le croisant lui dit tout simplement:
Lune: Moi, je l'ai vu! Joyeux Noël, Soleil.
:Mendoza: : Puis elle repartit vers une autre journée...
L'Espagnol se rendit compte que le gamin s'était endormi. Il l'embrassa et le mit au lit.

☼☼☼

Lorsque Estéban se réveilla le lendemain, il faisait jour. C'est un mouvement inusité qui lui fit reprendre conscience. Il leva les yeux. Il était dans les bras de quelqu'un. Le père Rodriguez le portait et s'apprêtait à sortir dans le couloir. Estéban savait qu'il n'allait pas être réprimandé pour ne pas avoir dormi dans son lit.
:Mendoza: : Attendez, mon père.
Même si en Espagne, les cadeaux étaient distribués durant la fête de l'Épiphanie, en souvenir des présents faits par les rois mages à l'Enfant Jésus, Mendoza tenait à ce que l'orphelin en profite dès maintenant. Le marin ne pouvait rester. Il partait pour un voyage dans un pays étranger, et son bateau devait quitter Barcelone avec la marée. Il aurait été extrêmement déçu de ne pas voir le sourire d'Estéban illuminer ses traits en découvrant son présent. De toute façon, celui-ci n'aurait pas tenu une minute de plus dans sa boite...

0.PNG

Fin.
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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Re: Conte de Noël.

Message par Solana »

C'est très mignon et touchant, parfait pour réchauffer les cœurs et faire sourire à Noël !
Merci pour ce joli conte !
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IsaGuerra
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Re: Conte de Noël.

Message par IsaGuerra »

Bon avec énormément de retard, je viens de finir ce petit texte mignon comme tout. Ca met un peu de baume au cœur !
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Re: Conte de Noël.

Message par TEEGER59 »

Tu as raté le traineau, Zazu?
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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Re: Conte de Noël.

Message par Lia »

Très sympa ce conte ^^
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