Suite.
CHAPITRE 47.
Étranglant son adversaire, Diricq de Melo ricana:
Diricq: Tu rigoles moins, à présent, maroufle!
Ciarán: Au contraire, c'est la fête!
C'est ce que réussit à articuler Ciarán avec un sourire étrange, empreint de folie.
Une ride de perplexité apparut sur le front massif du colosse. Il n'avait jamais vu quelqu'un résister à son étreinte meurtrière. Il serra encore, de toutes ses forces. Son visage était cramoisi par l'effort. Mais l'Irlandais vivait toujours. Il contre-attaqua même.
Toujours plaqué au sol par la masse de Diricq, Macken leva les bras, ouvrit les mains et, avec ses paumes, claqua sèchement les oreilles de son adversaire. Les tympans saturés, l'agresseur eut un tressaillement de douleur, un sursaut et un mouvement de recul.
Poil-de-Carotte saisit alors ses poignets. Sans à coups, il se mit à écarter les bras de son opposant. Lentement, jusqu'à réussir à briser son étreinte. Alors, se redressant d'un coup, Ciarán lui flanqua un très violent coup de tête au visage. Puis un autre. Et un troisième.
Le son produit était horrible à entendre. Le nez de Diricq était éclaté, sa face défigurée par la violence du geste.
Ciarán: Tu ne dis plus rien, mon gros. Ça ne va pas? Une petite migraine, peut-être? Je vais arranger ça!
Et d'un ultime coup de tête, l'Irlandais mit fin à l'affrontement, frappant avec tant de force qu'il tua le dernier des
Compagnons sur le coup. Celui-ci tomba sur le côté, inerte.
Macken se redressa en inspirant fortement. Massant sa gorge, il jugea:
Ciarán: Pas mal pour un vantard, après tout. Pas suffisant, mais pas mal!
Soufflant de soulagement, Mendoza s'écria:
: Ciarán? Mille écus! Que fais-tu là?
Ciarán: Eh bien... je suis venu voir comment tu t'en sortais,
Hombre... Ça va?
L'Irlandais saisit l'Espagnol pour l'aider à se relever. Le sang de Macken coulait d'une plaie à la joue gauche. Néanmoins, la blessure ne semblait pas l'incommoder outre mesure... tout autre que lui aurait eu la mâchoire fracassée. Il entreprit de remettre en ordre sa chevelure hirsute.
: Tu n'es pas là par hasard,
Poil-de-Carotte. Pas ici. Pas dans la
Casa de la Ciutat. Tu me caches quelque chose, je le sens.
Le Catalan scruta intensément son ami qui ne put que baisser les yeux devant l'éclat de son regard noir.
: Parle, tu me suis depuis le début, c'est ça?
Mal à l'aise, Macken baissa la tête.
Il n'eut pas l'occasion de voir venir le coup qui le rejeta en arrière. Une droite sèche directement assénée sur sa joue blessée.
Le poing levé, Mendoza s'exclama:
: Espèce de coprolithe! Tu m'as donc laissé tout seul affronter les brigands de Thuison, la Garde Écossaise et le sorcier Zarès! Tu aurais pu me donner un coup de main, non?
Ciarán: Et toi, tu as une idée de ce que j'au dû affronter pendant que tu prenais du bon temps chez la Dame du lac? Et puis figure-toi que j'avais des ordres stricts: n'intervenir qu'en dernier recours. Personne ne devait découvrir ma présence et l'Angleterre ne devait être impliquée sous aucun prétexte, tu connais la chanson!
Plutôt surpris par cette information, le Catalan demanda:
: Qui t'a donné ces ordres... Le roi?
Ciarán: Non, le duc de Suffolk lui-même. Je sais que ce n'est pas courant de le voir intervenir dans une mission, mais il est tout de même le général favori du souverain. De plus, comme il s'est personnellement engagé vis-à-vis de son homologue Français, son honneur est directement en cause. Même moi, je ne pouvais refuser.
: Oui, très efficace, au fait, Ciarán, ta manière de me protéger. Une vraie balade de santé, cette mission!
L'Irlandais cracha un jet de sang sur le front de Diricq, voilant ce dernier de rouge.
Ciarán: Oh, arrête
Hombre! Tu es en vie, non? Tu as bien su te débrouiller pour survivre, comme tu l'as toujours fait. Alors cesse un peu de te plaindre! Sache que je ne me suis pas précisément amusé, moi non plus. Tes petits compagnons du détachement de l'armée du Saint Empire, qui crois-tu qui s'en est chargé? Après l'attaque des ours, ils n'étaient pas beaux à voir, crois-moi! Mais non... non, on a encore laissé à Ciarán le soin de se taper le sale boulot. Leur absence n'a pas tardé à rameuter les troupes de toute la région. Or, rassure-toi, le vieux Macken veillait au grain!
Il cracha un nouveau jet de salive rougeâtre.
Ciarán: Après cela, tandis que tu voyageais avec ta jolie gitane, j'ai réglé le compte d'une bande de détrousseurs en train de vous préparer une embuscade. Et puis j'ai joué à cligne-musette* avec une escouade de lanciers qui commençait à vous approcher d'un peu trop près. Ils doivent toujours fouiller la forêt de la Braunhie, ces imbéciles! Ensuite, il y a eu cette foutue tempête qui m'a fait perdre vos traces. Lorsque je les ai retrouvées, j'avais un sacré problème: ne pas me faire repérer par le mage et les deux archers Suisses... Ce qui soit dit en passant n'est pas un mince exploit! J'ai dû te lâcher lorsque vous êtes entrés dans le domaine de la Dame du lac. L'alcine n'aurait pas manqué de me sentir sur son territoire. Comme je savais que tu ne risquais rien sur place, tu n'avais plus besoin d'un chaperon. Je me suis dit que le mieux serait de te retrouver ici, dans la capitale, puisque telle était ta destination. J'ai eu raison. Preuve en est, je suis intervenu à temps pour te sauver, tu me dois la vie,
Hombre!
: Il y a de sérieuses lacunes dans tes explications, mais je n'ai pas le loisir de creuser maintenant. Il me reste de la besogne. Mais laisse-moi tout de même te dire une bonne chose,
Poil-de-Carotte: si on commence à faire l'énumération des vies que l'on se doit, on n'a pas fini de compter! Et je ne suis pas certain que le résultat te soit favorable, d'ailleurs... Juste une chose, avant d'y aller, par curiosité: comment as-tu réussi à entrer à Barcelone sans te faire repérer par les gardes postés à chaque entrée? Les étrangers ne sont pas précisément bien vus des autorités locales...
Ciarán: Bah... j'ai attendu la nuit et j'ai escaladé les murailles extérieures. C'était amusant!
Ciarán Macken annonçait la chose tranquillement avec une fausse modestie presque parfaite. Ciarán l'Irlandais, un être pour qui escalader presque cinq toises* de pierres sculptées à la simple force de ses bras, dans la nuit noire, n'était qu'un simple divertissement.
Après avoir enfin réussi à aplatir ses mèches rousses, il passa sa main noueuse sur sa joue blessée. Déjà le sang avait cessé de couler. Ses grosses moustaches accrochèrent la lumière d'un éclat doré tandis qu'il penchait la tête de côté et souriait avec la malice d'un enfant.
Mendoza soupira en secouant doucement la sienne avant d'arborer un sourire léger mais franc. Il était impossible de lui garder rancune. Pas à Ciarán, pas lui. Ils avaient trop partagé.
Bouillonnant encore de l'énergie du combat, l'Irlandais demanda:
Ciarán: Bon! Qu'est-ce qu'on fait maintenant?
: On va cacher le corps de Diricq quelque part dans l'hôtel de ville. Et après, je dois avoir une petite discussion avec quelqu'un... Tu crois pouvoir me suivre sans te faire remarquer?
Ciarán: Pour qui me prends-tu,
Hombre? Je suis un pro dans l'art du camouflage!
Le mercenaire railla encore:
: Ne pousse tout de même pas la discrétion jusqu'à me laisser étriper, hein!
Macken soupira:
Ciarán: Je crois que je vais entendre parler longtemps de cette histoire...
: Ça, tu peux y compter,
Poil-de-Carotte!
☼☼☼
Les deux compagnons atteignirent le patio en évitant toute rencontre. Le corps du molosse fut jeté dans le puits par l'Irlandais. Il ne devrait pas être découvert de sitôt.
: C'est à moi de jouer, à présent. Toi, reste dans les parages. Attends-moi deux heures et surtout tâche de ne pas te faire repérer. Si je ne suis pas revenu dans le délai donné, va à la taverne de la
Mouette Rieuse et fait envoyer un pli au duc de Suffolk. Écris-lui que les projets de conquête de l'Empire sont bien concrets, le conseil me l'a confirmé en personne. Les régiments se rassemblent déjà mais je ne connais pas les détails de leur offensive. Je te trouve ici dès que j'ai fini et on verra pour la suite.
L'Irlandais s'esclaffa:
Ciarán: Dis donc, Juan, au fait, laisse-moi te dire que tu es bien mignon dans ta jolie robe blanche!
: Ciarán, tu veux te prendre un autre direct?
Son interlocuteur ricana:
Ciarán: J'ai idée que ça te rend hargneux, les robes.
D'un ton nettement plus sérieux, il ajouta:
Ciarán: Allez, trêve de plaisanterie, sois prudent,
Hombre.
: À tout à l'heure.
Le
Yeoman avait récupéré de l'attaque surprise de Diricq. Il ne lui restait plus qu'une dernière confrontation à mener, une toute dernière, avant de pouvoir songer à son propre destin.
Ciarán: Deux heures à attendre. (Pensée).
Tandis que l'Espagnol s'éloignait en silence, l'Irlandais descendit dans le puits où il se camoufla pour s'octroyer le plaisir d'un cône à fumer en compagnie de sa victime.
CHAPITRE 48.
Mendoza traversa une nouvelle fois le patio et gravit l'escalier d'honneur. Les gardes en faction le saluèrent respectueusement. Les quelques personnes qu'il croisa n'osèrent l'importuner. Les rumeurs circulaient déjà. Juan-Carlos Mendoza, l'homme qui avait remporté le combat du Juste. Un très probable futur notable de Catalogne.
À l'étage, il rencontra un nouveau quatuor de gardes, qui n'agirent pas autrement que leurs prédécesseurs, et s'engagea dans l'aile ouest. Les murs étaient richement décorés, de lourdes et coûteuses tentures de brocards rouges et or, des meubles rares, au bois sombre finement ouvragé et laqué. Un épais tapis étouffait les pas du Catalan alors qu'il s'avouait fort étonné de la facilité avec laquelle on pouvait ainsi accéder dans le bureau privé d'un des personnages les plus importants du royaume. Seuls les festivités et surtout son nouveau statut pouvaient expliquer cet état de fait.
Après avoir remonté le couloir, il arriva à destination. Une porte décorée des armoiries de l'archevêque Fadrique. Personne dans les parages. Mendoza se mit à inspirer lentement, se plongeant quelques instants dans une méditation légère destinée à lui faire retrouver toute sa concentration. Trois minutes plus tard, il frappa à la porte et, sans attendre la réponse, entra.
☼☼☼
Malgré l'heure tardive, le vice-roi était tranquillement assis derrière son bureau, en train de classer des papiers officiels. En avisant son visiteur, il retourna rapidement le document qu'il tenait en main. Juan fit comme s'il n'avait rien remarqué. Il avait toutefois reconnu le sceau du grand conseil.
D'un ton respectueux, il souffla:
: Votre éminence, puis-je retenir votre attention? Je sais qu'il est tard, mais je vais débuter mon pèlerinage. Avant de quitter la ville, je voudrais bénéficier de votre bénédiction. Vous demander la faveur de me confesser avant de rejoindre la Galice. Je dois partir le cœur libre de toute haine, en attendant que saint Jacques puisse délivrer mon âme tourmentée.
Le mercenaire avait quitté son manteau de dureté, d'assurance, pour prendre celui des humbles. Un peu surpris, l'archevêque le détailla quelques instants, le visage impénétrable, les mains croisées devant lui. Un noble sourire éclairant ses traits, il finit par dire:
Fadrique: Louable intention, mon fils. Vraiment louable... Je ne peux rien te refuser. Tu es notre nouvel espoir et ton désir de rédemption te fait honneur! Accorde-moi tout de même quelques instants. Ces derniers jours ont quelque peu perturbé mon emploi du temps. Permets-moi de finir de préparer ces documents et je suis à toi. Cela ne prendra pas longtemps, j'ai presque fini. Tiens, assieds-toi sur ce fauteuil, face à moi.
Alors que Mendoza obtempérait, il profita de ce que Fadrique Noreña apposait sa signature et son sceau de la
jerarca* sur la pile de papier devant lui pour détailler l'office de ce dernier. L'endroit donnait une solide impression de sobriété mais également de confort. C'était une pièce ornée de grands panneaux de bois recouvrant les murs de marqueterie, un travail d'artiste reproduisant l’expansion catalane des XIIIème et XIVème siècles.
Le bureau d'honneur avait un accès au balcon donnant sur la place Sant Jaume. Au sol, d'épais tapis en laine recouvraient un parquet. Une large cheminée abritait un vif foyer. En face de celle-ci, une grande bibliothèque. À côté, un autel de prière en bois clair. Poussé contre un mur, une table ovale, encadrée de lourds fauteuils choisis pour le bien-être des visiteurs. La table de travail était plutôt bien rangée malgré la présence de nombreux dossiers. S'y trouvaient également une carafe de liqueur, un verre presque vide, une pipe en bois et un cendrier en cuivre ciselé. Une ouverture au fond de la pièce donnait sur un couloir ouvrant sur une autre salle. Juan mobilisa ses sens dans cette direction et d'instinct, il sentit que ce lieu était vide.
La voix douce de Fadrique mit fin à l'examen des lieux:
Fadrique: J'ai fini. À présent, mon fils, je suis à toi. Je t'écoute...
Le capitaine hésita:
: C'est que... je n'ose me confier... si quelqu'un d'autre que vous m'entendait?
Ouvrant chaleureusement les mains, l'archevêque assura:
Fadrique: Tu peux parler en toute liberté. Mes serviteurs ont quitté leur service. À cette heure avancée de la nuit, nous ne serons pas dérangés, je te l'assure.
Le vice-roi se repositionna dans son fauteuil pour une meilleure écoute, croisant ses mains potelées sur sa tunique longue, d'un blanc immaculé à parements de fils d'or. De tout son être émanait une aura débonnaire, paternelle. L'homme d'église passa un bout de langue le long de ses lèvres pleines. Il fixa Mendoza de ses prunelles noires, prêt à entendre ses confidences.
: Voici ma confession, votre éminence... Contrairement à ce que j'ai affirmé au conseil, je ne suis pas revenu pour réclamer mon héritage et devenir chevalier. Non, c'est bien trop tard. Si je suis revenu ici, chez les miens, c'est pour me venger! Car voyez-vous, Éminence, ce n'est que ce soir que j'ai enfin compris qui était l'instigateur de toute cette mascarade. Et finalement, ce n'était pas Pedro, le véritable responsable, malgré les apparences...
Le
Yeoman s'exclama:
: Non, tout ce qui s'est produit ce soir-là, c'était par ta faute, Fadrique Noreña!
Mendoza avait retrouvé toute sa froideur, toute sa dureté naturelle et sous le poids de son regard sombre où bouillonnait une colère à peine maîtrisée, l'archevêque recula jusqu'à se cogner le haut du crâne contre le dossier de son siège.
Mendoza se redressa et poursuivit, la voix plus dure encore:
: J'ai compris tout à l'heure, en repensant au duel. Ma mort n'était qu'une partie d'un plan plus global. L'assassinat d'Esteve de Garrett était le but principal des comploteurs. Et Pedro Folc de Cardona, en tout cas, n'avait aucun grief contre lui. C'est à mon égard qu'il en avait. Il voulait devenir chevalier à ma place, Esteve était là pour le former... tout comme moi... Et ces mystérieuses lettres qui ont servi à m'incriminer pour le meurtre de l'inquisiteur? Ce n'est certainement pas Pedro qui a pu se les procurer. Je l'avais suffisamment fréquenté pour savoir qu'au moins il n'avait aucun intérêt pour les Français. Ces lettres, qui d'autres qu'un véritable plénipotentiaire pouvait s'en servir? Pedro avait donc un complice à la solde du Roi de France, il l'a d'ailleurs laissé entendre avant de m'éventrer dans cette geôle. Et ce complice qui le manipulait, c'était toi! Avant de mourir, Pedro a jeté un regard désespéré en direction du conseil. Il cherchait un soutien. Il l'a interpellé et ses paroles étaient faciles à interpréter, Pedro voulait l'aide de son comparse. Dans son champ de vision, il n'y avait que son neveu et toi... J'ai réfléchi... Même si l'évêque Cardona me paraît hostile à mon égard, il est bien trop jeune. Il n'était pas en poste dans la capitale, il y a dix ans. Toi, si, Noreña. Tu étais déjà là, j'en suis certain. C'est toi que Pedro a regardé lors du duel. C'est toi, son complice. Non, n'essaie même pas d'y penser. Tu crois vraiment pouvoir atteindre ce cordon, là, derrière toi, avant que je ne puisse te planter ma dague dans la nuque? Et si jamais tu réussis à m'échapper, que vas-tu raconter aux gardes? Que j'affabule, que je suis fou? Le Marquis consort de Mirabel, Don Luis, sera-t-il aussi crédule que tu sembles le penser?
Mendoza s'exprimait avec une douceur soyeuse et menaçante. Agrippant les accoudoirs de son siège, Fadrique Noreña était livide. Il balbutia:
Fadrique: Mon fils, tu divagues, en effet. Tu dois être exténué par tes épreuves pour m'accuser de la sorte. Il y a dix ans, je m'occupais encore de mon diocèse de Siguenza, dans la province de Guadalajara. Ce n'est qu'en 1525 que je suis venu m'installer à Barcelone. Je conçois qu'après la trahison de Pedro, tu sois un peu méfiant, mais tout de même! Quelle absurde théorie!
À mesure que le vice-roi s'exprimait, sa voix retrouva de l'assurance, enfla et acquit juste ce qu'il fallait de dédain, mâtiné de juste indignation.
:
Silence!
Juan s'exclama d'un ton si glacé que ce simple mot figea l'archevêque de Saragosse. Il poursuivit:
: Ta misérable existence ne vaut plus rien! Et aucun citoyen ne viendra te sauver. Vois-tu, il n'y a pas que ma vengeance qui entre en ligne de compte. D'autres que moi en veulent à ton auguste personne!
Fadrique: D'autres?
La mine soucieuse de l'ecclésiastique se teinta de stupeur. Il tenta néanmoins de reprendre le contrôle de la conversation:
Fadrique: Voyons, mon fils, tu devrais te calmer. Je ne comprends rien à tes paroles. Henri Tudor a dû pervertir tes pensées. C'est sans doute une habile manipulation de sa part. Il faut briser son influence sur toi. Tu dois me faire confiance, je suis le seul à pouvoir t'aider...
La voix de l'archevêque avait changé, empruntant de chaudes inflexions, aussi suaves, aussi chargées d'effets que les caresses d'une femme amoureuse. Mais l'effet persuasif, hypnotique de son timbre laissa son interlocuteur de marbre. Mendoza le dévisagea les yeux étrécis et toujours aussi glacés.
Noreña parut soudain avoir chaud, très chaud. Il ouvrit le col de sa soutane pour mieux respirer.
Le mercenaire souligna:
: Tu ne sembles pas avoir compris, Fadrique... Sache que la France a ordonné ton trépas. Un des légats du Roi-Chevalier, Anne de Montmorency, l'a directement commandité auprès de mon supérieur, le duc Charles Brandon! Je vais donc avoir le privilège de régler d'un seul coup de dague et ma vengeance, et ma mission. Prépare-toi à payer!
Le vice-roi était écarlate. Il se mit brusquement à hoqueter, à tousser. La toux se fit plus forte, chargée. Fadrique se pencha en avant et éructa plusieurs fois bruyamment sous l'œil étonné du
Yeoman. L'ecclésiastique se rencogna dans son fauteuil, baissant la tête sur sa poitrine en murmurant une suite de mots inaudibles. Lorsqu'il se redressa, Juan ne put s'empêcher de sursauter. Le visage de l'ecclésiastique avait gonflé, les veines de ses tempes battaient à tout rompre et la sueur inondait son front. Les traits congestionné de haine, il empoigna la dague camouflée sous son bureau. D'un geste vif, fluide, parfait, il se jeta en avant, droit sur le Catalan, pour le frapper mortellement.
Mendoza leva ses bottes et cogna de toutes ses forces le coffrage du bureau. L'élan généré lui permit de faire basculer son fauteuil en arrière. En tombant, il vit la dague passer juste au-dessus de lui. Le trait d'acier fendit l'air pour aller se ficher dans le mur d'en face.
Le bretteur ne prit pas le temps de penser à ce qu'il serait advenu de son visage s'il avait été atteint par la lame meurtrière. Galvanisé par une colère trop longtemps différée, il se redressa, empoigna son fauteuil pour le jeter à la face de Noreña. Un glapissement de douleur et un bruit de chute annoncèrent que le tir avait porté. Sans attendre, il sauta par-dessus le bureau et saisit l'archevêque par les pans de sa soutane.
Il le hissa vers lui si violemment qu'il déchira son habit d'ecclésiastique. Le mercenaire découvrit alors un Fadrique métamorphosé. Celui-ci avait perdu toute sa bonhomie, son visage s'était mué en un masque rigide, composé de calcul et de férocité. Sa chevelure neigeuse était devenue un réseau de cheveux filasses, trempés de sueur. À la place du doux regard, des yeux d'orage aux prunelles fendues de noir contemplaient Juan-Carlos avec une haine mêlée d'inquiétude.
Si le Catalan avait eu des doutes, ils auraient été balayés instantanément. Ces yeux valaient toutes les confessions. Seul un traître pouvait user d'une couverture si parfaite, aussi longtemps, et la garder au sein même du grand conseil de Catalogne.
Le
Yeoman eut un rictus. Sans prévenir, il fracassa le nez de l'archevêque d'un coup de tête. Fadrique s'écroula en gémissant de plus belle.
Furieux, Mendoza le gratifia d'un coup de botte dans l'estomac. Jaillissant de la soutane du vice-roi, un stylet gifla l'air, sa pointe dressée pour frapper. Le capitaine ne lui laissa pas le temps d'attaquer. D'un geste aussi souple que rapide, il saisit sa dague, se pencha vivement sur le côté, et, d'un revers, il désarma la main qui le menaçait, la blessant au passage.
Noreña hurla. Son petit doigt fut à demi arraché.
: Ainsi, tu as tombé le masque, traître! J'avais vu juste: l'archevêque Fadrique de Portugal, vice-roi de Catalogne et membre du
Conseil des Cent, est donc bien en réalité un espion du roi Français. Ce cher Charles Quint ne va jamais s'en remettre lorsqu'il l'apprendra!
L'intéressé passa sa langue sur ses lèvres pour lécher le sang coulant de son nez blessé. Depuis qu'il avait lancé sa dague et perdu son stylet, il était désarmé. Il essaya:
Fadrique: On peut sûrement s'arranger. Trouver une solution... Je suis riche, très riche...
: Tu m'a volé ma vie! Tu as détruit ma famille! Et tu veux qu'on s'arrange? M'offrir ton vulgaire argent? Tu crois que tu vas t'en sortir avec un ignoble marchandage?
L'expression qu'arborait Mendoza valait toutes les potences. Fadrique Noreña s'affaissa, terrassé par son agressivité. Il eut un sursaut désespéré et joua son dernier atout en lâchant d'une seule tirade:
Fadrique: C'est vrai, je suis ou plutôt j'étais un espion à la solde des Français! Lorsque j'occupais la présidence de Siguenza, dès 1512, j'ai dû partir pour le nord de l'Espagne où je devais signer des pactes avec eux en territoire Guipuscoa*... Le royaume d'Aragon de Ferdinand II venait de s'emparer de la Haute-Navarre du roi Louis XII. J'y suis retourné, huit ans plus tard, en 1520. La France et l'Espagne avaient changé de souverain et c'est durant cette période que mon passé peu glorieux m'a rattrapé: je fus accusé d’abus de pouvoir et d’utilisation de l’inquisition lors des Cortes de Montsó en 1510. Pour ne pas ébruiter cette affaire, j'ai accepté, à contrecœur, ce rôle de traître. Je me trouvais à présent à danser sur le fil du rasoir, écartelé entre les deux plus grands princes d'Europe. Mais je m'étais engagé de moi-même sur cette voie et il était trop tard pour reculer. Je devais aller jusqu'au bout et ce qui pourrait m'arriver par la suite, je refusais d'y songer. Au début, ce que l'on me demanda n'était pas bien méchant: glaner des renseignements concernant les grands d'Espagne, à intervalles espacés. Je veillais à un point, cependant: soigneusement distiller les informations traîtresses que je livrais au roi de France afin de le noyer dans un flots de données intéressantes, certes, mais pas décisives. De quoi nourrir sa curiosité, tout en dévoilant le moins de secrets possibles. Mais plus tard, en 1523, je fus contraint de passer au stade supérieur: j'ai dû organiser le meurtre d'Esteve de Garrett et trouver un bouc émissaire. J'ai donc orchestré ton implication pour te perdre... Selon les instructions de François Ier, qui estimait que cet homme devenait trop entreprenant dans sa lutte contre son allié, Soliman. L'inquisiteur avait entrepris de créer un ordre d'élite que tu étais censé intégrer et mener. J'ai fait tuer Esteve par Pedro Folc de Cardona, qui s'était servi de ton épée. Il s'est ensuite chargé de ton cas tandis que je plaçais les lettres compromettantes dans tes affaires. Il a été très facile de manipuler les
Compagnons. La jalousie que Pedro éprouvait pour toi constituait un levier bien suffisant. Sans compter qu'il faisait pour François Ier un homme-lige parfait, beaucoup plus intéressé par les plaisirs qui accompagnaient sa vie dissolue que par ses nouvelles responsabilités. Deux chevaliers éliminés d'un coup.
Fadrique reprit sa respiration avant de poursuivre docilement. Il avait perdu toute pugnacité, toute ruse.
Fadrique: Tu l'as compris, j'étais effectivement au service du roi de France et durant cinq années, je l'ai servi du mieux que je pouvais. Puis, en 1525, lorsque j'ai vu mes aspirations s'élever à l’une des positions les plus importantes de la monarchie Espagnole, j'ai décidé de reprendre ma liberté. L'Empereur venait de me nommer vice-roi de Catalogne et son capitaine général, commandant de la même manière en Sardaigne et dans le Roussillon. Cette existence s'avéra bien plus agréable à vivre que celle d'un espion. Alors, depuis presque sept ans, je suis entièrement à la solde de Charles Quint comme je l'étais naguère avec sa grand-mère, Isabelle la Catholique. Tu vois, j'avoue tout. Je t'en prie, épargne-moi!
Le mercenaire s'étonna:
: Tu penses encore pouvoir t'en sortir la vie sauve? Juste parce que tu as avoué tes méfaits?
Fadrique: Je sais des choses, beaucoup de choses. Emmène-moi voir ton maître. Je parlerai si tu m'emmènes en sécurité! Je t'en supplie!
Voyant que l'Espagnol ne paraissait pas convaincu, l'espion lâcha d'une nouvelle traite:
Fadrique: J'ai un renseignement qui te concerne au premier chef. Je te l'échange contre ma vie sauve!
Mendoza cracha:
:
Ne joue pas avec moi!
Il plaqua l'archevêque contre le mur et appuya fortement son coude en travers de sa gorge, de manière à l'immobiliser. Il saisit le nez de son captif et le tordit sans pitié, provoquant les geignements de douleur du supplicié.
: À présent, parle! Quelle est cette si précieuse information?
Fadrique: Non, jure d'abord sur ton honneur! Tu peux me faire mal, très mal, tu peux me tuer, soit. Mais j'étais un espion, la torture ne suffira pas à me faire parler, tu dois le savoir.
Intéressé malgré lui, le Catalan dut maîtriser sa soif de sang. Et ce ne fut pas tâche facile, il se voyait déjà vider la grosse panse du notable de sa dague. Toutefois, il se remémora les paroles de son ami, Pedro le marin:
:
Tu ne peux pas faire ça!... Tu dois renoncer à cette folie... C'est quelqu'un de bien. Il gouverne son diocèse, et non sans grâce. Avec sa générosité, il donne beaucoup, comme cette collection de cassettes de factures de Bourgogne, aux dépendances Cabildo...
Le capitaine pesa soigneusement ses options. Après tout, il était en train d'outrepasser ses ordres et devait trouver une solution convenable. Finalement, il se décida:
: Fort bien, Noreña, j'accepte. Mais si tu penses que tu peux me manipuler comme Cardona, tu risques une sacrée désillusion. Et si j'estime que ton information ne vaut pas le coup, ou si je sens que tu me mens, je t'égorge sans attendre.
Ne pouvant cacher son espoir, l'archevêque souffla:
Fadrique: Tu engages ton honneur? Tu me laisseras vivre?
: Oui, moi Juan-Carlos Mendoza, je jure de te ramener en vie en Angleterre, sur mon honneur de
Yeoman. Ça te va? Parle, maintenant!
Fadrique: Voilà, je ne sais pas si tu vas me croire mais le roi de France en a après toi. Ce n'était pas le cas il y a dix ans. Si tu as été choisi à cette époque, c'était parce que Pedro voulait ta peau... Non, l'intérêt du monarque à ton encontre est beaucoup plus récent... Il y a sept mois de ça, environ, bien des années après avoir changé d'allégeance, j'ai reçu un message direct de sa part: je devais rassembler tous les éléments sur toi, Juan-Carlos Mendoza, et sans perdre de temps. Évidemment, j'ai trouvé cette demande troublante. Comme tout le monde ici, je te croyais mort. Je n'ai en fait rien trouvé d'intéressant à rapporter sur ton compte. Tout ce qu'on savait de toi datait d'avant ta disparition et je n'ai rien trouvé qui permette de penser que tu avais survécu à notre complot. Je ne sais rien de plus à ce sujet, car le mois suivant, j'ai détruit tout ce qui pouvait me rattacher aux Français, notamment mes lettres. Depuis, je ne communique plus avec ceux que j'ai reniés.
Estimant que son interlocuteur lui disait la vérité, le capitaine s'interrogea:
: Mais pourquoi? Que me veut le roi de France? Je ne le connais même pas...
Fadrique haussa les épaules.
Fadrique: Je n'en sais rien. Cela a rapport avec une prophétie, mais je n'en sais pas plus. La seule chose que je peux ajouter, c'est qu'il a peur de toi. Et jamais personne ne l'a vu craindre qui que ce soit auparavant!
Quoi que lui veuille le Roi-Chevalier, ce ne devait sûrement pas être très amical. Cela pouvait expliquer la chasse de la Garde Écossaise et de Zarès, ainsi que l'assaut des
valientes Nyerros. Bien que peu réjouissante, l'information valait son pesant d'or. Le bretteur allait devoir se montrer très prudent à l'avenir. Et devenir encore plus méfiant qu'avant. Il devait en parler à quelqu'un de haut placé. Son maître pourrait peut-être l'aider au sujet de cette mystérieuse prophétie. Tout à fait le genre d'énigme que Charles Brandon appréciait.
: Bon, je verrai ça plus tard. En attendant, tu viens avec moi. Mon supérieur décidera lui-même de ton sort. Sois sage et tout se passera bien... Enfin, je l'espère pour toi car si Henri VIII est dans l'un de ses mauvais jours, je ne suis pas sûr que tu y gagnes au change...
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Mendoza délaissa son prisonnier le temps d'aller jusqu'aux épais rideaux de velours, d'en défaire les cordons et s'en servir pour lier les mains de Fadrique dans son dos. Il revint se placer devant lui et plaqua ses yeux dans les siens avant de dire d'un ton suave:
: Ah, Noreña, il reste un point à régler! Tu as oublié? Nous devons encore solder notre petit compte, à tous les deux.
Le
Yeoman empoigna sa dague avec un sourire carnassier. Il s'approcha de l'archevêque sans défense. La lame vibrait dans la main de son propriétaire, réjoui de ce qu'il allait perpétrer. Le vice-roi de Catalogne faisait une victime de tout premier choix. Il s'écria:
Fadrique: Nooonn!... Tu as juré de ne pas me tuer! Aahh!!!
L'horrible hurlement qu'il poussa fut suivi d'un gargouillis. Puis, du son déplaisant de la chair incisée. Enfin, d'une série de gémissements presque inaudible.
Après avoir accompli sa sinistre tâche, Mendoza se releva pour aller se laver les mains dans le cabinet de toilette de l'archevêque. Ce dernier s'était évanoui sous la douleur. L'Espagnol ne craignait pas d'être importuné. Aménagé de façon à étouffer les sons produits à l'intérieur, garantissant ainsi que les entretiens de l'ecclésiastique restent confidentiels, les appartements garderaient le secret sur ce qu'il venait de commettre.
Le capitaine examina les documents sur le bureau. Y figurait un dossier que le félon avait tenté de cacher: une copie du plan de conquête de l'Empire avec tous les détails nécessaires. Il l'empocha aussitôt en se félicitant de sa chance. Les informations secrètes en révélaient suffisamment pour pouvoir anticiper les manœuvres des troupes et, ainsi, au besoin, briser leur tentative d'invasion sur le plan militaire. Ce dossier se révélait également d'une grande importance stratégique pour l'Angleterre. Des plans établis par l'Empire, Henri VIII tirerait une manne de renseignements sur l'organistion des armées de son neveu Charles, l'étendue de ses ressources, ses options tactiques, le nom de tous les officiers supérieurs en poste, et probablement encore bien d'autres richesses.
Les autres papiers ne présentant aucun intérêt pour Mendoza, il les jeta dans l'âtre avec le petit bout de chair sanguinolent qu'il avait coupé à Noreña.
Ce dernier poussa un gémissement. Il revenait à lui.
Dépouillé de ses vêtements, bijoux et parures, les épaules parcourues de spasmes, l'archevêque frémissait, choqué et meurtri. Son visage était recouvert d'un linge assombri par le sang frais coulant de son nez. Quant à la blessure de son petit doigt, elle était déjà recouverte d'une poupée imbibée de vin afin d'aseptiser rapidement la plaie.
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Juan se rendit jusqu'à la garde-robe pour y prélever un ample manteau brun, anonyme, qu'il revint passer à son prisonnier, rabattant la capuche sur son visage. une écharpe servit à le bâillonner. Noreña entreprit de se débattre, mais le mercenaire l'assomma d'un coup de coude dans la nuque.
En dépit des apparences, le
Yeoman tenait sa promesse. Il ferait ramener l'homme d'église sur l'île Anglaise, en vie. Sans avoir renoncé à sa vengeance.
Il avait agi selon sa propre morale, son propre code. Le passé était enfin mort pour lui. Il en avait finalement rompu les attaches corrosives. Il renaissait. Il était libre, libre de forger sa destinée. Et comme il l'avait annoncé à l'archevêque, il avait choisi de servir un autre maître que l'Empereur.
Mendoza allait disparaître une bonne fois pour toutes, de sa propre volonté. Remplacé par John Mendson...
John Charles Mendson. Le nom d'emprunt donné par son oncle Íñigo lui allait si bien. Il sonnait juste.
À suivre...
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*Cligne-musette: cache-cache.
*Cinq toises: neuf mètres, à peu près.
*Jerarca: Hiérarque, personnage important, haut placé dans une hiérarchie, en particulier dans l'ordre de l'Église.
*Guipuscoa: L'une des trois provinces de la communauté autonome du Pays basque, dans le nord de l'Espagne.