Fanfic: Le monde est dans sa jeunesse.

C'est ici que les artistes (en herbe ou confirmés) peuvent présenter leurs compositions personnelles : images, musiques, figurines, etc.
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yupanqui
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Re: Fanfic: Le monde est dans sa jeunesse.

Message par yupanqui »

Moustique a été écrasé ou n’a pas passé la canicule ?
« On sera jamais séparés » :Zia: :-@ :Esteban:
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TEEGER59
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Re: Fanfic: Le monde est dans sa jeunesse.

Message par TEEGER59 »

Désolée, j'ai trop de choses à faire en ce moment. Demain, peut-être...
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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TEEGER59
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Re: Fanfic: Le monde est dans sa jeunesse.

Message par TEEGER59 »

Suite.

CHAPITRE 38.

Barcelone était toujours en fête.
Alors que le conseil s'achevait, Patakon et Mendoza remontaient carrer del Bisbe, une ruelle étroite reliant la plaza Sant Jaume et le Pla de la Seu, le lieu de résidence de l’archevêque de Barcelone.
Côte à côte, marchant en direction de la cathédrale Sainte-Croix, les deux hommes franchissaient, dans l'indifférence générale et sans même que les soldats de garde leur accordassent un regard, la porte de l'Évêque qui regardait sur la plaza Nova.

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:Mendoza: : Pourquoi ne restons-nous pas du côté de la Casa de la Ciutat?
Patakon: J'ai envoyé un jeune collègue traîner sur la place. Avec l'agitation que tu as créée en ville, je ne doute pas que tes ennemis prennent des mesures. On va s'installer en terrasse et attendre tranquillement des nouvelles de mon p'tit gars...
Quelques bières et un bâtonnet de tabac plus tard (Manuel avait annoncé qu'il conserverait le chènevis pour les grandes occasions), un gamin à la tignasse ébouriffée, maculé de crasse, au visage pétillant d'intelligence, s'extirpa de la foule en liesse pour rejoindre leur table. Il s'appelait Lazarillo et il était le guetteur de Madariaga.
À peine arrivé, il lâcha d'une voix enjouée:
Lazarillo: J'ai des nouvelles de l'hôtel de ville, comme tu m'as demandé, le manuel! Quel bazar là-bas! On recherche un grand type, un genre de mercenaire aux cheveux bruns, avec les yeux noirs. Les diacres et les questeurs ont été alertés. Toutes les entrées sont filtrées, même celles du palais de la Généralité, en face... Sûr que ça les fait râler, les citadins... Le bazar, quoi! Alors, t'es content de moi, Patakon?
Ce dernier jeta trois pièces d'argent au jeune débrouillard avant de le renvoyer d'un claquement de langue. Il caressa pensivement la pointe de son menton, avant d'ajouter, la mine assombrie:
Patakon: Ça va être difficile pour toi d'y pénétrer sans te faire arrêter! Ton physique n'est pas précisément anodin.
Le vieux voleur soupira:
Patakon: Ça ne va pas du tout avec ce que j'avais prévu. J'avais un contact, un vieux scribe travaillant dans la Escribania, l’espace où tous les livres d’accords et de comptes sont stockés. Il pouvait te faire entrer mais maintenant, ça m'étonnerait qu'il soit d'accord pour tenter le coup. Il n'est pas vraiment du genre courageux, si tu vois ce que je veux dire...
Le visage des plus sérieux, le capitaine rétorqua:
:Mendoza: : Figure-toi que je m'y attendais. C'est précisément là que tu es censé intervenir, Maître-voleur! À toi de me trouver une solution pour entrer là-dedans. Et d'ici demain, car je veux assister au Jugement.
Patakon: Mouuais...
Madariaga tirait résolument sur son cône. Son regard s'était fait méditatif. De sa voix voilée par l'abus de fumée, il annonça:
Patakon: Il y aurait bien un moyen, fiston, mais ça pourrait être dangereux.
:Mendoza: : Dangereux? Sois plus explicite.
Patakon: Je veux dire dangereux, même pour un homme comme toi. Je pense à un chemin de traverse. Mais il vaut mieux ne pas avoir peur d'être sous terre. Cependant, je dois d'abord demander l'avis de mes partenaires. Il y a des règles à suivre. Et je te préviens tout de suite, ça risque de coûter cher...
D'un revers de la main, le Catalan signifia que payer n'était pas son problème. Le manuel poursuivit:
Patakon: Je te donnerai la réponse ce soir. Cette fois, je ne suis pas le seul en cause. Je dois consulter la Fratrie. On se retrouve à la Mouette Rieuse à la première heure de la nuit.
Ils se quittèrent. Mendoza avait du temps à perdre, pour une fois. Il descendit sur le port voir danser les navires, et contempla longuement les goélettes, voiliers, chalands, felouques, qui valsaient doucement sur une mer espiègle, parée d'un manteau bleu-vert ourlé d'écume, et surmontée d'une nuée de mouettes exubérantes. Le Yeoman regardait ce spectacle sans véritablement le voir. Il songeait à ses plans.
Il savait que le retentissement de ses méfaits en ville lui interdirait l'accès à la Casa de la Ciutat. Pedro Folc de Cardona devait déjà s'être retranché derrière les murs épais du palais de Requesens, étroitement gardé. Impossible de l'atteindre de front, comme les autres. Mais le bretteur avait prévu cette possibilité. Pour confronter le député, il allait devoir employer une manœuvre moins directe et plus hasardeuse. Il repensa à ce qu'il avait prévu. Il n'aurait qu'une seule occasion de l'approcher. Couronnée de succès, elle lui offrirait une vengeance totale.
Tandis que son regard s'attardait sur les flots, un point grossi à l'horizon, venu du sud-ouest, du bout de la jetée.
:Mendoza: : Pedro!?!
Impossible de se méprendre sur l'identité de l'homme qui venait dans sa direction. Il s'agissait bien de Pedro. Mais Pedro le marin, non le député. Alors qu'il n'était plus qu'à quelques pas du capitaine, sa tête tournait de droite à gauche, comme s'il cherchait quelque chose. Soudain, stupéfait, il reconnut le capitaine et souffla:
:Pedro: : Mendoza? Mais... que fais-tu ici?
:Mendoza: : Je pourrais te poser la même question, Pedro...Viens! Il vaut mieux ne pas rester là.
Le ballet incessant des portefaix et des Bastaixos, en effet, les repoussait contre le bord du quai, bouchant le fragile passage que l'homme au foulard vert avait réussi à se faire pour rejoindre son vieil ami.
:Pedro: : Allons vider une chopine, si tu veux? J'aimerais savoir par quel miracle je te retrouve à Barcelone... si toutefois tu veux bien me le dire?
L'Espagnol tira son mouchoir pour essuyer sa figure où la sueur collait la poussière. Son regard se posa sur l'homme à la face simiesque avec une curiosité où entrait de l'amusement. Il avait vieilli ces dernières années et ses yeux étaient pleins de mélancolie.
:Mendoza: : Pourquoi ne le voudrais-je pas? Nous sommes toujours amis, n'est-ce pas? Tu es content de me revoir, au moins?
:Pedro: : Quelle question!
:Mendoza: : Moi aussi, je suis très heureux. C'est un peu de soleil après les jours noirs que je viens de vivre. Alors, tu vois, c'est la seule chose importante car nous sommes à nouveau réunis.
Sans répondre mais les larmes aux yeux, Pedro mit ses bras autour de lui et le serra contre sa poitrine.

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Ils restèrent là un instant, sans bouger, attendant que leur commune émotion s'apaise. Jamais encore le marin n'avait eu pour Mendoza cet élan amical. Leur affection, jusque-là, s'était passée des gestes et plus encore des mots. Il avait fallu que vienne l'épreuve de la séparation pour que Pedro comprît la place que le capitaine avait prise dans son cœur.
Le nez contre la tunique de Juan, Pedro demanda:
:Pedro: : Tu n'as pas craint de retrouver ce danger, ces hommes qui ont voulu t'assassiner?
:Mendoza: : Pas vraiment. Plus de dix années se sont écoulées... et puis mourir là ou ailleurs? Je n'ai plus rien à perdre... Et Sancho? Qu'est-il devenu?
:Pedro: : Il est ici avec moi. Nous avons d'ailleurs rendez-vous à la taverne de Rico. Viens!
Le marin empoigna son ancien supérieur par le bras et l'entraîna à sa suite.
L'air de cette fin de matinée était léger, pur et transparent, avec cette belle lumière irisée qui annonçait une après-midi de soleil mais le cœur de Mendoza demeurait lourd tandis qu'il cheminait auprès de Pedro dans la poussière de ces rues tant de fois parcourues jadis. Les choses n'avaient plus le même visage ni la même couleur et le Catalan se retrouvait étranger, capitaine déchu devenu mercenaire, au milieu de ce beau pays qu'il aimait de toutes les fibres de son corps, de toute la tendresse de son cœur et qui ne le reconnaissait plus.
Pedro, qui l'observait du coin de l'œil, le voyant trébucher, saisit son bras et ne le lâcha plus:
:Pedro: : Le chemin te paraît amer, Mendoza, parce qu'il y a dix ans, tu es tombé de haut et que tes blessures saignent encore mais sache que celui qui veut atteindre le sommet de la montagne ne peut s'abstenir d'en gravir la pente.
:Mendoza: : Crois-tu qu'il existe encore un sommet pour moi? Je suis las, Pedro.
:Pedro: : Je te l'ai dit: tu saignes encore mais les cicatrices font la peau plus dure. Un jour, tu guériras et tu pourras alors apercevoir de nouveau l'horizon. Tu découvriras que tu as envie... d'aimer et d'être aimé.
:Mendoza: : Jamais! Jamais plus je n'aimerai! Il y a trop d'amertume en moi pour que l'amour y revienne un jour. Tout ce que je désire, à présent, c'est me venger. J'ai tout perdu en voulant changer de vie après ce tour du monde...
:Pedro: : Je sais... Je sais... Et la vengeance, il est tout naturel que tu y songes.
:Mendoza: : Je ne pense qu'à cela! Et je n'ai que ces deux mains pour y parvenir...
Mendoza marchait en regardant ses pieds et ne disait plus rien. Pedro respectait son mutisme, devinant en partie les pensées qui s'agitaient sous ce front intelligent.
Soudain, brisant le silence, le bretteur demanda:
:Mendoza: : Et Sancho et toi? Qu'avez-vous fait depuis toutes ces années?
:Pedro: : Voilà une bonne question à laquelle je vais me faire un plaisir de répondre.

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Pedro retraça pour son auditeur ce qu'avait été leur vie depuis que Mendoza avait quitté l'Espagne. Il évoqua aussi leur prochain voyage pour le Nouveau Monde.
:Pedro: : Il y a cependant quelques formalités à régler avant le départ.
:Mendoza: : Des formalités? Quel genre?
:Pedro: : Le commandant Perez nous a chargé de trouver un homme... Un homme comme toi.
:Mendoza: : Comme moi?
:Pedro: : Oui, tu sais. Quelqu'un de ta trempe pour un petit travail de récupération.
:Mendoza: : Et de quoi s'agit-il?
:Pedro: : Il ne l'a pas dit clairement. La seule chose que je sais, c'est que le gouverneur Pizarro, en poste à Tumbes, a besoin de quelque chose... De quelque chose qui se trouve ici, à Barcelone. Mais je t'en prie! Assez parlé de ça. C'est ton histoire que je désire entendre.
Le silence, à présent, les entourait. Mendoza soupira.
:Mendoza: : Ma route n'a guerre connu que les épreuves...
Chez Rico, se laissant tomber sur un tabouret, le Yeoman entreprit de retracer aussi succinctement que possible ce qu'avait été sa vie depuis son exil. Quand il eut fini, Pedro ne disait rien: il semblait changé en pierre et, tel qu'il était, assis très droit sur son siège, son pantalon souillé de poussière, les jambes croisées, il ressemblait à ces vieux sages qui, accroupis sur la terre rouge des marchés d'Orient, chantaient la gloire du Prophète, les hauts faits des califes ou de leurs cavaliers légendaires et faisaient entendre parfois des paroles nées d'une antique sagesse ou d'une vision d'avenir. Pedro semblait si loin, tout à coup, que le mercenaire se pencha et, posant une main sur son épaule, le secoua doucement.
:Mendoza: : Pedro! M'as-tu seulement entendu?
Il ne bougea pas, et ses yeux demeurèrent fixés dans le lointain.
:Pedro: : Oui... Mendoza... Je constate que cette vengeance est déjà bien entamée. Mais que comptes-tu faire, après?
:Mendoza: : Je ne sais pas.
:Pedro: : Tu pourrais peut-être aller voir Perez et...
:Mendoza: : ... Et effectuer ce "travail" puis me joindre à votre expédition. C'est une idée mais pour l'instant, je suis occupé. On m'a confié une mission délicate.
:Pedro: : Hum! Qu'est-ce que c'est?
:Mendoza: : Si tu veux en savoir davantage, approche-toi un peu. Je n'ai pas de secrets pour toi mais il y a des choses que je ne peux pas révéler en public.
Vaguement flatté, Pedro se pencha et écouta ses confidences. Ils s'entretinrent à voix basses des affaires du capitaine. Au moment où il allait dévoiler le nom de sa cible, ce dernier se tut quelques instants mais son interlocuteur le pressa de continuer avant de hausser la voix:
:Pedro: : Tu ne peux pas faire ça!
Le Yeoman lui fit signe de parler plus bas, mais il continua sur le même ton:
:Pedro: : Tu dois renoncer à cette folie.
:Mendoza: : Je n'ai pas le choix, Pedro.
:Pedro: : Mais c'est quelqu'un de bien. Il gouverne son diocèse, et non sans grâce. Avec sa générosité, il donne beaucoup, comme cette collection de cassettes de factures de Bourgogne, aux dépendances Cabildo*.
Le marin resta silencieux dans l'attente d'une explication. Le mercenaire répéta:
:Mendoza: : Je n'ai pas le choix, Pedro. C'est un ordre, je dois donc obéir. Je ne suis guère plus qu'un jouet entre les mains des grands de ce monde. Ils décident de ce qui les arrange sans se soucier du nombre de morts ou de la misère que cela pourrait entraîner. Et puis, beaucoup d'entre nous sont des exécuteurs et nous n'en savons rien...
Ils restèrent pensifs quelques instants.
:Pedro: : Et tu es seul pour accomplir cette tâche? Tu n'as reçu aucune aide?
:Mendoza: : Si. Celle d'un homme qui m'a traité comme un ami. Il m'a trouvé un logement, d'abord à "La truie qui file", puis... à "La mouette rieuse".
:Pedro: : Tu n'es pas retourné chez toi?
:Mendoza: : Ai-je donc encore un chez moi, ici?
:Pedro: : Bien sûr! Ta mère est toujours en vie...
Le cœur de l'Espagnol s'arrêta, tandis que sa gorge se serrait, que sa bouche devenait sèche:
:Mendoza: : Qu'est-ce que tu as dit?
Pedro eut un long frisson qui le secoua tout entier et le tira de l'espèce de transe où il avait sombré. Il regarda son ami et eut un faible sourire:
:Pedro: : Nous avons souvent parlé de toi, tu sais. Et je crois qu'en dépit de ce que tu as souffert ici, elle a toujours espéré que tu reviennes un jour.
:Mendoza: : J'irai la voir quand j'aurai réglé cette affaire.
En quelques secondes, Pedro comprit que Mendoza irait jusqu'au bout. Mettant fin au conciliabule, ils commandèrent un gobelet de vin qu'ils sirotèrent en contemplant la foule. Cinq minutes plus tard, un homme rondouillard se présenta devant eux.
:Sancho: : Oh! Ce n'est... ce n'est pas vrai?... Je rêve!
:Mendoza: : Eh non, Sancho, c'est bien moi!
:Sancho: : Por Dios!
Emporté par sa joie, le gros marin prit le Catalan sans ses bras et l'embrassa sur les deux joues.

☼☼☼

Tous trois devisèrent durant tout l'après-midi, parlant de tout et de rien.
Un moment, ils restèrent silencieux à jouir de la paix et de la tranquillité qui émanait de l'arrière-salle de la taverne de Rico. La paix avant la guerre...
La guerre, qui sous Charles Quint, occupait une place centrale et nul ne connaissait mieux ses réalités, souvent cruelles, que Mendoza.
La pensée de retourner se battre et l'air iodé s'alliaient pour le galvaniser. Il brûlait d'agir. Un signe de nervosité. Ainsi, il préféra rentrer. Il salua ses deux vieux compagnons en leur promettant de réfléchir à leur proposition.
Un moment plus tard, cheminant vers la Mouette Rieuse d'un pas paisible, il cherchait vainement le visage familier de la ville qu'il aimait.
Peut-être l'avait-il trop idéalisée au cours de ces longs regrets qu'elle lui avait donnés? Peut-être aussi ces dix années, en le marquant de traces indélébiles, l'avaient-elles vieilli? Ou bien était-ce simplement parce que, même s'il s'était toujours voulu Barcelonais jusqu'au bout des ongles, il ne l'était plus vraiment?
Pourtant, une chose était certaine: tout le sang qu'il avait fait couler ne lui suffisait pas parce qu'il en manquait un: celui de Pedro Folc de Cardona. Tant que ce monstre respirerait sous le même soleil que lui, Mendoza savait qu'il n'aurait ni trêve ni repos.
Alors? N'était-il pas typiquement Catalan, ce goût de la vengeance qu'il avait toujours porté en lui?
Dans sa chambre, il se dévêtit avant d'effectuer ses exercices de concentration. Il se redressa et entreprit d'effectuer plusieurs enchaînements d'attaques en pointes et de parades avec sa lame. Au bout d'une heure, il acheva la séance par une longue série d'étirements suivie d'un somme. Le soir venu, le capitaine descendit à la taverne retrouver Manuel et ses acolytes de la Fraternité.
Lors de sa sieste, il avait fait un curieux rêve.

Il courait sur une route poussiéreuse qui traversait une campagne peinte aux divers tons de gris. Aucune autre couleur pour égayer le paysage. Devant lui, au loin, une silhouette filait, rapetissée par la distance. Il la poursuivait. Au fil de sa course, il croisa trois arbres successifs sur lesquels étaient suspendus les dépouilles sanglantes de Pero Laxo, Alfonso Beyra et Diego d'Ordongnes. Mendoza se rendit compte que le sang rubis qui coulait de leurs blessures se révélait être la seule couleur franche de son environnement. Il réalisa également une chose plus importante encore: c'était Pedro Folc de Cardona qui s'enfuyait devant lui. Le Yeoman accéléra l'allure et le député se mit peu à peu à grossir dans son point de mire. Apparut Galceran Cadell, les cheveux teints en brun, qui bondissait nu, dans l'herbe haute. Le défunt bâtard poussait des cris stridents s'apparentant à ceux d'un goret et finit par disparaître derrière un rideau d'arbres aux feuilles presque noires. La poursuite se fit plus nerveuse. Juan s'était encore rapproché de sa future victime et celle-ci jetait des coups d 'œil inquiets par-dessus son épaule.
La piste se fit moins linéaire. Au détour d'un tournant, elle s'interrompit brutalement devant la profondeur brumeuse d'un précipice sans fond. Pedro stoppa net et se retourna. Mendoza arrivait sur ses talons. Désespéré, l'ecclésiastique sauta dans le vide. Le mercenaire l'imita sans hésiter.


Mendoza se réveilla alors qu'il planait dans le vide, tel un aigle à la poursuite d'un lièvre. La tonalité de ce songe s'avérait bien moins dérangeante, douloureuse, que la vague de cauchemars qui l'assaillaient régulièrement. Il en fut soulagé. Une chose le frappa brusquement. Le gloussement qu'il avait si souvent maudit n'avait sévi à aucun moment. Le rire hanté de Catalina avait définitivement quitté sa tête, il le pressentait.
Une fois dans la taverne, Azucena, la patronne, lui indiqua la plus grande des alcôves. Toujours vêtu de couleurs sombres, toujours en train de fumer, Madariaga salua son arrivée. Le voleur était entouré de quatre hommes. Sur la table, un long plat fumant de boudin épicé, servi avec des chopes d'épaisse bière rousse.
Avec une emphase manifestement avivée par le tabac, Manuel s'écria:
Patakon: Ah, te voilà, fiston! Mes doux sires, voici le personnage dont je vous ai parlé! Puisqu'il s'est occupé du cas de Cadell, je le juge digne de vous côtoyer. Prends place, mon gars. Prends place au sein de la Fratrie, partage notre repas. Camarades, je vous présente Mendson!
Le mercenaire s'installa à côté de Patakon, dos au reste de la salle. Le voleur annonça fièrement à Juan:
Patakon: Ma bande! La crème de la Fraternité: le gros, là, dans son pourpoint émeraude, c'est Fajardo Dés-Pipés, notre spécialiste des jeux; celui-là, le maigrichon dégarni doté d'un front bombé et d'un long nez, c'est Zubiri le beau parleur, ancien professeur de théologie, négociateur de talent qui s'occupe du matériel et de la revente de nos larcins. En jaune, derrière ses petites lunettes, voici Barber le rapineur. C'est l'homme le plus pacifique du groupe. Il ne parle pas beaucoup, mais ses mains sont encore plus agiles que les miennes. Et lui, le petit costaud renfrogné, c'est Latrás, notre force de frappe. Lupercio Latrás, ancien commandant d'une bande de trente hommes, exilé du Tercio pour des motifs qui ne concerne que lui. Voilà, Mendson, tels sont mes partenaires. Ils ont fait leurs preuves, je leur accorde une totale confiance!
Liés par une évidente complicité, forgée par les ans et les aventures, les quatre voleurs dévisagèrent le nouveau venu sans aménité. Tels Patakon, ils avaient tous dépassé la cinquantaine, mais dans leurs regards circonspects, brillait une éternelle jeunesse.
Mendoza était installé entre Manuel et Javier le beau parleur. À peine était-il en place, que Diego Dés-Pipés, un personnage large et ventru, à l'abondante barbe blonde, lui remplissait une chope à ras bord. L'atmosphère incitait à une certaine détente et le mercenaire se sentit tout de suite à son aise au sein du groupe formé par ces hommes d'expérience. Il trempa ses lèvres dans le breuvage frais et mousseux. Une saveur forte et fruitée vint prendre possession de son palais.
Patakon: À présent que les présentations sont faites, j'en viens à ton affaire. Tiens, goûte le boudin, il est fameux. Et cette bière? Pas encore vidée? Miguel, roule-moi donc un peu de chanvre. Tu as fumé tout seul, rapineur! Qu'est-ce que je disais... Nous, les anciens, la Fratrie de la Fraternité, un jour que nous étions en repérage, nous avons trouvé un passage sous la ville. D'anciennes galeries Romaines abandonnées courant sous une bonne partie de l'ancienne colonie de Barcino. On peut y accéder par les égouts. À un point donné de ces galeries, figure-toi, nous avons découvert un accès direct sur une sorte de conduit. Celui-ci est fermé par une grille mais il donne sur un patio. Et ce patio... je te le donne en mille! C'est celui de l'hôtel de ville. En à peine trois semaines, Latrás s'est chargé d'aménager cet accès.
Une gorgée de bière vint interrompre son discours.
Patakon: Nous cinq sommes les seuls à en connaître son existence. Je peux t'y conduire, cette nuit même.
De sa main pourvu de son cône à fumer, le voleur engloba ses camarades et annonça:
Patakon: Ils sont d'accord. Le prix sera de cinq cents réaux d'argent.
À l'énoncé de la somme, Mendoza haussa un sourcil. Les mains ouvertes devant lui, Madariaga plaida:
Patakon: Hé! Ce n'est pas moi qui l'ai décidé! Après tout, ça ne fait que cent pour chacun de nous!
:Mendoza: : Je n'ai pas un tel montant sur moi. Mais je peux vous donner une lettre de change: j'ai un sceau de certification.
Patakon: D'habitude, on ne prend que les pièces sonnantes et trébuchantes ou les bijoux, mais pour une telle somme, les gars, je crois qu'on peut consentir à un petit effort, non? Je me porte garant de lui.
Le vieux brigand s'était pris d'affection pour le mercenaire et en outre, il désirait manifestement connaître le fin mot de cette aventure.
Sa large face réjouie quelque peu congestionnée par l'abus d'alcool, Diego clama:
Fajardo: Allons-y tous ensemble, la Fratrie réunie!
De sa voix rocailleuse, Lupercio lâcha:
Latrás: Eh, Dés-Pipés, c'est pas une balade, les anciens tunnels du Mont Taber! Il y souffle un air frais mais humide, chargé avec la puanteur des eaux. Et je vous rappelle que ça fait plus d'un an qu'on n'y a pas mis les pieds. De plus, il y a des hors-la-loi et des assassins qui vivent là-dessous, ne l'oubliez pas!
Zubiri exhiba un petit carnet, qu'il se mit à compulser en caressant son menton. D'un ton docte, il annonça:
Zubiri: Voyons... Dernièrement, Pixola et Panchampla ont traversé les égouts. Ils n'ont rien signalé de spécial.
Tirant sur l'une de ses tresses noires, Latrás se renfrogna:
Latrás: Ça ne veut rien dire! Nous venons de quitter la belle saison. La plupart des marginaux vivent dehors. C'est maintenant, à l'approche de l'hiver, qu'ils vont se terrer, si vous voyez ce que je veux dire. Et regardez-vous, Compagnons. Vous avez vieilli, et toi, comme tu as grossi, Diego! Je ne suis pas certain que tu puisses suivre, en bas... Non, on ferait mieux de partir à deux, Patakon et moi, pour accompagner son nouvel ami. Ce sera plus sage, foi de Latrás! Beaucoup plus sage...
D'un ton buté, le joueur fit:
Fajardo: Lupercio, t'es vraiment un rabat-joie! Si je ne fais pas partie de cette expédition, alors je vote contre!
Il venait de vider une chope et levait déjà le bras pour commander une autre tournée. En fronçant les sourcils, il ajouta:
Fajardo: Et vous n'y pouvez rien. C'est notre loi!
À travers ses petites lunettes cerclées d'or, les yeux de Miguel Barber souriaient à tout le monde. Un bâtonnet de chènevis à la main, prélevé sur les réserves du manuel, le rapineur acquiesçait à la moindre phrase, avec l'air un peu étonné de l'éternel adolescent qu'il était. Légèrement en retrait, Javier Zubiri fumait une pipe de simple tabac. Le beau parleur n'avait mangé que du bout des lèvres, plus intéressé par la conversation que par la bonne chère. En réalité, il conceptualisait en esprit les modalités de l'expédition.
Madariaga capitula:
Patakon: D'accord, puisque c'est comme ça, qu'il vienne. On ne va pas argumenter toute la nuit, le temps file... Et puis, ça le fera peut-être maigrir, ce gros paquet de lard!
Fajardo: Patakon, tu dis ça parce que tu es jaloux!
Barber: Si Dés-Pipés peut y aller, nous aussi.
Zubiri: La vérité ruisselle de tes lèvres, rapineur. L'aventure pointe son nez exquis et nous devrions rester en arrière? Non-sens!
Latrás soupira:
Latrás: D'accord, les gars. Je m'incline. Vous l'aurez voulu. On y va tous, je le sentais venir! Mais souvenez-vous de ce que je vous ai dit. À vos risques et périls!
C'est ce qu'il souligna d'un doigt épais comme une des saucisses qu'il s'apprêtait à croquer. À lui seul, Lupercio avait englouti un bon tiers du boudin.
Impatient, Mendoza demanda:
:Mendoza: : Quand part-on?
Latrás: Voyons d'abord la question du règlement. Montre voir ton sceau.
Latrás essuya ses grosses mains dans sa barbe tressée. Le cachet tendu par le Catalan disparu dans sa dextre...
Latrás: Hum... il a l'air vrai... Tiens Javier, c'est toi l'expert. Qu'est-ce que tu en dis?

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Zubiri: "HENRICVS DEI GRACIA REX FRANCIE ET ANGLIE ET D[OMI]N[V]S HIBERNIE": Henri, par la grâce de Dieu Roi de France et d'Angleterre et Seigneur d'Irlande. Nul doute sur sa provenance, ce sceau brille de l'authenticité la plus parfaite. C'est bien la rose Tudor que je vois là. L'affaire peut-être conclue sous les meilleures auspices, je n'ai pas peur de l'affirmer!
D'un geste élégant, le négociateur fit mander du papier, une plume et de l'encre. Mendoza rédigea la lettre de change promise, marquée du sceau inviolable. Elle serait payée dans n'importe quelle banque.
:Mendoza: : Je vous la remettrai quand nous serons dans le patio. C'est ma loi!
Dés-Pipés beugla:
Fajardo: Il me plaît, cet Hombre!
Sans prêter attention aux manifestations excessives du joueur, Manuel s'enquit:
Patakon: Javier? Pour le matériel?
Zubiri: La cache quatre nous fournira tout le nécessaire. Nous prendrons ce qu'il nous faut en passant. Pour la barque, Miguel s'en chargera dès qu'il sera redescendu parmi nous. Cela va-t-il, mon cher rapineur? Il semblerait que tu aies de la buée sur les lunettes...
L'intéressé opina vigoureusement, chamboulé par l'effet du chanvre.
Fajardo: La Fratrie, c'est parti!
C'est ce que vociféra encore Fajardo avant de glisser et de choisir Zubiri pour amortir sa chute.
Lupercio fourragea dans son épaisse crinière de jais et lâcha un long et profond soupir.

☼☼☼

Le même soir, dans ses luxueux appartements, Pedro Folc de Cardona écoutait le rapport de Diricq de Melo, en charge de sa sécurité:
D.M: Les ordres d'Alfonso ont été transmis, Pedro. Le signalement de Moustique circule, les entrées de l'hôtel de ville et du palais de la Généralité sont gardées. Il est également impossible qu'il pénètre ici.
Les yeux enfiévrés par le trouble, le député demanda:
PFC: Et ma sœur? Elle l'a bien reconnu?
Le colosse acquiesça:
D.M: Il a bien été la voir. Il a neutralisé tous les hommes que ton neveu avait laissés en surveillance. Catalina, il l'a laissée tranquille, d'après ses dires. Pour ce que j'ai constaté, elle est en bonne santé, bien que choquée. Elle n'a rien voulu me dire de ce qui s'est passé entre eux. Elle était tellement pressée de partir dans votre propriété de La Roda! Elle m'a juste confirmé que c'était bien Mendoza. Je l'ai trouvée très agitée. J'ai envoyé deux douzaines de gardes pour veiller sur elle.
PFC: Très bien! Du moment qu'elle est en vie... Elle a bien fait de partir. Je ne comprends pas comment Moustique peut être encore de ce monde... Et Alfonso? Il n'est toujours pas rentré?
Le gros visage de Diricq se contracta. Il marqua un temps d'hésitation avant de lâcher:
D.M: Pedro, Alfonso a été assassiné. Je suis désolé. On l'a retrouvé sur la terrasse de la maison de Diego d'Ordongnes, éventré. Selon les traces relevées par la patrouille, il y a eu un duel sur le toit, entre Alfonso et un autre. Diego est également mort. Il s'est ôté la vie, apparemment. Ce ne peut être que Moustique!
Pedro hurla:
PFC: Nooon! Ce n'est pas possible, tu mens! Beyra se faire tuer en duel? Je ne peux pas y croire. Le Mendoza que nous avons connu n'aurait pu le vaincre.
Les mains plaquées sur les tempes, il s'écria:
PFC: Je ne comprends pas!
Le sort du comte d'Ordongnes, l'ecclésiastique s'en moquait bien. Mais Alfonso!
D.M: Je l'aurai, Pedro. Je l'aurai et je le tuerai pour toi, je le jure!
La mine du colosse, mélange de colère, de tristesse et de désarroi, convainquit Pedro mieux que ses paroles. Toutefois, le député ne répondit pas. Il s'obligea à oublier momentanément cette terrible nouvelle pour songer à la situation dans son ensemble.
Le rapport effectué par Diricq se révélait catastrophique! Les Compagnons se faisaient tuer par Moustique, visiblement en quête de vengeance. Galceran Cadell, le contact d'Alfonso à la Fraternité, avait également été éliminé. Les profits du député allaient s'en ressentir. Et tout cela arrivait au pire moment. Le plan de reconquête de la Méditerranée était trop important, et trop imminent pour qu'il s'occupât d'autre chose. Il ne connaissait même pas le nom de l'homme que Beyra avait prévu pour gérer leur contrebande. Diricq, hélas, malgré sa fidélité, n'avait pas le talent nécessaire pour diriger les affaires. Et par-dessus le marché, Moustique avait survécu! Était-ce vraiment lui? Il n'arrivait toujours pas à s'en persuader. Après tout, Catalina avait très bien pu décider de lui mentir, juste pour lui nuire. Leurs rapports s'étaient détériorés avec les années. Et sa sœur, sa demi-sœur en vérité, avait pris de la distance. Depuis trois ans, elle refusait farouchement de continuer à partager son lit. C'était l'une des raisons pour laquelle Pedro s'était installé au palais Requesens, avec Alfonso. Une autre justement était Beyra. Catalina et lui se détestaient...
L'ecclésiastique se massa encore les tempes. L'élancement caractéristique d'un redoutable mal de tête pointait à l'arrière de son œil.
Que de problèmes, soudain! Et tout devait être réglé avant son départ prévu pour la guerre. Comment faire? Son univers sécurisé s'effritait, le laissant nu, impuissant devant les réalités qui le menaçaient.
Pedro congédia sèchement Diricq.
Il était dépassé par les événements. Pour les affronter, il saisit une bouteille de vin et entreprit de la vider.
PFC: Alfonso, tu m'as abandonné. Que vais-je devenir sans toi? (Pensée).

À suivre...

*
*Cabildo: corps administratifs coloniaux chargés de diriger les municipalités à l'époque de l’Empire espagnol.
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Re: Fanfic: Le monde est dans sa jeunesse.

Message par yupanqui »

Passionnant.
Bien écrit.
Une belle séquence émouvante et nostalgique avec Pedro et Sancho.
De nouveaux rebondissements.
Un passage secret bien amené.
Une fois par les toits.. ou fois par les égouts.
Et la mention de la maman de Mendoza !

Un beau chapitre. J’ai hâte de la suite.

Surprise : Catalina n’est pas morte empoisonnée ?
Ou alors pas encore mais elle s’enfuit avant de se décomposer et qu’on ne la voie mourir dans d’horribles souffrances ?
Modifié en dernier par yupanqui le 19 sept. 2020, 13:35, modifié 1 fois.
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Re: Fanfic: Le monde est dans sa jeunesse.

Message par Este »

Excellents chapitres !! Je trouve que c'est de mieux en mieux !!
Saison 1 : 18/20 :D
Saison 2 : 13/20 :roll:
Saison 3 : 19/20 :-@ :-@ :-@
Saison 4 : 20/20 :-@ :-@ :-@ :-@ :-@

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Re: Fanfic: Le monde est dans sa jeunesse.

Message par TEEGER59 »

Suite.

CHAPITRE 39.

Quelque part dans un quartier du sud-est de Londres.

Mary l'attendait dans une chambre d'auberge.

79.PNG

Dès que le gouverneur du Languedoc fut entré, elle se leva de son siège. Elle désigna le lit où était posée une liasse de documents et annonça sans ambages:
Mary: Tiens, voici un nouveau dossier. Sur les Howard et les Seymour.
Anne: Mais comment fais-tu donc?
D'un ton sec, Mary répondit:
Mary: Cela ne te regarde en rien, Anne.
Elle empoigna son long manteau et s'en revêtit. Le duc s'étonna:
Anne: Tu t'en vas déjà?
Évitant de croiser son regard, elle rétorqua:
Mary: Oui.
Anne: Mais j'avais prévu un petit dîner entre nous... et après, une de ces fêtes dont nous avons l'habitude!
Mary: Une autre fois. Je n'ai pas envie, ce soir. De toute façon, je suis attendue à Hampton Court. Mon frère a organisé une réception et ma présence est requise.
Anne: Ah...
Montmorency ne pouvait cacher sa déception mais la jeune femme ne paraissait nullement s'en soucier. Elle semblait absente. Son charisme habituel n'opérait pas. Anne souffla:
Anne: Ma tigresse...
Mary: Quoi?
L'épouse de Charles Brandon continuait d'éviter le regard de son amant. Ce dernier demeura quelques instants sans rien dire, la bouche entrouverte.
Il se secoua et ravala les paroles qu'il s'apprêtait à prononcer.
Anne: Non, rien. J'ai ton paiement. Là, dans cette sacoche. Tu n'as qu'à la prendre, je n'en ai pas besoin.
Mary: Fort bien. Je te ferai prévenir pour notre prochaine rencontre.
Anne: N'y manque pas.
La duchesse de Suffolk quitta la pièce sans plus rien ajouter, sans même un baiser ou une rapide étreinte. Resté seul, le maréchal tourna comme un lion en cage, les lèvres serrées. C'était la première fois que la sœur du roi d'Angleterre se dérobait et ce refus le frustrait davantage qu'il ne l'aurait imaginé. Dès qu'il avait un peu de temps libre, la vision de Mary prenait possession de son esprit et il devait se faire violence pour l'en chasser. Tout à l'heure, il avait été à deux doigts de lui révéler qu'il trafiquait son mambe. Et cet inexplicable, inexcusable accès de franchise le déconcertait au plus haut point. C'était bien la première fois que le duc de Montmorency connaissait ce genre de tourment et il ne savait comment gérer cette attirance de plus en plus conquérante.
Il tenta de se consoler en songeant que, peu à peu, les services de renseignements de son maître, le roi-chevalier, parvenaient à vérifier la teneur des éléments qu'offrait Mary. Tous s'étaient révélés exacts. Et si pour le moment aucun d'entre eux n'offrait d'avantage décisif en cas de conflit ouvert avec l'Angleterre, ils permettaient de mieux se rendre compte du pouvoir potentiel de cette puissance et de la teneur de son influence sur l'Europe.
Le maréchal ne s'étonnait pas plus que cela que la jeune femme ne montre aucun scrupule à livrer des secrets Anglais, surtout ceux d'autres familles que la sienne. Non, cela ne l'étonnait pas vraiment. Il ne la côtoyait pas depuis très longtemps mais dans une certaine mesure, prétendait bien la connaître. Mary s'était révélée exempte de tout sentiment d'honneur ou de noblesse. Rebelle à toute autorité, elle n'avait que son propre intérêt en tête. Et rien, jamais, ne prévalait.
Anne cessa ses va-et-vient désordonnés et s'allongea sur le lit, les bras calés derrière sa tête. Un jour ou l'autre, s'il agissait avec assez de doigté, nul doute que l'ex reine blanche vendrait des informations sur les Tudor, sa propre famille et sans se soucier des conséquences.

☼☼☼

Mary sortit de l'auberge sans perdre de temps. Elle avait perdu toute l'assurance qu'elle affichait face à son amant. Son front était trempé alors que la nuit était plutôt fraîche. Elle porta une main tremblotante à son visage pour masser le haut de son nez. Une lancinante migraine battait sur son crâne. Elle laissa passer une vague de nausée.
Il lui fallait absolument une dose de mambe. Cela faisait trois jours qu'elle en manquait et qu'elle se battait pour résister. Elle avait tout de même réussi à leurrer le duc de Montmorency sur son état. Il était hors de question qu'il apprenne cette dépendance. Toute inconséquente qu'elle pouvait se montrer, elle n'avait aucune confiance en lui. C'était un Français, et rien que ce fait s'avérait une excellente raison pour se défier de lui.
Elle devait tenter de se sevrer, voilà ce qu'elle se répétait depuis quelques temps, mais rien qu'à cette pensée, elle était prise de sueurs froides.
Mais tout allait bien, à présent, elle avait une sacoche pleine. Elle avait le choix entre attendre d'être arrivée à Hampton Court ou bien...
Non, impossible de patienter davantage. Mary se dirigea à grands pas à travers le pré qui séparait l'auberge de la forêt. Elle se mit à courir, éclairée des pâles lumignons du premier quartier de lune qui dominait le ciel.
Le manque l'avait fragilisée et son effort la vida de toute énergie. C'est en trébuchant qu'elle atteignit la lisière des bois. À peine arrivée sous les arbres, elle se laissa glisser sur le tapis de feuilles et s'adossa à un tronc. Elle n'en pouvait plus. La duchesse était brûlante alors qu'un froid humide régnait sur la canopée.

80.PNG

Fébrilement, elle ouvrit sa sacoche et fouilla pour en sortir une dose. Elle déchira avidement le petit sac en tissu sans perdre une seconde et le porta à la bouche. Elle plaça la poudre dans le creux de la joue. Mélangée à la salive, la substance s'était vite dissoute. Chavirée par la morsure de la drogue, elle s'affala contre le tronc d'arbre. Ses sens exacerbés s'apaisèrent.
Mary glissa encore jusqu'à se retrouver sur le dos, les yeux grands ouverts. Bercée par les ondulations que provoquait le mambe, elle se laissa emporter. Son souffle s'apaisa. La poudre de coca chassait la fatigue et avec elle les manifestations du manque.
Sa vue se troubla. Un visage naquit de ce tourbillon. Celui de Juan-Carlos Mendoza.
Depuis le premier jour où elle l'avait vu, elle l'avait désiré. Et ce désir n'avait fait qu'empirer avec le temps.
Malgré ses diverses tentatives, l'Espagnol était resté de marbre, ne lui offrant jamais plus qu'une attention polie. Elle lui plaisait, au moins physiquement, elle l'avait constaté. Pourtant, rien. Il restait le seul homme à lui avoir résisté.
Au début, seul l'orgueil avait motivé ses tentatives de séduction. Mary avait habilement interrogé son frère au sujet du Catalan mais le roi avait énergiquement refusé de livrer le moindre renseignement sur lui. Elle avait néanmoins appris que le soi-disant capitaine de la Garde Royale était en réalité l'un des mystérieux Yeomen. Cette nouvelle n'avait fait qu'aviver la curiosité de la jeune femme.
L'homme aux traits durs représentait un défi de plus en plus troublant. Elle pensait fréquemment à lui. Dans ses moments d'intimité, surtout.
Au moins ne fréquentait-il aucune de ses rivales à la cour des Tudor, elle avait fait son enquête. Et ce malgré les nombreuses postulantes.
Mary: Les ribaudes! (Pensée).
Lorsque Mendoza apparaissait à l'une des nombreuses réceptions diplomatiques, il était régulièrement le centre des attentions féminines. Mais il accordait à toutes le même traitement: une politesse un peu froide. Il paraissait méfiant et ne se départissait jamais de ses manières distantes. Il n'avait cédé à aucune. Et pourtant, il n'était pas du genre à préférer les hommes, elle l'aurait senti.
Mary avait tenté de le rendre jaloux, s'était plusieurs fois affichée aux bras de son époux ou de ses propres soupirants. En pure perte.
Mais un beau jour, elle aurait sa chance. Et si jamais elle ne pouvait l'avoir, aucune autre non plus. Non, aucune autre ne lui ravirait l'Espagnol, elle se l'était juré!
La jeune femme resta ainsi un bon moment, à songer au mercenaire. Une bagarre éclata sur le perron de l'auberge, la tirant de ses pensées. Veillant à bien refermer la précieuse sacoche qu'elle glissa sous son manteau, la duchesse de Suffolk se releva, encore un peu tremblante. Elle laissa passer une vague de vertige et remit de l'ordre dans sa tenue. Elle se sentait mieux, bien mieux, à présent. D'un pas affirmé, dansant, elle quitta les bois et disparut le long de la route qui bordait la Tamise et qui la mènerait au château de Hampton Court.

À suivre...
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
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Re: Fanfic: Le monde est dans sa jeunesse.

Message par yupanqui »

Petit intermède...
Pauvre Mary, bien atteinte...
Et si elle savait pour Mendoza...
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Re: Fanfic: Le monde est dans sa jeunesse.

Message par TEEGER59 »

Suite.

CHAPITRE 40.

Galeries de l'ancienne colonie de Barcino.

La cache quatre avait offert tout l'équipement nécessaire à l'expédition souterraine. Eau, nourriture, torches, cordes, lanterne sourde et armes. Chacun s'équipa selon ses préférences. En ancien militaire qui se respecte, Latrás s'était ceint d'une courte lame à double tranchant. Il avait en outre revêtu une cuirasse, un corselet couvrant tout le dessus du corps, ne laissant que les jambes sans réelle protection. Un morion, des gantelets et des bottes ferrées parachevaient sa tenue.
Patakon se moqua:
Patakon: Il a fière allure, hein! C'est sa tenue de corseletes quand il était fantassin.
Latrás: Cette tenue, comme tu dis, m'a sauvé la vie plusieurs fois, vieille fripouille! Et la tienne par la même occasion. Bon, la Fratrie, vous mettez tous une cotte de mailles. Pas d'histoires! Je ne transigerai pas sur ce point. On ne sait pas sur quoi on risque de tomber là-dessous.
Dés-Pipés, qui peinait à enfiler son armure, rétorqua:
Fajardo: Fais pas ton rabat-joie, Lupercio. Ça va être une vraie promenade de santé!
Latrás: Tu veux que je te rappelle ce qui s'est passé, Diego, la dernière fois que tu as dis ça?
Barber et Zubiri s'étaient armés d'arbalètes à deux coups, qu'ils maniaient avec une aisance qui surprit Mendoza. Fajardo opta pour une épaisse masse d'arme qu'il fit tournoyer sauvagement, manquant d'arracher la tête du manuel. Celui-ci dut bondir hors de portée en glapissant. Latrás se rangea à trois pas du barbu et pointa un doigt sur Dés-Pipés, sans rien dire, se contentant de le foudroyer de ses prunelles aussi noires que sa chevelure. Ses sourcils épais se rejoignaient presque au-dessus de son nez épaté. Diego rangea prestement son arme et se dandina sur lui-même comme pour échapper à l'attention courroucée de l'ancien soldat.
Le Yeoman déclina l'usage de la cotte de mailles. Il préférait la vitesse d'exécution à la protection. De plus, un tel poids risquait de le gêner s'il devait combattre. Il avait hésité à s'armer de son épée car il y avait trop peu d'espace dans les souterrains pour s'en servir. Madariaga avait tenté de l'en dissuadé mais, habitué à en sentir le poids, le mercenaire la laissa néanmoins au fourreau. Il se contenterait d'utiliser sa dague.
Enfin équipés, ils avaient emprunté une barque à fond plat pour se lancer dans les égouts, accédant à ceux-ci par le port. Sans être dérangés par autre chose que quelques bandes de rats craintifs, ils avaient navigué sur les eaux sales, abrités par d'épais foulards enduits d'onguent protecteur.

81.PNG

Arrivés sur un terre-plein sableux, ils avaient abandonné leur embarcation pour s'engager dans un souterrain de pierre. Barber et Patakon s'étaient chargés à tour de rôle des verrous. Torches allumées, en silence, ils suivaient les épaules contractés de Latrás, le seul à apprécier l'endroit.
En file indienne, ils descendirent une succession d'escaliers et de passages en pente douce pour s'enfoncer dans les profondeurs souterraines.
Au bout d'une heure de marche, chacun avait roulé son manteau ou sa cape et l'avait rangé dans son paquetage. Sèches et chaudes, les larges galeries basses bâties jadis par les Romains n'abritaient plus que poussières et souvenirs.
Quoique manifestement peu satisfait d'avoir quitté la ville, Patakon évoluait avec sa discrétion coutumière. Fidèle à son habitude, il exploitait les nombreuses zones d'ombre pour passer inaperçu. On sentait sa présence, sans pouvoir vraiment le repérer. Arbalètes au dos, Barber et Zubiri portaient les torches. Le gros Fajardo s'occupait de la lanterne.
Quant à Mendoza, handicapé par sa taille, il s'était déjà cogné la tête à plusieurs reprises sur les aspérités traîtres du plafond. Constamment voûté, il commençait à avoir des crampes dans les épaules.
Leur périple prit du temps et de l'énergie, bien qu'effectué sans la bonne humeur annoncée à la Mouette Rieuse. Il se déroula sans problème, jusqu'au moment où...

☼☼☼

Arrivé à un nouveau croisement, Latrás se figea, fronçant ses gros sourcils charbonneux. Trois tunnels plongeant dans le noir les attendaient. Des rides de contrariété plissèrent son front. Il dégaina sa lame de son fourreau.
Les autres s'alertèrent. La nuque de Mendoza s'était mise à le démanger. Mauvais signe. Il posa son sac sur le sol. Sa main se rapprocha de sa botte armée. Au moins, le plafond était plus haut, il n'avait plus à se courber.
Lupercio grogna:
Latrás: Ça pue! Ça sent... le malfaiteur!
En effet, à l'odeur de poussière, omniprésente, s'ajoutait maintenant un relent musqué. L'atmosphère souterraine semblait différente, chargée de menaces occultes. Oppressantes, les zones sombres paraissaient étendre leur emprise et préparer la voie à leurs ennemis. La tension gagna les membres de l'équipe. Patakon grimaça:
Patakon: Le malfaiteur? Et nous? Que sommes-nous, à ton avis?
Latrás: Nous? Nous sommes des malfaiteurs, certes, mais de simples détrousseurs, des hors-la-loi pacifiques, des guapos affrontant des juges, des fermiers généraux injustes ou corrompus. Nous défendons les pauvres. Ceux qui sont en face, ce sont des valientes. Des bandits, des inhumains, qui répandent le sang! Des fauves, des voleurs de vies et d’honneurs, donnant l’image de monstres religieux: ils ne craignent pas Dieu, ne respectent pas l’Église, ne reconnaissant pas la Loi du Père au-dessus de leur propre Désir. De vrais sauvages!
Mendoza se raidit. Il se disait bien avoir déjà senti cette odeur musquée. Vraiment mauvais signe.
Péremptoire, Dés-Pipés annonça:
Fajardo: Tu dois te tromper, des valientes, il y en a pas dans la capitale!
Tout aussi sûr de lui, Lupercio rétorqua:
Latrás: Écoute, gros malin, déjà, nous ne sommes pas dans la capitale mais en dessous. Là-haut, tu es peut-être un expert avec les dés, mais ici, c'est mon domaine. Et je sais ce que je dis, foi de Latrás! Il y a des marginaux dans ces boyaux. Et tu devines ce que ça fait, un valiente? Ça tue pour un oui ou pour un non.
Patakon: Si Lupercio dit qu'il y a du danger, il vaudrait mieux se préparer, señores.
En dépit de réactions parfois déconcertantes, les voleurs vérifièrent leurs armes en véritables professionnels.
Le Yeoman n'aimait pas ça. Pas ça du tout. Les valientes, sévissant surtout dans les montagnes, n'avaient rien à faire dans ces lieux, normalement sous le contrôle des forces de l'Empire. Il songea à ce Zarès. Les brigands avaient-ils été envoyés à sa poursuite par le sorcier?
Peu rassuré, Dés-Pipés demanda:
Fajardo: Et si on faisait demi-tour? On peut prendre un autre chemin?
Latrás: Si j'ai pu les sentir, la réciproque est vraie. Ils ont du flair, eux aussi. Et s'ils sentent qu'on a peur, ils vont nous charger. Je préfère les voir arriver de face que par-derrière... De plus, si nous faisons front, ils hésiteront à s'attaquer à une bande armée comme la nôtre.
Lupercio cracha par terre, avant de reprendre:
Latrás: Allez la Fratrie, plantez-moi ces torches pour qu'on aie de la lumière. Et écoutez-moi bien: ne montrez pas d'hésitation ou votre inquiétude, quel que soit leur nombre. Même s'ils sont courageux, une troupe comme la nôtre représente un gros morceau pour eux. Ça devrait bien se passer. Vous me laissez parler. Javier, Miguel, sur les côtés, et, surtout, montrez bien vos arbalètes. Ça les fera réfléchir. Diego, tu restes en arrière et tu ne me gênes pas. Manuel, comme d'habitude.

☼☼☼

Dans la pénombre du couloir, à la lisière de la lumière irrégulière produite par leurs flambeaux, ils pouvaient à présent apercevoir une masse indistincte, grouillante, d'où provenaient cris et sifflements furtifs. Des hommes dépenaillés, mais armés jusqu'aux dents, surgirent.
Latrás brandit sa lame et se campa au milieu du souterrain. Sa voix rocailleuse enfla, rebondissant sur la pierre:
Latrás: Halte-là! Ne bougez plus! Nous sommes armés.
Un des bandits avança au devant de ses compagnons.
:?: : Et alors? Nous aussi! Videz vos poches et tout se passera bien.
Sa voix avait la tonalité d'un enfant. Elle contrastait fortement avec celle de Lupercio. Ce dernier répondit en agitant son coupe-chou.
Latrás: Restez où vous êtes! Nous n'avons rien à vous donner. Moi, je m'appelle Lupercio Latrás. Nous sommes bien entraînés et nous vous tuerons si vous avancez.
Son interlocuteur oscilla sur ses jambes pour manifester son indécision. Le nom de Latrás semblait craint au sein des valientes et la morsure de son badelaire tout autant. Les brigands éprouvèrent le même sentiment que leur porte-parole. Un reflux s'amorça dans le couloir. Ils rebroussèrent chemin.
Dés-Pipés souffla:
Fajardo: Ça marche! Lupercio leur a flanqué la trouille!
C'est alors qu'un sifflement impérieux issu de la pénombre se fit entendre, derrière les rangs des bandits, les clouant sur place. Ils se raidirent et s'écartèrent pour laisser passer l'un des leurs. Un homme, un poing sur la hanche et le nez en bataille. Un nez impressionnant. Le personnage était du genre trapu mais les autres le traitait avec une déférence servile. Il avait une taille plutôt courte, des épaules et des mains énormes. Une barbe poivre et sel assortie aux cheveux mangeait la plus grande partie de sa figure et, dans cette superbe exubérance pileuse, ses yeux bruns brillaient comme des charbons ardents. Son costume se composait d'un pourpoint de buffle, truffé de nombreuses taches, sur lequel deux ou trois morceaux d'armures faisaient de leur mieux pour lui donner une tournure noble qui eût été risible sans l'interminable colichemarde qui lui battait les jarrets et retroussait élégamment par-derrière un lambeau de manteau rouge. Un chapeau crasseux de la même couleur, enjolivé d'une plume écarlate, complètait son équipement.
Il avança parmi les siens et toisa les cinq hommes de son regard de braise. Il examina chacun d'eux avant de se fixer sur Mendoza. Des dents blanches apparurent dans la broussaille de la barbe. Il désigna le mercenaire d'une main et fit:
:twisted: : Une grande taille, une cape bleue et rouge, des cheveux bruns... Pas de doute, c'est bien toi...
En entendant cette intonation spécifique, Latrás lâcha:
Latrás: Un nyerro!
Le joueur chuchota:
Fajardo: Que t'arrive-t-il, Lupercio? Je ne t'ai jamais vu agité comme ça!
Latrás: Un nyerro, Diego... un nyerro, c'est un chef de bande rivale. Il mène ses hommes sur notre territoire. Ils sont rusés. Les valientes, c'est de la piétaille, à côté.
En disant ces derniers mots et sans qu'une intonation différente ait pu mettre l'adversaire en garde, Lupercio leva son arme et, avec la rapidité de l'éclair, porta un coup furieux dans la poitrine de son adversaire qui roula à terre. Celui-ci se releva prestement et épousseta son buffle crasseux avec des grâces de petit maître. Il ricana:
:twisted: : Une cotte de mailles est toujours une bonne précaution quand on fréquente les cadells, mais je te dois un nouveau trou à mon pourpoint et cela va te coûter cher, mon ami! Tuez-les... Tuez-les, sauf le plus grand. Je le veux vivant pour le maître!
Excités par les ordres du salteador*, quatre bandits se lancèrent à l'attaque. En trois bonds, ils se jetèrent à la rencontre du groupe de voleurs. Zubiri hoqueta devant leur vitesse. Fajardo jura. Barber partit d'un petit rire incompréhensible.
Mais Latrás veillait. Lèvres retroussées par un rictus courroucé, il laissa parler l'ardeur guerrière propre à sa nature.
Il se rua dans la direction du premier malfaisant et le gratifia d'un violent coup de pied à la poitrine. L'autre tournoya sur lui-même et s'effondra sur le dos. Lupercio se laissa ensuite tomber sur lui, le bloquant d'un genou. Il le dévisagea, un rictus félin enlaidissant son visage, puis le frappa à la jointure de la mâchoire pour en finir véritablement avec cette menace. Sa dague trancha dans la chair de sa cible aussi aisément que dans une motte de beurre. Le négociateur parlait bien et visait juste. Zubiri cloua le second de deux traits d'arbalète consécutifs dans le gras de l'épaule, le repoussant contre la paroi. Le troisième fut éliminé par Patakon qui surgit d'une zone obscure, armé de deux dagues.
Apparaissant en retrait du nyerro, Madariaga frappa par-derrière, deux coups successifs et adroits sous le flanc gauche du spadassin. Touché à mort, ce dernier s'abattit en râlant, le corps saisi des tressaillements de l'agonie. Juan s'occupa du dernier. Il fit jaillir une dague de lancer qui fila dans les airs avant de se ficher dans le ventre du quatrième soudard.
Cette première escarmouche doucha l'ardeur des assassins. Avec des chuintements de dépit, ils reculèrent dans le noir, repoussant leur chef derrière eux pour le protéger. Avant qu'il ne disparaisse, le salteador eut le temps de plonger ses prunelles dans celles de Mendoza. Ils se toisèrent et le capitaine comprit que cet homme en avait véritablement après lui. Il n'abandonnerait pas. D'un ton sifflant, le Yeoman s'adressa à Latrás:
:Mendoza: : Lupercio, trouve-moi un endroit où je puisse me battre. J'ai besoin de plus d'espace.
Latrás: Ramassez les torches et la lampes, les amis. Venez. Pas loin, il y a une ancienne salle de garde. On va s'y réfugier et faire le point.
L'ancien soldat courut dans le couloir de gauche, suivi par les autres. Au passage, Mendoza récupéra son paquetage. Du souterrain central s'éleva un bruit diffus, produit par le claquement de bottes sur le sol. Des murmures complexes croissaient dans le noir.
La voix du salteador continuait néanmoins à se démarquer:
:twisted: : Le grand! Le maître le veut vivant...

☼☼☼

Sans gaspiller de temps, le mercenaire et les voleurs prirent possession de la salle de garde. Miguel Barber se servit de sa torche pour allumer les lampes fichées dans les murs. Ils se débarrassèrent de leurs sacs. La pièce carrée, aussi poussièreuse que les galeries, comprenait deux coffres de bois pourris, deux longues tables et quelques bancs en pierre, des râteliers d'armes vides. Derrière eux, le rythme cadencé des bottes de la horde sauvage se fit plus distinct.
Lupercio Latrás passa la tête dans le couloir avant de rabattre la double porte qu'il boucla à l'aide d'une grosse barre de bois, trop vermoulue à son goût. Il s'exclama:
Latrás: Par la malepeste! Il y a vraiment un chef parmi eux, je ne rêve pas!
Essuyant le fil de son arme taché de sang, il jura encore:
Latrás: Un de ces maudits chefs nyerro!
Zubiri: Et puis alors? Ce n'est pas comme si tu en rencontrais un pour la première fois.
Les autres de la Fratrie ne semblaient pas comprendre.
Latrás: Comment vous expliquer?
Latrás se gratta la tête. Mendoza vint à sa rescousse:
:Mendoza: : Les chefs nyerros sont issus de la noblesse. Il s'agit probablement d'un membre de la famille de Banyuls. Les nyerros sévissent surtout de l'autre côté des Pyrénées, dans les comtés du Roussillon et de Cerdagne.
Latrás: Oui, c'est ça. Qu'on en trouve quelques-uns, trois ou quatre chez nous, oui, je veux bien. Ils se baladent un peu partout en Catalogne. Mais une milice complète? Ici? Par la barbe de l'Empereur, je n'aime pas ça du tout! Ce n'est pas normal. Les chefs nyerros, ce sont des mauvais, plus malins que leurs hommes et plus forts. Des maîtres dans l'art de la traque. Et leur gibier, c'est nous. Ils ne nous lâcheront pas.
Lupercio se tourna vers le mercenaire et le toisa.
Latrás: Le grand! Il t'a clairement désigné. Et par ma barbe, il a l'air de t'en vouloir! Il a parlé d'un maître... Je crois que tu t'es fait un sacré ennemi chez les Français, mon gars!
Juan garda le silence. Il avait fait les mêmes déductions que l'ancien fantassin mais n'avait aucune réponse à fournir. Pourquoi depuis ces derniers temps, les Français s'acharnaient-ils à causer sa perte? Il ne pouvait pas y avoir de rapport avec sa mission de Yeoman. C'était impossible, l'Angleterre était le seul pays à pouvoir enrayer la menace qui pesait sur la France. Celle-ci n'allait pas sacrifier leur dernière chance d'éviter une invasion. Celui qui en voulait à Mendoza ne savait rien de son rôle d'agent spécial, sans quoi il aurait différé ses attaques. Non, c'était autre chose, mais quoi? Qu'avait pu faire le mercenaire pour s'attirer ainsi l'ire de la puissance de la France? Il n'en savait absolument rien!
Le pragmatique Javier Zubiri demanda calmement:
Zubiri: D'après toi, Lupercio, quelle est la ligne de conduite à tenir?
Latrás: Ils sont trop nombreux. Il faut tuer leur chef, c'est le seul moyen de les faire fuir. Sans le seigneur de Banyuls pour les mener, ils risquent de se débander... Sans ça, ils nous poursuivront dans les tunnels. Ils ont l'air en nombre suffisant pour bloquer nos voies de repli. Un chef de bande a une mémoire phénoménale et celui-ci connaît sûrement les lieux bien mieux que moi.

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Le visage entouré de fumée, Patakon s'exclama:
-Ils risquent? C'est tout? Ils risquent de s'enfuir?
L'accalmie avait offert au manuel le répit nécessaire pour rouler un cône qu'il partageait à présent avec Miguel le rapineur. Lupercio s'esclaffa:
Latrás: Si tu as une meilleure idée, Manu minou, je t'écoute!
Patakon: Ne m'appelle pas comme ça, espèce de vétéran rabougri!
Latrás: Ne t'énerve pas, vieux râleur, c'est mauvais pour ta tension...
Patakon: Lupercio, si tu n'étais pas...
Le beau parleur les coupa:
Zubiri: Du calme, la Fratrie. Les circonstances ne sont pas propices à de telles chamailleries. Le danger nous menace, rangez vos futiles querelles.
Diego Fajardo commenta:
Fajardo: Ça me rappelle la fois où nous étions coincés dans la tour de l'église Saint-Félix de Gérone.
Barber, qui prenait enfin la parole, corrigea de sa voix paisible:
Barber: Sainte-Marie. C'était bien à Gérone, mais c'était dans la tour de la cathédrale Sainte-Marie.
Pour les ramener à l'essentiel, Mendoza intervint:
:Mendoza: : Y a-t-il d'autres issues?
Latrás: Laisse-moi réfléchir. Ça fait un bout de temps que je ne suis pas venu dans le coin.
En retrait des autres, Zubiri étudiait la disposition de la pièce. Après quelques instants de réflexion, il héla Dés-Pipés. Arbalète en main, impavide, Miguel montait la garde en face de la porte. Le beau parleur et le gros joueur renversèrent la table et les bancs dans un des coins de la salle opposé à l'entrée, constituant ainsi un semblant de rempart.
Approbateur, Mendoza les regarda faire. Les voleurs avaient visiblement une certaine habitude de ce type de situation. Un maigre rempart, certes, mais en l'occurrence, le moindre avantage comptait.
Des coups s'abattirent sur la porte. De plus en plus puissants. De plus en plus furieux. Crachant d'un air dégoûté, Lupercio annonça:
Latrás: La barre ne résistera pas. D'abord les arbalètes. Visez bas, ils vont s'avancer baissés. Surtout, ne passez pas de l'autre côté de la table. Ils vous submergeraient.
Le morceau de bois céda, tombant sur le sol, brisé en deux. La porte était toujours fermée, mais dorénavant, la moindre pression suffirait. Les assaillants signalèrent leur satisfaction d'un concert de cris agressifs. Un bruit particulièrement éprouvant pour les assiégés.
Vint le silence, lourd de funestes présages et tout aussi insupportable. Diego s'exclama:
Fajardo: Mille écus! Qu'est-ce qu'ils font tes nyerros? Cette attente, ça me brise les nerfs!
Barber: Sainte-Marie!
Tout à fait hors de propos, Barber répéta:
Barber: C'était la tour de la cathédrale Sainte-Marie de Gérone!
Enfin, la porte s'ouvrit brusquement et une marée humaine s'écoula à toute vitesse dans la salle. Terrifiante vision que celle d'une meute d'assassins en train de charger.
Le claquement sec des arbalètes marqua le début du combat.
Rampant au ras du sol, les brigands constituaient des cibles difficiles à atteindre sous leur cuirasse. Ils se mouvaient aussi en changeant brusquement de direction pour éviter les projectiles. Resté sur le seuil, le seigneur de Banyuls exhortait ses hommes par des ordres agressifs.
Bientôt, Mendoza et les voleurs furent submergés par le nombre. Le temps du combat rapproché était venu. Un corps à corps obstiné, désespéré.
Le capitaine avait pris un des coins ouverts de la barricade, la position la plus exposée, laissant soin à Lupercio de tenir l'autre. Diego se tenait au milieu, Javier et Miguel sur ses côtés, en retrait, pour contenir les tentatives d'encerclement. Pour sa part, Patakon évoluait en franc-tireur. Avec une agilité surprenante pour un homme de son âge, il évitait les coups d'estoc et de taille. Il frappait vivement de ses dagues, se retirait de la mêlée et bondissait à un autre endroit pour frapper à nouveau. Derrière le couvert de la table, même le gros Fajardo faisait sa part. Soufflant, inondé de sueur, il assenait par-dessus le rempart de fortune de grands coups enlevés de sa masse d'armes, fracassant la chair des adversaires qui se risquaient à sa portée. Encadrant le joueur, Barber et Zubiri lâchaient leurs traits. L'hémoglobine se mit à gicler sur les parois et sur le sol. La Fratrie se battait le juron à la bouche.
Seul Mendoza évoluait en silence. Gifflé par le poids du passé qui tiraillait toujours sa conscience, il perdit toute notion de prudence. Il lâcha la bride à la Revanche de Sang, l'entité qui sommeillait depuis trop longtemps en lui. Aussitôt, la vengeance jaillit dans son esprit, alerte, avide, enragée, prête à trancher, fendre et fracasser. C'était exactement pour vivre ce genre d'instant qu'il s'était entraîné avec autant d'acharnement chez les Yeomen, toutes ces années...
Assoiffé de sang, son épée et sa dague faisaient des ravages.
:Mendoza: : Découpe, tranche, larde, entaille... (Pensée).
Les corps ennemis s'amoncelaient à ses pieds.
Ayant épuisé tous ses carreaux, le rapineur dégaina son coutelas et s'avança derrière Dés-Pipés aux prises avec un nyerro. Celui-ci avait réussi à sauter par-dessus la table, à l'intérieur de leur périmètre défensif. Miguel s'approcha trop près de l'ennemi. Sans même tourner la tête vers lui, le valiente se laissa tomber sur un genou pour effectuer un coup de pied en pivot qui faucha les jambes de Barber. Miguel perdit l'équilibre et passa de l'autre côté du meuble. Au-dehors de la barricarde, il s'écroula lourdement et égara ses lunettes par la même occasion. À quatre pattes, il entreprit de tâter le sol autour de lui pour les retrouver. Une présence devant son nez lui fit dresser la tête. Une odeur musquée, une masse sombre et floue... Le cadell retrouva soudain ses précieuses lorgnettes et les remit sur son nez.
En face de lui se tenait le seigneur de Banyuls, un sourire carnassier aux lèvres. Le salteador saisit le petit voleur et le souleva en lui plaquant les bras le long du corps. Il marqua un temps d'arrêt pour bien s'abreuver de la terreur de Miguel, totalement immobilisé. Enfin, le nyerro plongea sa lame acérée dans la gorge du pauvre rapineur, faisant jaillir plasma et hurlements. Barber se débattit du mieux qu'il pouvait mais il n'était pas assez fort pour résister. Le sang s'échappait de la blessure à gros bouillons, comme sa vie le quittait. Exsangue, il se tut et son corps devint flasque.

☼☼☼

Le seigneur de Banyuls releva son visage pour toiser Mendoza quelques secondes avant de replonger son arme dans la blessure avec une inhumaine frénésie. Le carnage recouvrit sa barbe, ses bras et et son torse d'un voile fumant d'hémoglobine.
Lupercio hurla:
Latrás: Miguel! Non!
La colère d'un soldat sur un champ de bataille pouvait s'avérer une chose impressionnante. Mendoza avait affronté la vindicte des Écossais, partagé l'ardeur des Anglais au combat, combattu Français et Flamands. L'ancien militaire les valait bien.
Sans hésiter, ce dernier quitta sa position défensive. Il se propulsa en avant, à la rencontre de Banyuls. Sans ralentir, il projeta presque négligemment sa dague à droite ou à gauche, tranchant dans la chair pour dégager son chemin. Chaque frappe était parfaitement dosée, abattant au minimum deux rivaux à chaque fois.
:Mendoza: : C'est un Initié! (Pensée).
Mais Latrás n'en resta pas là et son armure dévoila ses secrets. De ses points renforcés jaillirent des lames aux pointes affûtées. Le soldat hurla le cri de guerre lors de la Reconquista:
Latrás: Santiago y cierra España!
Puis il sauta dans la masse des nyerros. Chacun de ses mouvements hachait ou tranchait la peau des hommes qui tentaient de s'en prendre à lui. Sans temps d'arrêt. Lupercio abattait sa lame, latéralement ou de biais, pour dégager le chemin qui le menait au salteador.
Zubiri combla la brèche laissée par son camarade. Les larmes coulaient sur son visage mais ses coups n'en étaient que plus assurés. Il en était de même pour Diego. La mort de Miguel l'avait galvanisé. Les brigands payèrent le prix de leur colère.
De son côté, Juan-Carlos continuait à contenir son lot d'ennemis. La transe du combat huilait ses mouvements. Ses opposants apprenaient à craindre la morsure de son épée et de sa dague. Les armes du Catalan se gorgeaient de leur essence. Mendoza se battait honorablement, chacun de ses gestes était parfait, chacune de ses cibles succombait. Il souriait, mais son expression était glacée. Étrécis par la concentration, ses yeux ne cillaient plus. Ses deux lames ne se croisaient jamais.
Bientôt, les brigands massés devant lui reculèrent.
Chacun à sa manière, Lupercio et Patakon se rapprochèrent du chef.
Constatant que ses troupes commençaient à fléchir devant la fureur déchaînée de leurs adversaires, le seigneur de Banyuls proférait des ordres belliqueux pour les relancer à l'attaque. Il ne pouvait se permettre de reculer, sans quoi ses hommes risquaient de se débander.
Pendant ce temps, Lupercio avait poursuivi son approche. Il n'était plus qu'à quelques toises du seigneur et il ne restait que deux de ses nyerros pour lui barrer le passage. Latrás s'écria:
Latrás: Maintenant, Patakon!
Madariaga répondit à son appel. Comme sorti de nulle part, le manuel apparut juste derrière Banyuls. Le vieux voleur planta ses deux dagues dans les bottes du salteador, le faisant beugler de douleur et le clouant sur place. Puis, sans attendre, il disparut de nouveau derrière un pilier environné d'ombres.
Aussitôt, le soldat hurla du plus profond de son âme:
Latrás: Viva la muerta!
La puissance extraordinaire de son cri figea les hommes qui se tenaient devant lui, seigneur compris.
:Mendoza: : Non, ce n'est pas un Initié, mais un Adepte! (Pensée).
Un Adepte, un Initié supérieur, capable de transformer sa rage. De la focaliser en énergie. En l'occurrence, un cri de guerre paralysant.
Sans arrêter sa progression, Lupercio lança sa lame. Elle tourna sur elle-même avant de toucher sa cible et de trancher une des jambes de Banyuls, à la jointure du genou. Une gerbe de sang arrosa le mur.
Bien que désarmé, Latrás ne s'arrêta pas pour autant. Au contraire, il accéléra encore l'allure, droit sur le meurtrier de Miguel. Au passage des lames qui sortaient au niveau de ses coudes, il lacéra les deux brigands qui se dressaient devant lui. Ne restaient plus que quelques pas à faire pour rejoindre le salteador.
Celui-ci criait de douleur, de colère et de dépit en tentant de maintenir son équilibre.
Un mètre.
L'ancien militaire bondit dans les airs, planant quelques instants à l'horizontale.
Tentant de garder son aplomb, Banyuls ouvrit les bras pour l'accueillir. Mais juste avant l'impact, Latrás effleura un coin de son casque. Une pointe d'acier luisant, longue comme une dague, apparut sur le haut de son morion.
Transformé en projectile vivant, le soldat percuta le noble. Portée par le quintal de Lupercio, la pointe du casque s'enfonça de toute sa longueur dans la poitrine offerte. Touché gravement, Banyuls s'écroula, poussant une plainte inhumaine. Sans perdre de temps, le cadell se releva, récupéra sa dague et, d'un seul coup de taille, trancha la tête du chef des nyerros.
Saisis d'effroi, désorganisés par la mort de leur seigneur, la horde déserta la pièce avant de s'enfuir dans les couloirs.
Une chape de silence tomba sur la salle.
La bataille était terminée.

☼☼☼

Les voleurs se rassemblèrent autour du corps de Miguel Barber et s'y reccueillirent en silence, leurs visages ravagés par la tristesse, et soulagés, tout de même, d'avoir survécu à cette attaque.
Mendoza ne les rejoignit pas. Ce n'était pas sa place, il le savait. Il gagna la porte et sortit vérifier que les nyerros avaient bien fui. Ce qui s'avéra être le cas, le reste des brigands ayant déguerpi sans demander leur reste.
Le Catalan en profita pour essuyer ses lames avant de s'inspecter. Il ne souffrait que d'estafilades. Son allonge supérieure et la transe guerrière l'avaient sauvegardé de cette échauffourée.
Il chercha à comprendre les raisons de cette escarmouche sans y parvenir. Une chose était sûre, à présent. Un puissant chez les Français s'acharnait à sa perte. Il jura intérieurement:
:Mendoza: : Eh bien, qu'il vienne! Ma lame réglera le problème une bonne fois pour toutes!
Il retourna dans la salle et rejoignit les autres. Les yeux rougis par la peine, Patakon s'ébroua:
Patakon: Allez, on repart! On n'a pas fini la mission.
Jetant un dernier regard pour le rapineur qu'ils avaient recouvert de son manteau, il fit:
Patakon: On reviendra le chercher pour prendre soin de sa dépouille et le pleurer comme il le mérite.
De sa voix grave, Latrás acquiesça:
Latrás: Tu as raison. Les nyerros ne risquent pas de revenir dans cette pièce.
Après avoir porté le corps de Miguel à l'écart, ils sortirent de la salle et reprirent leur périple. Dague en main, Lupercio menait le groupe, Zubiri avait récupéré son arbalète, ayant changé au préalable la corde trop longtemps bandée, afin de garder un tir précis et ne pas risquer une perte de puissance en cas de nouvelle attaque. Fajardo marchait en sanglotant. Mendoza se porta au niveau de Manuel.
:Mendoza: : Je suis désolé pour Barber. Sincèrement.
Le vieux voleur soupira:
Patakon: Les risques du métier, fiston. Tu n'y es pour rien. Si quelqu'un doit s'en vouloir, c'est moi. Lupercio nous avait avertis, j'aurais dû refuser d'emmener Miguel. De tous, c'était le moins apte au combat. Enfin... c'est comme ça. Allez, on y va.
La peine avait chassé l'insouciance. Le groupe continuait d'avancer, remontant le couloir d'un pas souple. Fermant la marche, Javier suivait ses compagnons, son regard alerte balayant le boyau, à l'affût.
Arrivé au palier inférieur, une fois passé un tournant à angle droit, le manuel déverouilla une grille d'accès. D'un geste blasé, il fit signe à ses acolytes d'en franchir le seuil. Ce secteur commençait par un long et unique couloir de pierre qui se prolongeait après avoir formé un coude, et était éclairé de torches accrochées dans des niches, en hauteur.
:Mendoza: : Qui diable les a allumées? (Pensée).
Le palier formait un grand rectangle, percé de portes d'acier côté intérieur. C'était probablement un ancien centre de détention. Ce lieu n'avait pas pour vocation d'être un endroit agréable et ces sous-sols suintaient d'une aura lugubre. Au temps des Romains, désespoir et souffrance avaient dû y régner, pour le plus grand plaisir des tortionnaires.
Quelques pas après la grille, ils se retrouvèrent face à quatre personnages armés. Revêtus de cuir noir et de surcots frappés d'un écusson inconnu, ils étaient postés dans une alcôve. Ces derniers se redressaient, interloqués par cette étrange visite. Zubiri les toisa, une flèche déjà encochée à son arme et sourit:
Zubiri: On parie que je vous abats avant que vous n'ayez fait trois pas? Allez messires, faites-moi ce plaisir... ou bien laissez tomber vos armes et allongez-vous à plat ventre, vous aurez la vie sauve, je vous le promets. Décidez-vous.
Ces bougres-là n'avaient rien à voir avec ceux qu'ils avaient combattus dans la salle de garde et le beau parleur pouvait les épargner.
L'un d'eux, grimaçant, fit mine de se ruer en avant. Javier brisa net son élan d'un carreau dans la cuisse, saisit un autre trait dans son carquois et l'encocha avec une telle vitesse que les trois autres comprirent qu'ils n'avaient aucune chance.
Laissant tomber leurs épées, ils s'allongèrent face contre terre. Le Yeoman se dirigea vers eux, un rictus tordant ses traits, sa dague frémissant dans sa senestre. Patakon lui rappela:
Patakon: Non Mendson! Ils se sont rendus.
:Mendoza: : Je m'en moque, je ne leur ai rien promis, moi!
Zubiri rétorqua:
Zubiri: Mais moi, si... Ne fais pas ça!
D'une voix dont le soyeux n'était réservé qu'au mercenaire, Manuel ajouta:
Patakon: S'il te plaît, fiston...
Abreuvée par sa remontée de mort dans la salle de garde, la Revanche de Sang était devenue un feu éclatant, tellement séduisant, tellement séducteur, dont les flammes apaisaient momentanément l'âme meurtrie de Mendoza, l'apaisaient de ses cauchemars. Mais quelque chose retenait Juan. Un grand gaillard aux cheveux blancs, au regard pâle, au sourire éclatant. Un gaillard nommé Manuel Madariaga. Par la force qu'il lui donnait, par son respect, pour les épreuves qu'ils avaient partagé, le capitaine pouvait se contenir, étouffer l'appel de la vengeance et renvoyer l'entité carnassière dans sa grotte sombre et brûlante. Pour un temps.
Pour Patakon, il pouvait résister, changer, sans pour autant se renier. Dans un haussement d'épaules, il concéda:
:Mendoza: : Soit! Ceux-là, je te les laisse. Mais c'est vraiment parce que tu me le demandes.
Les valientes furent attachés à l'aide de leurs propres ceinturons. Fajardo les bâillonna et les quatre hommes furent abandonnés sur place.
Le quintette progressa sans encombre durant une bonne heure dans les galeries avant de s'arrêter devant une paroi semblable à toutes les autres.
Latrás: On y est, Mendson. Regarde!
Lupercio apposa sa grosse main poilue sur un léger renfoncement dans la cloison. Il poussa trois autres marques à la suite, selon un ordre précis.
Un passage s'ouvrit dans la roche, découvrant un couloir pentu, au plafond bas. Mendoza s'engagea à la suite des autres, obligé une nouvelle fois de se courber. Latrás referma derrière lui. Le couloir menait à une salle sèche, fermée à l'opposé par un pan de roche percé d'un trou bas. L'Espagnol pouvait entendre l'eau couler, de l'autre côté de la paroi.
La salle avait été aménagée de quelques litières. Des caisses de bois renfermaient des réserves de provisions, d'armes, de vêtements. De l'une d'elles, Dés-Pipés sortit de quoi soigner leurs blessures.
Portant le deuil de leur ami, les voleurs restaient silencieux. Une fois les soins achevés, Madariaga roula un peu de chanvre qu'il dédia à Miguel. Chacun des voleurs vint tirer au moins une bouffée de fumée. Mendoza resta à l'écart jusqu'à ce que le cône ne soit plus que cendres.
Alors Lupercio sortit de sa gibecière un gros trousseau comportant des clés de toutes sortes. Il en sélectionna une de forme allongée, l'inséra dans la fente en bas du mur et tourna. Le mur rentra dans la paroi et le chant de l'eau se renforça. Le fantassin passa dans l'ouverture, une torche à la main, qu'il ficha dans un trou prévu à cet effet, éclairant par la même occasion un parapet qui ouvrait sur un conduit vertical. En entrant à son tour, le mercenaire put distinguer des barreaux de métal, enchâssés dans la pierre.

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Manuel prit la parole:
Patakon: Cette ouverture donne directement sur le patio de l'hôtel de ville. Nous nous trouvons à présent juste en-dessous. Remonte ces barreaux, ils te conduiront à destination.
:Mendoza: : Parfait!
Pour Mendoza, tout avait démarré de là. Tendant la lettre de cachet à Madariaga, Juan poursuivit:
:Mendoza: : Tiens, voici le paiement convenu. Votre aide m'a été précieuse. Je regrette pour ton ami...
Encore visiblement ému, le manuel le coupa:
Patakon: L'affaire est réglée. On te laisse là, fiston, il est temps de s'occuper de ramener Miguel. Je crois toutefois que j'assisterai au Jugement. J'ai l'intuition que ça va se révéler particulièrement intéressant, cette année. Nous nous reverrons, Juan-Carlos Mendoza, je le sais. Alors inutile de se dire adieu!
:Mendoza: : Un instant! Tu connais mon véritable nom? Depuis quand?
Le vieux voleur sourit malicieusement:
Patakon: Depuis le début... Vois-tu, j'étais présent à Séville lors du retour de Juan Sebastián Elcano quand il revint de l'expédition commandée à l'origine par Fernand de Magellan à bord de la Victoria. Avec le supplétif Antonio Pigafetta et le capitaine, tu faisais partie des dix-huit hommes à complèter le tour du monde. J'étais venu là pour affaire, or il n'y avait plus grand-chose à rapiner. La vente des épices rapportées à fond de cale remboursa l'essentiel des frais engagés au départ, mais fut insuffisante pour couvrir les arriérés de solde dus aux survivants et aux veuves. Tu connais mes principes, je ne pouvais donc rien faire.
:Mendoza: : C'est un fait, le bilan financier fut très négatif. Ma solde m'avait néanmoins permis de retourner à Barcelone.
Patakon: Avec ce gamin que tu traînais partout avec toi... et que tu as laissé aux soins du père Rodriguez au monastère de Pedralbès.
:Mendoza: : Comment le sais-tu?
Patakon: Parce que j'ai veillé sur vous durant ce voyage. Ton physique est plutôt facile à reconnaître, fiston, et je n'oublie jamais un visage. Je pense que tu as un compte à régler avec Pedro Folc de Cardona et je veux voir ça de mes propres yeux. Et sache également, si tu ne l'as pas encore compris, que j'ai apprécié notre collaboration...
Pris d'une inspiration, Mendoza prit le voleur par le bras. De son autre main, il esquissa un mouvement des doigts, une figure précise qu'il effectua d'abord lentement, puis plus rapidement.
:Mendoza: : Tu vois ce signe, Manuel... tu le reconnaîtras? Bien. Si quelqu'un t'approche en faisant ce signal, tu sauras qu'il vient de ma part. On ne sait jamais... j'aurai peut-être à nouveau besoin de tes services. Merci pour tout, Patakon. Moi aussi, ça m'a bien plu. À te revoir.
Le Catalan salua Lupercio, Javier et Diego puis s'engagea sur le parapet. Il saisit fermement l'un des barreaux et entama sa montée.
:Mendoza: : J'arrive Cardona. Je suis tout près, à présent! (Pensée).

À suivre...

*
*Salteador: terme espagnol, du verbe saltear qui signifie voler en zone rurale, délit fort atroce, surtout si en plus d’ôter sa bourse au voyageur, on lui ôte la vie.
Modifié en dernier par TEEGER59 le 05 oct. 2020, 01:08, modifié 3 fois.
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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yupanqui
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Re: Fanfic: Le monde est dans sa jeunesse.

Message par yupanqui »

Toujours aussi bien écrit et plein de suspens.
Beaucoup d’hémoglobine à mon goût mais on approche du dénouement...
« On sera jamais séparés » :Zia: :-@ :Esteban:
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Este
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Re: Fanfic: Le monde est dans sa jeunesse.

Message par Este »

Superbes chapitres !! A quand la fin ??
Saison 1 : 18/20 :D
Saison 2 : 13/20 :roll:
Saison 3 : 19/20 :-@ :-@ :-@
Saison 4 : 20/20 :-@ :-@ :-@ :-@ :-@

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