Nos Chemins sous la Lune - 23-27
Après des jours et des jours passés à marcher seul, le petit village Inca entrait enfin dans son champ de vision. Et à revoir cette petite terre, Athanaos eut un grand sourire, se hâtant de plus belle.
Quel voyage ce fut! Au bout de son parcours à travers les terres Maya, il avait effectivement trouvé ce qu'il cherchait, un indice des plus importants dans la quête des Cités d'Or. Enfin il progressait! Il avait pris quelques précautions, et avait reçu l'aide de vieilles connaissances, pour s'assurer qu'Ambrosius et Laguerra ne la trouveraient jamais. Il gagnerait un peu de temps, et ce n'était encore que la première étape d'un plan complexe visant à protéger le secret des Cités. Tout allait bien, il s'en était assuré. Et maintenant, il lui fallait rentrer à la maison.
Il descendit les collines herbeuses, vers les maisons de la côte. C'était un très beau jour, un qui semait idéal pour sa réunion avec sa chère et tendre. Oh, comme elle lui avait hanté l'esprit! Une fois son objectif atteint, il n'avait cessé de penser à elle, et d'à quel point il serait heureux de la revoir! Rien ne lui ferait plus plaisir que de retrouver sa compagnie, et de la prendre dans ses bras!
Son pas hâtif se changea en marche rapide, qui à son tour devint un pas de course, sans même qu'il ne le remarque. Il prit à peine le temps de passer à sa cabane pour y déposer son sac, qu'il était déjà en route vers le Temple du Soleil. Il en oublia presque de ralentir à une vitesse plus respectable avant d'entrer, et de regarder autour de lui d'un œil excité. Killa n'était nulle part en vue, donc il essaya de se contenir en l'attendant. Il décida de calmer son esprit par la prière, remerciant le Dieu Soleil de l'avoir ramené à la maison, et de le laisser poursuivre son but. Même s'il était un alchimiste convaincu, il pouvait s'autoriser un peu de croyance.
Quand il ouvrit les yeux et se releva quelques minutes plus tard, il vit quelqu'un qui venait vers lui. La vue de la robe familière fit vite battre son cœur; mais c'était quelqu'un qu'il ne connaissait pas, une autre vestale du temple. Elle était plus petite, avec de jolies boucles qui lui donnaient l'air d'un petit mouton.
« C'est vous, l'Atlante? »
Il haussa un sourcil à ce nom, mais acquiesça. On l'avait déjà traité de pire, après tout.
La vestale regarda autour d'elle, lui prit la main, et le conduit vers un couloir du temple, où il était certain de ne pas pouvoir entrer. Il n'était pas sûr de ce que ça voudrait dire pour lui, s'il aurait des problèmes; mais le fait qu'elle connaisse ses origines voulait dire qu'elle était proche de la seule personne à qui il en avait jamais parlé. Et bien que ça ne le rassurait guère, il avait de l'espoir.
Elle ouvrit la porte d'une salle d'études, vide pour le moment. Il voulait lui poser des questions, mais c'est alors qu'il vit Killa qui se trouvait là, l'attendant. Leurs yeux se rencontrèrent, et son cœur fit un bond dans sa poitrine.
Il n'attendit pas. Il se précipita à son côté, sourire aux lèvres, prêt à la prendre dans ses bras et tout lui raconter de son voyage-
-et elle le repoussa.
« Non. »
Il s'arrêta net, tout confus. Hein?
« ...d'accord. », dit-il, pensant qu'elle ne voulait pas de câlin. « Oh, Coyolite soit louée, je ne t'ai pas vue depuis si longtemps! Comment vas-tu? J'espère que tu as eu de bons moments, je ne- »
« – S'il te plaît. », le coupa-t-elle. « Je t'en prie...ne rends pas les choses plus difficiles. »
Elle avait l'air préoccupée, et il ne comprenait pas de quoi. Lentement, il lui toucha le bras, mais la petite vestale le retint.
« Je vous explique. », dit-elle. « Nous les vierges du Soleil avons fait vœu de célibat, à moins de nous préparer au mariage. Et Killa n'est pas de celles-ci. Donc...pour faire simple, elle ne peut plus vous revoir. »
« – Quoi!? »
Il se tourna vers elle.
« Est-ce que c'est vrai? »
Killa soupira, se détournant.
« Je suis désolée, Athanaos. Mais les choses sont ainsi. »
« – Mais...tu ne peux pas juste... »
Il ne savait plus quoi dire. Son cœur battait toujours la chamade, mais ce n'était plus d'excitation. Un froid déplaisant descendit le long de son dos, et il ne comprenait plus rien.
« Pourquoi…? Qui te dit que nous ne pouvons plus être ensemble? »
« – Tout le monde, espèce d'idiot, tout le monde! Je ne peux pas être avec toi, car ce n'est pas ce que je dois faire! Car j'ai un rôle à jouer, et je ne peux rien laisser m'en éloigner! »
« – Hein? Attends donc une minute, qu'est-ce que ça a à voir avec ton rôle? Tu peux être une vestale et continuer à me voir, pas vrai? C'est ce que tu as toujours fait! Et ça n'a jamais posé problème! »
« – Les temps ont changé. Il y a...tout le monde attend tellement de moi, et je dois donner le meilleur de moi-même. Si je veux réussir et atteindre le but qui me revient, je dois renoncer à jamais quitter ce temple. Je...je suis désolée, Athanaos, je suis désolée de ne pas pouvoir faire autrement! »
Elle couvrit sa tête de ses mains, comme si elle faisait une crise. Il essaya de parler, de dire quelque chose, mais ses mots se perdirent et il ne trouva pas la force de les retenir. Il ne put prononcer que des sons confus, sa voix se mettant à trembler.
Ça ne se pouvait pas. Ça ne se pouvait pas! Pas après tout ce qu'ils avaient vécu! Ça ne pouvait pas se finir! Ça ne pouvait pas se finir ainsi, se finir maintenant, se finir du tout!!
« Je ne comprends pas... », put-il dire d'une voix tremblante. « Je...pourquoi? Pourquoi fais-tu ça? »
« – Ce n'est pas moi, tu ne vois pas? Ce n'est plus mon choix. »
Sa voix s'étranglait, comme si elle pleurait mais refusait de le lui montrer. Est-ce...est-ce qu'on la forçait à lui dire ça? Était-ce vraiment ce qu'elle voulait?
« On a toujours le choix. », insista-t-il, sa vision devenant floue. « C'est ta vie! Ta décision! Tu n'as pas à faire ce que les autres te disent de faire, tu as le contrôle! »
Elle ne répondit pas, un autre son étouffé quittant sa gorge alors qu'elle se détournait obstinément de lui. La voir ainsi lui brisait le cœur, le faisait se sentir pire encore que jamais, et il ne pouvait le supporter. Il ne pouvait pas se tenir ici à rien faire, pas lorsqu'elle pleurait ainsi devant lui!
Ignorant les protestations de la petite, il s'avança, et serra Killa dans ses bras. Elle couina, essayant de le repousser, ses mains humides de larmes réprimées.
« Laisse-moi! », insista-t-elle. « On ne peut pas faire ça, Athanaos! On ne peut plus! »
« – On peut toujours! », répondit-il fièrement. « On peut le faire. On peut triompher de leurs attentes! »
« – Qu'est-ce qui te dit ça? Pourquoi en es-tu si sûr? »
« – Parce que j'y crois! C'est tout ce dont on a besoin! »
Et il resserra son étreinte. Elle cessa de se débattre, se contentant de pleurer, et ses pleurs s'ajoutèrent aux siens.
« On peut...on peut partir d'ici. », il assura, essayant de rester confiant. « On peut tout laisser derrière. On peut aller quelque part où on sera libres. »
« – Tout a toujours l'air si simple avec toi. Mais on ne peut pas faire ça. Nous ne sommes pas dans un conte, ni dans une de tes histoires. Nous ne pouvons pas laisser tout ce qu'on a eu, nous...on ne peut pas faire ça. »
« – Pourquoi pas? Qu'est-ce qui nous en empêche? On y arrivera. Ils trouveront quelqu'un pour te remplacer. On naviguera à travers le monde, on ira partout où l'on voudra! Personne ne nous dira plus jamais quoi faire! »
Elle renifla, tentant de rester composée. Mais c'était si dur pour elle, dans son état actuel.
« Ce n'est pas comme ça que nous pourrons résoudre nos problèmes. », dit-elle au bout d'un moment. « Nous ne pouvons pas tout résoudre en nous sauvant. »
« – Pourquoi pas? Ça a toujours marché pour moi. Ça marchera pour nous! »
« C'est bien ça, le problème! »
Elle se retourna, pour le regarder en face. Ses yeux étaient gonflés, son visage rouge, et elle n'était pas du tout dans un bon état.
« Tout ce que tu sais faire, c'est t'enfuir! Tu te caches là où tu penses qu'on ne te trouvera pas, et tu refuses de voir les conséquences de tes actes! Mais moi oui! Tout ce que je fais a des conséquences qu'il me faut voir! Si je m'enfuis, je compromets tout le monde avec moi! Et je ne peux pas faire ça! Je ne peux pas trahir tous ceux que j'aime et que je soutiens, tous ceux qui m'ont soutenue aussi!
Je ne suis pas comme toi, Athanaos!! »
Elle lui avait presque crié cette phrase au visage, et c'est ainsi qu'il sut à quel point elle lui pesait. Il relâcha son étreinte pour la laisser respirer, et elle repoussa ses larmes, baissant à nouveau la tête. Ses cheveux tombaient en mèches défaites sur son visage, rajoutant à cette expression défaite qu'il ne lui avait jamais connue.
« ...je ne suis pas comme toi. », répéta-t-elle, chuchotant presque. « Et je ne me le pardonnerai jamais. »
Et elle tomba dans ses bras, sanglotant contre son cœur.
Qu'il le veuille ou non, elle avait raison. Il n'était qu'un fuyard, un lâche, qui détestait la confrontation. C'était sa solution par excellence, une qu'il pensait infaillible. Mais maintenant qu'il voyait les choses en face, voyait la réalité de ses choix, il voyait à quelle point ça la blessait. Il s'en maudit, il voulait arrêter de faire l'idiot pour une fois et d'enfin faire quelque chose de bien dans sa vie. S'il voulait la garder près de lui, il n'aurait pas le choix.
Mais comment? Comment faire ça? Il ne connaissait pas les mécaniques du temple, il ne savait pas comment réconcilier les vœux de Killa avec leur relation. Il eut l'idée de l'épouser, afin qu'elle puisse quitter la prêtrise en toute sécurité, mais quelque chose lui disait que ce n'était pas la bonne solution. De plus, il était bien trop tôt pour y penser.
Donc il ne dit rien. Il la serra contre son cœur, caressant son dos, la laissant pleurer à s'en noyer. Il faisait bon de pleurer dans de telles situations, surtout pour un esprit triste. Et il ne put s'empêcher de pleurer à son tour, car son propre cœur n'était pas resté de marbre.
Il ne sut pas combien de temps ils passèrent ainsi, blottis l'un contre l'autre, pleurant ensemble pour apaiser leurs cœurs saignants. Il a attendu si longtemps pour la voir, et maintenant qu'ils étaient ensemble, la vie les a amenés ici. Quelle cruauté du destin de leur faire subir de telles choses! Ne pouvaient-ils pas vivre leur relation en paix? Les choses se lèveraient-elles toujours entre eux pour les séparer? Quels autres obstacles devrait-il affronter, de quoi devrait-il triompher pour enfin être avec la femme qu'il aimait?
Et s'il n'arrivait pas à triompher? Après tout, elle l'a dit elle-même: ils n'étaient pas dans un conte. Il n'y aurait pas de combat héroïque qui les rapprocherait, car ils étaient dans la vraie vie. Leur amour n'aurait jamais la chance de fleurir et de croître, et rien n'en germerait jamais.
« ...n'y a t-il rien que je puisse faire? », essaya-t-il une dernière fois.
Elle secoua la tête.
« Nous ne devons plus nous revoir. Je ne dois ni te parler, ni même te regarder. Je...je dois oublier t'avoir jamais connu. »
« – On ne peut même pas se voir en secret? »
« – Athanaos, sois sérieux, s'il te plaît. Nous serons découverts. »
« – Alors, on...on pourrait faire attention! On ne sortirait qu'au cœur de la nuit, quand- »
« – J'ai dit sois sérieux. Tu sais comment finissent tes plans quand tu les fais avec tant de hâte. »
Elle n'avait pas tort, il devait l'admettre.
« Mais...je ne vais pas rester à rien faire, je trouverai quelque chose. Tu peux me croire! Je ferai attention. »
Elle soupira, le regardant dans les yeux.
« J'apprécie ton aide. Mais si nous devons être honnêtes...aujourd'hui est le dernier jour où je puisse te voir. »
Elle se recula, et chercha sa poche. Lentement, elle en tira la pièce dorée du médaillon du soleil.
« Tiens. Je te le rends. »
Il la regarda pendant un moment, gardant le silence. Et puis, alors que sa détermination commençait à brûler en lui, il repoussa sa main.
« Garde-la. So tu me la rends, ça veut dire que tu abandonnes tout espoir. »
« – Athanaos... », soupira-t-elle, frustrée. « Ne rends pas les choses plus difficiles. »
« – Ce n'est pas ça. J'essaie juste de trouver un moyen de nous donner ce qu'on veut. »
Il réfléchit pendant un moment.
« Tu ne dois pas me dire un mot, c'est ça? Très bien. Tu n'as pas à le faire. En fait, on peut totalement s'en passer. Tu n'as pas à me dire quoi que ce soit, pour me faire comprendre ce que tu veux faire. Vas-y. »
Elle le regarda, confise. Mais elle saisit alors, et compris où il voulait en venir. Elle regarda la pièce, puis le pendentif de lune qu'Athanaos portait à son cou. Pensive, toujours un peu confuse, considérant.
Lentement, elle remit la pièce dans sa poche. Il sourit.
« Quoi d'autre? Ah, oui. Tu ne dois pas me regarder. Ce serait mal de désobéir, pas vrai? On va faire ce qu'ils disent. »
Elle sourit à son ton malicieux, et ferma les yeux. Lentement, il se rapprocha, l'étreignant, et elle le rendit. D'instinct, ses lèvres lui touchèrent les cheveux, une douce caresse qui la fit frissonner.
« On trouvera un moyen. », murmura-t-il. « Mais pour le moment, je veux que tu fasses exactement ce qu'on t'a dit. Pas de mots, pas de regards. Tu m'entends? Fais
exactement ce qu'on t'a dit, et sous aucun prétexte tu ne dois me donner l'une de ces deux choses. »
Elle pouffa à ça, et acquiesça. Lentement, ses lèvres parcoururent le noir pour se poser sur son cou, où elles laissèrent une légère marque de leur passage. Il embrassa son front, et ferma aussi les yeux, en solidarité. Sa main lui caressa la joue, et sa main à elle retourna le geste. Un autre baiser toucha son menton, où il venait de se raser, et un autre sur son nez pointu. Il en reçut un au coin de la bouche, et elle un sur sa joue, toujours mouillée de larmes. Il pouvait sentir son souffle sur sa peau, et il y ressentait son hésitation. Son pouce lui caressa la joue, ses doigts resserrèrent leur prise; et dans un saut de détermination de leurs parts, la distance entre leurs lèvres s'effaça.
Le baiser qu'ils se donnèrent fut comme un souffle de vie.
Ses lèvres avaient le léger goût salé de ses larmes, mais la douceur d'un fruit mûr par une chaude journée d'été. En ce moment, alors qu'elle était si près de lui, elles étaient la meilleure chose qu'il aurait jamais pu presser contre ses propres lèvres. Sa main prit son autre joue, et amena son visage plus près alors que les siennes se posaient sur ses épaules, le tenant solidement. Il ne bougea pas, remua à peine, comme s'il avait peur de briser la paix de ce moment unique, ce moment qu'il partageait avec elle pour la première fois depuis des semaines. Et elle comprenait ce sentiment, car elle sembla l'attirer plus près. Leurs lèvres s'écartèrent pendant un moment, mais elle lui prit soudainement le visage, et les ramena ensemble, avec cette fois plus d'entrain encore. Il laissa ses lèvres s'ouvrir juste un peu, sa tête se pencher, pour qu'ils puissent partager encore plus de ce feu intense qui brûlait en eux, et elle l'accepta volontiers, ajoutant de son propre feu à ce contact chaleureux, passionné. C'était nouveau, c'était excitant, et il ne voulait jamais le voir finir! Mais il se retrouva vite à bout de souffle, et tous deux laissèrent aller après un moment, un moment qu'il n'oublierait jamais.
Ils avaient tous deux cessé de pleurer. Ses joues étaient rouges, ses cheveux en désordre, et il était sûr de ne pas être en meilleur état. Sans savoir pourquoi, il sourit, et elle le lui rendit aussi, avant de se rappeler de fermer les yeux. Il la serra fort, sentant son corps si près du sien, et cacha son visage dans ses cheveux, où un millier de sensations familières l'envahit à nouveau. Comme il voulait s'y emmitoufler, et ne jamais quitter ce cocon de chaleur et de bonheur! Comme il voulait la garder là, près de lui, dans ses bras!
Mais toutes les bonnes choses avaient une fin. Ils finirent par s'écarter, se tenant les mains pendant un autre moment, comme s'ils refusaient de se quitter totalement. Mais ils n'avaient pas le choix, n'est-ce pas? Lentement elle le laissa aller, et retourna au côté de son amie, qui vérifia au dehors avant de la faire sortir. Quant à Athanaos, il se tint là, paralysé par tous ses souvenirs, son cœur définitivement enluné par l'intensité du moment. Ce fut la main de la petite vestale qui le ramena à la réalité, ainsi qu'au dehors.
Ce baiser n'était pas un au revoir. C'était une promesse. Et il ferait tout ce qui est en son pouvoir pour l'honorer.
~~~~~
L'année qui suivit sembla assez étrange pour Killa. Mais le plus étrange de tout, c'était qu'elle n'y voyait aucun problème.
Bien sûr, il lui a fallu un peu de temps pour s'y habituer. Mais une fois passée la tristesse initiale de la séparation, cela devint un genre de jeu. Un jeu qu'elle adorait jouer.
Maintenant qu'elle ne sortait plus, les autres pouvaient voir qu'elle était à nouveau concentrée sur son travail, effectuant ses tâches avec diligence et son esprit de compétition habituel. Elle ne parlait plus de son ami étranger, s'occupant dans le travail pour ne plus penser à lui. Quand on lui demandait, elle répondait qu'il lui manquait, mais que leur séparation était pour le mieux, et qu'elle l'oublierait. C'était comme si elle l'avait totalement accepté, et on la félicitait pour sa force d'esprit. Tout le monde la croyait, car ce n'était pas son genre de mentir.
Et elle ne mentait pas. Pas une seule fois elle n'a parlé à Athanaos après leur dernière rencontre, et ne l'a plus regardé dans les yeux. Quand elle descendait au village, on ne la voyait pas approcher la cabane en dehors des rues. Dès qu'on le mentionnait, elle n'écoutait pas, ou semblait s'en désintéresser. Les questions durèrent un certain temps, mais elles finirent par s'arrêter, pour le mieux et pour le bonheur de Killa.
Qu'ils étaient naïfs.
Cet après-midi, elle s'occupait dans les jardins du temple, inspectant les buissons fleuris. Elle était seule, les autres vestales occupées à leurs taches respectives. Et c'était une bonne chose; car au bout d'un moment, un tourbillon d'orange et de bleu se posa sur une branche, lui faisant lever la tête.
« Killa, Killa! », chanta-t-il d'une voix roucoulante. « C'est qui la charmante dame, la charmante? »
Elle pouffa, affichant un grand sourire.
« Je suis heureuse de te revoir moi aussi, Hermès. »
Elle tendit la main, et l'ara la caressa volontiers, quémandant une grattouille. Il lui picora un peu les doigts, et elle tira une graine de sa poche pour lui montrer.
« Hermès? Hermès, sois gentil. Donne-moi, et je te donne. »
Le perroquet essaya de la manger, mais s'arrêta, et lui offrit sa jambe, où était attaché un petit morceau de coton. Elle le prit, laissant l'oiseau réclamer sa récompense, et déroula le tissu avec hâte pour lire ce qui y était écrit en lettres latines rondes.
« Killa, ma douce, que les jours semblent longs sans toi! Je t'ai vue à la plage hier, et je n'ai pas osé venir. Tu étais comme une déesse, tes yeux remplis d'une tristesse que j'aurais voulu apaiser. Tu me manques tant. »
Elle soupira, portant la missive contre son cœur en repensant à lui. Oh, comme il lui manquait aussi! Elle attendait si fort le jour où ils pourraient se revoir...oh, comme son cœur lui faisait mal en son absence! Elle
devait le lui dire!
Elle regarda autour d'elle, s'assura que personne n'était là. Puis, prenant un carré de coton vierge dans sa poche, elle s'assit près d'une pierre plate, sous le regard curieux d'Hermès. Elle prit également une brindille de bois d'encre, et mâchonna le bout jusqu'à faire couler un peu de sève noire. Puis, se concentrant sur son écriture, elle répondit.
« Mon être aimé, je comprends ta peine et ta solitude. Mon propre cœur me fait si mal en ton absence. Prends soin de toi. Je te laisserai un paquet tu sais où. »
Elle laissa l'encre sécher, se tournant vers le perroquet qui se nettoyait les ailes. C'était l'idée d'Athanaos d'en capturer un et de le dresser pour apporter des messages; bien sûr, ça avait semblé idiot au début, mais Killa avait dû admettre que c'était plus efficace que de se laisser des cadeaux à leur endroit désigné comme à leur habitude. Elle avait appris son moyen de transmettre des paroles à l'écrit, s'entraînant patiemment à lire et à écrire. Quelle curieuse façon de communiquer! Elle en avait entendu parler, mais n'avais jamais pensé en avoir besoin. Mais c'était un moyen sûr de se parler sans jamais prononcer un mot; car même si quelqu'un trouvait ces messages, il ne saurait pas que ces gribouillis avaient une vraie signification. Personne ne le saurait jamais.
Elle donna une autre grattouille au perroquet, qui roucoula doucement sous sa main et y blottit son cou, incitant plus de caresses. Quel curieux concept que d'avoir à prendre soin d'un petit être, qui en retour lui apportait bonheur et espoir. Quelle curieuse idée, qu'une si petite créature puisse lui rendre le sourire avec tant de facilité.
« Comment va-t-il? », demanda-t-elle au joli oiseau. « Comment va Athanaos? Est-ce qu'il va bien? »
« – Athanaos, jolie dame. Jolie, jolie. »
Elle sourit, lui caressant la tête et le laissant lui grimper sur la main.
« Il me manque aussi. J'espère qu'il mange bien, et qu'il ne fait pas de bêtises. Tu lui diras ça? Pas de bêtises. »
« – D'accord. D'accord. »
Une fois le message séché, elle l'attacha à la patte d'Hermès, et le cajola pendant un autre moment avant qu'il ne reparte vers les collines. Elle admira les ailes bleues battre dans l'air, avant de soupirer et d'enrouler le message d'Athanaos pour le mettre avec les autres, dans un petit sachet qu'elle gardait au cou, reposant sur son cœur. Là où elle les mettait tous pour pouvoir les relire quand elle pensait à lui.
Il lui parlait de toutes sortes de choses, de manière plus courte: il lui racontait ses découvertes, les choses qu'il faisait, les choses qu'il souhaitait faire ensemble, et de ses projets d'avenir. Et elle s'est rendue compte qu'au fil du temps et de leur séparation, ses projets changeaient: de plans de fuite et de voyages à l'autre bout du monde, ils devenaient plus humbles, moins grandioses. Plus domestiques. Au bout d'un temps il avoua ouvertement son désir de l'épouser; et bien qu'elle fut surprise au début, elle voulait attiser cette fantaisie. Car elle ne savait pas pendant combien de temps ils resteraient séparés, ou ce qu'ils attendaient. Ils savaient qu'ils devaient attendre, c'était certain, mais la question de quoi restait un mystère. Mais ce n'était pas grave, se disait-elle. Tant qu'ils pouvaient communiquer, et s'assurer que tout allait bien.
Tel était leur petit jeu, et la seule chose qui l'empêchait de fondre en larmes. Telle était leur façon d'attendre des circonstances plus agréables. Tel était leur moyen de moins souffrir l'absence de l'autre.
Un peu plus tard dans la journée, alors qu'elle vagabondait dans la forêt pour se rendre au ruisseau, elle prit un petit détour vers le saule pleureur entouré de fleurs. S'assurant que personne ne regardait, elle bougea une racine sur le côté, révélant une petite cache dans la terre, où un paquet enveloppé l'attendait.
« Oh, petit coquin. », sourit-elle, le prenant.
Elle sortit son propre paquet du seau d'eau, et le rangea dans la cache, le cachant parmi les racines. La terre garderait le pain de maïs bien au chaud, et il apprécierait ce goût familier. Après un autre regard, elle s'en retourna à sa corvée.
Alors que le seau se remplissait, elle ouvrit le tout petit paquet de feuilles, et y trouva une jolie pierre blanche polie, pendant d'une cordelette tressée. Quelle beauté! Incrédule, elle lit ce qui était écrit sur la feuille.
« Une pierre de lune maya. Je ne sais pas pourquoi, mais elle me fait penser à toi. »
Elle ne put s'empêcher de rigoler. Il ne changerait donc jamais, pas vrai? Elle admira l'éclat de la pierre de lune, la retournant entre ses doigts, avant de la mettre à son cou. Quelle gentillesse de sa part! Elle n'aurait jamais l'habitude de recevoir des cadeaux, semblait-il. Elle l'admirerait pendant des heures ce soir; pour le moment, elle la cacha sous son col, et retourna puiser de l'eau.
Soudain, une branche craqua dans la forêt, et elle releva la tête. Il y avait quelqu'un! Elle regarda autour d'elle, pensant qu'une autre vestale l'avait rejointe, mais il n'y avait personne.
Personne qui ne voulait être vu.
Son petit sourire s'affaissa lentement alors qu'elle comprit. Elle pouvait presque sentir sa présence avec elle, sa présence invisible qui était tout ce qu'elle pourrait jamais revoir de lui. Et son cœur lui pesait de savoir qu'il était là, si près d'elle, mais qu'il ne pouvait même pas venir lui parler, ou se montrer à sa vue. Mais telles étaient les règles du jeu.
Lentement, elle ferma les yeux, et inspira l'air frais. Il n'y avait aucun bruit aux alentours sinon le murmure du ruisseau, le vent dans les arbres, les cris lointains des animaux dans les branches.
Elle ouvrit la bouche, et se mit à chanter.
« Rayonne tant que tu vis, et apaise ton chagrin… Rien n'est éternel, car le Temps demande son dû... »
Il n'y eut rien pendant un temps, alors que ses notes résonnaient dans la canopée. Mais lentement, venant d'un point invisible, une voix d'homme lui répondit.
« Rayonne sans regrets, continue ton chemin… N'aie pas peur de l'avenir, car je veillerai dessus... »
Elle sourit, laissant cette mélodie l'embrasser comme l'étreinte d'un être aimé. Elle continua de chanter, d'une voix lente, à laquelle une autre faisait écho.
« Rayonne, souviens toi, je reste dans ton cœur… Ma vie s'est terminée, mais l'espoir survivra... »
Ils étaient là, ils étaient ensemble. Elle aurait aimé pouvoir s'approcher, elle voulait le revoir face à face, donner à leur duo improvisé la chance de vraiment fleurir. Mais c'était là tout ce qu'ils pouvaient faire. C'était tout ce qu'ils auraient le droit de faire, et elle devrait s'en contenter.
« Rayonne, mon amour, et laisse couler tes pleurs… Profite de la vie, je t'attendrai là-bas... »
Leur ballade se termina sur une notre triste, qui reflétait ses sentiments sans aucun doute. Elle devait profiter de la vie, certes, mais comment? Comment profiter d'une vie où tout ce qui la rendait heureuse lui était arraché, si près d'elle mais en même temps si loin?
Elle resta immobile, sans un mouvement. Écoutant la forêt tout autour. Il n'y eut rien pendant un moment, et puis le bruit de pas qui s'éloignaient du ruisseau. D'elle. Elle attendit qu'ils disparaissent, avant de se relever et de retourner au temple.
Tel était le jeu. Telle était leur nouvelle vie.
~~~~~
Par une nuit d'été, Athanaos fit un rêve étrange.
Il marchait à travers les plaines herbeuses, le vent soufflant dans les hautes touffes qui lui touchaient aux genoux. Le ciel avait une couleur étrange, et il y avait une voix dans l'air. Une voix qui chantait, qui semblait venir de tout autour de lui. Il essayait de la suivre, de voir qui chantait, mais ne faisait que se perdre et rester de plus en plus confus, et de commencer à prendre peur. On aurait dit que plus il marchait, moins il avançait.
C'est alors qu'il entendit un petit bruit. Une sorte de pépiement, juste sous son pied. Il regarda en bas, et chercha l'herbe épaisse jusqu'à trouver une petite boule de plumes mouillées, qu'il ramassa. Elle le regarda, et se révéla être un petit poussin qui venait tout juste d'éclore; il lui pépiait au visage, perdu et affamé. Athanaos sourit, et le porta à son cœur, pour le maintenir au chaud et en sécurité.
Mais soudain, le poussin se débattit, et s'envola de ses mains dans un torrent de plumes adultes, dévoilant un ara bleu et orange. Il lui courut après, sentant son cœur se remplir de tristesse et de peine, et appela l'oiseau qui s'éloignait de plus en plus. Il se rendit compte qu'il était comme lui, et qu'il pouvait essayer de voler; il battit donc des bras, et ses pieds quittèrent le sol, mais son corps était trop lourd et l'effort trop intense, et il retomba au sol. L'ara s'arrêta et le regarda, volant vers lui, mais ses plumes pâlirent et devinrent toutes grises, comme s'il se mourait. Et avant qu'il ne puisse faire quoi que ce soit, son corps paralysé au sol, l'oiseau tomba et disparut, sans vie. Athanaos voulut parler, crier, mais sa gorge ne pouvait pas émettre le moindre son, comme si on l'étranglait.
L'herbe bougea, et se mit à battre, et il vit que ce n'était pas de l'herbe, mais des plumes: deux ailes gigantesques qui se déployèrent, entourant l'endroit où l'ara était tombé. Une forme confuse s'envola vers le ciel, et il distingua la silhouette d'un vautour ou d'un condor dans le contre-jour aveuglant du soleil.
Il était faible. Il était triste, battu à plates coutures. Il tendit la main, et le rapace s'y posa, son cou dénudé caressant ses doigts. Il se mit à pleurer sans s'en rendre compte, tout tremblant et s'effaçant autour de lui. L'oiseau le regarda, et Athanaos vit avec stupeur que ses yeux brillaient d'une lumière d'or. Il voulut lui toucher la tête, le caresser, mais le rêve perdit soudainement sa substance et tout devint noir.
Il se réveilla confus, un peu perdu, et définitivement inquiet pour une raison inconnue. S'il se mettait à faire des rêves étranges, il aurait vraiment besoin d'aide.
Le soleil s'était à peine levé, mais lui décida de le faire, et de prendre un peu l'air. Une petite promenade l'aiderait à réfléchir, et apaiserait son esprit. Peut-être qu'il pourrait cueillir quelques herbes dont il avait besoin, ou chercher de nouveaux lieux à raconter à sa bien-aimée. Il marcha vers les collines herbeuses, où quelques animaux paissaient paisiblement. Il avait appris sa leçon depuis l'incident du putois, et resta bien à l'écart. Par curiosité, il chercha du regard la trace de plumes bleues dans l'herbe, mais rien ne vint confirmer la prémonition de son rêve. Il haussa les épaules, et releva la tête.
D'ici, il avait une vue splendide du village de la côte, de cet endroit qu'il avait fini par appeler sa maison au fil des saisons. Depuis combien de temps vivait-il ici? Au moins deux ans, il en était certain. Cela faisait également deux ans qu'il connaissait Killa. Il repensa à elle en s'asseyant, regardant les gens d'en-bas se réveiller et se mettre au travail. Les bateaux de pêche se préparaient à partir vers l'horizon, et espérer prendre plus que le peu qu'ils avaient pêché hier. Depuis déjà quelques mois, le temps avait empiré dans cette contrée, et les récoltes en avaient souffert. Peut-être qu'il pourrait offrir son aide dans les champs; il était fort, après tout. Et puis ça lui donnerait quelque chose à faire.
Un brin de couleur à l'horizon attira son attention. Il plissa les yeux, se relevant pour mieux voir ce que c'était. C'était difficile à voir, mais on aurait dit...une procession? Mais il n'y avait pas de célébrations pour le moment, pas vrai?
Elle se dirigeait vers le Temple du Soleil, sans doute. Il se demanda ce qui pouvait se passer. Bon, il n'y avait pas trente-six façons de le savoir: descendant la colline, il décida de s'y rendre. Peut-être qu'il s'agissait d'une bonne surprise.
~~~~~
Au moment où la procession parvint au temple, Killa sut qu'il se passait quelque chose. Ils n'avaient pas l'air de venir prier ou faire des offrandes; toutefois, ils demandaient aux villageois de leur donner leurs meilleurs biens, sur l'ordre de l'Empereur. C'était une étrange occurrence, mais elle savait de ses aînés qu'une telle situation s'était déjà produite, en temps de fêtes ou d'autres événements importants. Tout le monde devait y contribuer, d'une manière ou d'une autre.
Et s'ils s'étaient contentés de nourriture et d'habits, Killa n'y aurait pas songé à deux fois. Mais pour l'heure, toutes les vestales étaient réunies dans la cour du temple, un essaim de robes pâles et d'épaules droites, et un murmure de voix et de regards confus.
« Que se passe-t-il? », demanda Sumailla, se tenant près de son aînée. « On ne se réunit jamais ici, d'habitude. »
« – Quelque chose de très important. Ces gens doivent venir de Cuzco si l'Empereur les envoie. »
Dans la longue file de la procession, elle pouvait voir d'autres robes pâles qui suivaient: des vierges du Soleil. Elles étaient parés de bijoux magnifiques, leurs cheveux ornés de plumes. Ce n'était pas une façon acceptable pour une vestale de s'habiller ainsi!
« Je n'aime pas ça. », marmonna-t-elle. « Il y a quelque chose de bizarre. »
Sumailla frissonna, et se rapprocha d'elle, cherchant le réconfort de la présence de sa sœur. Killa lui tint la main, pour la rassurer.
Au bout d'un temps, Mamacuna sortit devant ses jeunes filles, son visage grave et sérieux. Elle leva les bras au ciel, et se mit à parler, d'une voix claire entendue de tous.
« Mes enfants, les dieux se sont énervés du traitement que nous leur avons fait. Nos créateurs nous ont tourné le dos ainsi qu'à cette terre, et la famine nous menace. Nous devons leur montrer notre révérence, et demander leur pardon et leur pitié. »
La famine? Elle savait que les récoltes avaient été mauvaises, mais à ce point? Qu'est-ce que ça avait à voir avec elles? Qu'est-ce que ces gens pouvaient bien vouloir à des vestales dans leur…
...non. Une minute. Ça ne se pouvait pas…?
« Mes filles, vous avez été choisies pour servir le Dieu Soleil par tous les moyens possibles. Le temps est venu pour vous de prouver votre gratitude et votre dévotion. »
Ses yeux parcoururent la foule de filles et de femmes devant elles, avec le regard sage d'un aigle.
« Que toutes celles d'entre vous qui n'ont pas encore vécu leur quinzième printemps s'avancent. »
Il y eut des regards confus tout autour, et du mouvement. Les plus jeunes vestales s'avancèrent, certaines encore des petites filles, et leurs grandes sœurs se reculèrent. Killa et Sumailla se regardèrent, avant que cette dernière ne lâche sa main et ne rejoigne les autres filles alignées devant le regard du prêtre étranger.
Lentement, il se mit à les examiner une par une, jugeant leurs visages et leur postures comme des lamas au marché. Parfois il passait une minute entière à les observer, parfois il leur adressait à peine un regard. Celles qui ne remplissaient pas les critères inconnus se reculaient avec hâte, retournant auprès de leurs aînées et chuchotant nerveusement. À voir à quelle vitesse les premières revenaient, les autres se dirent que le grand prêtre ne trouverait pas ce qu'il voulait, et que tout se finirait très vite. Oui, ce serait ainsi. Ça ne se finirait pas comme Killa le craignait. Elle regarda autour d'elle pour voir Sumailla dans le groupe des filles rejetées, mais ne la vit pas. Se tournant vers les vestales toujours en rang, elle vit avec horreur que le prêtre se tenait désormais devant une fille aux cheveux de laine d'alpaga.
Son cœur se mit à battre plus fort que jamais. Le prêtre prenait bien son temps à l'examiner, lui tournant la tête sur le côté, posant sa main sur elle d'une façon dont Killa n'approuvait pas du tout. Elle ne saurait dire ce à quoi la petite pensait, et la pensée qu'il lui arrive quelque chose envahit son esprit. Ça ne se pouvait pas, pas vrai? D'une seconde à l'autre, il tournerait la tête et repartirait d'ici. C'était la seule chose qui pouvait arriver. Il n'y avait...il n'y avait aucune autre fin possible. Aucune autre.
Aucune autre!
Mais le prêtre ne se détourna pas. Il ne bougea pas d'ici. À la place, il prit Sumailla par le bras, et l'amena à Mamacuna.
« Faites préparer celle-ci. », dit-il. « Elle rejoindra les autres tributs. »
Le sang de Killa ne fit qu'un tour.
Les tributs.
Les tributs sacrificiels.
Ses jambes bougèrent sans qu'elle ne les ordonne.
Elle se mit à courir, courir vers elle, vers la fille qu'ils avaient choisie, choisie pour la sacrifier comme une bête. Sa voix cria, hurla quelque chose qu'elle ne pouvait entendre, alors qu'elle essayait de la prendre pour l'emmener loin d'ici. Des bras inconnus la saisirent, et elle tomba presque dans sa hâte, se débattant dans la prise des vestales. Elle tendit le bras, appela Sumailla, sa propre voix lui échappant sans qu'elle ne puisse la retenir.
Sumailla la vit, et Killa vit son visage figé dans une expression de peur, alors qu'elle tendait une main hésitante vers son aînée; mais Mamacuna la retint, et elle la retira, détournant le regard au prix d'un grand effort. Killa continua de l'appeler, refusant de laisser partir son amie, cette fille précieuse qu'elle aimait comme une sœur depuis toutes ces années, celle qu'elle choisirait entre toutes pour être sa famille. Celle qui lui avait appris une importante leçon.
Tu as le contrôle, Sumailla! Tu peux choisir ton chemin! Bats-toi, je t'en supplie!!
Mais Sumailla ne se débattit pas. Elle baissa la tête, prit la main de Mamacuna et la suivit, comme un animal qu'on mène à l'abattoir. Killa la perdit de vue, entourée d'autres vestales, alors que la procession reprenait et que tout continuait comme si rien ne s'était passé.
Elle voulait se battre. Elle voulait résister. Elle voulait courir, retrouver sa sœur et l'emmener loin d'ici, loin du danger. Loin du destin qu'elle avait accepté sans broncher. Elle n'entendait pas ce que les autres lui disaient, que ce soit réprimandes ou mots rassurants. Elle n'en avait rien à faire. Elle n'y arriverait plus.
Face à tant de passivité, tant d'acceptation de tout, elle sentait son propre corps faiblir et s'affaisser. Elle n'avait plus la force de se tenir debout, et d'autres filles devaient la supporter pour l'aider à rester droite. Mais elle ne voulait pas, elle refusait de se tenir droite tandis que sa sœur, sa meilleure amie n'en aurait bientôt plus la capacité.
Elle sentit une main sur sa joue. Une main ridée, sèche, qui la fit relever lentement la tête, quand bien même ses yeux étaient mouillés et flous.
« Ne t'inquiète pas, mon enfant. », dit la douce voix de Mamacuna. « Telle était sa destinée. Tel était son chemin, et elle l'a accepté. »
Elle l'a accepté. C'était une décision qu'on lui avait offerte, imposée, et elle l'avait acceptée. Mais l'avait-elle choisie? Avait-elle choisi de devenir un tribut, de rejoindre les centaines d'autres enfants dont le souffle serait coupé, la vie arrachée? Si elle avait eu le choix, l'aurait-elle fait?
Killa savait qu'elle ne l'aurait pas fait. Elle a vu la peur que Sumailla portait dans ses yeux. La peur qui se cachait dans ses pensées, la peur de ce qui allait lui arriver. Savait-elle ce que son destin serait? Avait-elle appris du sacrifice des vierges que les dieux demanderaient? Ou bien la gardait-on dans le noir, ses questions sans réponse et son moment de réalisation plus brutal encore?
Savait-elle qu'elles n'allaient plus jamais se revoir? Et si elle le savait, aurait-elle choisi ainsi?
Killa ne savait pas où elle allait. Elle était guidée par d'autres vestales, pour aller préparer le tribut à joindre la procession sacrificielle. Elles l'habilleraient des plus beaux bijoux et vêtements, pour la rendre aussi splendide qu'une épouse ou une princesse.
Ils lui prendraient tant. Elle ne connaîtrait jamais les surprises de l'âge adulte, la satisfaction de voir ses talents progresser, la joie d'accueillir une nouvelle génération de vestales dans leurs rangs. Elle ne deviendrait jamais une réelle épouse, et ne connaîtrait jamais les délices d'une vie domestique dans le confort de la noblesse. Elle ne deviendrait jamais femme, et ne verrait jamais la vie hors du temple.
Et elle l'avait
accepté.
Pour Killa, c'en était de trop. C'était la preuve que ces histoires de chemins, de destinées tracées et de prédestination n'étaient que des contes. Ça ne pouvait pas être le destin que les dieux ont choisi pour elle! Comment une si douce fille, une si innocente et amicale compagne, pouvait-elle n'avoir pour but que de mourir avant que sa vie ne commence? Comment sa vie pouvait-elle n'être qu'un dégât collatéral, là où il y avait tant de potentiel? Qu'est-ce qui faisait d'elle un simple tribut, un sacrifice du même ordre qu'un animal ou un sac de grain?
Pourquoi est-ce que c'était elle!?
Elle ne pouvait pas l'accepter. Elle ne pouvait pas se tenir ici sans rien faire. Mais elle ne pourrait pas changer les choses. C'était...c'était ce qui était attendu de toutes. Personne ne pourrait rien dire, personne ne pourrait rien y changer. Pleurer, supplier n'y changeraient jamais rien. Aucune émotion humaine ne pouvait triompher contre la volonté du destin. Sumailla a été choisie, et son sort en était scellé.
Killa ne savait plus quoi faire. Elle se sentait perdue, confuse, affolée. Ses jambes la lâcherait d'un moment à l'autre. Elle se sentait en faute, comme si se soucier de son amie était mauvais. Comme si ses émotions humaines étaient indésirables dans cette situation.
Mais avaient-elles un jour été désirables? On n'acceptait pas son amour pour Athanaos, on n'acceptait pas son chagrin pour Sumailla; qu'est-ce qu'on lui refuserait d'autre? Qu'est-ce qu'on la forcerait à taire et à étouffer, car ce n'était pas approprié pour elle? N'avait-elle pas le droit de s'exprimer? N'avait-elle pas le droit de dénoncer l'injustice?
Elle se répéta qu'elle avait choisi ce chemin. Elle avait choisi d'être une vestale du Soleil, peu importe les conséquences. Mais c'était...c'en était trop pour elle. Elle n'avait jamais voulu ça. On ne pouvait pas lui demander ça.
Elle ne voulait pas prendre part à ça. Si être une vestale voulait dire qu'elle ne pouvait pas pleurer son amie, et dénoncer ce sacrifice injuste…
...alors peut-être qu'elle ne voulait plus être une vestale.
Tout le monde autour d'elle était parti, sans qu'elle ne s'en rende compte. Elle était seule dans un couloir vide. Plus loin, des voix venaient de la salle où elle savait qu'on préparait Sumailla pour la procession. Elle connaîtrait les délices de la vie matérielle une dernière fois avant qu'elle ne se finisse, et pour une raison inconnue, Killa s'en sentit malade. Elle ne pouvait pas rester ici, elle ne voulait pas rester là où ses sentiments étaient ignorés et indésirables.
Ses pieds la portèrent à nouveau, sans qu'elle ne les commande. Elle monta les marches de pierre, vers ses quartiers. Elle fouilla la petite cache près de son lit, et en tira la bourse où elle gardait les messages d'Athanaos, ainsi que l'emblème d'or. Elle la passa à son cou, en sortit un morceau de tissu et griffonna à la hâte, ignorant ses yeux humides. Regardant par la fenêtre, elle siffla fort, comme un oiseau; et quelques minutes plus tard, Hermès le messager coloré apparut, et commença à lui faire des fêtes; mais elle tut ses pépiements joyeux d'un geste de la main. La moindre attitude de célébration ne faisait que remuer le poignard dans la plaie de son cœur, et elle devait s'efforcer de garder le peu de calme qu'il lui restait. Elle attacha le message à sa patte, et après un instant d'hésitation, serra l'oiseau contre elle. Il voulut rester, essayer de la consoler de sa petite voix, mais elle le repoussa, ignora ses bruits inquiets, jusqu'à ce qu'il s'envole en la laissant seule. Puis, sans même prendre le temps de se recomposer, elle redescendit.
Elle rencontra une autre vestale, une grande fille du nom de Chami. Et elle n'avait guère l'air heureuse.
« Killa, où étais-tu passée? Nous te cherchons partout! Viens, Sumailla est presque prête. »
Elle ne put la regarder en face. Elle ne pouvait plus.
« Vous n'avez pas besoin de moi pour ça. », répondit-elle sombrement.
« – Oh, voyons. Vous êtes d'habitude si proches! Ne veux-tu pas lui dire au revoir? »
Lui dire au revoir. Comme si elle ne faisait que partir quelques jours, et qu'elles se reverraient. Comme si on ne l'envoyait pas à la mort.
Sans se contrôler, elle la poussa brusquement, et reprit sa marche furieuse. Chami se contenta de la regarder, offusquée d'un tel comportement irascible, mais ne la suivit pas. Killa sortit par son passage habituel hors du temple, sans être vue; et lorsque ses pieds touchèrent l'herbe, elle se mit à courir.
Elle ne savait pas ce qu'elle faisait. Elle ne savait pas pourquoi elle le faisait. C'était comme si son corps ne lui appartenait plus, comme si une pulsion profonde était aux commandes. Ce n'était pas son genre de faire les choses sans y penser; mais maintenant, elle ne pouvait qu'obéir ce sentiment qui s'était emparé de sa conscience. Elle n'avait aucune idée de pourquoi elle courait, ou d'où elle allait, ou quel était le but de tout cela. Mais elle le faisait, comme si elle devait le faire, comme si elle mourrait à son tour si elle ne le faisait pas.
Elle ne savait pas si elle courait pour se rapprocher, ou pour s'enfuir.
Ce fut à peine si elle se rappela de respirer dans sa foulée, suivant la route qui lui semblait le plus logique dans sa hâte. Elle avait abandonné toute idée de pensée cohérente, de raison, de ce qui était acceptable ou non. Elle se fichait de si on la voyait, de si on s'en souviendrait. Elle ne pouvait plus trouver dans son cœur la force de se soucier de quoi que ce soit, sinon de courir.
Quand elle atteignit les plaines fleuries, ses jambes l'abandonnèrent, et elle tomba au sol, s'écorchant les mains sur la terre. Ses poumons étaient incendiés, sa gorge lui brûlait de larmes refoulées, et ses yeux n'en pouvaient plus de pleurer. Elle haletait, sanglotait de fatigue et de chagrin, et son cœur essayait désespérément de suivre et de la faire respirer par tous les moyens. Des hoquets mouillés lui échappèrent, et ses bras tremblaient en essayant de soutenir son corps instable. Ils échouèrent, et elle retomba dans l'herbe, pelotonnée sur le côté, incapable de voir ou de respirer clairement. Elle ne voulait même pas le faire, elle voulait juste que tout s'arrête et fonde au noir, pour qu'elle n'aie plus à faire face à ce monde. Ce monde cruel et horrible qui lui a enlevé sa petite sœur.
Quelque chose se posa sur son épaule, l'arrachant de ses noirs désirs, et elle leva la tête. Dans la confusion floue de ses yeux humides, elle vit la silhouette d'un homme penché sur elle.
Sans hésitation, elle se leva pour retomber dans ses bras, son cœur décidant enfin de laisser libre cours à sa tristesse. Les mains d'Athanaos se posèrent sur son dos, la serrant près de lui et pressant son corps contre le sien, pour la protéger du mal qui viendrait certainement pour elle, pour la prendre une fois qu'il serait satisfait de prendre la vie de son amie, de sa seule famille.
Elle ne pouvait pas parler proprement, elle ne pouvait pas expliquer ce qui était arrivé, elle ne pouvait pas former de pensée cohérente. Mais il n'en avait pas besoin pour comprendre ce qu'elle ressentait en ce moment. Il la tint fort contre lui, sans un mot, et là où elle pensait trouver le réconfort dans ses bras, elle ne sentit que la peur s'emparer de son esprit, une peur qu'aucun contact physique ne pourrait effacer.
Mais au moins, il était là, prêt à la consoler. Elle doutait qu'il y arrive, mais dans de tels moments, même le plus petit effort comptait. Alors elle ne fit rien d'autre, sinon gésir dans ses bras, et essayer de calmer son cœur larmoyant.
Elle sentit son visage toucher ses cheveux, s'y fourrer doucement. Ç’aurait été un geste mignon, mais pour le moment ça n'aidait pas ses larmes. Mais elle ne le repoussa pas, pleurant juste, car pour le moment elle en avait besoin plus que tout. Elle devait tout laisser sortir, laisser à ses émotions la chance de s'exprimer. Et plus que tout, elle avait besoin qu'on l'écoute, même si tout ce qu'elle faisait était de sangloter dans ses bras.
Athanaos ne dit rien. Il ne fit qu'offrir le confort de ses bras, la présence rassurante de son toucher. Il lui donnait quelque chose de solide à quoi s'accrocher, et elle se rendit compte d'à quel point elle en avait besoin. Dans son état actuel, la stabilité était la chose la plus précieuse au monde.
Elle ne sut pas combien de temps elle resta ainsi. Les minutes, les heures n'importaient plus. Sa peur et sa panique s'étaient lentement fanées, remplacées par une fatigue qui s'étendait sur son corps toujours parcouru de frissons. Elle était fatiguée, elle n'avait plus la force de bouger. Elle était faible. Elle était mortelle. Elle n'avait plus rien de respectable, de gracieux. Elle n'était plus qu'une coquille humaine, en ce moment.
Et pourtant, il la supportait. Pas une fois il n'a protesté, ou essayé de se dégager. Pas une fois il n'a prononcé un mot. Il était là, un bien solide qu'on ne pourrait pas lui arracher. Et si elle devait s'accrocher à cet espoir, elle le ferait, car elle avait besoin d'espoir en ce moment. Elle avait besoin de toute la positivité qui pourrait l'aider à ne pas se noyer.
Petit à petit, ses sanglots se turent, sa gorge calma ses hoquets. Elle s'était fatiguée à force de pleurer, et voulait juste se reposer. Lentement, elle lui prit le bras, serrant aussi fort que possible, et il sembla comprendre. Il se releva avec un bruit d'effort, et elle s'accrocha à son cou alors qu'il la portait.
« Allons chez moi. », offrit-il doucement. « Tu as vécu de dures choses...il faut que tu te reposes. »
Elle acquiesça faiblement, plus pour donner une impression de réponse qu'un accord quelconque. Il se mit à marcher, et elle ferma ses yeux endoloris, décidant que tout ce qui sera, sera.
~~~~~
Avec attention, il étendit la couverture sur elle, la bordant solidement. Elle était épuisée de par ses pleurs et cette course, et elle devait récupérer après ce choc émotionnel. Gentiment, il lui caressa l'épaule pour calmer quelques faibles sanglots, et l'assurer de sa présence. Elle ne dormait pas vraiment, mais elle devait tout de même se reposer.
Une fois qu'elle fut calmée, Athanaos laissa aller lentement, retournant à sa table de travail pour vérifier ses ingrédients. Il pouvait faire quelque potion pour elle, pour calmer ses nerfs. Il se mit au travail sous l’œil curieux d'Hermès, qui était resté picorer quelques graines.
Il savait que ce que voulait la procession n'était rien de bon. Mais il n'était pas sûr de ce qui s'était passé, et Killa n'était pas en état de lui dire. Il ne voulait rien assumer non plus, donc il se disait qu'il attendrait qu'elle aille mieux.
Alors qu'il terminait sa préparation, il l'entendit remuer dans son lit. Regardant vers elle, il la vit ouvrir les yeux. Il voulut aller lui parler, mais se souvint du jeu qu'ils étaient censés jouer, et se tourna ailleurs, gardant ses mots pour lui.
« Athanaos. »
Venait-elle de l'appeler? Hésitant, il la regarda, et elle soutint son regard.
« Athanaos, s'il te plaît. Je dois te parler. »
Pour qu'elle abandonne les règles qu'elles avait fixées, il avait dû se passer quelque chose d'important. Avec soin, il éteignit le feu sous la solution bouillonnante, et s'assit près du lit, tenant la main qu'elle lui tendait. Hermès se pencha sur la tête de lit, les regardant de ses yeux curieux.
« Je suis là. », dit Athanaos doucement. « Ne t'inquiète pas. »
Mais dans son état actuel, Killa ne pouvait que s'inquiéter.
« Comment tu te sens? », demanda-t-il.
Elle regarda ailleurs pendant un moment, comme si elle préférait ne pas répondre. Il ne la pousserait pas, dans ce cas. Il se contenta de lui tenir la main, appliquant une légère pression pour la garder avec lui.
« Ce fut une dure journée pour toi. Pourquoi tu ne restes pas avec moi pour le moment? Je te ferai quelque chose de solide à manger. Et j'écouterai tes angoisses. »
Il se leva pendant un moment, pour lui verser une tasse de potion encore chaude.
« Tiens. Bois ça, tu t'en sentiras mieux. Ça calmera tes nerfs. »
Elle accepta le breuvage, fixant la vapeur sans rien dire. Il s'assit au pied du lit, attendant qu'elle parle en premier.
« ...tu crois que...les émotions sont mauvaises? »
Il la regarda, surpris d'une telle question.
« Les émotions? Comment ça? »
Elle souffla doucement sur sa tasse pour faire tourbillonner la vapeur, et la regarda se dissiper dans l'air.
« Je sens que...que rien de ce que je ressens ne compte. Que...peu importe mes pleurs, mes refus, les choses continuent sans moi. »
Elle but une faible gorgée d'infusion.
« Alors? Est-ce que nos sentiments ne comptent pas du tout? Est-ce que face à la réalité, ce ne sont que...des broutilles? »
Athanaos resta pensif, ne sachant pas comment répondre.
« Je...je ne dirais pas qu'elles sont mauvaises. Si elles l'étaient, on ne les ressentirait pas, n'est-ce pas? »
« – C'est facile à croire. Mais il y a tant de mauvaises choses, qui pourtant existent. La mort existe, la maladie existe, les crimes et les meurtres existent. La menace espagnole existe. Alors quoi? Est-ce que les émotions aussi sont un mal que nous ne sommes pas sensés avoir? »
Il fronça les sourcils devant un tel raisonnement.
« C'est un peu extrême, tu ne crois pas? Les émotions sont saines. Elles nous guident et nous aident dans la vie. Elles ne sont pas mauvaises, mais...enfin, parfois elles deviennent incontrôlables, et parfois elles nous gênent, mais elles ne sont pas mauvaises. C'est humain de ressentir des choses. »
« – Alors pourquoi sont-elles traitées ainsi? Pourquoi ne suis-je pas libre de t'aimer? De pleurer mon amie? De dire à quel point tout ceci est injuste? Pourquoi, Athanaos,
pourquoi? »
Elle cacha à nouveau son visage, et il se leva, lui prenant la main.
« Je ne peux plus continuer! », protesta-t-elle. « Je ne peux plus supporter ce genre de pensée! Mon amie, ma
sœur s'est faite enlever comme un tribut sacrificiel, et je dois me tenir là à ne rien dire! Je dois accepter le fait que ma plus chère amie est partie, et je dois être heureuse pour elle! Mais comment? Comment être heureuse sans elle!? »
Elle était sur le point de se remettre à pleurer. Il l'assit sur le lit avec lui, et tint sa tasse alors qu'elle tombait dans ses bras.
« J'en ai assez de devoir toujours être parfaite… Je suis fatiguée de me forcer à restreindre tout ce que je ressens! On me demande d’être la meilleure, et de garder la tête froide en toutes circonstances, et...et de ne jamais rien dire à quel point tout est cruel, mais je ne peux pas faire ça! Je ne suis pas une pierre sans âme, je n'y arrive pas! »
Il lui caressa légèrement le dos, alors qu'elle cachait son visage dans son épaule.
« Personne ne te demande ça... », essaya-t-il. « Personne ne peut être sans émotions. Et je suis sûr qu'ils le savent. »
Il embrassa ses cheveux, essayant de la rassurer. Elle resta silencieuse plusieurs minutes, son souffle court, son corps tremblant. Et elle en avait besoin, donc il la laissa faire, se contentant d'être là pour elle. Il devait l'aider, la soutenir, lui donner quelque chose à quoi s'accrocher.
« Je sais que je devrais être contente pour elle. », dit-elle enfin. « Je ne devrais pas être si égoïste. Être choisie comme tribut...c'est un grand honneur. Et ils ne nous cachent pas la réalité du sacrifice... »
Elle prit une autre gorgée à contrecœur du breuvage refroidit.
« Mais ça reste difficile à voir. C'est difficile de savoir que je ne la reverrai plus jamais. Et aucune fierté ne pourra changer ça. »
« – Je comprends ce que tu ressens. »
Elle le regarda. Lentement, elle changea de position pour s'asseoir sur sa cuisse, d'une manière qu'elle n'avait jamais tenté auparavant. Il s'ajusta pour l'accommoder et mieux l'embrasser, et elle posa sa tête sur son épaule.
« ...y a-t-il quelque chose de similaire dans d'autres pays? », demanda-t-elle doucement. « D'autres peuples offrent-ils des tributs? »
Il y pensa pendant un moment, pas sûr.
« Je crois...je crois que d'autres cultures font également des sacrifices rituels. Je crois que ça arrive en Chine, ou en Afrique de l'Est. Mais certaines pensent que c'est inhumain. »
« – Lesquelles? »
« – Eh bien...pratiquement toutes les autres. Bien trop pour les nommer. »
Elle acquiesça.
« Laquelle est ta préférée? »
« – Oh, grands Sages, tu sais que j'ai visité trop de pays pour choisir. », sourit-il. « Il y a trop d'éléments culturels en compte. »
« – ...alors montre-moi. »
Il sourit, et pensa qu'elle parlait de cartes ou de livres; il voulut se lever pour en prendre, mais elle le tint en place.
« Montre-moi directement. », précisa-t-elle. « Allons-y. »
Il cligna de surprise.
« Y aller? Tu veux dire... »
« – Oui. »
Elle se releva, et le regarda avec détermination.
« Prenons un bateau, et sauvons-nous d'ici. »
En toute honnêteté, une telle direction le prit par surprise, comme un scorpion caché dans un pain de maïs.
« Nous sauver? Mais...mais je croyais que- »
« – Je croyais avoir des devoirs, moi aussi. Je croyais avoir des choses qui me retenaient ici. Mais... »
Elle inspira, et poussa un profond soupir.
« Mais plus j'y pense, et oins je me sens capable de le supporter. Je ne peux supporter d'avoir à un jour mener le Temple, et d'envoyer plus de jeunes filles à leur mort dès que l'Empereur s'en sent le désir. Ce n'est pas juste pour elles. Ce n'est pas juste...pas juste du tout. »
« – Mais est-ce que c'est ce que tu veux vraiment? Ou bien veux-tu juste t'enfuir? Killa, ce n'est pas ton genre de faire les choses sans y réfléchir.
Il la tint doucement par les épaules.
« Je sais que tu es en deuil, et dans une mauvaise passe. Mais je t'en prie, ne fais pas les mêmes erreurs que moi. Ne mets pas ta vie et ta santé en danger juste car tu ne te sens pas à ta place. S'il te plaît, on peut...on peut y réfléchir d'abord, d'accord? »
Elle le regarda. Le bout de ses doigts caressa sa joue, effleurant ses traits.
« Tu es si différent de ce que j'avais cru. », murmura-t-elle. « Il y a un an, tu aurais été de mèche avec moi. »
« – Il y a un an, j'étais immature et impulsif. »
« – Et maintenant, tu ne l'es plus? »
« Killa, s'il te plaît. »
Il la tint près de lui, pour la rassurer, mais surtout lui-même.
« On ne peut pas partir juste comme ça. Je me suis habitué à ce pays. Et de plus...je ne crois pas que ce soit une si bonne idée. »
« – Je ne peux pas retourner au temple après l'avoir quitté comme ça... »
« – Mais si, tu peux. Mais pour le moment, tu n'as pas à y penser. »
Il prit la couverture, et en recouvrit ses épaules.
« Pour le moment, tu dois te reposer. Je prendrai soin de toi, et m'assurerai que tu vas bien. Dors un peu, mange quelque chose, et quand tu iras mieux, on en reparlera, d'accord? »
Elle soupira, et acquiesça.
« Tu n'as pas à faire ça pour moi… Je t'ai causé tant de problèmes, n'est-ce pas? »
« – J'aime les problèmes que tu me causes. »
Ça la fit rire, et c'était une victoire en soi. Il lui embrassa le front, très doucement, et s'assura qu'elle finisse son verre avant qu'elle ne se rallonge.
« Si tu as besoin de quoi que ce soit, je serai juste là, d'accord? Repose-toi. »
« Je sais. »
Elle resta silencieuse pendant un moment, avant de le regarder à nouveau.
« ...Athanaos? »
« – Oui? »
« – Je t'aime. »
« – ...je t'aime aussi. »
Elle sourit, et ferma les yeux. Hermès la regarda, avant de se percher près de sa tête, se nichant dans ses cheveux.
« Bonne nuit. »
Il regarda cette adorable scène, et se décida à mettre sa cabane en ordre. Et à penser à l'avenir; car maintenant, ils en auraient définitivement besoin.
Maintenant vous comprenez la blague sur l'alpaga mort?
...comment ca, "beaucoup trop tot"?