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Re: Chroniques Catalanes II. La reconquista.

Posté : 09 nov. 2019, 20:22
par yupanqui
Une vraie orange sanguine !
Mais avec un cœur tendre comme toutes les tigresses.
Miaou. Miaou. Miaou.

Re: Chroniques Catalanes II. La reconquista.

Posté : 11 nov. 2019, 16:42
par IsaGuerra
Page 3 Post 1
→ Non pas de rêve prémonitoire, je hais ça
→ J'imagine tellement la scène de Tao qui reste près de sa femme et de sa fille ^^

Page 3 Post 2
→ Ils ont l'air très mignons les tous jeunes mariés :-@

Les deux derniers post sont beaucoup plus calmes que les précédents et ce malgré l'énième énigme qui vole dans l'air !

Re: Chroniques Catalanes II. La reconquista.

Posté : 11 nov. 2019, 21:10
par TEEGER59
Suite.

Les jours suivants, tandis que les conquistadors soumettaient définitivement les Mayas du Yucatán suite à la révolte du 8 novembre, la pluie se calma sur le vieux continent.
Enfin, lentement, au début du mois de décembre, les deux fleuves réintégrèrent leur lit. La crue laissait derrière elle un fond de vase, un cheptel décimé, des maisons aux murs noircis et souvent ébranlés, des vergers et des jardins enlisés encombrés de débris informes, des vignes perdues.
Les raisins en surmaturité étaient maculés de boue. Une perte énorme. Mendoza n'était pas sûr de pouvoir les récolter. En tout cas, pas pour la cuvée de rouge auxquels ils étaient destinés. Il fit parvenir un billet à son frère en lui annonçant:

Mon cher Miguel,
Aujourd'hui, j’ai pu enfin disposer de quelques heures et j’en ai profité aussitôt pour t'écrire ceci afin de t'informer de l'état de tes vignes.
Tout d'abord, il faudra sortir les embâcles, puis tailler et seulement après on pourra commencer à redresser ce qui peut être sauvé. Là, je pense que la moitié du vignoble est à arracher. Nous aurons du pain sur la planche. Je mobiliserai tout le monde pour le remettre d'aplomb.
Le temps de tout replanter il y en a au moins pour trois ans de repousse. Tu ne pourras donc pas fournir toute ta clientèle, je suis désolé.

J.C.


Peu après, tandis que son beau-père, travaillant sur un nouveau tonneau, utilisait de la farine de seigle dans les jables afin d'assurer l'étanchéité des fonds, Estéban vint le trouver.

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:Esteban: : Mendoza! Nous devons, sans tarder, nous rendre chez le maître d'ache. Nous avons épuisé nos réserves de bois pendant l'inondation et en manquons maintenant pour fabriquer d'autres barriques.
Le capitaine concéda:
:Mendoza: : Vas-y donc Estéban, avec Modesto, puisque c'est nécessaire. Méfiez-vous, cependant, de la boue qui doit encore être épaisse par endroits. La charrette risque de s'enliser. Par Dieu! Cela m'est arrivé une fois et je puis t'assurer qu'il n'y a là rien de plaisant!
Contrairement à ce que craignait le capitaine, il n'y eut pas d'envasement, mais un accident.
Au retour, alors que la matinée s'achevait et que, chargée de grumes trempées qu'il faudrait longuement faire sécher, la charrette remontait vers le domaine, l'essieu d'une des roues cassa.
Engluée dans les profondes ornières boueuses, la voiture déséquilibrée s'inclina dangereusement.
Pablo, qui avait insisté pour accompagner Modesto et Estéban et qui marchait de ce côté-là, voulut la retenir, l'empêcher de verser. S'arc-boutant, il tenta de résister à l'affaissement de la charretée. C'était compter sans le poids des planches et l'état du terrain. Son pied mutilé glissa, il tomba et reçut sur lui une partie du chargement et la ridelle en bois de frêne.
Modesto et Estéban, eux, cheminaient en tête. L'élu guidait le mulet par la bride. En se suspendant au harnais, il parvint à éviter que l'animal ne fût entraîné à son tour. Cependant, s'il réussit à le maintenir debout, il ne put empêcher la rupture d'un des brancards.
Aux cris qu'il poussa, Luis, qui se trouvait dans le potager, et Miranda, qui soignait ses vaches, accoururent. À eux quatre, ils redressèrent la charrette renversée.
Couvert de planches noirâtres, Pablo gisait sur le sol, sans connaissance. Songeant à la terrible fin de son mari, le maçon qui avait été écrasé sous la pierraille, Miranda cria:
Miranda: Dieu Seigneur! Il est mort!
Les yeux exorbités, elle tomba à genoux en se signant plusieurs fois de suite.
Modesto se mit à pleurer. Son jeune beau-frère venait-il de rendre son dernier soupir? Estéban, qui était le seul à conserver son sang-froid, déclara:
:Esteban: : Mais voyez donc, il respire! Il faut le porter à la maison.
Dès que le jardinier voulut soulever le blessé, celui-ci, rendu à la conscience par la douleur, se mit à hurler.
Pablo: Ma jambe! Ma jambe!
Luis: Par ma foi, vous devez avoir quelque chose de cassé. Ne bougez pas, je vais chercher mon échelle. Nous vous étendrons dessus.
Quand Isabella, qui peignait du chanvre dans la salle avec Carmina, entendit du bruit au pied de l'escalier de pierre, elle s'étonna. Elle demanda à sa servante:
:Laguerra: : Allez voir, s'il vous plaît.
Après avoir ouvert la porte, la domestique s'écria:
Carmina: Que Dieu nous assiste! C'est votre fils Pablo qu'on ramène sur l'échelle de Luis!
Les moments qui suivirent ne furent que confusion.
Alertée par son époux, qui était allé la prévenir à cheval pour gagner du temps, Zia ne tarda pas à arriver, avec le coffret de cuir où elle rangeait ses remèdes.
Après avoir palpé le corps meurtri de son jeune frère, elle déclara que, par miracle, Pablo n'avait qu'une jambe fracturée et quelques côtes froissées.
:Zia: : Il te faudra mettre un gros cierge à l'église, Isabella.
Celle-ci était penchée au-dessus du lit de toile dressé à la hâte sur lequel on avait étendu son fils.
:Zia: : Pablo s'en sort relativement à bon compte. Il aurait pu avoir les hanches broyées, ou pire encore!
:Laguerra: : Comme tu as bien fait de devenir physicienne en exerçant au monastère, Zia! Hors des ces murs, nos vies ne sont que tourments et dommages!
L'élue, que rien ne semblait pouvoir détourner de son calme souriant, corrigea malicieusement:
:Zia: : Il y a tout de même de bons moments dans l'existence, du moins si je me fie à ce que j'ai pu constater. Toi-même n'étais-tu pas heureuse, voici peu, durant le mariage d'Elena?
:Laguerra: : Après combien d'angoisses et de luttes!
:Zia: : Bien sûr! Nous sommes ici-bas sur la terre de la Grande Épreuve dont parle saint Jean dans son Apocalypse. Là où nous devons purifier nos vêtements, c'est-à-dire notre chair, dans le sang de l'Agneau! Rien ne nous y est facile, cela va de soi. Le séjour des bienheureux ne deviendra nôtre que plus tard, beaucoup plus tard... Il n'y a qu'à prendre patience.
En parlant, elle lavait les blessures de Pablo avec du vin, les enduisait d'huile, lui bandait la poitrine, posait de chaque côté de la jambe cassée deux étroites planchettes de bois comme attelles, puis les fixait solidement à l'aide de bandelettes entrecroisées.
Avec son ton tranquille, l'inca reprit:
:Zia: : À propos de patience, il va t'en falloir une bonne dose, Pablo. En dépit de ta remuante jeunesse, je me vois obligée de te prescrire la plus complète immobilité et du repos, pendant un bon mois.
Pablo: Que vais-je devenir durant tout ce temps? Ne pourrais-je marcher avec des béquilles afin de me rendre au rucher?
Zia secoua la tête.
:Zia: : Pour risquer de demeurer par la suite avec une jambe torte! Assurer la reprise des os est indispensable. Quand ils seront ressoudés, tu pourras utiliser des béquilles pour seconder Tao. Pas avant!
Le jeune blessé, dont la fièvre échauffait le cerveau, s'écria:
Pablo: Par Dieu, la malchance me poursuit! Rien ne me sera donc épargné!
Sans se démonter, sa sœur reprit:
:Zia: : Bois ce gobelet de vin de reines-des-prés. Il apaisera fébrilité et agitation. Un peu plus tard, maman te fera prendre une infusion de basilic qui t'incitera à dormir. Après quoi, nous aviserons.
Rassurée, Isabella se permit un sourire entendu.
:Laguerra: : Je connais peut-être quelqu'un qui t'aidera à tuer le temps plus agréablement que tu ne le penses, mon grand. Je vais m'en occuper.
Elle accompagna Zia jusqu'au portail, tout en l'entretenant avec animation. Quand sa fille se fut éloignée au trot paisible de sa mule, l'aventurière se rendit auprès de son homme afin de le tenir informé des suites de l'accident.
Après le dîner, des pas alertes franchirent les degrés menant à la salle. La porte s'ouvrit et la fille du meunier entra. S'approchant de Pablo, elle lança gaiement:
Chabeli: Que Dieu te garde!
Étendu devant l'âtre, sur l'étroit lit de toile qui servait d'ordinaire aux couches de sa mère, le jeune garçon contemplait avec amertume les flammes fauves en train de dévorer de grosses bûches noueuses.
La fièvre embrumait son esprit. Ce fut un regard à la fois trop brillant et trop flou qui se fixa sur l'arrivante.
De l'autre côté du foyer circulaire, Joaquim et Paloma, qui jouaient aux osselets, dressèrent la tête en même temps. Le musicien en herbe mit un doigt sur ses lèvres. Sa petite sœur se tut.
Pablo s'écria:
Pablo: Chabeli! Que fais-tu ici? Ce n'est pas possible!
Chabeli: Et pourquoi donc? Ne sommes-nous pas de bons amis?
Elle retira sa chape puis le voile épais qui lui couvrait la tête sous le capuchon rabattu. Il commençait à faire plus froid. La tramontane, le vent du nord-nord-ouest qui soufflait avec rudesse, s'insinuait sous la porte, mugissait dans la cheminée.
Chabeli: Ta mère m'a fait savoir ce qui t'était arrivé, alors, je suis venue.
Après l'air piquant du dehors, la chaleur de la salle lui avivait le teint, accentuant l'aspect sain et vigoureux qui émanait d'elle.
Peau fraîche, yeux sombres et vifs, bouche aux dents solides et éclatantes donnaient à Chabeli l'aspect d'une belle plante pleine de sève, ou d'un fier animal sauvage qu'on aurait su amadouer. Pablo souffla:
Pablo: Maman avait raison, je vais beaucoup moins m'ennuyer...
Chabeli: Je l'espère bien! Je me trouve là pour t'aider à franchir les jours qui te séparent de ta guérison. Je viendrai le plus souvent possible... du moins si mon père ne s'y oppose pas trop...
Isabella, qui sortait de la chambre des garçons où elle venait de coucher Javier, déclara:
:Laguerra: : Je saurai bien le persuader! Bien que Julio soit aussi têtu qu'un âne bâté, j'ai pourtant espoir de l'amener à accepter ta venue ici autant qu'il te plaira!
Pablo: Si je devais jouer mon ciel sur celui qui est le plus entêté des deux, je parierais sur toi, maman. Je serais certain de gagner!
:Laguerra: : Dieu t'entende, mon grand! De toute manière, je vais essayer.
Contrairement à ce qu'elle avait pensé, elle n'eut pas grand mal à persuader le meunier. Tourmenté par l'état de son vieux père, Ulpiano, devenu hydropique, et par les risques de famine qui ne cessaient de s'accentuer, Julio se contenta de lever les épaules en affirmant que les femmes manquaient de cervelle et que sa fille se conduisait comme une linotte. Il ne lui défendit pourtant pas de continuer ses visites.

Le vent d'hiver.

L'Avent passa, puis la Noël, et l'Épiphanie.
À cause de la pénurie de nourriture, Elena fut envoyée chez son oncle. Hors les murs de Barcelone, on fêta moins plantureusement qu'à l'accoutumée la naissance du Messie. La ferveur y gagna sans doute en intensité ce que les estomacs y perdirent en abondance.
Pablo recommença à marcher avec des béquilles. Il n'en eut pas besoin longtemps. La présence fréquente de Chabeli ne devait pas être étrangère à la rapide amélioration de son état.
Peu après la Tiphaine, le froid s'intensifia.
Il neigea deux jours de suite, puis, la nuit suivante, brutalement, tout gela.
De leur lit, Isabella et Juan entendirent, en provenance du verger, des craquements, des éclatements sourds.
:Mendoza: : Par tous les diables, que se passe-t-il? D'où peut venir un bruit pareil?
Le Catalan se leva et ouvrit la fenêtre.
Sous la pâle lumière de la lune, une couche glacée, qui miroitait de façon inquiétante, recouvrait la neige fraîchement tombée. Tout était silence, blancheur, luisance, froid tranchant. Seules les plaintes des arbres torturés rompaient par instants de leurs détonations soudaines le grand mutisme de la nature.
Du verger qu'on ne pouvait voir, montait un bruit auquel il n'y avait pas à se tromper. Des branches se brisaient sous l'effet du gel, des écorces éclataient, des troncs se fendaient. Frissonnant, Juan murmura:
:Mendoza: : Dieu! Je n'ai jamais rien entendu d'aussi impressionnant.
Il referma la fenêtre et, grelottant malgré la chape fourrée dans laquelle il s'était enveloppé, revint se coucher.
Sous les chaudes couvertures doublées de peaux de moutons, la tiédeur du lit demeurait sauvegardée. Près du corps de sa femme, il faisait encore meilleur.
Isabella se blottit contre son mari et lui caressa la poitrine, tout en humant à petits coups l'odeur de leurs peaux accolées.
Il la prit dans ses bras.
:Mendoza: : Voici donc venue cette froidure que chacun redoutait. Pourvu que le jacaranda résiste. Il est le roi de la cour!
Cette nuit-là, le capitaine sombra dans un sommeil agité, peuplé de "simiots". Ces créatures diaboliques, issues de la mythologie Pyrénéenne et Catalane, apparaissaient en général sous la forme de singes et étaient responsables de calamités sans nombre: sécheresses ou au contraire orages de grêle détruisaient les récoltes, bêtes sauvages rôdant de tous côtés, s'attaquant aux hommes et emportant les enfants pour les dévorer.

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:Laguerra: : Juan? Juan?
:Mendoza: : Hum?
:Laguerra: : Tu remues dans tous les sens. Ça va?
:Mendoza: : Quelle heure est-il?
:Laguerra: : Nous sommes au milieu de la nuit. Qu'est-ce qui se passe? Tu es souffrant?
:Mendoza: : Non.
En nage, il roula dans le lit et effleura, de son nez, le visage de l'aventurière.
:Mendoza: : Désolé.
:Laguerra: : Tu faisais un cauchemar?
:Mendoza: : Oui... Pardon de t'avoir réveillée.
Ils gardèrent le silence quelques instants.
:Laguerra: : Tu veux m'en parler?
:Mendoza: : Il n'y a pas grand-chose à raconter. C'était un mauvais rêve et il s'estompe déjà.
Dans la pénombre, le capitaine croisa son regard et esquissa un sourire. Il s'était promis de ne plus jamais avoir de secret pour elle. Mais que pouvait-il lui dire? Le sentiment d'inquiétude qu'il éprouvait face à l'avenir, il ne voulait pas le partager.
Concentré sur un point imaginaire au plafond, il vit du coin de l'œil que son épouse l'observait et ressentit, tout au fond de lui, la force de l'amour qu'elle lui portait. Il savait de quoi son futur serait fait.
Il finit par se rendormir.

À suivre...

Re: Chroniques Catalanes II. La reconquista.

Posté : 11 nov. 2019, 21:36
par IsaGuerra
Superbe petit moment mais stop avec les rêves bizarres (et possiblement prémonitoire)

Sinon juste une petite faute de repérer
:Laguerra: : Après combien d'angoisses et de luttes!

Re: Chroniques Catalanes II. La reconquista.

Posté : 11 nov. 2019, 23:31
par yupanqui
Superbe final. «  Il savait de quoi son futur serait fait »

Re: Chroniques Catalanes II. La reconquista.

Posté : 15 nov. 2019, 21:31
par TEEGER59
Suite.

Le lendemain, quand Mendoza se réveilla, le silence était si présent, si total, qu'il distillait un sentiment d'angoisse.
:Mendoza: : Voyons un peu. (Pensée).
Il glissa sur le côté et sortit du lit en douceur, avala un peu d'eau en contemplant Isabella qui sommeillait encore. Souple et furtif comme un chat, glissant plus qu'il ne marchait sur le plancher, il s'avança vers la dormeuse qui, du fond de son sommeil dut deviner son approche car elle remua et grogna. Il se pencha sur la couche et l'embrassa sur la joue. L'aventurière ouvrit ses grands yeux, révélant ses prunelles noisettes. Elle regarda le visage de son homme et se mit à sourire.
:Mendoza: : Bonjour princesse.
:Laguerra: : Bonjour. Déjà debout?
:Mendoza: : Je voulais voir ce qui se passe dehors. Tout est bien silencieux.
:Laguerra: : Allons voir.
Parvenus à la fenêtre, ils l'ouvrirent et demeurèrent confondus. La brusque chute de température avait saisi par surprise le flamboyant bleu pour l'emmurer vivant dans une carapace de glace. Comme par magie, un arbre de cristal s'était substitué à l'autre.
Sous le poids de ce revêtement luisant comme verre, une des branches maîtresses s'était rompue, détachée du tronc en le labourant, pour s'écraser sur le banc de bois qu'elle avait fracassé. Elle gisait à présent sur la neige, au pied du géant blessé qui dressait vers le ciel, bras vengeur et fantomatique, une cime déséquilibrée, dénudée, verglacée, dont les fibres pendaient, minces et lisses, au milieu des lambeaux d'écorces.
Mendoza referma la fenêtre en disant sombrement:
:Mendoza: : Il est à ma ressemblance, maintenant! Humilié, déchu... Je vois là un mauvais signe!
:Laguerra: : Voyons, Juan! Ce n'est qu'un arbre. Ou bien il s'en tirera et repartira au printemps prochain en donnant naissance à de nouveaux rameaux, ou bien nous en planterons un autre.
Le capitaine alla s'asseoir sur le lit et y resta un long moment à réfléchir, le menton dans sa main. Secouant amèrement la tête, il reprit:
:Mendoza: : Plus jamais il ne sera le même! Plus jamais!
:Laguerra: : Je t'en prie, mon chéri, n'attache pas trop d'importance à ce petit malheur. Il y a plus grave. Je vais aller voir ce qu'il en est du verger. Tu m'accompagnes?
Il se leva et s'étira.
:Mendoza: : Inutile car je sais à quoi m'attendre... Et puis, j'ai beaucoup de travail ce matin.
:Laguerra: : Comme tu veux.
Ils s'habillèrent, puis, sans un mot, Isabella se dirigea vers la porte, l'ouvrit et sortit de la pièce. Parvenue dans le couloir qui desservait les chambres, elle s'arrêta et revint sur ses pas.
:Laguerra: : Ne me diras-tu pas à quoi tu penses?

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:Mendoza: : Je pense que tu as raison! Le secret de la vie, c'est d'accepter les épreuves que le Seigneur nous envoie.
Sans vouloir s'expliquer davantage, Mendoza décrocha sa cape de la patère, s'en revêtit et referma derrière lui la porte de leur chambre.
Dans la grande salle, il posa un baiser furtif sur les lèvres de son épouse.
:Mendoza: : À tout à l'heure.
Un instant plus tard, il rejoignit les chais.
L'aventurière, songeuse, s'emmitoufla elle aussi dans sa chape la mieux fourrée. Juan n'était pas le seul à se tourmenter pour les jours à venir.
À l'extérieur, autant que l'air glacial, la beauté du décor lui coupa le souffle. Isabella n'avait plus le sentiment de se trouver dans sa cour, dans son cadre habituel, mais au royaume de l'hiver. Tout était figé, blanc de frimas, luisant de verglas, noir, silencieux.
Elle aperçut, seul et frileux dans cet univers pétrifié, un rouge-gorge qui sautillait le long du mur de l'écurie. Celle humble présence mise à part, pas un être vivant. Pas un bruit. Pas une odeur.
L'haleine du vent du nord avait anéanti jusqu'à la plus fine exhalaison.
Des stalactites pendaient des toits, des porches, du moindre surplomb. Comme des glaives translucides et acérés, elles brillaient aux premiers rayons du soleil.
Sur le parchemins des fenêtres, sur le bois des portes, d'étranges fleurs de givre traçaient de singuliers dessins, des entrelacs fous et pourtant rigoureux.
Isabella ressentait physiquement, dans ses membres, la pesanteur de la neige durcie qui coiffait les toits de sa demeure. Elle remarqua que les murs exposés au nord étaient enduits d'une couche glacée qui les faisait miroiter ainsi que des vitraux incolores.
Se détournant du faux-palissandre démembré, prenant bien garde de ne pas glisser sur le sol gelé, craquant sous ses pas, elle se dirigea vers le jardin. Sous ses bottes doublées de peaux, elle portait des patins de bois qui lui permettaient de marcher sans trop de gêne.
Quand elle tourna à l'angle du mur sur la plaine, le verger, le pré, elle eut un éblouissement.
Saisie et figée par le froid dans une sorte d'universel agenouillement, la nature toute entière s'inclinait sous le joug. Un manchon transparent et beaucoup plus volumineux recouvrait chaque tige, le moindre brin d'herbe, les sarments, les dernières feuilles mortes.
Armure étincelante, cette enveloppe-piège maintenait de force la végétation penchée, raidie et pourtant éployée, ou même couchée, et, par endroits, étendue sur le sol.
La fragilité de ce monde endiamanté se traduisait par un tintement de verrerie heurtée que produisaient les ramures en s'entrechoquant au plus léger souffle venu de l'horizon. Isabella murmura:
:Laguerra: : Mon Seigneur et mon Dieu, la beauté de cette chape de glace est digne de Votre paradis! Soyez-en remercié, de quelque prix qu'il nous faille la payer par la suite!
Enduits de verglas, les arbres brillaient dans la jeune lumière du soleil levant comme s'ils étaient taillés dans une matière irréelle. Certaines branches pleuraient de longues larmes claires, tandis que d'autres continuaient à se dresser sur le ciel, luisantes et chatoyantes. Dès qu'un rayon lumineux les touchait, mille reflets du prisme s'y allumaient.
Blanchie, scintillante, l'herbe hérissait ses brins grossis par leur gaine de glace ainsi qu'une courte toison drue et laiteuse.
Toute cette symphonie cristalline sur fond de ciel bleu, de fûts noirs cuirassés de givre, de cimes infléchies jusqu'à toucher terre sous leurs chevelures de neige, émerveillait, emplissait le regard, absorbait l'esprit, le détournait des ravages causés par tant de magnificence.
Branches rompues sous le faix, oliviers et autres arbres fendus, décapités, arbustes déracinés jonchaient le terrain que leurs blessures ou leur agonie ne tachaient point de rouge, mais qu'un linceul rigide et candide ensevelissait déjà sous lui.
Clairsemées parmi cette splendeur mortelle, des flaques d'eau gelée ouvraient leurs prunelles vitreuses comme des regards éteints. Derrière sa mère, Joaquim chuchota:
Joaquim: Oh, maman! Que c'est beau, mais que c'est effrayant!
Bien enveloppé dans une épaisse couverture de laine, le petit garçon, dont le visage émergeait des plis de l'étoffe trop grande pour lui, contemplait avec un émerveillement apeuré le spectacle de la nature férocement parée qui l'entourait.
:Laguerra: : Tu as raison, mon petit prince. Cette beauté sera, peut-être, notre perte... Mais de ma vie, il ne m'a rien été donné de voir de plus féérique!
Joaquim n'avait pas tort de se sentir effrayé. Les jours qui suivirent furent cruels.
Il fit si froid, en ce début d'année 1547, que, de mémoire d'homme, on ne s'en souvenait pas de pareille. Le Llobregat gela.

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Chargé de bois ou de pierres, des convois le traversaient sans inconvénient, tant la glace était épaisse... Aussi épaisse que la couche de gras qui entourait le cœur du monstrueux Henri VIII. Son embonpoint malsain eut raison de lui.
Cornelis Matsys avait buriné une gravure hallucinante du roi d'Angleterre à ses derniers moments: le visage bouffi, le corps usé par les attaques de gouttes répétées et douloureuses. Souffrant d'ulcères qui dégageaient une odeur fétide, le malheureux, incapable de monter un escalier, fut hissé à l'étage supérieur de son palais de Hampton Court à l'aide d'un panier muni d'un treuil!
Dans la nuit du 27 au 28 janvier, son visage prit des reflets de bitume. Avant d'entrer en agonie, sachant qu'il lui restait peu de temps à vivre, Barbe-Bleue avait fait adresser au roi de France, par l'un de ses gentilshommes, un ultime message lui rappelant que, lui aussi, serait soumis "à la loi commune". Tous deux étaient mortels et, "devaient penser à Dieu". Il ne semblait pas que le remords l'ait assailli quand il déclara avant de rendre l'âme:
Henri VIII: La miséricorde du Christ est capable de me pardonner tous mes péchés, même s'ils étaient encore plus grands...
Et pourtant, il avait fait décapiter, outre deux de ses six femmes, deux cardinaux, dix-neuf évêques, treize abbés, cinq cents prieurs, soixante et un chanoines, quatorze archidiacres, cinquante docteurs, douze marquis, trois cent dix chevaliers, douze barons, six cent vingt roturiers, sans parler d'une vieille femme de quatre-vingts ans, la comtesse de Salisbury, descendante des Plantagenêts, dont l'exécution fut un épouvantable massacre, le bourreau ayant été remplacé par un jeune et maladroit garçonneau...
Tandis que le gros Tudor descendait dans la tombe, Charles Quint, s'étant rendu maître dans le sud de l'Allemagne, vint se reposer à Ulm. Pas longtemps, car le vent tourna brusquement. Le pape Paul III, déjà mécontent de certaines promesses faites à Maurice de Saxe en faveur des protestants, ambitionnait pour son insatiable fils le gouvernement de Milan. Fernand de Gonzague l'ayant obtenu, il retira son contingent à la grande fureur de l'Empereur. François 1er, lui aussi bien proche de sa fin, versa d'importants subsides au Landgrave et à Jean-Frédéric qui reconquit ses États après avoir capturé dix régiments impériaux. Changeant brusquement d'attitude, les protestants de Bohême lui envoyèrent une armée.
Tout l'édifice menaçait encore une fois de s'effondrer pour Charles. Ce dernier, payant ses efforts physiques et moraux, était alité. Cette manière qu'il avait d'avaler les aliments sans les mastiquer lui avait occasionné des maux d'estomac dont il avait souffert toute sa vie. Son teint virait de plus en plus au jaune. Atteint d'un ictère, il le soignait à la tisane de pois de Chine. Mais son cas était moins préoccupant que ses sujets espagnols. Chez les plus démunis, après avoir épuisé les réserves, on en vint à dévorer rats et mulots pour survivre.
Rendus fous par la faim, les loups s'attaquaient aux humains, envahissaient les villages non fortifiés, dévastaient les tenures isolées.
À plusieurs reprises, il fallut organiser des battues d'où les chasseurs rentraient épuisés, traînant derrière eux sur des claies de branchages attachées par des cordes, les corps empilés et sanglants de leurs ennemis.
À l'extérieur du mur d'enceinte de l'hacienda, on creusa des fosses profondes qu'on recouvrit de broussailles. Plusieurs fauves y tombèrent, qu'on entendait hurler la nuit.
En février, vint le dégel. On pataugea de nouveau dans la boue.
Bien qu'à l'article de la mort, le roi de France reprit la route. Le 17, il séjourna près de Saint-Germain. Une semaine plus tard, il passa une nuit fiévreuse à Villepreux. Le lendemain, incapable de monter à cheval à cause d'un abcès mal placé, il reprit la litière pour aller dormir à Dampierre. Puis de là, pour le Carême, il se dirigea vers Limours, demeure de sa maîtresse, Anne de Pisseleu. Trois jours plus tard, il assista à une chasse, la dernière de sa vie, à Rochefort-en-Yvelines.
Le périple s'acheva à Rambouillet, le 1er mars, dans le château de Jacques d'Argennes, où l'oncle d'Isabella s'installa dans la tour crénelée. Il avait l'intention de reprendre sa course dès le lendemain pour retourner à Saint-Germain, mais son état l'en empêcha... La duchesse d'Étampes et l'amiral d'Annebaut ne le quittaient pas. Le roi n'en continuait pas moins à gouverner et ordonna de fortifier rapidement le royaume du côté de la Provence qu'il pensa menacée par l'Empereur, toujours avide de reprendre le Piémont. Il fit aussi armer de nouvelles galères Marseillaises.
Le 20 mars, quand enfin, le printemps s'annonça, le souverain de France se sentit très mal. Tandis que, une fois de plus, on ouvrit l'apostume duquel il se retrouva telle pourriture que les médecins désespéraient de la curation, bien des pauvres gens étaient morts de froid ou d'inanition.
En dépit des secours, souvent entravés par les intempéries, et de l'entraide qui ne se démentit jamais, ce fut une population décharnée, affaiblie, qui émergea de l'hiver.
Isabella se félicita d'avoir envoyé Elena à Barcelone, peu après l'Épiphanie. Il était préférable dans son état de s'être trouvée chez Miguel, dont la cité, ravitaillée en priorité, avait moins pâti que les campagnes. Sous le toit de l'opulent mari de Cat, la future mère n'avait certainement pas eu à souffrir de la disette.
Le vieil Ulpiano, qui avait tant d'appétit, ne résista pas à de si longues privations. En dépit de sa condition de meunier, qui lui permettait d'être moins mal nourri que beaucoup d'autres, il fut de ceux que la mauvaise saison emporta.
Julio mena de nouveau le deuil et argua de la solitude qui le menaçait pour repousser à plus tard un projet de mariage qui éveillait en lui trop de nostalgie.
Tant bien que mal, la vie reprit son cours.
Le père Marco envoya du grain pour ensemencer les champs dont les précédentes semailles avaient été gâtées ou perdues. On replanta les vignobles détruits. On reconstruisit les maisons écroulées. On consolida celles qui branlaient un peu trop. On reconstitua le cheptel. Dans les villages, on se remit à bâtir.
À l'hacienda, une fois sa déchirure badigeonnée de poix, le jacaranda, retaillé, se couvrit de fleurs nouvelles regroupées en panicules, qui ne dissimulèrent néanmoins qu'imparfaitement sa déchéance.
Il fallut bien s'habituer à sa nouvelle forme, moins opulente, moins harmonieuse qu'auparavant, mais qui témoignait de sa vigueur.
Le dernier jour du mois de mars, le matin où François 1er appela son fils près de lui pour lui dire qu'il avait "vécu sa part", Mendoza, qui contemplait d'un œil rêveur la frondaison du grand arbre qu'un nouveau banc de bois encerclait, dit à Isabella:
:Mendoza: : L'opiniâtreté des hommes, décidément, n'a d'égale, Dieu me pardonne, que la vitalité de la nature. Rien ne parvient à nous décourager, elle et nous!
:Laguerra: : La vitalité prodigieuse de la création, sa ténacité, m'ont toujours émerveillée mon chéri. C'est un exemple qui m'a beaucoup servi.
Comme les habitants de la bodega et ceux de la vallée, le capitaine et son épouse étaient sortis amaigris, las, affaiblis des épreuves hivernales. En revanche, une paix qu'ils goûtaient l'un et l'autre régnait à présent dans leurs cœurs. Les craintes partagées, la lutte en commun pour assurer la subsistance de leurs enfants et de leurs serviteurs, la reprise d'une intimité dont ils éprouvaient tous deux le même besoin, mais, aussi, le pont jeté par les mois écoulés entre douze années d'entente et leur existence présente, ce faisceau de circonstances les liait de nouveau solidement.
Dépouillée du trompeur vêtement tissé par l'habitude, leur union sortait renforcée du périlleux parcours qu'elle avait dû effectuer. Durant cette difficile traversée, elle avait subi bien des transformations. Moins assurée, moins évidente, elle conservait du temps de la détresse un sens plus aigu de sa fragilité, une attention plus grande aux dangers de la route, davantage de gratitude pour le moindre instant de bonheur rencontré.
Si voisines, les amours naissantes de Chabeli et de Pablo aidaient Isabella et Juan à retrouver, à travers leurs enfants, la pérennité de leur propre aventure.
Considérant son fils et la fille de Julio se contempler, l'aventurière songeait:
:Laguerra: : Nos sentiments ont, sans doute, moins de fougue qu'en leur commencement, mais ils ont gagné, à présent, sous l'emprise de la douleur, je ne sais quelle dimension supplémentaire, comme un reflet d'éternité...

À suivre...

Re: Chroniques Catalanes II. La reconquista.

Posté : 15 nov. 2019, 22:59
par yupanqui
Encore un beau passage et une magnifique conclusion.

Re: Chroniques Catalanes II. La reconquista.

Posté : 15 nov. 2019, 23:15
par IsaGuerra
C'est très mignon surtout la fin ^^

Re: Chroniques Catalanes II. La reconquista.

Posté : 16 nov. 2019, 00:36
par Akaroizis
Plussoiement de ce qui a été dit.

Re: Chroniques Catalanes II. La reconquista.

Posté : 23 nov. 2019, 23:55
par TEEGER59
Suite.

Le bon temps d'avant.

En dépit de l'affreux hiver qu'elle avait traversé, la campagne était fleurie en ce début de printemps. Avril se prenait pour juillet, la Catalogne pour l'Andalousie. Il faisait anormalement chaud, plus qu'à Grenade ou à Séville.

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Dans les jardins, le long du chemin, au milieu des taillis ou des sous-bois, on apercevait bien des arbres renversés, déchiquetés, rompus, mais, le plus souvent, ils étaient déjà sciés et leurs bûches empilées.
Dissimulée derrière un bosquet à l'orée du bois, Paloma s'était installée sous les branches. La fille cadette des Mendoza respirait l'odeur d'humus mêlée à celle des feuillages chauffés par le soleil qui formaient un berceau au-dessus de sa tête. Assise sur un épais tapis d'herbes vertes, elle avait déposé autour d'elle les pots de grès où elle fabriquait des mixtures à base de graines, de pétales, de pousses tendres, de racines et de feuilles qu'elle avait récoltés selon les prescriptions de Zia.
Immergées dans un mélange d'eau, ces préparations, assez peu ragoûtantes, composaient des liquides troubles dont les diverses fermentations intéressaient et intriguaient la petite fille.
D'ordinaire, elle passait dans sa cachette des heures de jubilation silencieuse à composer ses étranges élixirs, tout en se racontant sans fin des histoires de chevaleries... mais, ainsi que l'avait dit sa mère, ce jour-là différait des autres.
En ce vendredi saint, de son poste de guet insoupçonné, elle observait les jeux d'un groupe de jeunes gens qui s'ébattaient dans le pré. Ils étaient six, dont Pablo et Chabeli, qui allaient et venaient, entre le fleuve et les hauteurs du terrain, se pourchassant avec de grands éclats de rire. Quand ils se trouvaient au bord du Llobregat, leurs appels, leurs cris parvenaient à l'enfant aux écoutes avec des résonnances vibrantes, amplifiées par l'eau, qui réveillaient dans sa mémoire l'écho de l'été précédent, passé ici-même, à l'hacienda.
Non sans soulagement, elle constata que son autre frère ne se trouvait pas avec les adolescents. Ils ne l'acceptaient parmi eux, quand il se mêlait à leur jeux, qu'avec une indulgence protectrice et impatiente qu'elle jugeait blessante et dont elle souffrait dans son amour-propre fraternel. À ses yeux, Joaquim manquait de dignité. Âgé de bientôt sept ans, il en avait trois de plus qu'elle. Paloma n'en pensait pas moins percevoir plus de choses que lui et faire montre, en l'occurrence, de plus de respect de soi. Si elle était tout autant fascinée par le prestige des "grands", elle avait cependant à cœur de ne pas le leur laisser voir et elle se cantonnait dans une réserve destinée à leur dissimuler ses véritables sentiments. Son goût pour le secret, la solitude, le mystère, la conduisait d'instinct à observer de loin des amusements dont elle soupçonnait qu'ils n'étaient pas aussi innocents qu'on désirait leur en donner l'air.
Ce qu'elle devinait des rapports inavoués de ces garçons et de ces filles ne faisait que stimuler davantage sa curiosité, mais la fillette entendait garder pour elle le trouble qu'ils lui inspiraient.
Le spectacle de la nature, et tout spécialement le rapprochement de Pablo et la fille du meunier, lui avait enseigné bien des vérités. Elle les conservait jalousement par-devers elle.
Un frémissement au-dessus de sa tête interrompit ses réflexions. Levant les yeux, elle vit un écureuil, en équilibre sur une branche, qui la lorgnait tout en grignotant une noisette. Sans bouger, elle observa un moment le petit rongeur roux et songea que son pelage était exactement de la couleur des cheveux de João, le fils du tonnelier de Barcelone.
Alerté avant elle, l'animal fit un bond et disparut dans le feuillage avec un ondoyant mouvement de queue.
Paloma reporta son attention vers le pré. Elle vit alors, entre les ramures, venir dans sa direction Araceli et Enrique. Rouges comme des gratte-culs, cherchant l'ombre ou l'isolement, ils s'étaient éloignés des autres joueurs.
Paloma: Tiens, tiens! Que font-ils encore ensemble ces deux-là?

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Le fils du meunier entraînait, vers l'orée du bois, la meilleure amie d'Elena dont il tenait la main.
Enrique: Viens. Allons nous reposer un moment sous ces arbres.
Ara: Tu crains le soleil?
Enrique: Ne te moque pas de ma peau, Araceli! C'est trop facile, toi qui as un teint de lait.
Ara: Il ne s'agit pas de ça, Enrique, mais de ton penchant pour les endroits discrets et les coins ombreux... du moins quand il s'agit de m'y attirer!
Enrique: Je n'ai jamais vu de fille aussi jolie que toi!
Ara: Ce que tu dis là n'est guère aimable pour les autres.
Quand Araceli souriait, deux fossettes creusaient ses joues.
Enrique: Que veux-tu? Je n'aime que les brunes mais aucune ne te vaut. Il n'y a pas de comparaison possible!
Ara: Allons donc! Tu ne feras jamais croire une chose pareille car...
:?: : Par tous les diables! Que faites-vous là tous les deux, dans ce coin?
Pablo venait de surgir devant eux. Debout dans la lumière crue, les poings sur les hanches, comme son père avait coutume de le faire, il interpellait le couple réfugié à l'ombre.
Ara: J'avais trop chaud, c'est tout!
Pablo: Il fallait le dire! Nous nous serions tous mis à l'abri.
Ara: Eh bien! Venez-y maintenant! Pout tout avouer, je crains que l'astre du jour ne me gâte le teint.
Araceli ramenait contre son visage une mèche déployée de ses cheveux que ne recouvrait qu'une légère mousseline, s'assurait que la tresse de soie qui la maintenait sur son front n'avait pas glissé. Elle se mit à sourire. Les deux garçons la contemplaient. Se rapprochant du bois à son tour, Chabeli demanda:
Chabeli: Que se passe-t-il? Vous nous fuyez?
Ara: Ton promis me cherche querelle, Chabeli, parce que je me protège des ardeurs de ce soleil d'Afrique! Plains-moi!
Chabeli: Je te donne raison: la lumière est sans merci à présent. Ce qui est inhabituel pour un mois d'avril mais il est plus sage de s'en préserver.
:?: : À quoi jouez-vous?
Modesto et Consuelo s'approchèrent en dernier. Frère et sœur, ils se ressemblaient, mais, plus grand que la gardeuse d'oie, l'aîné paraissait cependant plus vulnérable. Pablo, qui proclamait que le fils de Miranda était son meilleur ami, lui reprochait pourtant un manque de détermination et trop de sensibilité depuis le départ d'Elena. Il les avait, néanmoins, tous invité à l'hacienda pour la Semaine sainte.
Pablo: Nous n'avons plus envie de jouer, mais, plutôt, de nous rafraîchir. Si nous allions dans la salle verte, près du bord de l'eau?
Le groupe s'éloigna en direction des charmes taillés dont on avait guidé et entrelacé les rameaux de manière à en faire une tonnelle de verdure, garnie de bancs où se reposer. Paloma se redressa, remua sur son siège. Les tuniques claires des jeunes gens fleurissaient le pré ainsi que d'énormes pétales.
La petite fille tira d'un air perplexe sur ses cheveux bruns, se pencha pour tourner une cuillère de bois dans un de ses pots, le flaira, et ne sembla pas y avoir trouvé de réponse aux questions qu'elle se posait.
Un frôlement contre le bas de sa cotte détourna son attention.
Paloma: C'est toi, Bandido?
Un petit animal au pelage brun foncé dessus et blanchâtre dessous se frottait contre ses jambes. C'était l'hermine de Pablo. Paloma la prit et la déposa sur ses genoux pour la caresser plus à son aise.
Paloma: Toi qui a oublié d'être sotte, dis ma petite, que penses-tu de tout ceci?
L'enfant réfléchissait.
Paloma: Puisque tu refuses de me répondre, je vais aller voir papa.
Elle se leva, déposa le petit carnassier apprivoisé sur le tapis verdoyant et sortit de sa cachette.
Elle savait où trouver son père. En ce jour chaumé, il ne pouvait travailler. Et quand il n'était pas dans le cellier, il passait le plus clair de son temps dans sa chambre.
Prenant un raccourci, Paloma quitta le sentier qui montait tout droit vers la demeure et s'engagea sous les frondaisons d'une allée de tilleuls en pleine floraison, qui bordait la propriété vers l'ouest. Au-dessus d'elle, au milieu d'un vrombissement obsédant de ruche en folie, des centaines d'abeilles butinaient le nectar dont le parfum miellé était presque écœurant à force de douceur.
La colonie reprenait progressivement son activité.
La petite fille traversa la maison et entra dans la chambre parentale sans toquer. Au fond de la pièce, dans l'embrasure d'une croisée, elle trouva son père debout devant la vitre, très occupé à lire un gros livre.
Paloma: Papa!
Il se retourna lentement.
:Mendoza: : Paloma! Qu'est-ce que tu veux, ma petite colombe?
Paloma: Passer un peu de temps avec toi.
Elle s'installa aux pieds de son géniteur, sur un coussin à gros glands de laine.
Paloma: Tu as bien raison de rester ici où il fait bon. Dehors, il fait trop chaud!
:Mendoza: : Nous ne sommes cependant qu'à la fin de la matinée. Ce sera sans doute bien pire dans l'après-midi.
Paloma: Lis-moi une histoire, s'il te plaît!
Mendoza délaissa son ouvrage et mit un genou à terre.

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:Mendoza: : Pourquoi ne le fais-tu pas toi-même? Je sais que tu en es capable puisque maman m'a confié que tu sais déjà lire.
Paloma: Parce que j'aime t'écouter...
:Mendoza: : Petite futée!
Il se mit à rire. Seuls ses enfants et son épouse parvenaient à le distraire de ses craintes alourdies de beaucoup d'interrogations.
:Mendoza: : Toute la femme est déjà présente en toi, Paloma, et tu n'as que quatre ans!
On frappait à la porte. Joaquim entra. Même quand il marchait, on avait l'impression qu'il courait, tant ses mouvements étaient prestes.
Joaquim: Papa! Je t'apporte une baguette de frêne et une cordelette de chanvre pour que tu me fasses un arc. J'ai là une provision de flèches que j'ai confectionnées comme tu m'as appris à le faire.
En parlant, il désignait de la main un carquois de cuir pendu à sa ceinture. Une poignée de traits en dépassait.
:Mendoza: : Je t'ai aussi montré la manière de fabriquer un arc!
Joaquim: Oui, mais les miens tirent moins loin que les tiens.
Paloma serra les lèvres. Son frère, toujours pressé, l'agaçait. Elle l'aurait volontiers envoyé promené. Mais, déjà, de ses grandes mains patientes aux doigts précautionneux, leur père s'emparait de la baguette entaillée d'une encoche à chaque bout.
:Mendoza: : Je vois que tu m'as préparé le travail.
Il était heureux et Paloma tut son désappointement.
Une fois la cordelette liée à l'une des encoches, Mendoza courba avec précaution le scion de frêne jusqu'à ce qu'il formât un arc parfait et se mit alors en devoir d'en faire passer l'extrémité dans le coulant prévu à cet effet. Ensuite, il n'eut plus qu'à s'assurer de la solidité de ses nœuds. Un jeu d'enfant pour cet ancien marin.
:Mendoza: : Te voici armé, mon petit prince, du moins si tes flèches sont convenablement affûtées.
Joaquim: N'aie crainte, papa, je les ai taillées comme il faut.
D'Isabella, il tenait quelque chose de vibrant, de pétulant, qu'il ne savait pas encore discipliner et qui le faisait ressembler à un poulain échappé du pré. D'un air important, le musicien dit:
Joaquim: Josep-peau-de-serpent organise avec des garçons du village un concours de tir à l'arc.
:Mendoza: : Ils ne sont donc pas tous occupés à préparer les "pasos" pour la procession de cet après-midi?
Joaquim: Les grands y sont allés sans nous. Ils ont dit que nous étions trop jeunes pour les accompagner.
On sentait bien qu'il avait envie de partir, d'essayer son arme.
:Mendoza: : Par Dieu! Mon fils, je ne te retiens pas! Sois prudent. N'oublie pas que le benjamin de Manolo est plus âgé et plus fort que toi.
Joaquim: Je sais aussi bien que lui me servir de mes bras!
Il redressa le menton, sourit et s'élança dehors.
Josep, le plus jeune fils du fermier qui avait porté secours à Mendoza, l'attendait dans le verger. Devenu malentendant à l’âge de cinq ans à la suite de la petite vérole qui lui laissa la peau grêlée, marquée à vie, ses infirmités ne l'empêchaient pas d'être le chef d'une bande de garnements assez mal vus à Sant Joan Despí. Mais Joaquim, leur cadet de un ou deux ans, les admirait pour leur adresse à la chasse et leurs audaces de langage.
Josep: Les amis sont de l'autre côté du fleuve. Allons-y.
les deux compères s'éloignèrent en courant, traversèrent le bois et arrivèrent au petit pont qui franchissait le Llobregat. Un couple y était accoudé. En le dépassant, les garçons se poussèrent du coude et reprirent leur course.
Araceli suivit des yeux Joaquim qui s'éloignait vers un bouquet de peupliers formant un rideau entre le fleuve et les premières maisons du village.
Ara: Après les morts affreuses de Marco et Rafaël, la señora Mendoza a reporté toute son affection sur ses autres enfants... Son époux est tellement distant avec elle.
Regardant d'un air préoccupé couler sous le pont l'eau verte sur laquelle se déplaçaient par brusques saccades des araignées d'eau, Enrique lui demanda:
Enrique: Tu penses qu'ils ne s'entendent plus?
Ara: Je ne sais.
Enrique: Par Dieu! Si c'était vrai, mon père serait aux anges!
Une clameur s'éleva derrière les peupliers. Des cris, des rires la suivirent.
Enrique: Mais je crois que tu te trompes.
Ara: Tu dois en savoir plus que moi puisque ta sœur passe beaucoup de temps ici.
Enrique: Elle ne m'a rien dit. De plus, ce ne sont pas nos affaires.
Araceli croisa ses mains aux ongles bombés sur la barre de bois servant de garde-fou au pont. Une impression de netteté, d'équilibre, de douceur aussi se dégageait de sa personne. Ses yeux pouvaient être aisément rieurs, ou, soudain, devenir graves, comme c'était alors le cas.
Ara: Moi, j'imagine que le mariage de la señorita a d'abord été pour elle un refuge contre l'insoutenable. Elle n'a pas pu supporter le vide laissé par la mort de son père adoptif et n'approuvait plus le comportement de son "oncle" Ambrosius. Quand elle a annoncé, quelques mois après la disparition du docteur Laguerra, qu'elle avait décidé d'épouser Juan-Carlos Mendoza, un marin rencontré en Inde, l'Empereur, son véritable père, a compris et approuvé.
Enrique: Peut-être, au fond, s'aimaient-ils?
Araceli se mit à rire.
Ara: Tu y tiens vraiment!
Enrique: Je conçois mal qu'on lie sa vie à une autre sans un minimum d'attirance réciproque...
Ara: La mode est à l'amour, il est vrai, et de préférence conjugal. Mais, il y a encore peu de temps, mariage et inclination étaient bien distincts.
Enrique: C'est nous qui avons raison.
Ara: Peut-être...
Elle se redressa.
Ara: Mais je ne ferai pas la même bêtise qu'Elena. Ne sois pas entêté comme João, mon ami. Tu le sais, l'amour ne m'intéresse pas... Pas encore, du moins, en dépit de mes quatorze ans. Je ne suis aucunement pressée d'unir mon destin à celui d'un autre.
Enrique: Je sais, Araceli, je sais.
Ara: Accepte-le sans rechigner, Enrique. L'amitié a bien des avantages, crois-moi. Elle est beaucoup plus sûre, plus durable que l'amour. Ne sommes-nous pas bien, ainsi, tous deux, comme de bons compagnons?
Enrique: Tu m'as fait promettre de garder le silence sur des sentiments que tu préfères ignorer. Soit. Mais ne me demande pas, en outre, de proclamer les mérites d'une forme d'attachement qui n'est, pour moi, que le pâle reflet de bien autre chose!
Ara: Bon, laissons cela. Une conversation comme celle-ci ne peut rien nous apporter, ni à toi, ni à moi. Je n'ai pas le goût des grandes explications. Les excès de langage finissent immanquablement par nous faire dire le contraire de ce que nous souhaitons.
Elle scanda ses paroles d'un mouvement de tête plein de décision qui mit des reflets de cuivre dans ses cheveux châtains.
Ara: Si nous rejoignions les autres? J'entends d'ici le grand rire de Matéo.
Ils longèrent le fleuve. Devant la salle de verdure, un bâton à la main, le nouvel arrivant faisait sauter l'un des chiens de Tao à grands renforts d'encouragements et de cris. Il avait une voix tonnante et s'en amusait.
Éclatant de santé et d'entrain, l'apprenti se montrait infatigable et faisait preuve d'un appétit prodigieux pour tout ce qui passait à sa portée. Travaillant ensemble, Modesto le savait incapable de discipline personnelle, toujours prêt à suivre une nature impétueuse comme un torrent.
Toujours méfiant vis-à vis de ces bêtes-là, Pablo, lui, resta en retrait. Apercevant les retardataires, il s'écria:
Pablo: Vous voilà enfin! Nous avons décidé de déjeuner dans la salle verte. Il fait trop chaud dehors. On va nous apporter des paniers de victuailles.
C'était bien lui! Il avait résolu, tranché, sans se soucier de l'avis des absents!
À l'ombre des charmes, Chabeli et Consuelo, installées sur un des bancs de bois qui occupait trois des côtés de la maison de verdure, écoutaient Modesto. Assis à leurs pieds, dans une tache de jour qui tombait du toit végétal, il chantait une complainte rauque et langoureuse à la fois.
Après l'éblouissement du soleil, le demi-jour troué de rayons semblait apaisant et enveloppant comme une eau fraîche.
:?: : On peut entrer?
Suivie de Jesabel et de Luis qui portaient de grands paniers recouverts de linges blancs, Isabella pénétra dans la charmille. Elle tenait entre ses mains, avec précaution, un plat d'étain sur lequel était posé un gros gâteau aux amandes.
:Laguerra: : J'ai pensé qu'il vous fallait un repas copieux après toutes ces privations hivernales. Et je connais l'appétit de chacun!
On étendait une nappe au centre de la salle, on déposait les paniers.
:Laguerra: : Dans celui-ci, il y a un beau pâté d'anguilles, deux chapons rôtis et des croquettes de bœuf au cumin. Dans cet autre, du fromage de chèvre maison avec de la crème, des salades aux herbes et du pain saupoudré d'anis, comme tu l'aimes, Chabeli. Le troisième est rempli de fraises, vous les mangerez avec le gâteau. Le dernier contient des pichets de vins frais et d'eau claire. Voici enfin les serviettes que j'ai bien failli oublier.
Pablo: Dieu soit loué, maman, il ne manque rien et nous ne mourrons pas encore de faim aujourd'hui!
:Laguerra: : Je vous laisse. On m'attend à la maison et vous savez que Carmina ne plaisante pas quand il s'agit de passer à table! Pourvu, mon Dieu, que Paloma et Joaquim ne soient pas en retard!
L'aventurière sortit et retrouva la chaleur du dehors. C'est à peine si un souffle rafraîchissait l'air. Elle s'épongea le front avec une serviette et annonça à ses serviteurs:
:Laguerra: : Rentrez vite. Je vais passer par la serre pour le cas où mon petit prince serait en train de prendre un acompte sur les fraisiers...
Comme elle pénétrait dans le verger, elle fut saisie, attirée, enveloppée, par deux grands bras qui l'enlacèrent. Dissimulé derrière un oranger, Juan, qui devait guetter son passage, la serrait contre lui.
:Mendoza: : Tu es en retard! Carmina m'envoie te chercher.
L'aventurière avait retrouvé ses formes généreuses. Comment dénigrer ce qui était si émouvant, et que bon nombre d'hommes ne pouvaient s'empêcher de convoiter?
Mieux encore, dans sa mansuétude, le Seigneur lui avait donné une peau de princesse, fine, ambrée. Une peau à l'éclat doux et secret des coquillages enfouis dans les profondeurs marines.
Isabella lui fit face.
:Laguerra: : Où sont les petits?
:Mendoza: : Devant leurs auges. Nous n'attendons plus que toi.
Elle se haussa sur la pointe des pieds, lui passa les bras autour du cou. Il la serra plus fort. Avidement, elle se laissa embrasser. Le petit bout de tissu blanc, qu'elle n'avait pas lâché, se balançait, dérisoire, dans le dos du Catalan.
Il l'embrassait comme s'il n'avait pas touché à son épouse depuis des semaines. Il s'écartait à peine pour lui chuchoter des mots haletants, entrecoupés. Puis il se remettait à la caresser, à pleines paumes, remontant vers ses bras, ses épaules, son cou. Jamais il n'avait senti peau plus douce, ferme et fondante à la fois.
C'est Isabella qui lui prit la main et dit:
:Laguerra: : Viens...


À suivre...