Chroniques Catalanes II. La reconquista.

C'est ici que les artistes (en herbe ou confirmés) peuvent présenter leurs compositions personnelles : images, musiques, figurines, etc.
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TEEGER59
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Chroniques Catalanes II. La reconquista.

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Prologue.

Le jeudi 7 janvier 1546, la deuxième session du concile de Trente se terminait. Durant cette séance, on évoqua l'interprétation des Écritures, le péché originel, la mère du Christ. Les décisions prises heurtèrent de front les croyances des protestants. Ceux qui ne les accepteraient pas recevront l'anathème. On avait également abordé "la justification par la foi" qui rendra le fossé infranchissable. Sur la réforme de l'Église, rien, sinon de vaines promesses.
Charles Quint était exaspéré. Allait-il de nouveau affronter Paul III, laisser faire un deuxième sac de Rome? Non. Pour diriger le concile, le meilleur moyen, selon lui, était de se rendre d'abord maître de l'Allemagne. Il convoqua la Diète à Ratisbonne où les luthériens et calvinistes le presseront de tenir ses engagements. L'Empereur attendait beaucoup du chanoine de la cathédrale de Naumburg, Julius von Pflug, pour ce Colloque si ce dernier voulait bien y apporter son concours. Toute sa vie, cet homme avait cherché à rapprocher les catholiques des protestants pour sauver l'unité religieuse de l'Allemagne.
Pfug écrivit donc au bailli de Ratisbonne pour lui demander de réserver des quartiers. De son côté, en quittant la Flandre après avoir tenu un chapitre de la Toison d'Or, l'Empereur promit encore une fois à sa sœur Marie de ne pas déclencher une guerre civile.
À Spire, il rencontra le Landgrave de Hesse et le comte palatin rallié depuis peu à la Réforme. Charles demanda que les protestants exposent leur point de vue au concile. Philippe de Hesse, n'ayant plus d'inquiétude au sujet de sa bigamie, se montra aussi intransigeant que les Pères Conciliaires. Il refusa net, les positions étant trop éloignées l'une de l'autre. Les princes protestants se considéraient d'ailleurs également indépendants du pape et de l'Empereur. Ils voulaient la confirmation pure et simple des libertés accordées deux années auparavant à titre provisoire. Le roi des Espagnes objecta:
C.Q: Ce serait renoncer à toute possibilité d'entente!
Une entente? Le Magnanime conseilla insolemment à Sa Majesté de lire et d'étudier les Évangiles. Sentant qu'à la Diète, même les anciennes promesses ne seront pas tenues, il n'y paraîtra pas. L'Empereur s'écria:
C.Q: Tout le monde veut des réformes, mais personne ne veut m'aider à en faire!
Cependant, il n'était pas découragé car il avait réussi un coup de maître. Le duc Guillaume de Bavière était depuis longtemps un adversaire dangereux parmi les catholique Allemands. L'Empereur donna en mariage à son fils Anne d'Autriche, naguère fiancée au duc d'Orléans. Il lui laissa espérer l'électorat qu'il enlèvera au Palatin si ce dernier persiste dans l'hérésie. Voilà les Habsbourg et les Wittelsbach réconciliés pour un siècle, mais cela devait rester secret.

La chape de glace.

Tandis que Charles Quint usait de subtiles manœuvres politiques, Pablo, son petit-fils, tira derrière lui la porte des chais qui claqua. Le bruit effraya la poule qui picorait les quelques grains trouvés sur un tonneau.

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Le jeune garçon traversa, en se hâtant vers la maison, la cour balayée par un rude vent du nord.
Le froid durait depuis l'Avent et le premier mois de cette nouvelle année allait s'achever sans que le gel cédât.
Enveloppé dans un manteau d'épais drap de laine fourré de peaux de taupes, Pablo retenait les plis lourds de la cape paternelle contre lui, d'une main crispée. De l'autre, il serrait l'anse d'un petit panier de provision.
Il grimpa en courant les degrés conduisant à la logette si accueillante à la belle saison, et qui précédait la salle. En cette journée d'hiver, personne ne se trouvait sous l'auvent de tuiles. Seule la bise glacée l'occupait en sifflant.
Dans la pièce où il pénétra, la chaleur, qui rayonnait de la cheminée circulaire jusqu'à la tenture calfeutrant la porte, s'alourdissait d'une buée assez dense.
D'épaisses volutes s'élevaient d'un chaudron de cuivre accroché à la crémaillère, au-dessus du feu vif. Un liquide rutilant y bouillonnait.
Debout au milieu des vapeurs dégagées par la décoction des racines de garance, le dos courbé, Isabella teignait en rouge des pantalons neufs pour ses garçons et tournait avec application, à l'aide d'un long bâton, la teinture violemment colorée.
En entendant entrer son fils, elle se retourna. Sur les traits creusés de tourments, lustrés de sueur, Pablo retrouva l'expression d'anxieuse interrogation qu'il avait l'habitude d'y déchiffrer à chacun de ses retours de la cave.
La souffrance inexprimée contenue dans les yeux cernés de bistre le poignait chaque fois autant. Qu'attendait sa mère? Quel message guettait-elle de la part de l'unique témoin admis dans l'antre du marin?
Le jeune garçon, posa le panier à terre, quitta sa chape et l'accrocha près de la porte, à la barre de bois munie de têtes de béliers sculptées sur lesquelles on posait les vêtements.
Le regard d'Isabella se fixa sur le tissu rouge et bleu qu'il tenait toujours à la main.
Carmina sortit de la cuisine, suivie par Paloma. La petite fille suçait une pâte d'amandes d'un air gourmand. La servante portait Javier pour lequel elle avait une prédilection parce qu'il ressemblait de plus en plus à Marco qu'elle avait beaucoup aimé.
En voyant sa maîtresse qui tournait toujours le linge, afin de l'aider à prendre une coloration uniforme, Carmina se décida à poser l'enfant dans son berceau. D'un air de commisération bougonne, elle dit:
Carmina: Vous voilà en nage. Par ma tête, vous allez prendre mal. Laissez-moi donc touiller à votre place. Je n'ai rien de bien pressé à faire à présent.
L'aventurière lui tendit le bâton enduit de garance jusqu'à mi-hauteur, puis se dirigea vers son fils. Tout en s'essuyant le visage avec le devantier de toile qui protégeait son corset des éclaboussures, elle demanda:
:Laguerra: : Ton père t'a-t-il dit quelque chose aujourd'hui?
Pablo secoua tristement le front.
Pablo: Non, maman...
Isabella rabattait sur ses avant-bras les manches de sa chemise blanche qu'elle avait roulées. D'une voix tremblante, elle murmura:
:Laguerra: : Pourquoi, Seigneur, pourquoi ne puis-je aller lui tenir compagnie?
Depuis le duel, deux mois s'étaient écoulés. Après avoir obligé son gendre à retourner vivre auprès des siens pour échapper à la prison, Charles Quint avait, en sus, appliqué la pénitence prévue par l'Élise pour avoir tué un garde. À savoir: sept ans de jeûne au pain et à l'eau durant les trois carêmes (avant Pâques, avant la Saint-Jean Baptiste et pendant l'Avent), plus les mercredi, vendredi et samedi de chaque semaine. L'obligation de continence était imposée durant ces mêmes jours.
Mais le Catalan s'était, de son propre chef, contraint à une bien plus sévère discipline suite à la discussion avec sa femme, sous l'auvent de la logette. Une quinzaine de jours après avoir regagner l'hacienda, il avait demandé à Estéban d'avertir les siens du vœu de silence et de solitude qu'il s'était engagé vis-à-vis de Dieu à observer durant ces sept années de mortification.
Il logerait dorénavant dans l'un des celliers, seul, sur un lit de toile, et n'ouvrirait la bouche que pour les nécessités du travail qu'il comptait reprendre.
En dehors de ces échanges indispensables, il n'adresserait la parole à personne et vivrait comme un reclus.
C'était rejeter Isabella et ses enfants.
L'unique personne admise à pénétrer dans le local qu'il ne quittait jamais avait été Pablo. Celui-ci portait à son père nourriture, bois, vêtements, remèdes et tous objets dont il avait besoin. Le capitaine le remerciait d'un geste ou l'embrassait parfois sur le front.
Par cette existence ascétique, Mendoza entendait-il racheter ses fautes, expier ses responsabilités dans l'affreuse fin de son amie Francesca, ou bien se consacrer jalousement à des souvenirs qu'il n'accordait à quiconque le droit de venir troubler?
Isabella ne cessait de se le demander. Tout en vaquant à son labeur quotidien, elle ne pouvait s'empêcher d'y songer et suppliait le Seigneur de l'éclairer sur les motifs d'un comportement qui lui importait plus que tout.
La joie de retrouver son domaine après un mois d'emprisonnement était loin, à présent! Le retour de Juan n'avait apporté que recrudescence de peine et d'amertume. Si l'épouse délaissée avait cru, jadis, pouvoir intervenir, poser ses conditions à une éventuelle reprise de vie commune avec son mari, elle s'était lourdement trompée! Elle n'avait rien eu à dire contrairement à ce qu'avait décidé son père. Les événements avaient entraîné un état de fait qu'il n'était donné ni à elle ni à nul autre de modifier...
Carmina: Dieu me pardonne, señora, vous auriez aussi bien fait, dans votre jeune temps, d'épouser votre promis plutôt que le capitaine Mendoza!
C'est ce que lui avait dit alors sa servante dont la tranquille affection et le bon sens s'étaient révélés fort précieux depuis la réinstallation à l'hacienda.
Carmina: Avec un brave garçon comme le meunier, vous n'auriez pas connu tant de vicissitude!
L'aventurière lui avait rétorqué:
:Laguerra: : J'aimais Juan, Carmina, et, sur mon âme, je l'aime toujours. À ce qu'il faut croire, l'amour, chez moi, est indéracinable!
Si la vieille femme faisait tout ce qui était en son pouvoir pour porter secours au ménage brisé, son mari Luis, lui, ne se manifestait que rarement.
Déçu de ne pas être encore grand-père, le jardinier se consolait en chassant quand il ne pouvait s'occuper du jardin.
À la suite du señor De Rodas, ou seulement en compagnie de quelques compères, il parcourait plaine et sous-bois sans désemparer. On l'entendait sonner de la trompe en amont puis en aval du Llobregat...
Son épouse en reconnaissait le son entre tous...
La porte s'ouvrit à nouveau et l'élu entra, suivi du naacal.
:Esteban: : La nuit tombe. On ne peut plus tailler les ceps. J'ai renvoyé Diego et les apprentis chacun chez soi.
C'était Estéban qui, depuis plus de quatorze mois maintenant, dirigeait l'équipe. C'était lui qui sélectionnait les meilleurs vins et les proposait aux acheteurs professionnels tels que les négociants ou les taverniers. C'était encore lui qui se déplaçait pour aller les livrer.
Son beau-père se contentait de jouer les cavistes en déplaçant et en gérant la futaille. Mais surtout, Mendoza se consacrait aux différentes opérations nécessaires à la production du vin en cave. Estéban et lui ne se voyaient ni ne se parlaient jamais.
Machinalement, Isabella annonça:
:Laguerra: : Le souper ne va pas tarder à être prêt. Nous en avons presque terminé avec la teinture des pantalons, Estéban.
Un candélabre de fer à trois branches à la main, Jesabel entra à son tour dans la salle que le feu seul éclairait. Avec elle, une clarté plus vive pénétra dans la pièce. Elle déposa le chandelier sur un coffre, fit un sourire à Tao et retourna en cuisine.
Le Morisque vit que l'aventurière tenait à la main la cape de Mendoza.
:Tao: : Cesse donc de te faire du mal, Isabella! À quoi bon pleurer sur ce qui est sans remède?
:Laguerra: : Chaque fois que je la vois, le cœur me fend. Je ne peux la toucher sans frémir...
D'un geste furieux, l'époux de Jesabel arracha l'étoffe des mains de la jeune femme pour la jeter avec rage loin de lui. Paloma qui jouait avec son petit frère dans un coin se mit à crier. D'une voix vibrante, Tao s'énerva:
:Tao: : Je t'ai connue plus courageuse. Tu as su faire face à l'abandon, ne peux-tu accepter un châtiment qui frappe le responsable de tous tes maux?
Les cris firent sortir Elena de la chambre où elle s'appliquait à recopier un livre d'heures en compagnie de Joaquim. En ce mois de janvier privé de joie, elle cheminait doucement vers ses quatorze ans.
Elle entra, inspecta d'un coup d'œil la salle et ses occupants, puis se dirigea tranquillement vers la cape échouée contre un des coffres de chêne luisant. Elle la ramassa, la considéra un instant, puis sans rien dire l'emporta à la cuisine. Observant sa sœur, Pablo fit:
Pablo: Elena a raison! Il n'y a rien là d'autre qu'un bout de tissu ayant besoin d'être repassé.
En silence, Isabella et Carmina sortaient les braies teintes du bain de garance. Pour ne pas se brûler, elles utilisaient de longues pinces de fer à l'aide desquelles elles saisissaient les pièces d'étoffe colorées avant de les déposer, en attendant qu'elles refroidissent, dans un baquet de bois. Il ne resterait qu'à les rincer à l'eau claire et à les étendre au grenier pour les faire sécher.
Javier commençait à s'agiter dans sa berce. Il devait avoir faim et allait bientôt rejoindre son frère de lait, Agustín. Comme l'aventurière se dirigeait vers lui pour le conduire chez Zia, Pablo glissa à sa mère:
Pablo: Après le souper, je te demanderai l'autorisation de monter au château. Modesto et deux de ses amis musiciens vont y jouer de la flûte pendant la veillée.
Les sourcils froncés, Isabella se retourna vers son fils. La lumière des chandelles éclairait le visage si pur. Le refus, prêt à jaillir, s'en trouva différé.
Pablo avait huit ans depuis l'automne. Pouvait-on le priver bien longtemps des pauvres et rares joies qu'il connaîtrait jamais?
Depuis l'été dernier, le petit garçon avait organisé le soir, tantôt chez lui, tantôt chez les uns ou les autres, des réunions fréquentes. On y contait des histoires, on y récitait des chansons de geste, on y jouait de quelque instrument de musique. Parfois, on y dansait.
C'était, bien entendu, les soirées de Barcelone chez Miguel qui lui en avaient donné l'idée. Au lieu de se réunir seulement pour bavarder, boire du vin herbé, manger des gâteaux comme auparavant, il avait décidé qu'il fallait mettre à profit ces moments de loisir pour amener les habitants de la vallée qui le voudraient bien à s'intéresser à autre chose qu'à leurs minces affaires quotidiennes.
Son initiative n'avait pas été mal accueillie par les marchands et les artisans des alentours; non plus que par quelques laboureurs à l'aise qui étaient fiers de voir leurs rejetons fréquenter les gens de l'hacienda que protégeait le roi.
La comtesse, de son côté, n'était pas mécontente d'assister, sur ses terres, au développement de certaines coutumes citadines. Tout ce qui venait de la cour comtale et reflétait tant soit peu les goûts de Blanca Pimentel était prisé au plus haut point dans son entourage. Aussi ouvrait-elle volontiers, quand le vice-roi y consentait, la salle de son donjon aux jeunes gens que réunissait, autour de ses propres enfants et de leurs familiers, l'amour de la musique et du divertissement.
Les malheureux événements du mois de novembre avaient, un temps, interrompu ces habitudes. Le moment était sans doute venu de les reprendre.
Pour se donner le temps d'aviser, Isabella répondit:
:Laguerra: : Tu ne peux pas te rendre seul au château et je doute que ta sœur consente à t'y accompagner.
Cette dernière revenait de la cuisine:
Elena: Par Dieu! Je n'ai pas le cœur à rire. Je ne comprends même pas...
Pablo frappa ses mains l'une contre l'autre et s'écria avec vivacité:
Pablo: Eh bien, je n'ai pas, moi, les mêmes raisons que toi de me priver des seules distractions qui me sont octroyées! À chacun ses épreuves!
Elena ouvrit la bouche pour répondre, mais elle se ravisa et sortit de la salle en claquant la porte.
:Laguerra: : Au nom du ciel, mes enfants, ne vous faites pas de mal les uns les autres! Nous avons assez de soucis sans que vous alliez encore vous quereller!
Pablo: Ne te tourmente pas pour nous, maman. Elena et moi, nous nous aimons bien. Tu le sais...
Il posa un baiser léger sur la joue qui conservait encore un peu de la chaleur des flammes auxquelles Isabella avait été exposée et sourit.
Pablo: Laisse-moi aller à cette veillée, je t'en conjure. J'ai besoin de me divertir... Tout est si triste, ici, depuis des mois!
Isabella soupira.
Paloma se cramponnait à son pantalon et tirait sur son corset pour qu'elle s'occupât du petit frère qui pleurait. L'aventurière se baissa, prit Javier dans ses bras et se redressa en le serrant contre elle.
:Laguerra: : Sur mon âme, mon grand, je ne te blâme pas de vouloir échapper un moment aux ombres qui assombrissent cette maison. Mais je ne peux te laisser partir seul en pleine nuit.
Pablo: Modesto et Matéo m'escorteront. Ils ne demandent que ça!
Il était vrai que les deux apprentis se disputaient le privilège de tenir compagnie à Pablo. Si les autres garçons du pays semblaient fuir les occasions d'approcher l'enfant au tempérament de feu, ces deux-là, du moins, lui demeuraient fidèles.
À bout d'arguments, la señora Mendoza murmura:
:Laguerra: : Eh bien! Fais donc à ta guise, mon fils. Et que Dieu te garde!
Entre la femme de nouveau esseulée et le garçon qui demeurait l'unique et fragile lien capable de rapprocher, peut-être un jour, les époux désunis, une connivence d'une qualité très subtile avait renforcé l'entente retrouvée.
Pablo: Ce soir, nous serons nombreux à la veillée. Enrique et Chabeli seront des nôtres en plus des commensaux de la comtesse.
:Laguerra: : Julio et Marbella peuvent se féliciter de leurs enfants adoptifs. En les prenant sous leur toit, ils se sont montrés bien inspirés.
Depuis le retour de la famille du capitaine à l'hacienda, le meunier et les siens n'avaient cessé de témoigner à ceux qui se réinstallaient la plus attentive amitié. Toujours prêts à leur venir en aide, ils avaient contribué pour beaucoup à la reprise d'une existence dont les débuts étaient difficiles. Des rapports incessants s'étaient institués entre le moulin et la bodega.
Chabeli, qui avait le même âge que Pablo, s'était tout de suite signalée par son désir de nouer amitié avec lui.
Avant le départ pour Barcelone, les deux enfants ne se voyaient que fort peu. Blessé par la moindre marque d'attention, Pablo ne se prêtait en rien aux tentatives de rapprochement tentées par cette fillette pleine de gaieté et d'allant qu'était Chabeli.
Le séjour chez son oncle Miguel, la réconciliation avec sa mère, et l'âge aussi, avaient apprivoisé, adouci, l'enfant en révolte contre le sort douloureux qui lui était échu.
La fille adoptive du meunier avait enfin pu lui témoigner une affection qui ne demandait qu'à se manifester. La personnalité singulière du frère d'Elena, son intelligence, ce qu'il y avait de cruel dans sa destinée exerçaient en effet sur ceux qui l'approchaient attirance ou répulsion, mais n'en laissaient presque aucun indifférent. Belle, saine, enthousiaste, généreuse de nature, Chabeli éprouvait pour Pablo un sentiment où il entrait à la fois de la fascination et un profond désir de porter remède à tant d'infortune.
Isabella se félicitait d'une amitié qui offrait à son fils aîné l'occasion de s'attacher à quelqu'un de son âge. Le frère de Chabeli, Enrique, n'avait qu'un peu plus de quatorze ans, grandissait comme un baliveau et faisait preuve envers ceux de l'hacienda d'une bonne volonté maladroite qu'on jugeait tour à tour touchante ou exaspérante selon les moments.
Ce soir-là, contrairement à ce qu'avait prévu Pablo, Chabeli et Enrique passèrent le prendre ainsi que Matéo, Diego, Modesto et sa sœur Consuelo avant de monter au château. Mais ils n'étaient pas seuls. Julio les accompagnait.
Julio: Le froid est vif, et j'ai craint que cette jeunesse ne prît du mal dehors par un temps pareil. J'ai donc fait atteler la charrette. Je vais conduire tout ce monde là-haut, à l'abri de la bâche et des couvertures de laine.
:Laguerra: : Je vous remercie, mon ami, car je m'inquiétais de savoir ces enfants cheminant sans protection par ce soir de gel. Les loups sont affamés, ces temps-ci. On les entend hurler chaque nuit.
Le meunier approuva et termina rondement:
Julio: Je le fais autant pour les miens que pour les vôtres. Vous n'avez pas à m'en remercier. Je vous ramènerai Pablo et ses compagnons sains et saufs après la veillée.
:Laguerra: : Vous y assistez donc?
Julio: Sans doute! Le vice-roi m'honore lui aussi de sa protection. Il ne déteste pas me compter parmi ses invités... Par Saint-Martin, patron des meuniers, la considération d'un haut et puissant seigneur est toujours bonne à prendre! Allons, partons! Ne vous inquiétez pas, mon amie, vous nous verrez revenir avant le couvre-feu.
Quand le bruit de la charrette se fut éloigné, Isabella se dirigea vers la cheminée. Elena et Joaquim faisaient griller des châtaignes sur les braises, devant le foyer, près de Carmina et de Jesabel qui filaient la quenouille au coin du feu. Le petit mélomane, dont les doigts étaient noircis et la figure barbouillée de suie, demanda à sa mère:
Joaquim: Pourrons-nous boire du cidre nouveau? C'est ce que je préfère avec les marrons.
En se levant, le jardinier annonça:
Luis: Je vais aller en quérir un pichet à la cave. J'en boirai bien un coup, moi aussi...
Tao et lui confectionnaient des filets en cordes de chanvre. Ils s'en serviraient le lendemain matin pour dresser des embuches dans les haies et les taillis avoisinants. La chance aidant, ils y prendraient peut-être quelque gibier qui se transformerait en rôt pour le souper. La forêt proche et les prés regorgeaient de bêtes noires ou rousses.
Deux chiens courants, tachetés de feu et de blanc, dormaient au pied du naacal. Il les avait dressé pour la chasse au cerf, au chevreuil, au renard ou au lièvre, suivant les occasions. Ils descendaient de Moreno, la chienne noire de Miguel qui avait eu de nombreuses portées avec les mâles du coin et dont ceux-là étaient issus.
Reprenant sa place devant la cheminée, sur la banquette garnie de coussins, Isabella songea:
:Laguerra: : Comme tout est calme... En nous voyant ainsi rassemblés autour de l'âtre, qui pourrait croire qu'une tornade a dévasté nos vies?
Elle soupira et se remit à son ouvrage. Entre deux étoffes de laine verte, elle cousait des peaux d'écureuils pour confectionner un pelisson bien chaud. Paloma le porterait sous son bliaud comme gilet protecteur contre le froid. Durant l'hiver, tout le monde se matelassait ainsi la poitrine et le ventre.
:Laguerra: : Dieu Seigneur, je Vous donnerais dix ans de ma vie pour que Vous m'accordiez en échange le moyen de pénétrer dans l'antre de Juan. Que fait-il durant ces longues soirées solitaires? À quoi occupe-t-il son temps? À qui pense-t-il? Le savoir si proche et, pourtant, aussi éloigné de moi que lorsqu'il était à Gérone me tord le cœur. Mon chéri, pourquoi t'être imposé une pénitence qui me châtie autant que toi? N'as-tu donc point songé à moi le moins du monde? Ne reste-t-il dans ta mémoire aucun souvenir des temps heureux où nous étions tout l'un pour l'autre? As-tu complètement oublié notre passé?
Elle avait pris l'habitude de ces litanies qui ponctuaient ses travaux, ses prières, ses veilles, ses songes. La présence voisine mais interdite de celui dont rien n'était parvenu à la détacher l'obsédait. Elle paraissait s'occuper, comme autrefois, de ses enfants, de la maison, du domaine, mais, en réalité, elle agissait par habitude. Son esprit était ailleurs, au seuil de la cave où se terrait l'homme aimé dont le destin la déchirait et qu'elle ne cessait d'imaginer, de visiter en pensée, de secourir.
Si la fin sans merci de cette Francesca, sa sépulture hâtive hors de la terre bénie, la brièveté de son existence ne pouvaient que lui faire pitié, Isabella se devait pourtant d'admettre en son for antérieur, avec lucidité et confusion, que cette mort lui était soulagement.
Dans quelle abîme d'horreur, de remords avait-elle dû, en revanche, plonger l'homme marié dépossédé et, en partie responsable de cet abominable gâchis? Son amie pendue n'était-elle pas damnée, damnée par sa faute?
Quels sentiments, quel repentir, quelle contrition pouvaient bien occuper les insomnies, les méditations sans complaisance de l'ermite qu'était devenu l'époux accusé d'adultère?
Privé de celle qui l'avait ensorcelé, affolé, peut-être conduit au péché, passait-il son temps à la pleurer, à se reprocher de l'avoir amenée à sa perte, ou bien ressassait-il des souvenirs que sa conscience déplorait?
Que regrettait-il le plus: d'avoir si gravement fauté avec elle, ou de ne plus pouvoir le faire? Or, était-ce vraiment le cas? Juan lui avait certifié qu'il ne s'était rien passé mais pouvait-elle lui faire confiance à ce sujet?
Vers laquelle des deux femmes allait à présent son cœur? La morte ou la délaissée?
Isabella inclinait son front barré de deux rides soucieuses sur le pelage lustré de l'écureuil dont l'odeur rousse l'enveloppait. Poussant son aiguille avec acharnement, elle se répétait:
:Laguerra: : Une fois ce deuil accepté, sa douleur moins dévorante, il se souviendra de nos amours. Dieu juste! Il n'est pas possible que treize années de vie tendrement commune, sensuellement conjointe, ne finissent par l'emporter sur quelques mois d'éventuelle démence!
Fin novembre, quand elle avait entendu les ragots annonçant la présence, deux mois auparavant, du "couple" à la verrerie de l'étang et qui avaient confirmé les dires de son père, elle avait, d'abord, été suffoquée d'indignation. Quoi? Juan était revenu avec une femme s'installer à quelques lieues du toit familial? La plus élémentaire des pudeurs ne l'avait-elle pas retenu? Une telle provocation lui avait paru intolérable à cet instant. Mais lorsqu'elle avait su à quel prix la jeune Francesca avait payé son forfait, elle avait pleuré et s'était tue.
Dans le cœur de l'aventurière, l'amour avait, sans trop de peine, surmonté la rancune. Nulle pitié, cependant, pour l'homme qui était revenu. Elle l'aimait trop pour jamais rien éprouver de semblable à son endroit. Mais un espoir renaissant, silencieux, têtu s'était insinué en elle, depuis que, de nouveau, le capitaine logeait chez lui, chez eux, à deux pas d'elle...
Si seulement il lui était permis d'approcher Juan, de renouer les fils cassés de la trame de leurs jours, elle saurait bien consoler et reprendre ce mari que les ruses de l'Adversaire avait fourvoyé dans les ronces du péché...
Repus de châtaignes et de cidre, les enfants étaient allés se coucher, emmenés par les servantes. Une fois leurs filets achevés, Tao , ses chiens sur les talons, et Luis se retirèrent à leur tour. S'adressant au naacal, Isabella fit:
:Laguerra: : J'attendrai Pablo en cousant. Plus tôt j'aurai fini ce pelisson, mieux ce sera.
Restée seule, elle reprit le cours de ses pensées. Lèvres serrées, profil penché sur son ouvrage, elle offrait à la lueur mouvante du feu et des trois chandelles l'image même de la ténacité, de la volonté sans faille qui l'habitaient.
Cet homme qu'on lui avait pris, c'était le sien. Elle saurait le reconquérir. Au plus profond de son être, l'amour vivant, le respect de son état d'épouse, la certitude inébranlable des pouvoirs attachés au sacrement qui les liait l'un à l'autre étaient aussi solidement enracinés qu'un enfant à naître. L'aventurière était décidée à tout tenter pour retrouver un compagnon qui demeurait à ses yeux le seul désirable. La punition qu'il s'était lui-même infligée lui interdisait dorénavant toute nouvelle équipée. Cela offrait à Isabella la possibilité de redevenir la seule femme, l'unique intermédiaire entre l'amour et lui.
Si son cœur à elle saignait en évoquant son beau Catalan privé d'une grande partie de ses souvenirs, sa lucidité lui répétait qu'elle saurait l'aider à surmonter cette nouvelle épreuve, à condition qu'il acceptât de s'en remettre à elle. Leur réunion deviendrait la seconde victoire d'un attachement qui défiait l'adversité!
Comme Julio l'avait promis, Pablo fut de retour avant le couvre-feu. Devant les braises amoncelés, Isabella cousait toujours, avec opiniâtreté. Les yeux qu'elle leva vers son fils étaient fixes, ardents.
:Laguerra: : Te voici donc, Pablo. Je n'ai pas vu le temps passé.
Pablo: Moi non plus, Dieu merci! La veillée était si gaie! Nous avons chanté, fait de la musique, joué à la main chaude...
Il retira sa chape et vint embrasser sa mère.
Pablo: Tu ne m'en veux pas de te l'avouer?
Isabella plia le vêtement de fourrure, le rangea à côté d'elle dans un panier et se leva.
:Laguerra: : Si on ne se divertissait pas à ton âge, quand le ferait-on?
Elle posa ses mains sur les épaules de Pablo et l'embrassa sur le front.
:Laguerra: : Je ne te reprocherai jamais de savoir saisir les occasions de joie qui se présentent, mon grand. Il n'est pas bon de goûter à la vie du bout des lèvres. Nous devons, au contraire, y mordre à pleines dents. Puis avoir assez de courage, de confiance aussi, pour avaler ensuite tout le gâteau, miel et fiel confondus!
Elle sourit et continua avec allant:
:Laguerra: : Un chrétien doit être gai. Oui, sur mon salut, il le doit! N'a-t-il pas l'Espérance?
Le jeune garçon dévisagea sa mère.
Pablo: Tu sembles transformée. Que s'est-il donc passé, ce soir?
:Laguerra: : Je ne sais trop... Une grâce, sans doute, vient de m'être accordée: celle qui aide à persévérer en dépit de tout!
Venue des tréfonds, une onde lumineuse se répandit sur les traits amaigris.
Pablo: Te voici éclairée du dedans comme par une lampe, maman. Il y a longtemps que je ne t'ai pas vu l'air aussi déterminé... et, en même temps, apaisé.
:Laguerra: : Espérons que cette paix ne s'évanouira pas avec le jour béni qui m'a rendu ton père. Allons nous coucher à présent. Il est tard...

À suivre...
Modifié en dernier par TEEGER59 le 13 juil. 2019, 00:40, modifié 1 fois.
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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Akaroizis
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Re: Chroniques Catalanes II. La reconquista.

Message par Akaroizis »

Pas d'répit pour ce foyer ! À peine ont-ils eu quelques jours de congés fortement mérités... ^^
Le présent, le plus important des temps. Profitons-en !

Saison 1 : 18.5/20
Saison 2 : 09/20
Saison 3 : 13.5/20


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Aurélien
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Re: Chroniques Catalanes II. La reconquista.

Message par Aurélien »

Ah les habitudes familliales ! Entre les caprices des enfants, le boulot dodo, le ménage, la cuisines, profiter de la vie ainsi qu'une note de crise d'adolescence de la pars d'Elina ! Un mois de Janvier pardi sauce catalane !
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TEEGER59
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Re: Chroniques Catalanes II. La reconquista.

Message par TEEGER59 »

Suite.

Les gens du moulin.

Le lendemain matin, en dépit du redoux neigeux, le vent était tranchant. Il figeait le linge plus qu'il ne le séchait. Isabella décida d'aller rendre visite à Zia, qui avait repris ses activités au monastère.

2.PNG

La jeune inca demeurait pour elle un soutien précieux par le calme et la sagesse dont elle ne se départait jamais. Si ses potions et ses onguents lui rendaient toujours le plus grand service, ses avis affectueux, les encouragements qu'elle lui prodiguait comptaient encore bien davantage.
L'aventurière la trouva dans l'infirmerie. L'élue préparait une éponge narcotique avant de procéder à l'amputation de la main gangrenée d'un blessé couché dans un des lits voisins.
Un tronc brûlait dans la grande cheminée de la pièce. Des vapeurs au fumet aromatique s'exhalaient d'un chaudron pendu à la crémaillère. Sur la bûche enflammée, une lame nue, fixée à un manche de bois, attendait qu'on s'en servît pour cautériser la plaie au fer rouge.
:Zia: : Bonjour Isabella. Je ne puis interrompre mon travail. Veux-tu t'asseoir près du feu? Quand j'en aurai terminé avec ce pauvre homme, je serai tout à toi.
En parlant, elle trempait l'éponge dans une écuelle remplie d'une mixture sombre. Isabella savait que le mélange de jusquiame, de pavot et de mandragore utilisé par Zia dans des cas comme celui-ci était dosé selon des proportions que la fille de Papacamayo tenait secrètes. Après l'avoir imprégnée de ce liquide, elle poserait l'éponge sous le nez de son patient qui ne tarderait pas à sombrer dans un sommeil profond. Les souffrances de l'amputation lui seraient, de la sorte, épargnées.
Peu désireuse d'assister à l'opération, l'aventurière dit:
:Laguerra: : Je vais plutôt passer chez le savetier de la rue basse auquel j'ai donné une paire de houseaux (bottes de cuir) à ressemeler. Je reviendrai dans un moment.
Comme elle sortait du monastère, elle croisa Enrique qui y pénétrait en courant. Il paraissait affolé. Pour le forcer à s'arrêter, elle le saisit par le bras.
:Laguerra: : Tu as l'air bien pressé, jeune homme! Pourquoi tant te dépêcher?
Tout en pleurant, il s'écria:
Enrique: Ma mère a glissé sur une plaque de verglas en sortant du moulin. Elle est tombée dans le bief! C'est terrible... Mon père et son apprenti ont eu beaucoup de mal à la retirer de l'eau à moitié prise par la glace...
En se signant, Isabella demanda:
:Laguerra: : Marbella est-elle toujours en vie?
Enrique: Elle était sans connaissance quand je suis parti, mais elle respirait encore... Dieu saint! Pourvu qu'elle ne meure pas!
:Laguerra: : On la sauvera, j'en suis sûre! Va demander de l'aide aux moines. Ils sauront la soigner. Moi, de mon côté, je cours là-bas!
Situé à l'extrémité sud-ouest de Sant Joan Despí, après le pont de planches qui reliait le village au chemin menant à l'hacienda, le moulin montrait un haut toit pentu et une façade à pans de bois.

3.PNG

Dans la salle ébranlée par le bruit de la roue et celui de la meule, la femme du meunier était étendue sur le vaste lit qu'elle partageait d'ordinaire avec Julio. Ses vêtements ruisselants avaient été jetés par terre. Ils gisaient auprès de la couche, à même le sol couvert de foin.
Son époux, sa fille Chabeli et deux servantes étaient penchés sur le corps inanimé qu'ils avaient enveloppé de couvertures fourrées.
Des voisins, des voisines emplissaient la pièce et parlaient à voix basse. Saluant au passage ceux qu'elle connaissait, Isabella s'approcha du lit.
Le masque blafard de la noyée semblait déjà celui d'une morte. Ses nattes pâles, raidies par l'eau, mouillaient le drap.
L'aventurière s'immobilisa près de Julio qui se retourna.
Julio: Par tous les saints, comment avez-vous si vite su?...
:Laguerra: : J'ai rencontré Enrique au sortir du moustier...
Le meunier hocha la tête.
Julio: Avant de choir dans l'eau glacée, elle est tombée sur la berge rendu glissante par le gel. Sa tête a cogné le sol durci avec tant de rudesse que nos servantes l'on entendu d'ici. Elle semble assommée... Nous ne parvenons pas à la ranimer...
:Laguerra: : L'avez-vous frictionnée avec du vinaigre?
Julio: De toute nos forces... et Chabeli lui a glissé deux briques chaudes sous les pieds...
:Laguerra: : Dans les cas de pâmoison prolongée, ma fille adoptive introduit quelques gouttes d'un élixir de romarin entre les mâchoires du malade. Voulez-vous que j'aille en quérir?
Julio: Enrique devrait revenir incessamment... Il en rapportera peut-être...
L'adolescent et un des aides de Zia survinrent en effet peu après. Relevant d'une main la toile brune de sa bure pour la préserver de la neige, le moine marchait du pas rapide de ceux qui sont habitués à ce que le sort d'autrui dépende de leur célérité. Mais en dépit des soins prodigués, Marbella ne revint pas à elle.
Raidie, les yeux clos, la peau du visage devenue grise sous la bande de toile qui lui enserrait la tête, elle aurait paru sans vie si un léger souffle n'avait pas continué à lui soulever la poitrine.
L'heure passant, les voisins se retirèrent un à un.
:Laguerra: : Je ne vais pas vous laisser en un moment pareil! Faites prévenir chez moi. Je ne rentrerai pas tant que Marbella n'aura pas repris ses sens.
Julio s'empara d'une des mains de la visiteuse qu'il baisa doucement. Il paraissait très ému.
Julio: Entre mon vieux père paralysé et ma femme sans connaissance, me voici en piteux équipage.
Il s'efforça de sourire.
Julio: Heureusement qu'il me reste enfants et amis!
La journée s'écoula.
Après un repas hâtif, la jeune sœur d'Enrique vint s'asseoir à côté d'Isabella qui lui avait demandé un livre pour s'occuper l'esprit. Avec son teint éclatant, ses larges yeux bruns, plein de chaleur et d'entrain, sa bouche charnue faite pour sourire, elle semblait encore plus pitoyable que le reste de la famille. Il y avait discordance entre son apparence de santé, de jeunesse, de pétulance et les larmes qui coulaient, sans qu'elle cherchât même à les essuyer, jusque sur son bliaud qui en était tout détrempé sur la poitrine.
Autour de la pièce où le ronflement familier du feu et les bruits sourds du moulin étaient les seuls qu'on entendît, la vie avait repris son cours. Julio, son fils et l'apprenti étaient retournés à leurs meules. Les sacs de grains à moudre ne pouvaient pas attendre.
Un relent de poussière farineuse flottait sous les solives épaisses du plafond, en dépit de l'odeur du romarin et des bûches incandescentes. Le battement de la grande roue secouait tout l'édifice, scandait le temps de façon monotone, obsédante.
:Laguerra: : Il est impossible d'oublier un instant qu'on se trouve dans un moulin! (Pensée).
Isabella songea à cela tout en se disant que, si elle l'avait voulu autrefois, elle aurait été chez elle dans ce logis qui lui plaisait bien moins que le sien...
Au bout d'un moment, Chabeli murmura:
Chabeli: Dieu notre Sire permettra-t-Il que ma mère s'en aille si jeune encore? Je ne peux le croire. Nous avons tant besoin d'elle!
L'aventurière jeta une regard au corps immobile comme un gisant.
:Laguerra: : Rien n'est perdu. Je connais des gens qui ont stagné des jours dans l'état où voilà Marbella, pour se relever un beau matin, tout à fait guéris. Ta mère est une femme nerveuse dont la fragilité apparente dissimule une force réelle. Elle ne se laissera pas mourir sans lutte, crois-moi. La volonté de vivre est ce qui compte le plus, après l'aide divine. Je suis certaine qu'elle ne manque ni de l'une ni de l'autre.
En dépit des assurances prodiguées, Marbella resta jusqu'au soir ainsi qu'on l'avait sortie de l'eau. Inerte.
Les servantes qui avaient passé la journée à ravauder des draps dans la chambre du haut où demeurait le père impotent de Julio, Ulpiano, descendirent préparer le souper.
Quand il ne recevait pas quelques vieux amis comme le jardinier Luis ou le curé du village, le vieillard, paralysé, exigeait auprès de lui la présence constante de ces filles jeunes qu'il forçait à lui parler sans cesse, à lui raconter les moindres événements survenus dans la vallée. Il vieillissait mal, se complaisait dans la saleté, injuriait son fils quand il voulait le laver, tyrannisait son entourage sans la moindre vergogne. Seule Marbella était parvenue, jusqu'à présent, à se faire respecter de lui.
Son travail interrompu au coucher du soleil, Julio remonta voir comment allait sa femme. Couvert d'une fine poussière blanche qui sentait cette bonne odeur chaude de froment écrasé, l'homme aux traits tirés demeura un moment debout au chevet du lit.
:Laguerra: : Elle semble entre la vie et la mort. Son âme paraît s'être éloignée... Pourtant, elle respire toujours.
Julio: Hélas, il y en a qui restent ainsi!
Il proposa ensuite à leur amie de la reconduire chez elle. Demeurer indéfiniment de garde auprès de ce corps privé de conscience était inutile. Personne ne semblait à même de porter remède à l'étrange syncope qui isolait Marbella du monde des vivants.
:Laguerra: : Il ne fait pas encore tout à fait nuit. Je peux rentrer seule... Mais comptez sur moi: je reviendrai demain.
Ni le lendemain, ni le jour suivant, l'état de la malade ne changea.
Les frictions renouvelées, pas plus que les élixirs de Zia ou que les prières adressées à saint-Martin, patron des meuniers, ne parvinrent à la tirer de son absence.
Yeux clos, narines pincées, face décolorée, Marbella offrait aux regards anxieux de ses proches une figure aveugle que rien ne paraissait pouvoir ranimer.
Appelée à la rescousse, l'élue se souvint que la comtesse Blanca, atteinte, cinq ou six ans plus tôt, d'une fièvre dont aucun médecin n'étaient venus à bout, avait été guérie après un séjour en France. Elle était restée deux nuits étendue sur la châsse de saint-Agil, au monastère de Rebais, en Brie. Mais la distance à parcourir, vu la faiblesse de Marbella, parut un obstacle insurmontable à Julio...
Chaque jour, Isabella venait prendre des nouvelles de son amie. Elle demeurait plus ou moins longtemps auprès d'elle, en compagnie des commères du voisinage qui se relayaient à son chevet.
Pablo accompagnait souvent sa mère. Sa propre expérience du malheur l'aidait à deviner comment réconforter au mieux Chabeli. Les deux enfants se rapprochèrent beaucoup durant ces heures d'attente.
Julio passait, se penchait sur le lit, soupirait, échangeait quelques mots avec les voisines et venait s'asseoir un moment à côté de l'aventurière. Il lui parlait de son travail, du moulin, de ses enfants, puis repartait comme il était venu.
Le troisième jour, Marbella s'agita faiblement, ouvrit les paupières, les referma, balbutia quelques mots incohérents et sombra de nouveau.
Ce fut un événement. Les femmes qui la gardaient appelèrent le meunier à grands cris. Accouru, il ne constata aucun changement apparent dans le maintien de son épouse, mais voulut bien les croire sur parole.
Venue seule après le dîner, car Pablo s'occupait de son père, Isabella assista au second réveil de Marbella. La malade promena un regard vague sur ceux qui l'entouraient, murmura une phrase indistincte et referma les yeux.
En s'inclinant vers elle, l'aventurière dit:
:Laguerra: : Marbella! Marbella! Par la Croix de Dieu! Revenez à vous!
Alerté une seconde fois, Julio entrait vivement dans la pièce, allait au lit où gisait le corps dolent de son épouse. Le sentit-elle? Elle releva les paupières. Lentement. Comme si elle accomplissait un effort épuisant.
Julio: Marbella, ma petite Marbella...
Le meunier chuchota en contenant sa voix.
Julio: M'entends-tu? Je suis là. Près de toi. Tu vas guérir. À présent, c'est certain...
Troubles comme une eau à demi prise par la glace, les prunelles de la noyée restèrent un moment fixées sur le visage maculé de farine qui s'interposait entre elle et le reste du monde. Un lueur de discernement y brilla furtivement. Les lèvres molles murmurèrent "Julio" et une ombre de sourire les distendit.
:Laguerra: : Elle vous a reconnu! Dieu soit loué! Elle est sauvée!
Courbés tous deux sur le lit de la malade, ils se trouvaient aussi proches que possible l'un de l'autre, épaule contre épaule.
Julio tourna la tête. Sa lèvre supérieure était agitée d'un léger tremblement.
Julio: C'est une femme plus solide qu'on ne pourrait le croire. Elle ne manque pas de résistance.
Rentrant du village, Chabeli pénétra dans la pièce à son tour.
:Laguerra: : Réjouis-toi, petite! Ta mère revient à la vie pour de bon!
Une des voisines décréta qu'il ne fallait plus tarder à la nourrir car elle était à jeun depuis trois jours.
Une servante s'écria:
:?: : Nous avons justement du brouet de chapon!
Chabeli: Puis-je lui en donner?
Avec fatalisme, Juio répondit:
Julio: On peut toujours essayer...
La petite fille eut beaucoup de mal à faire absorber un peu de liquide à la malade qui retombait sans cesse dans son état de torpeur et laissait couler le bouillon hors de sa bouche, sans l'avaler. Isabella, qui l'avait aidé, lui conseilla:
:Laguerra: : Il faut qu'elle se repose à présent. Il est inutile de la tourmenter davantage. Dès qu'elle aura faim, elle s'arrangera bien pour le faire savoir.
La nuit d'hiver était déjà là.
Julio: Cette fois-ci, je ne vous laisserai pas rentrer toute seule jusqu'à l'hacienda. Le froid dure depuis des semaines. Les loups deviennent dangereux.
Julio n'eut pas beaucoup à insister. Isabella appréhendait un retour solitaire, plus tardif que de coutume. Elle savait combien la faim rend les fauves hardis.
Elle grimpa donc sans protester dans la charrette bâchée que le meunier avait fait atteler. Une épaisse couverture de laine leur enveloppait les genoux à tous deux.
Avant de s'asseoir et de prendre les rênes, il déposa contre son siège, à portée de la main, une hache à lame nue et un javelot de frêne.
La lune était pleine. Sa clarté sans chaleur argentait la nuit, l'éclairait de reflets d'opale. Le paysage familier semblait fardé de céruse. Des traînées de givre scintillaient sous les ombres cendreuses des arbres, sur les talus à l'herbe recroquevillée. La plaine, ses vignes et ses champs, ses vergers et ses prés baignaient dans une transparence bleuâtre. Le long du Llobregat que suivait la charrette, l'odeur fade du fleuve se mêlait à celle, piquante, du gel. Sous le ciel clair, l'eau, pas encore entravée par la glace, glissait comme une lourde coulée de poix scintillante.
À Sant Joan Despí, dans les maisons calfeutrées, chacun devait se tenir au plus près du foyer. Personne ne traînait dehors.
Les seules lumières visibles étaient celles des torches enflammées que les guetteurs avaient fichées dans les murailles épaisses entourant le village, pour éclairer le chemin de ronde. Ces lumières fauves piquaient de leur éclat oscillant les parements de silex revêtant les murs des habitations.
:Laguerra: : Je repars plus tranquille. Votre femme sera bientôt debout.
Julio: Si Dieu en a décidé ainsi...
Le silence s'installa. Encadrant le devant de la voiture, les lanternes de fer ne projetaient, à travers leurs volets garnis de fines plaques de corne translucide, qu'un maigre halo jaune sur la croupe grise du cheval, les ridelles, et, de chaque côté, sur un étroit espace de la route cahoteuse.
À l'abri de la bâche et de la couverture rêche, Isabella se savait protégée du froid ainsi que des dangers de la nuit. Cependant, une sensation de gêne l'envahissait peu à peu.
L'attitude de Julio, d'ordinaire assez loquace, n'était pas naturelle. Il se taisait comme s'il craignait soudain de livrer ses pensées. Le bruit des sabots ferrés résonnait seul dans le calme glacé.
En s'arrachant de sa rêverie, il demanda tout d'un coup:
Julio: Votre mari se refuse-t-il toujours à vous voir?
Le ton était presque brutal.
:Laguerra: : Toujours.
C'était la première fois que quelqu'un d'étranger à la famille osait interroger ainsi Isabella. Depuis que Juan avait fait savoir aux siens qu'il était décidé à couper les ponts entre eux et lui, tout le monde s'ingéniait à ne pas aborder de front ce sujet douloureux.
Au début, en raison de son intimité avec l'aventurière, Carmina s'était crue autorisée à lui en parler. Devant le refus ferme et net de condamner le coupable auquel elle s'était heurtée, la servante n'avait pas récidivé.
Ce n'était pourtant pas faute de clabaudages! La conduite du señor Mendoza était fort souvent évoquée durant les veillées, à Barcelone ou dans les environs. Évoquée et jugée! Son départ il y a plus d'un an, son retour avec une pucelle, le désastreux aboutissement de son épopée n'avaient pas fini de faire marcher les bonnes langues du cru.
On s'abstenait cependant de jaser devant les enfants, les compagnons, et, tout spécialement, devant l'épouse du réprouvé. Par respect pour elle. À cause de la façon dont elle s'était comportée après avoir été si cruellement délaissée.
Pour sa dignité.
Si Julio et Marbella n'avaient pu éviter, parfois, devant elle, de faire allusion à ce qui s'était passé, eux non plus n'avaient jamais cédé au désir de l'entretenir ouvertement d'un malheur trop grand pour que l'amitié fût en mesure d'y apporter un quelconque adoucissement.
Pourquoi donc le meunier rompait-il, sans que rien l'y forçât, la loi du silence que chacun observait?
Tête baissée, front alourdi, il semblait plongé dans de sombres réflexions dont sa compagne ne suivait plus le cours. C'est alors qu'elle décida, pour faire diversion et rompre cet inexplicable silence, de lui faire part d'un projet qu'elle envisageait depuis quelques temps. D'un ton résolu, elle commença:
:Laguerra: : L'accident de Marbella m'a permis de mieux connaître votre Enrique. Par ma foi, vous possédez là un charmant garçon!
Julio: Sans doute!
:Laguerra: : Avez-vous déjà songé à l'établir?
Julio: Marbella m'en a parlé peu de jours avant de tomber à l'eau.
Isabella approuva.
:Laguerra: : Elle a eu raison.
Chaque fois qu'on ouvrait la bouche, une vapeur épaisse s'en échappait. L'encolure du cheval qui tirait la charrette était, elle aussi, environnée de la buée grise sortie de ses naseaux.
:Laguerra: : J'ai pensé que cet enfant ferait un jour un bon époux pour ma fille aînée. Il est courageux, sain, vif, gai...
Un rire amer l'interrompit.
Julio: Par le Cœur Dieu!
Avec une sorte d'ironie farouche, Julio s'écria:
Julio: Voilà qui est admirable! Marier Elena et Enrique! Quelle bonne idée!
L'aventurière leva les sourcils.
:Laguerra: : Je ne vois pas en quoi ma proposition vous semble si surprenante. N'est-il pas habituel, entre familles unies comme les nôtres par d'anciennes et loyales relations d'amitié, de penser à nouer des alliances?
Julio: C'est la chose la plus normale du monde. Mais encore faut-il que la fille et le garçon soient d'accord. L'un et l'autre. Ce qui n'est pas toujours le cas. Tant s'en faut!
:Laguerra: : Vous croyez que votre fils...
Julio: Ce n'est pas à lui que je faisais allusion.
Isabella soupira.
:Laguerra: : Je sais que ma fille s'est, une première fois, lourdement trompée dans son choix en tombant amoureuse de ce jeune peintre, Juan de Juanes, mais...
D'une main crispée par le froid, elle resserra autour d'elle les plis de sa chape.
:Laguerra: : ... mais il ne faut pas en conclure qu'elle ne s'intéressera jamais à un autre garçon. Grâce à Dieu, elle est jeune. À cet âge, on oublie vite peines et déceptions...
Julio: Il est des attachements dont on ne parvient jamais à se déprendre.
:Laguerra: : Espérons que ce ne sera pas le cas d'Elena!
La voiture parvenait devant le portail de l'hacienda. Le meunier tira sur les rênes et le cheval s'arrêta.
:Laguerra: : Grand merci pour votre conduite, mon ami. Nos sires loups jeûneront encore ce soir sans m'avoir dévorée!
Elle s'efforçait de rire, mais la mine fermée de son compagnon ne se dérida pas.
:Laguerra: : Je constate que mon projet vous déplaît. Par tous les saints, je ne m'y attendais pas! Il me semblait qu'une pareille union ne pouvait que vous convenir...
Julio: Il ne s'agit pas de moi, ni de mes sentiments, mais de ceux de nos enfants. Vous les ignorez tout autant que moi. Votre fille reste enfermée dans sa coquille et Enrique ne paraît pas se soucier des damoiselles, pour le moment. Il est prématuré de s'occuper d'une affaire à laquelle, apparemment, personne ne songe sauf vous.
Il descendit de voiture, la contourna, vint tendre la main à sa passagère pour l'aider à descendre.
Comme ils portaient l'un et l'autre de gros gants de cuir doublés de peaux de chat sauvage, leurs doigts engourdis manquèrent leur prise et, l'appui manquant, Isabella, déséquilibrée, serait tombée si le meunier ne l'avait pas rattrapée à pleins bras.
Il la remit debout, la repoussa, lui cria au revoir et sauta d'un bond dans la charrette dont il fouetta aussitôt le cheval.
L'aventurière suivit un instant des yeux l'attelage qui s'en allait, rabattit le plus possible sur son front le capuchon de sa chape, parce que le froid lui paraissait soudain plus mordant, puis elle rentra chez elle.

À suivre...
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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TEEGER59
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Re: Chroniques Catalanes II. La reconquista.

Message par TEEGER59 »

Suite.

Les irréductibles.

Appuyé aux genoux de sa mère, le petit Domingo jouait avec les fines lanières qui terminaient la ceinture de cuir tressé maternelle. Enroulé autour de la taille de Catalina, la tresse était si longue que ses extrémités seraient tombées par terre si l'enfant ne les avait pas empoignées.
L'artiste peintre discutait avec Isabella lorsque Jesabel apparut, un plateau vide à la main. Celle-ci s'inclina avec aisance.
Jesabel: Les nobles dames m'accordent-elles permission d'entrer?
Presque machinalement, l'aventurière lui sourit.
:Laguerra: : Bien sûr!
Et tandis que Catalina faisait le récit des derniers potins de Barcelone, son amie ne l'écoutait que d'une oreille. Isabella regardait sa servante prendre dans l'armoire une nappe d'une éclatante blancheur pour dresser la table et différents objets, tous rutilants. Tout à coup, Jesabel lâcha brusquement les couteaux qu'elle tenait et qui tombèrent sur le sol.
Catalina lui jeta un coup d'œil agacé, puis tourna les yeux vers sa belle-sœur et lui dit à mi-voix, d'un ton futile:
Cat: Les domestiques campagnardes sont d'une grande maladresse. Je suis mieux servie en ville...
:Laguerra: : Ce n'est pas si grave, Cat...
Puis, revenant à sa bru qui semblait rougir de confusion, l'hôtesse enchaîna:
:Laguerra: : Qui a-t-il, Jesabel? Je te trouve un drôle d'air!
Le jeune servante leva sur sa maîtresse un regard atone et raconta que, quelques nuits auparavant, elle s'était levée pour boire un peu d'eau. Une soudaine nausée l'avait rejetée sur son lit, le cœur chaviré avec au front une sueur glacée. Pensant qu'elle avait peut-être fait trop honneur à la nourriture dernièrement, elle ne s'en était guère inquiétée et même, le malaise passé, s'était rendormie en se blottissant contre Tao. Hélas, l'indisposition revenait toujours. Elle avait mal au cœur le matin et mourait de faim le reste de la journée.
Les deux femmes se regardèrent avec les mêmes yeux brillants comme des chandelles. L'épouse de Miguel, soudain rayonnante, annonça:
Cat: Un enfant! Tu attends à coup sûr un enfant!
Jesabel: Un enfant?
Cette affirmation obligea la jeune femme à se remémorer les dates de son cycle dont, à vrai dire, elle s'était fort peu souciée ces derniers temps. La vérité lui apparut alors avec une aveuglante clarté. L'aventurière pour sa part en pleurait de joie.
:Laguerra: : Loués soient le Seigneur Dieu et Notre Dame qui ont béni cette maison! Mais Pourquoi ne pas m'avoir parlé de tes symptômes plus tôt? Ou tout au moins à Carmina?
Jesabel: Ne vous souciez donc pas de cela, señora! Je le dirai à ma mère, mais pas maintenant car elle serait capable de s'évanouir dans sa marmite et cela gâterait la soupe.
Puis, elle s'écria:
Jesabel: Dieu de gloire! Si ce premier enfant est une fille, mon père ne s'en consolera pas!
:Laguerra: : Je crains bien qu'il ne te pardonne que difficilement, en effet. Il désire si fort un héritier mâle, son caractère reste tellement entier, qu'il est capable, sans petit-fils, de se fâcher avec toi!
De toute évidence, cette éventualité ne tourmentait guère la future maman.
Jesabel: Sur mon âme, il m'importe assez peu qu'il me boude un temps. Ne suis-je pas sa fille unique? Il sera bien forcé de se raccommoder avec moi s'il veut connaître mes enfants à venir.
D'un ton agressif, elle ajouta:
Jesabel: Et puis, n'ayant pas été lui-même capable de procréer le fils tant désiré, il n'aura rien à redire au fait que Tao et moi n'y réussissions pas mieux!
Isabella sourit. Tout en guidant avec dextérité la navette de son métier à tisser entre les fils tendus de la trame, elle lança:
:Laguerra: : Batailleuse! Tu ne changeras jamais! Et c'est très bien ainsi! Ça me rappelle quelqu'un de proche, mais qui donc?
L'aventurière lança un sourire en coin à son amie Cat.
Installé dans une pièce située sous la grande salle du logis, à côté de la resserre à vivres, sur les dalles de pierres posées à même le sol de terre battue afin que soit maintenue l'humidité nécessaire à la solidité des fils, le vieux métier en bois de châtaigner fonctionnait en grinçant de toute sa lourde carcasse.
Avec la fin de l'hiver, l'époque du tissage revenait. On avait besoin de draps. Aussi profitait-on du radoucissement de la température pour descendre dans le local sans chauffage où l'on devait travailler. On y fabriquait de solides pièces de toile avec le lin récolté l'année précédente sur les terres du domaine. Quand la servante remonta, Catalina observa:
Cat: Si Jesabel va grossir, toi, en revanche, tu as beaucoup maigri. Ta mine n'est guère brillante...
:Laguerra: : Comment pourrait-il en être autrement? Je me ronge les sangs!

4.PNG

D'un geste nerveux, Isabella actionnait du pied les pédales de buis servant de levier pour former l'ouverture de la chaîne. En lançant la navette une seconde fois, elle continua:
:Laguerra: : J'ai beau avoir accepté de temporiser, je me sens, par moments, à bout de patience!
Cat: Tout le monde ici admire ton courage...
:Laguerra: : Ce n'est pas du courage! Dieu le sait! C'est la volonté de parvenir à mes fins. C'est le désir de retrouver un homme qui est le mien, par sacrement librement échangé, un homme auquel je n'ai jamais renoncé et qui se trouve maintenant à ma portée.
Elle s'immobilisa un instant.
:Laguerra: : Je ne pense qu'à lui. Il me faut le reprendre. Le savoir si proche est pour moi torture et espérance...
Catalina se rapprocha et se pencha vers Isabella en lui demandant avec emportement:
Cat: Tiendras-tu sept ans? Il est permis d'en douter en te voyant minée comme tu l'es par l'épreuve que Juan-Carlos t'impose. Tu ne pourras jamais supporter un si long temps de pénitence! Au nom de quoi, d'ailleurs, Dieu juste, te contraindre à une pareille mortification?
L'indignation lui enflammait les pommettes. Avec sa fougue coutumière, elle continua:
Cat: Ce n'est certes pas à moi d'y aller, mais, à ta place, je forcerais la porte qui m'est interdite. J'irais crier à mon mari que, malgré sa conduite indigne, je l'aime toujours, que j'entends vivre de nouveau avec lui!
:Laguerra: : Il s'est engagé devant le Seigneur à se vouer au silence et à la solitude. C'est pour lui un devoir sacré qu'il ne peut rompre à la légère...
Rabattant d'un mouvement sec le long peigne de bois qui resserrait la tissure, l'aventurière soupira:
:Laguerra: : Toutefois, si quelqu'un d'autre l'y amenait...
Lèvres serrées, elle travailla un moment sans plus rien dire. Les craquements du métier à tisser meublaient seuls le silence. Avec une sorte de violence contenue, elle reprit ensuite:
:Laguerra: : Quand je pense que Javier n'a vu son père qu'une quinzaine de jours. Il loge de l'autre côté de cette cour mais refuse de voir ses enfants, à l'exception de Pablo!
D'un ton péremptoire, Catalina proféra:
Cat: Tu es bien bonne de te soucier encore d'un homme aussi égoïste! Le vœu a bon dos! Par ma foi, s'il l'a prononcé, c'est qu'il l'a bien voulu! On ne lui en demandait pas tant! Allez, Isa, il ne mérite pas que tu te tourmentes pour lui!
Catalina finit par s'asseoir et prit sur ses genoux son fils que ses éclats de voix semblaient inquiéter. Elle le berça pour l'apaiser. Au bout d'un instant, elle annonça:
Cat: Je ne vois pour toi que deux solutions: forcer ton mari à reprendre la vie commune, ou bien l'abandonner à son mauvais sort! Le laisser ruminer tout son soûl souvenirs et remords confondus! Et je peux te dire que Miguel a opté pour le deuxième choix après tout ce que Mendoza t'a fait endurer...
Le battement du métier fut seul à lui répondre car Isabella travaillait avec acharnement. Pour la distraire, Catalina entreprit alors de lui parler de l'atelier d'enluminure qu'elle dirigeait toujours, des ouvrières qu'elles y connaissaient toutes deux, de la perfide Anita, de Jaume, le secrétaire.
Cat: Depuis peu, il s'est amouraché d'une des suivantes de notre comtesse. Malgré les remontrances de Blanca Pimentel, il renouvelle avec cette fille les manœuvres employées à ton égard.
:Laguerra: : Il a bien tort. Pour se faire aimer d'une femme, on n'a pas besoin de tant de manigances!
Et elle relança sa navette. Les paroles de son amie firent cependant leur chemin en elle, devinrent son principal sujet de méditation. Pendant plusieurs jours, elle les tourna, les retourna, pesant le pour et le contre, s'interrogeant sans fin.
Catalina était repartie pour Barcelone avec son fils, mais le ferment qu'elle avait déposé dans l'esprit d'Isabella ne cessa par pour autant de faire son œuvre.
Les conseils donnés coïncidaient si parfaitement avec les aspirations de celle qui les avait reçus, traduisaient si clairement ses propres sentiments, qu'ils lui parurent bientôt la sagesse même et l'unique marche à suivre. Naturellement, elle n'en avait retenu que la suggestion qui lui convenait.
Avec le retour du printemps, ses sens se réveillaient, la troublaient de nouveau. Elle en était d'autant plus tourmentée que celui qui aurait pu les apaiser se trouvait à présent séparé d'elle par un espace dérisoire... Il dormait à quelques toises de sa chambre, non loin de la couche où elle se languissait. N'en était-il donc pas de même pour lui? En pleine force de l'âge, soumis à une continence fort éloignée de son tempérament, Mendoza ne subissait-il pas, dans sa solitude, les assauts d'un désir comparable à celui qui la poignait dans la chambre conjugale? Malgré ses résolutions ascétiques, ne brûlait-il pas de retrouver des étreintes dont le souvenir ravageait son épouse?
Après une dernière nuit d'hésitation et d'insomnie, Isabella se décida.
Ce matin-là, au retour de la messe, elle s'arrêta dans la cour, auprès du puits, fit signe à ses proches de regagner le logis et prit Javier dans ses bras.
:Laguerra: : Ton petit frère a certainement oublier le visage de ton père!
Elle s'était adressée à Elena qui la considérait avec surprise.
:Laguerra: : C'est là une situation révoltante qui ne doit pas durer! Je vais y remédier!
Elena: Dieu t'assiste, maman. Que comptes-tu faire?
:Laguerra: : J'ai mon idée. Rentre, ma petite salamandre! Rentre à la maison avec Pablo, Joaquim et Paloma. Fais-les déjeuner. Je vous rejoindrai plus tard.
Sans répliquer, Elena entraîna sa sœur et ses frères vers l'habitation dont la cheminée fumait dans l'air matinal. Appuyée de la hanche à la margelle du puits, l'aventurière les suivit des yeux.
Il n'y avait pas de vent. Tout était calme. Dans le ciel laiteux, le soleil, encore pâle au sortir de l'hiver, tiédissait les premiers bourgeons. Une brume légère, enrobant arbres et toits, estompait les lointains, les rendait flous.
En prenant une profonde inspiration, Isabella se dit:
:Laguerra: : Allons! J'ai assez patienté comme cela. Que Dieu me garde! Que Notre Dame me protège! (Pensée).
Sur son front, ses lèvres, sa poitrine, elle fit un triple signe de croix, assura l'équilibre de Javier sur son bras gauche et se dirigea vers les chais.
Estéban avait déjà regagné le sien, les apprentis le leur. De ces pièces hermétiquement closes, creusées dans le sol et non exposées au sud de manière à y conserver la fraîcheur et une température stable propice à la conservation, aucun bruit ne s'échappait.
Isabella poussa le battant de bois derrière lequel se terrait celui qu'elle allait affronter, et entra.
Debout devant les parois blanchies d'un badigeon de chaux aux vertus désinfectantes, tournant le dos à la porte, Mendoza surveillait le vieillissement du vin en le goûtant. Au besoin, il y ajoutait du sang de bovin ou du blanc d'œuf pour faire le "collage" du liquide pourpre afin de le clarifier.
Pour l'aventurière, il y avait quelque chose de magique dans la métamorphose du raisin en une boisson subtile et complexe. Pour autant, l'univers de la vigne et du vin restait bien celui des travailleurs de la terre et des artisans.
Au bruit que fit l'huis, Juan se retourna.
Il y avait trois mois pleins que les époux ne s'étaient plus trouvés face à face... trois mois...
:Laguerra: : Je suis venue avec ton plus jeune fils. Il aura neuf mois demain. Te souviens-tu comment tu as pleuré la première fois que tu l'as vu? N'est-il pas temps que tu te conduises comme un père de famille?
Les cheveux de Juan avaient un peu blanchi. La barbe qu'il se laissait à présent pousser était, elle aussi, clairsemée de poils blancs.
Après s'être, tour à tour, posé sur la femme, puis sur l'enfant, le regard vacilla. Le capitaine ferma les yeux. Pas un mot ne sortit de sa bouche.
Il demeura ainsi, sans bouger, détourné de son travail, les paupières closes, offrant à Isabella un masque douloureux, creusé de rides nouvelles qu'elle ne lui connaissait pas. Elle cria:
:Laguerra: : Juan! Juan!
La voix d'Isabella, d'habitude chaude et douce, émit cette clameur rauque de lionne appelant son mâle. Ce dernier secoua la tête. L'aventurière vit des larmes qui coulaient des yeux fermés. D'abord médusé, Javier s'agitait maintenant dans les bras maternels. Il tendait les mains vers les bouchons, les pipettes et les œufs posés sur une desserte où son père s'appuyait. D'une voix tremblante, elle reprit:
:Laguerra: : Te rends-tu compte qu'en nous l'envoyant, le Seigneur nous a fait don d'un second Marco? Javier est aussi fort que lui et lui ressemble trait pour trait...
Ces derniers mots furent balbutiés...
Au profil de l'homme en face d'elle, se superposait soudain, de manière hallucinante, le visage désespéré d'un des disciples de Jésus, agenouillé aux pieds du Christ, au moment de la mise au tombeau. La libre interprétation du motif iconographique sculpté par Juan de Juni, reproduisant la scène de l'ensevelissement, se trouvait à Valladolid, dans la chapelle du sépulcre, dans le cloître du couvent Saint-François. Isabella avait eu maintes fois l'occasion de le contempler.

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Sur le visage de Mendoza, comme sur celui de Nicodème qui, levant les yeux sur Marie de Magdala tenant les aromates ayant servi à la préparation du corps, la douleur s'aggravait d'une expression d'impuissance et, en même temps, de culpabilité, qui déchira l'âme de l'épouse épouvantée.
Une fois de plus, elle cria:
:Laguerra: : Je t'aime toujours! Quoi que tu aies fait, quoi que tu fasses, je ne cesserai jamais de t'aimer!
Ainsi que des jeunes faucons enfermés dans des cages à armature d'osier, contre lesquelles, affolés, ils se jetaient pour tenter de s'échapper, le cœur de l'aventurière cognait comme un fou dans sa poitrine.
Une sorte de sanglot enroué répondit, seul, à son aveu. Apeuré, Javier se mit à pleurer. Isabella reprit:
:Laguerra: : Que Dieu me voie. Qu'Il me juge! En venant te trouver, j'étais certaine d'agir selon la loi des époux. Il faut que tu le saches, Juan, ta femme, tes enfants sont malheureux sans toi!
Serrant convulsivement son fils contre elle, elle s'élança alors vers la porte et sortit.

À suivre...
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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TEEGER59
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Message par TEEGER59 »

Suite.

Le pain amer.

Une fois dehors, Isabella chancella, faillit tomber. Que venait-elle de faire? Et pour quel résultat?
Auprès d'elle, la voix d'Elvira dit alors:
Elvira: Venez señora, venez! Je vais vous donner à boire un cordial de ma façon. Vous vous en trouverez bien.
La mère de Diego, sortait à l'instant du logis de Tao. Jesabel était devenue le centre des attentions dès que l'on su que son ventre était bien plein.
Comme beaucoup de gens travaillant à l'hacienda, la matrone révérait Isabella. Retirant Javier des bras de sa mère, elle le jeta presque dans ceux de son fils qui était accouru aux éclats de voix.
Elvira: Tiens, Diego! Va trouver Carmina. Elle a sûrement pour lui du lait chaud, du miel et une galette pour qu'il fasse ses dents.
Le palefrenier obéit et s'éloigna.
Elvira: Vous voilà bien pâle, señora. Êtes-vous en état de venir jusqu'à mon logis?
:Laguerra: : Mais oui, mais oui! Je ne suis tout de même pas comme cette pauvre Marbella qui ne tient plus debout depuis son accident!
L'épouse du meunier ne se remettait pas bien de sa chute dans l'eau du bief. Si elle avait recouvré la parole, elle n'en était pas moins sujette, de temps à autre, à d'inquiétantes défaillances de mémoire, et n'avait pas encore la possibilité de se mouvoir comme avant. Elle ne commandait plus qu'assez mal à ses jambes qui se dérobaient sous elle et demeuraient sans cesse flageolantes.
Elvira grogna:
Elvira: Sur mon chef! Je suis soucieuse des suites de cette affaire-là. Il y aurait là-dessous quelque diablerie que ça ne m'étonnerait guère!
:Laguerra: : Qui pourrait lui en vouloir? Elle est bonne comme le bon pain!
Elvira: Meuniers et meunières ne sont point aimés, par ici. Je ne vous apprends rien!
:Laguerra: : En effet...
Parmi les hommes et les femmes qui travaillaient la terre et ses fruits, du sillon à la table, entre le laboureur et le cuisinier, le meunier était l’homme de l’ombre. Dans les arts tels que la peinture et la littérature, les autres acteurs de la saga de la terre nourricière avaient largement les honneurs: le laboureur était le personnage charismatique, auguste, traçant son sillon, en pleine lumière, dans un paysage idyllique. Le boulanger lui, était populaire car il offrait au petit jour, rassurant et bonhomme, sa fournée appétissante et fièrement achalandée. Le cuisinier enfin, sorte de sorcier familier s’activant devant ses fourneaux enfumés, était évidemment jovial lorsqu’il se joignait aux convives, rassemblés à sa table, repus et satisfaits.
En revanche, pour connaître le meunier, il fallait pénétrer dans la salle de la meule, sombre, encombrée, bruyante et dangereuse. Le mal existentiel de cet homme résidait là. L’installation de la mécanique meunière dans les entrailles de la bâtisse.

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Que ce soit dans un moulin à aubes ou à vent, situé dans le bas-fond d’un vallon broussailleux, derrière une muraille aveugle ou près d'un ruisseau, la salle du rouet, basse de plafond, où quelque arpète, encore plus pâle que le patron, surveillait le flot rageur en évitant de se faire happer par les engrenages. À l’étage supérieur, la salle de la meule, faite de décrochements et d’assemblages, poussiéreuse, encombrée de câbles et d’accessoires dans un apparent et inquiétant désordre, vibrant de toute sa charpente lorsque le maître actionnait le levier qui commande à la vanne, libérant l’énergie hydraulique ou éolienne et mettant en mouvement la lourde pierre. Entre mécano et conducteur de travaux, le meunier n'aimait pas trop voir venir les curieux...
Elvira: Avez-vous déjà entendu Julio dire: " Poussez-vous de là, on travaille!"?
:Laguerra: : Oui.
Elvira: On le connaît mal, donc on ne l’aime guère.
C'était essentiellement à cause de cette distance, de son incapacité à communiquer, et de cette mécanique mystérieuse qui faisait peur. Comme tous les besogneux, toujours l’œil sur la machine, affairé, trop occupé à sa tâche, il était le dernier à savoir en parler...
Enfin, gros handicap et pas des moindres, tous les meuniers étaient supposés riches. De l’obligation faite aux serfs et aux fermiers d’apporter leur grain au moulin banal datait l’animosité envers eux et leur réputation de resquilleur. Car bénéficiant de ce monopole et de la protection du seigneur, ils avaient toujours été soupçonné d’inventer une multitude de mécanismes et de ficelles permettant de subtiliser quelques mesures de farine au passage. Non seulement il fallait payer l’émolument au seigneur et régler au meunier la mouture, mais, de surcroît, le sac de farine ne rendait pas à la sortie du moulin son poids du grain dûment pesé à l’entrée...
Les deux femmes arrivaient à la maisonnette de la matrone.
Assis près de la porte, sur un banc de pierre, Modesto jouait du pipeau.
Modesto: Je m'entraîne pour la prochaine veillée. Elle doit avoir lieu ici, paraît-il. Il s'agit de bien recevoir les invités auxquels Pablo a demandé de venir.
:Laguerra: : C'est vrai. Je l'avais oubliée. Il faut dire que j'ai d'autres sujets de préoccupation qu'une veillée! (Pensée).
Mais Isabella ne fit pas de remarque, but le cordial que lui offrait Elvira, et repartit ensuite en prétextant un travail qui la réclamait.

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Il lui fallait être seule un moment.
Elle contourna la maison où ses enfants devaient avoir achevé leur repas, gagna le jardin, traversa le pré, descendit au lavoir qu'elle savait trouver vide, s'y assit sur la paille laissée par Carmina et Jesabel depuis la dernière lessive, puis, emprisonnant ses genoux entre ses bras, se mit à réfléchir.
Elle aimait ce bord de l'eau où, mêlée à celle du Llobregat et de la cendre froide, flottait l'odeur de la saponaire dont on faisait bouillir feuilles et racines afin d'obtenir une mousse savonneuse qui décrassait le linge. Le cours tranquille du fleuve, son glissement immuable entre les branches frôleuses des aulnes ou le déploiement argenté des saules parvenaient assez souvent à l'apaiser. Elle se laissait fasciner par le miroitement et le murmure liquide de son courant, la molle ondulation des plantes qui peuplaient son fond, le vol des insectes, les saccades des araignées d'eau...
Mais cette fois-ci, le charme n'opéra pas.
Une à une, les larmes de Juan tombaient sur son cœur.
Jamais elle ne l'avait vu pleurer. Pas même sur la tombe fraîchement refermée de Marco, le jour où on avait porté en terre leur second enfant, pas même après l'accident qui avait à jamais estropié Pablo, son fils préféré...
Pour qu'il en fût arrivé là, il fallait que son mari eût été atteint au plus intime de son être, à une profondeur telle qu'aucune défense, aucune pudeur, aucun respect humain n'y eussent accès... dans le lieu obscur où l'on saigne, désarmé, nu, offert à la pointe acérée du malheur...
Un homme comme lui, un Catalan de bonne race, n'aurait jamais consenti, autrement, à laisser voir couler ses larmes...
Ainsi donc, ils avaient été, tous deux, blessés à la source vive de leur existence, tous deux avaient connu le froid tranchant du couteau qui partage l'étoffe, pourtant solidement tissée, de la destinée...
Lors de son départ pour l'Angleterre, il y a plus d'un an, cette simple traversée qui le lui avait arraché, elle le revoyait grisé, heureux, triomphant. Et maintenant... Maintenant, il était amer, endeuillé, peut-être repentant, mais à aucun moment, elle n'aurait songé à se le figurer rompu au point de ne pas même chercher à dissimuler ses plaies.
Face à cette constatation, les anciennes interrogations, lancinantes, revenaient: sur qui, sur quoi, pleurait Juan? Sur la jeune femme morte, déflorée par Ramon Gutiérrez et damnée parce que son époux n'avait pas su la protéger de cette ordure? Sur la fin de sa passion démente? Sur lui? Ou bien pleurait-il sur l'affreux désordre où il avait entraîné les siens, sur le mal accompli, sur sa famille reniée, sur les ravages causés par son égarement?
Était-ce un homme torturé par d'inavouables regrets, ou travaillé par la grâce fécondante du repentir, qu'elle venait de revoir?
Comment s'en assurer?
Ce manquement à un engagement sacré qu'elle avait été amenée à commettre pour le rejoindre, aurait-elle jamais le courage et la possibilité de le renouveler?
Pris une première fois par surprise, Mendoza ne se garderait-il pas mieux, désormais? Il pourrait fermer sa porte à clé, ne l'ouvrir qu'après s'être assuré que seul Pablo se trouvait sur le seuil...
Saisie par leur trouble à tous deux, Isabella n'avait pas su tirer parti du désarroi de celui qu'elle venait relancer dans sa retraite. Sa propre émotion, la confusion de son esprit l'en avait empêchée...
Trouverait-elle encore la force de violenter à la fois les consignes de Juan et ses propres scrupules? Pour quoi faire? Pour quoi dire? Et pour obtenir quoi?
Avant d'agir, tout lui avait paru clair. Après l'action, plus rien ne l'était...
L'aventurière s'en trouvait là de ses réflexions, quand elle entendit un bruit de voix. D'instinct, parce qu'elle avait conservé de sa jeunesse le goût de la solitude, elle souhaitait éviter toute rencontre intempestive et songea à se dissimuler.
Le lavoir ne lui en offrait pas le moyen. En poussant la porte de planches mal jointes qui le fermait, on la découvrirait sans difficulté.
Mais c'était du côté de l'eau, non de celui du pré, que lui parvenaient les échos entendus...
Elle se glissa au fond de l'étroit local, contre le mur opposé au fleuve, pour se tapir dans le coin sombre situé derrière les tréteaux et le grand cuveau de bois retourné.
Du Llobregat, on ne pouvait la voir.
Une barque à fond plat apparut alors.
Elena y avait pris place en compagnie d'Araceli et de deux garçons, fraîchement arrivés de Barcelone. Isabella les reconnut pour un des fils du boucher et celui du tonnelier de la ville.
Ils conversaient tous quatre, avec ce mélange de provocations, de railleries, de timidité, qui est le propre des adolescents.
Sur les traits de sa fille, Isabella découvrit avec étonnement une sorte d'animation inhabituelle, un émoi fait d'excitation et de plaisir, qu'elle n'y avait jamais vus. En plus des avantages dont la nature l'avait gratifiée au fil des ans, la petite salamandre lui sembla parée d'un charme nouveau et plus subtil. Une allégresse radieuse avivait son teint et illuminait ses prunelles comme le font, dans l'eau, les rais du soleil.
Araceli, sensible à cet épanouissement elle aussi, s'écria:
Ara: Tu brilles comme une étoile, Elena. Je ne t'ai jamais vu avec une aussi bonne mine!
Elena: Ce temps me plaît. La bise a chassé les nuages et le ciel est enfin dégagé. Le printemps est de retour!
Ara: Le printemps! Oui, bien sûr, le printemps...
L'embarcation, environnée des gouttes d'eau soulevées par les rames, passa devant le lavoir, puis s'éloigna.
Les brumes matinales s'étaient dissipées. Une lumière allègre ravivait les couleurs, parait les prés de sa verte jouvence, lustrait les bourgeons pleins de sève. La brise apportait avec elle, acides et gaies, des bouffées d'air qui embaumaient l'herbe nouvelle.
En dépit des avances de cette nouvelle saison, Isabella ressentait une impression de gêne, de malaise, qui n'était pas uniquement due à l'échec de sa tentative auprès de Juan. L'attitude d'Elena sur l'étroit bateau lui donnait aussi à penser...
:Laguerra: : Par Notre Dame! Mon chagrin déteint sur tout ce que je vois. Il assombrit les plus innocentes rencontres. Qu'y avait-il là d'autre que quatre jeunes gens qui s'entretenaient en badinant de la prochaine veillée dont ils espèrent de bons moments? Je devrais même m'en montrer plutôt satisfaite...
Elle ne l'était pourtant pas et regagna soucieusement son logis. De son pas chaloupé, elle longea un instant le bord du fleuve où elle ne rencontra personne. Seules des quantités de grenouilles, à son approche, sautaient parmi les joncs.
Ce ne fut qu'au moment du dîner que l'aventurière revit sa fille aînée. Il lui sembla retrouver, sur ses traits, le reflet de la fièvre qu'elle y avait décelée le matin, au bord de l'eau.
Elle hésita à mettre l'adolescente au courant de sa présence dans le lavoir. Isabella s'en abstint cependant car en dépit de tout ce qui les rapprochait, elle savait combien Elena tenait à son indépendance et se méfiait de la moindre intrusion dans sa vie personnelle.
Comme pour le lui donner, du reste, l'exemple de la discrétion, la jeune fille n'interrogea pas sa mère sur la visite faite à son père. Un seul coup d'œil, dès son entrée dans la salle, lui avait sans doute suffi pour comprendre que rien n'était changé entre ses parents, que l'audace de l'une n'avait pas provoqué chez l'autre le geste attendu.

À suivre...
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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Re: Chroniques Catalanes II. La reconquista.

Message par TEEGER59 »

Suite.

La veillée.

Une dizaine de jours plus tard, la veillée eut lieu.
On était en carême. Le dimanche soir* avait donc été choisi comme le seul jour disponible dans la semaine. Depuis la veille, chacun s'affairait, tant pour cuisiner que pour tout préparer. Des guirlandes de verdure décoraient la salle dont Carmina avait longtemps battu et brossé les courtines, tandis que Jesabel faisait reluire meubles, étains et cuivres. Isabella avait fabriqué des flambeaux de cire accolés avec quatre mèches de toute la longueur de la bougie, avant de veiller personnellement au bon état des bliauds, des chausses et des voiles. Les enfants s'étaient occupés des jonchées d'herbes fraîches.
Parce qu'il en grillait d'envie et n'était pas loin de ses six ans, Joaquim y assisterait. C'était un événement dans sa jeune existence. Pourtant, malgré la fébrilité qu'il ne parvenait qu'imparfaitement à cacher, il sut éviter des manifestations de joie dont il sentait qu'elles auraient été déplacées.
La situation si particulière dans laquelle se trouvaient Isabella et son époux faisait de cette réunion, la première depuis le retour à l'hacienda du capitaine, une bien étrange soirée. De toute évidence, certains invités n'avaient accepté d'y venir que par curiosité.
En plus des enfants du vice-roi en âge de sortir, de quelques-uns de leurs amis ou parents proches, des gens des chais et du domaine, on vit arriver Antonio, le gentil geôlier d'Isabella, des marchands et des artisans de Barcelone, accompagnés de leurs épouses, fils ou filles.
Modesto et trois de ses compagnons habituels jouaient de la flûte, de la vielle, du chalumeau, de la cornemuse et frappaient des tambourins sonores.
En dépit du peu d'entrain qu'elle y apportait, Isabella avait tenu à ce que ses hôtes fussent bien reçus.
Installés en cercle autour de la cheminée, les convives buvaient de l'hydromel, de l'hypocras, des vins herbés, tout en dégustant beignets, boules de pâtes cuites dans du lait, bâtonnets de crème de noix frits et roulés dans des épices, galettes, gaufres, crêpes et dragées.
Habité par une sorte de frénésie, Pablo clopinait des uns aux autres tandis que sa grande sœur inventait des jeux nouveaux, lançait l'idée d'un concours de sifflets, proposait une farandole, incitait le tonnelier, dont la mémoire était célèbre dans la vallée, à réciter de longs passages de la chansonde Roland ou bien celle de Guillaume d'Orange. Elle avait l'œil à tout.
Encouragées, plusieurs femmes entonnèrent soudain des chansons de toile dont l'assemblée reprit en chœur les refrains...
L'état de Marbella ne lui permettait pas de participer à ce genre de réunion. Aussi Julio était-il venu seul pour accompagner ses enfants. Il avait pris place à la droite de l'aventurière, contre laquelle, de l'autre côté, se blottissait Joaquim, très attentif à tout ce qui l'entourait.
Le meunier glissa à l'oreille de sa voisine:
Julio: Votre Elena étincelle, ce soir. Je ne l'ai jamais vue aussi allante.
:Laguerra: : Il est vrai, ami, qu'elle est pleine d'entrain. Depuis quelques temps, déjà, je la trouve différente...
Julio eut un sourire entendu. Tranquillement, il déclara:
Julio: Une fille amoureuse est toujours plus à son avantage qu'une autre.
Isabella lui saisit le bras.
:Laguerra: : Par le Dieu de vérité, que voulez-vous dire?
Julio: Le bruit court que le second fils de notre boucher ne lui serait pas indifférent...
:Laguerra: : Croyez-vous, ami, que lui-même puisse s'intéresser à elle? Cela me semble pré...
Elle fut interrompue par toute une agitation. Sancho et Pedro insistaient pour que la fille de l'aventurière acceptât de chanter. Sans se faire prier, elle leur donna satisfaction.
Julio mit un doigt sur ses lèvres et Isabella se tut.
Cultivée un temps à Barcelone, la voix d'Elena avait appris à se modeler, à s'affirmer, à se poser. Son répertoire était bien plus varié que celui des autres filles de la vallée et plus original. Aux réceptions de Miguel, elle avait emprunté lais, descorts, chanson à danser, refrains de pastoureaux.
Vêtue d'un bliaud de fine toile verte galonné de rouge et de blanc, d'où émergeaient le col et les poignets brodés d'une chemise immaculée, voilée d'une mousseline de lin rabattue de telle sorte qu'on distinguait à peine ses nattes brunes brillante, la jeune fille au corps souple entama son tour de chant.
:Laguerra: : Dieu Seigneur! Faites que le garçon qui a transformé ma fille par sa seule attention possède suffisamment de jugement et d'amour pour l'aimer telle qu'elle est: complexée mais accomplie, ardente, capable de se donner comme bien peu sauraient le faire! Faites qu'elle découvre par lui les joies pour lesquelles, de si manifeste façon, Vous l'avez créée! (Pensée).
Emportés par le rythme joyeux de son répertoire, les auditeurs d'Elena frappaient à présent tous ensemble dans leurs paumes, en scandant certains passages qui leur plaisaient.
Au bout d'un moment, la chanteuse alla prendre Araceli par la main, puis, souriante, l'attira auprès d'elle, au centre du cercle amical. Elles entamèrent alors ensemble une chanson à deux voix où il était question d'une princesse faisant lancer à son ami, par la sentinelle de la plus haute tour du donjon paternel, une lettre attachée à une flèche... Ainsi prévenu, le jouvenceau se déguisait pour enlever sa belle...
Pendant que les deux adolescentes détaillaient leur poème musical, Isabella observait le fils du boucher de Barcelone.
Debout derrière les personnes assises, il faisait partie d'un petit groupe de jeunes gens des deux sexes entourant les enfants de la comtesse.
De taille moyenne, brun, le teint coloré, les épaules larges, il avait, sous d'épais sourcils, des prunelles d'un bleu si cru qu'on cherchait d'abord à quoi les comparer: la gentiane, le bleuet, la bourrache? Qu'importait... Seul comptait ce que cachait un regard si remarquable. La mâchoire puissante, le cou solide indiquaient force et volonté. En revanche, les cheveux plantés bas sur le front pouvaient signifier entêtement ou esprit borné. Mais Elena aurait-elle pu distinguer un sot?
:Laguerra: : Sûrement pas... (Pensée).
Le chant à deux voix achevés, les jeunes filles rejoignirent les compagnons de leur âge.
Isabella songeait que si Juan ou Estéban s'étaient trouvés là, ils auraient pu, l'un ou l'autre, s'entretenir avec le fils du boucher, le faire parler... Mais l'élu s'était réfugié ce soir-là avec son fils à l'infirmerie du monastère car Zia y travaillait encore et son mari demeurait étranger à la vie de sa famille...
Julio: Je connais bien le père de ce garçon. Il est de ceux que le vice-roi avait autorisé à s'établir dans le bourg, avec plusieurs autres marchands. C'est un travailleur et un honnête homme. Le fils revient de Cordoue où il est allé apprendre le métier de sellier. Il n'est que le cadet. Son frère aîné reprendra plus tard la boucherie paternelle où il travaille déjà. Elle n'est pas assez importante pour les nourrir tous.
:Laguerra: : Que savez-vous de lui?
Julio: Pas grand-chose. Il est resté longtemps absent. Le délai d'apprentissage pour la sellerie est fixé à huit ans, vous savez. Il a beaucoup changé durant ce temps. Avant son départ, c'était un enfant batailleur et casse-cou comme ils le sont presque tous.
:Laguerra: : Quel est son nom?
Julio: Remigio. On l'avait surnommé Fripe-auge quand il était petit, tant il se montrait vorace.

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L'aventurière sourit.
:Laguerra: : Ce n'est guère joli!
Julio: Bah! Le nom n'est rien. L'homme est tout!
Le meunier eut l'œil rieur.
:Laguerra: : Quand il prend cette expression, Julio ressemble à un chat lorgnant quelque nouvelle couvée... En dépit de son mariage avec Marbela, mon ancien soupirant serait-il encore épris de moi? Est-ce la raison pour laquelle il s'oppose à l'union de nos enfants? (Pensée).
Onze heures venaient de sonner. La veillée tirait vers sa fin. Les convives se retirèrent les uns après les autres. Seuls les habitants du domaine et quelques familiers résidant trop loin demeureront sur place pour la nuit.
Une fois la table desservie, démontée et rangée, l'aventurière s'étendit enfin pour dormir. Mais elle eut toutes les peines du monde à trouver le sommeil car elle était persuadée que Julio l'aimait toujours... Les années passées n'avaient rien détruit, rien entamé dans ce cœur fidèle... Il ne dépendait que d'elle, une fois encore, de rendre un homme heureux en trouvant dans ses bras la paix des sens...
Elle rêva un moment, puis sa pensée se détacha enfin de Julio pour se tourner vers le jeune sellier qui faisait briller Elena comme une lampe...
De ce côté-là, rien ne fut ébruité. Résolument, elle ne permit plus à son esprit de vagabonder et ferma les yeux.

☼☼☼

:?: : Non, João, non! Je ne suis pas de celles à qui cette nuit tourne la tête. Si tu veux t'amuser d'une fille, cherche-en une autre!
João: Mais, enfin, par le sang du Christ, je t'aime, Araceli!
Ara: Tu m'avais promis de ne plus jamais me parler de ton... attachement pour moi.
João: C'est au-dessus de mes forces! Comment peux-tu demeurer insensible aux charmes d'une heure comme celle-ci?
Ara: Qui te dit que j'y suis insensible? Je peux fort bien en goûter les séductions, sans, pour autant, tomber dans tes filets!
João: Par Dieu! Je n'ai vraiment pas de chance! À je ne sais combien de lieues à la ronde, tu es, c'est certain, la seule fille qui ne se laisse pas aller aux bras de son amoureux! Tout le monde doit être en train de s'aimer, autour de nous!
Vers la mi-nuit, le fils du tonnelier et la meilleure amie d'Elena s'étaient vus assez vite laissés à leur dialogue de sourds par leurs compagnons de fête. Il n'y avait pas jusqu'à Joaquim, las, semble-t-il, de veiller si tard, qui ne se fût résigné à regagner sa chambre où dormaient déjà ses frères.
Seuls au milieu de la cour, les deux jeunes gens se retrouvaient face à face, en un tête-à-tête qui ne les satisfait ni l'un ni l'autre.
João s'obstinait:
João: Jamais pareille occasion ne se représentera à nous. Même si tu ne crois pas m'aimer, je t'en prie Araceli, accorde-moi un geste d'amitié... Pour que les amants aient la possibilité de mieux se connaître, le Fin'Amor (Amour Courtois) n'admet-il pas des privautés qui peuvent aller fort loin? Les dames les plus renommées pour leur délicatesse acceptent parfois de convier les adorateurs qu'elles se sont choisis à passer des heures auprès d'elles, dans leur propre couche. Ils les serrent entre leurs bras, échangent baisers et caresses, mais se comportent en tout point avec courtoisie, et ne vont jamais au-delà des limites permises. C'est là une preuve de confiance que je brûle de te voir m'accorder, mon amie!
Ara: Tu es fou! Par Notre Dame, il ne sera jamais question de rien de pareil entre nous!
João: Pourquoi? Pourquoi, au nom de Dieu?
Ara: Parce qu'aucun garçon, et toi pas plus qu'un autre ne m'a, jusqu'à présent, suffisamment émue pour qu'il me vint à l'esprit de le soumettre à l'essai amoureux dont tu parles. Cet assag dont la littérature courtoise nous rebat les oreilles et dont je juge, pour ma part, les jeux inconvenants et malsains, ne me tentent en rien. Si un jour, j'aime quelqu'un, je ne ferai pas tant de simagrées pour me donner à lui. Vois-tu, l'idée de l'amour sans acte me paraît tout aussi absurde que celle de l'acte sans amour!
João: C'est à moi que tu parles ainsi! Par Dieu, tu sais bien que je ne puis supporter de t'imaginer éprise d'un autre.
Ara: Sois donc satisfait: personne n'est encore parvenu à me plaire et notre conversation n'a pas de sens. Quittons-nous, je t'en prie car j'ai sommeil. Bonne nuit!
João: Ah non! Tu ne vas pas m'abandonner ainsi!
Avec l'emportement des timides poussés hors de leurs gonds, João saisit l'adolescente par les épaules, l'attira contre lui et, avec une fougue qui ne laissa pas à sa victime le temps de parer l'assaut, l'embrassa sur la bouche.
Une gifle claqua dans le silence de la nuit.
Ara: Je te disais bien que tu étais fou!
Courant, Araceli s'éloignait et disparaissait dans la maison.
Le bruit de l'altercation, suivi de celui d'un claquement sonore, avait réveillé Pablo, qui dormait dans sa chambre et dont l'unique fenêtre était ouverte. Installé dans la même pièce, son petit frère Javier, tout en sueur, continuait sa nuit à sa manière agitée, que le sommeil lui-même n'apaisait pas.

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L'aîné s'assit sur son lit et attendit que ses yeux s'habituent à l'obscurité. Il s'aperçut très vite que le lit de Joaquim était vide.
Était-il tard? Était-il tôt? D'où venaient les éclats de voix qui l'avaient tiré de ses songes?
Il se leva, passa sur son corps mince la chemise qu'il avait déposée sur la perche de bois fixée au mur afin qu'on y mît les vêtements du jour lorsqu'on les quittait, et se retrouva, les pieds nus dans l'herbe odorante qui jonchait le parquet, devant la fenêtre ouverte.
Il n'y avait plus personne dans la cour que pâlissait la lumière de l'astre de nuit. Tout paraissait tranquille. Le coassement caverneux, monotone, des grenouilles, la note flûtée des crapauds troublaient seuls le calme campagnard.
Où pouvait être le petit musicien?
Couché peu après le départ des invités, Pablo n'avait rien décelé d'anormal dans le comportement de son cadet.
Était-ce la sensation qu'il manquait une personne dans la pièce ou le bruit retentissant d'une gifle qui l'avait éveillé subitement, à une heure qui ne lui était pas coutumière? Il l'ignorait. La lune, encore haute dans le ciel, lui prouvait que la nuit n'était pas achevée... mais où pouvait bien être Joaquim? Que faisait-il?
La curiosité étant trop forte, il enfila ses fines chaussures de cuir de Cordoue et sortit sans bruit. À l'instar des chats, il pouvait se diriger la nuit sans lumière.
La maison était silencieuse. Léger, Pablo glissa comme une ombre dans le couloir. Passant devant la chambre de ses sœurs, il ralentit. La porte était ouverte.
Pablo: Étrange... (Pensée).
Machinalement, il jeta un coup d'œil à l'intérieur. Araceli et Paloma semblaient dormir paisiblement. En théorie, sa petite sœur devait partager la couche d'Elena. Mais où était celle-ci? Elle aussi, n'était pas dans sa chambre.
Pablo: Elle dort peut-être avec maman... Le lit est plus spacieux... Quant à Joaquim, il a sûrement dû faire un mauvais rêve et les a rejoint. (Pensée).
Pablo alla vérifier. Il gagna la pièce où couchait sa mère. Ouvrant la porte, il s'approcha doucement et resta un instant à contempler la dormeuse. À côté d'elle, son frère reposait, mais il n'y avait point d'Elena.
Pablo: Malade, ma sœur serait-elle sortie pour prendre le frais? (Pensée).
En cette nuit du mois de mars, il faisait étrangement chaud dans le logis, en dépit des fenêtres ouvertes.
Pablo n'hésita plus et continua son chemin.
Si sa sœur aînée s'était sentie souffrante, peut-être s'était-elle rendue dans la cuisine pour s'y confectionner une boisson chaude avec des simples?
Or, la pièce était vide. Seul y flottait le relent des nourritures qu'on y avait préparées dans la journée.
L'hermine sauta du banc où elle léchait avec minutie son pelage, pour venir se frotter aux jambes de l'enfant, qui la caressa distraitement.
Poussé par l'inquiétude, Pablo se demanda si Elena se trouvait à l'extérieur. Il descendit les marches conduisant à la cour et se retrouva sous l'auvent.
Les chiens de Tao, qui dormaient sur le seuil de la logette, dressèrent la tête, remuèrent la queue mais n'aboyèrent pas quand le petit boiteux, avalant sa salive et relevant sa chemise, les enjamba pour passer.
Il sortit dans la cour, que bordaient les chais, les dépendances et l'écurie. Trois chevaux, un mulet et une mule y séjournait.
Dehors, il faisait étrangement doux. Une odeur de crottin et de foin stagnait entre les murs encore tièdes qui conservaient un peu de la chaleur emmagasinée tout au long du jour.
Il sembla à l'enfant entendre des rires dans l'écurie.
Il était peu probable que sa sœur s'y trouvât, mais sait-on jamais?
La porte, entrebâillée, permit au petit garçon de se faufiler à l'intérieur du bâtiment sans attirer l'attention de personne.
Une lanterne, accrochée par un clou à un pilier central de soutènement, éclairait les croupes luisantes, les litières piétinées et souillées, les mangeoires vides, les bat-flanc de bois qui séparaient les bêtes les unes des autres. L'enfant remarqua que le cheval de sa mère, celui à la robe isabelle**, s'agitait plus que ses compagnons et semblait nerveux.
C'est alors qu'il aperçut, non loin de la monture, couchées sur la paille amoncelée dans un coin qui servait à changer les litières, deux silhouettes enchevêtrées. Il ne distingua d'abord, de dos, qu'une forme nue, masculine, qui se dépensait au-dessus d'un autre corps, féminin cette fois, et qui n'était que consentement et abandon.
La jeune femme ronronnait comme un chaton heureux sous les baisers du garçon. Les deux jeunes gens prenaient un plaisir de plus en plus vif à ce jeu ardent.
Figé près de la porte, le fils aîné d'Isabella voyait mal la scène qui se déroulait assez loin de l'endroit où il se trouvait.
Deux respirations haletantes, bruyantes, puis de petits cris, qui ne semblaient pas traduire une douleur mais une sorte de satisfaction aiguë et, enfin, confus et mêlés, des râles qui culminaient en une sorte de complainte animale s'élevèrent du tas de paille vers les grosses poutres du toit.
Ensuite, ce fut le silence, puis, un moment après, des mots proférés à mi-voix, des mots incompréhensibles couverts par le bruissement de la paille remuée. S'il ne reconnut pas la voix de la jeune femme, Pablo discerna cependant celle de Diego, le palefrenier, plus basse que d'ordinaire.
Le fils d'Emilio, un peu plus jeune que Tao, était bien bâti et naturellement ardent. Après avoir perdu son innocence chez une ribaude du quartier d'El Raval, puis deux ou trois bergères culbutées les soirs de grandes chaleurs, dans les roseaux des bords du Llobregat, il découvrait à présent avec cette fille un monde de sensations inimaginables. Accomplissant auprès d'elle un exploit dont il se serait cru incapable, il lui en vouait une reconnaissance naïve. Grâce à cette fille, Diego pouvait se croire l'un de ces hommes privilégiés de la nature dignes de devenir l'amant d'une reine.
Diego: Tu es une vraie diablesse, mais c'est si doux de t'aimer...
Souplement, évitant de faire le moindre bruit, mesurant chacun de ses gestes, Pablo se faufila dehors par l'entrebâillement de la porte.
Une fois dans la cour, il s'appuya un moment, le dos au mur, sans se soucier de la clarté blafarde qui l'éclairait. Son cœur battait, ses jambes tremblaient, une petite sueur coulait le long de son échine. Il essuya ses mains moites sur la fine toile de sa chemise. Le trouble se doublait en lui de dégoût.

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C'était donc ainsi? Il avait souvent pu voir à la ferme voisine le taureau couvrir la vache, l'étalon saillir la poulinière. Dans la campagne ou même dans la rue, à Barcelone, il lui avait été donné d'assister à des accouplements d'animaux ou d'insectes, mais un homme et une femme, en un tel moment, en pareille posture, jamais encore... jamais. Voilà donc ce qu'on appelait l'amour? Ces gesticulations, ces cris, ces râles? Les bêtes, elles, au moins, se taisaient. Il semblait à l'enfant que, pour de telles pratiques, le silence était plus digne...
Pendant un laps de temps qu'il n'aurait su estimer, Pablo demeura ainsi, comme médusé par la découverte qu'il venait de faire, puis il se détacha du mur. Cette nuit de la Saint-Mathilde lui avait réservé un genre de surprise auquel il ne s'attendait guère, voilà tout! Il ne convenait pas pour le moment de s'y attarder davantage. Plus tard, il faudrait y réfléchir. Ce qui était urgent, à présent, n'avait pas changé: il fallait retrouver Elena. Pourquoi être venu la chercher du côté des écuries? Pouvait-elle se trouver de nuit en un tel endroit? Non! Non, bien sûr... Malade, elle devait plutôt s'être dirigée vers le jardin ou le verger.
Quittant la cour, Pablo contourna le puits. Le jardin ombrageux était désert. En revanche, dans le pré, une des tentes occupées par les convives paraissait éclairée. Derrière la toile tendue, une lumière tremblait. Peut-être Elena s'y trouvait-elle?
À travers les plates-bandes odorantes et le verger, le petit garçon courut vers la lueur qui apportait, au cœur de la campagne livrée aux sortilèges nocturnes, une sorte de douceur familière.
Le pan de tissu fermant la tente était relevé. À l'intérieur, environné de toile pourpre, couché sur le matelas de fougères recouvert d'une couverture de coton blanc, Antonio et son épouse Constanza, dormaient. Ils étaient placés chacun à un bord de la couche, tout habillés. À leur chevet, posée sur le sol, une lampe à huile ajoutait sa clarté à celle de la lune qui, pénétrant par l'ouverture qui tenait lieu de porte, projetait sa lumière laiteuse sur le couple endormi.
Pablo demeura longtemps immobile à contempler les époux assoupis, à les admirer. Comme ils étaient beaux et calmes, tous deux, dans l'abandon de leur pur sommeil! Tels des gisants sur les dalles, droits, les mains ouvertes le long de leur corps, ils reposaient sans même qu'on entendit leur souffle.
L'ombre du petit garçon, noire, plate, se découpait entre le gentil geôlier et sa femme ainsi qu'une troisième présence silencieuse.
Pablo: Ceux-là, au moins, sont respectables. Ils s'aiment, c'est sûr, mais ne se comportent pas comme le feraient des animaux! (Pensée).
Doucement, à reculons, afin de les voir le plus longtemps possible, tout en espérant revoir un jour ce tableau avec ses propres parents, Pablo s'éloigna de la tente pourpre. Celle que partageait Remigio et João, toute proche, demeurait close et muette. La troisième, qui accueillait Julio et ses deux enfants, n'était guère plus bruyante. Ses occupants, après s'être beaucoup amusés, devaient maintenant dormir, assommés de fatigue, sans ressentir le besoin de conserver de la lumière auprès d'eux.
Comme il ne savait plus où chercher sa sœur, Pablo remonta vers la maison.
Durant son absence, Elena avait certainement réintégré sa chambre. Il suffisait de s'en assurer...
L'enfant pénétra dans la demeure par la porte qui donnait sur la cour. Les chiens n'avaient pas bougé. Ils ne bronchèrent pas quand ils furent une seconde fois enjambés et se contentèrent de grogner en signe de reconnaissance.
Au moment où le promeneur nocturne parvenait au bas de l'escalier qu'il avait déjà emprunté pour descendre, il entendit des chuchotements qui provenaient de la pièce où sa mère tissait des draps. Située dans un renfoncement, à droite des premières marches, la porte s'entrouvrait avec lenteur. Reculant sans bruit jusqu'à la courtine qui fermait le passage qu'il venait de franchir, Pablo se dissimula derrière la lourde tapisserie, tout en prenant soin d'en tenir un pan écarté du mur, afin de découvrir qui allait sortir de là. Le battant de bois sculpté s'ouvrit enfin et Elena, en simple chemise de toile safranée, apparut.
La jeune fille jeta un rapide coup d'œil aux alentours, afin de s'assurer qu'il n'y avait personne, puis se retourna vers celui qui lui tenait compagnie.
Elena: La voie est libre. Tu vas pouvoir retourner sous ta tente.
Debout dans l'encadrement de la porte, Remigio, aussi peu vêtu que son amie, l'attira contre lui d'un geste possessif. Prenant entre ses mains, comme il l'aurait fait d'un fruit, la tête rieuse, il se pencha vers la bouche offerte et l'embrassa longuement.
Trop innocente pour rendre la caresse, Elena, surprise mais le cœur battant la chamade, se laissait aller dans les bras du jeune sellier.
Redressant un visage enflammé pendant que ses doigts, glissant le long du cou, des épaules, des bras, effectuaient ce parcours tout nouveau, ce dernier dit à mi-voix:
Remigio: Je ne puis me décider à te laisser me quitter de la sorte, Elena. Après ce moment délicieux à bavarder, me séparer de toi m'est déchirement.
Elena: Sois raisonnable, Remigio, je t'en conjure! Tu sais combien je dois me montrer prudente.
Remigio: J'ai besoin de toi...
Posant une main sur la poitrine du garçon, Elena le poussa avec douceur.
Elena: Rester ici, ensemble, en cet endroit est trop dangereux. Au revoir Remigio... à bientôt!
Elle se dégagea de l'étreinte qui voulait la retenir et s'élança vers l'escalier où elle disparut.
Le jeune homme demeura un instant immobile sur le seuil à écouter les pas rapides qui s'éloignaient, puis sortit à son tour avec précaution.
Pablo se cramponnait à la courtine, qui sentait la poussière et l'humidité. Les lèvres serrées, les yeux ronds, il avait suivi les gestes et l'entretien final du jeune couple, tout entendu, beaucoup deviné.
Ainsi donc, alors qu'il la cherchait, la croyant malade, seule, sa sœur, cette sœur qu'il vénérait, s'était-elle comporté avec ce garçon de la même façon que cette fille avec Diego, comme la jument avec l'étalon?
Pablo: Non, pas Elena! (Pensée).
L'enfant fut arraché à ses songes en s'apercevant que la nuit, encore tiède, déclinait à présent. L'aube ne serait point aigre comme s'était si souvent le cas, mais douce comme une caresse. Il était temps qu'il regagne son lit s'il ne voulait pas voir sa mère partir à sa recherche, après avoir constaté que la chambre de ses fils ne comportait plus qu'un occupant.
Soudain, un coq chanta non loin de là. Un autre répondit. Comme un signal, quelques trilles, des pépiements, puis des roulades fusèrent. De chaque arbre, de chaque buisson, de chaque recoin, des chants d'oiseaux éclataient, se répondaient, se multipliaient.
Vers l'est, une pâleur incertaine diluait l'obscurité.
Pablo monta les escaliers quatre à quatre...

À suivre...

*14 mars 1546.
**Robe isabelle: dans le domaine de l'hippologie, c'est une couleur de robe du cheval caractérisée par la présence d'un pelage dans les tons jaune sable, avec les crins et l'extrémité des membres noirs.
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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TEEGER59
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Re: Chroniques Catalanes II. La reconquista.

Message par TEEGER59 »

Suite.

L'aphrodisiaque.

Quelques minutes plus tard, le jour se levait. Un air frais, encore vif, déjà doux, circulait à travers la vallée, éveillant un frémissement de vie à la place du calme mystère de la nuit. Les oiseaux s'égosillaient, le ciel devenait rose et or.

11.PNG

Provenant du village voisin, on entendait des bruits de portes et de fenêtres ouvertes, des grincements de poulies, des tintements de seaux.
L'habitude de se lever avec le soleil demeurait et beaucoup devaient s'affairer à se laver de la tête aux pieds avant de partir pour la messe. Il s'agissait d'être propre, corps et âme, en cette occasion.
Après l'office, de retour au logis, Pablo ne fit aucun commentaire sur ce qu'il avait découvert.
Après tout, Elena était en âge de fréquenter un garçon et elle ne s'occupait pas de ses affaires. Il était tout à fait normal que celui-ci lui retourne la pareille.
Seule Isabella se posait des questions. Sa petite salamandre allait, venait, l'aidait dans ses taches ménagères, faisait lire, écrire ou chanter ses frères, mais ne parlait pas de ce qui lui tenait à cœur, ne mentionnait jamais le nom du garçon qui semblait l'émouvoir.
Au demeurant, elle n'avait pas besoin de se confier à qui que ce fût. Son attitude suffisait.
Sa façon de rire à propos de tout et de rien, de bousculer gaiement ses cadets, de s'extasier sur les charmes renaissants du printemps, de veiller avec minutie aux soins de son corps ainsi qu'à ses atours, tout la dénonçait.
Ce fut la señora d'Alcalã, qui entra dans le vif du sujet. Son mari, Emilio, avait reçu un coup de pied de cheval dans le ventre quelques jours auparavant et ne s'en remettait pas. Les compresses, les baumes, les saignées demeuraient sans effet. On cherchait en vain comment le soulager.
Stoïquement, sans phrases inutiles, le père de Diego s'acheminait vers sa fin, le savait et faisait tout ce qui était en son pouvoir pour que cette issue inéluctable causât le moins de dérangement possible à ceux du domaine.
Isabella lui rendait presque chaque jour visite.
Couché dans la salle, près du feu car il ne parvenait plus à se réchauffer, Emilio demandait seulement qu'on ne tînt pas compte de lui. Ainsi qu'il l'avait toujours fait, il se souciait des autres plus que de lui-même, prétendait n'être qu'un bonhomme peu intéressant et préférait entendre parler de ce qui était advenu aux gens qu'il connaissait plutôt que de ses maux.
Tout en filant sa quenouille en compagnie d'Elvira assise à côté d'elle, l'aventurière, installée auprès de la couche où gisait Emilio, se laissait aller à raconter ce qui la préoccupait. C'est ainsi qu'elle en vint à faire mention de l'intrigue supposée entre Elena et le jeune sellier.
Elvira: Puisque vous aborder ce sujet, señora, autant vous avouer tout de suite que je suis au courant. Par ma foi, c'est à croire que ce qui se passe ici concerne toute la ville et ses alentours! Durant ma visite quotidienne à Marbella ce matin, on s'entretenait avec passion des chances d'un mariage entre la petite fille de l'Empereur et ce Remigio.
:Laguerra: : Déjà? Alors que je ne suis moi-même sûre de rien!
Elvira: Vous savez à quel train vont les langues! On jase, on jase...
Son mari, couché sur le côté, approuva de la tête. On ne voyait dépasser de la couverture de laine bourrue doublée de peaux de lièvres teintes en rouge que sa face maigre, surmontée d'un linge blanc noué autour de son crâne. De la voix essoufflée et rauque qu'il avait depuis son accident, il dit:
Emilio: La simple charité voudrait que personne n'intervînt dans une histoire de ce genre. Avec ce qu'il se passe chez vous, votre Elena a déjà eu assez d'épreuves dans sa courte existence sans que la première commère venue se mêle de ce qui lui arrive!
Elvira: On n'empêchera jamais les gens de clabauder. Mais là n'est pas ce qui me tracasse.
Elle cala plus fermement sa quenouille au creux de son bras gauche et se tourna vers Isabella.
Elvira: Sur ma vie, je ne voudrais pas vous alarmer, mais ce garçon est-il sérieux? Tout est là.
:Laguerra: : Je n'en sais pas plus que vous, Elvira. Mais que voulez-vous que je fasse? Aller trouver le père de Remigio pour lui demander les intentions de son cadet?
La jeune femme enroulait en pelote la laine déjà filée. Ses doigts s'activait nerveusement.
:Laguerra: : Que Dieu nous aide! Qu'il me donne le don de discernement. Cette histoire ne fait que commencer et je ne pense pas qu'il soit bon de trop vouloir hâter les choses. Si je n'en ai pas déjà entretenu Elena, c'est que je suis persuadée que ces tourtereaux n'en sont encore qu'aux prémices...
Elvira se leva pour aller remettre une bûche dans le feu. Estéban avait emmené Diego dans les vignes où il avait besoin de tous les bras disponibles pour les tailles de printemps.
La froidure qu'on avait crue partie faisait un retour offensif. Un vent aigre s'insinuait sous les portes. Reprenant sa place d'un air préoccupé, la ventrière fit:
Elvira: Il ne faudrait pas que votre fille, émue par les premiers témoignages d'attention qu'un jeune mâle lui porte, et le renouveau aidant, se laissât tourner la tête. Fêter la Pentecôte avant Pâques n'est pas bien grave pour la plupart des pucelles, et le malheur est alors aisément réparable, mais pour Elena, qui manque de confiance en elle, ce serait bien différent.
:Laguerra: : À qui le dites-vous, Elvira! J'y songe sans cesse. Elle est comme Pablo: imprévisible. Mes enfants sont si peu semblables aux autres. À la fois plus violents et plus vulnérables...
Elvira: Si Remigio s'en amusait un temps pour l'abandonner ensuite, je n'ose envisager ce qu'elle serait capable de faire!
:Laguerra: : Moi non plus. Que le Seigneur nous préserve d'un tel méchef!
Une fois rentrée chez elle, les propos de la sage-femme la poussèrent à essayer d'obtenir des renseignements précis sur les relations entre Elena et son soupirant. En dépit du respect qu'elle avait toujours ressenti pour les secrets d'autrui, il lui paru que, cette fois, elle se devait de passer outre. Y voir plus clair était devenu nécessité mais elle ne voulait pas s'adresser à l'intéressée pour le moment. La seule personne la plus à même de la renseigner était certainement son frère cadet. Par bien des côtés, Pablo ressemblait à Ricardo, le jeune novice qui avait quitté le prieuré de Gérone quelques mois plus tôt. Tous deux avaient l'habitude d'écouter aux portes, or ce n'était pas de la curiosité malsaine.
Le soir même, après le souper, tandis que Elena couchait Paloma, Isabella se trouvait dans la chambre de ses fils pour faire de même avec Javier. Elle jugea le moment venu et interrogea donc Pablo sur les différents mariages qui étaient envisagés dans la vallée pour les mois à venir.
L'enfant se mit à rire:
Pablo: Ton projet d'union entre Elena et Enrique tient-il toujours?

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L'aventurière se mit à sa hauteur et le prit par les épaules:
:Laguerra: : Tu sais ça, toi!
Pablo: Oui! Et je crains bien, ma pauvre maman, que ma sœur soit à mille lieues d'y songer... ou alors, elle cache bien son jeu!
:Laguerra: : Peut-être, en effet, me suis-je avancée un peu à la légère en mettant Julio au courant d'une idée qui ne vient que de moi, mais...
Pablo lui coupa la parole en lui disant que le meunier devait avoir bien d'autres préoccupations en tête que ces histoires d'épousailles. L'état de Marbella semblait stagner de façon alarmante. Chabeli lui avait avoué qu'on se demandait à présent si l'esprit de la noyée n'était pas définitivement obscurci. Si elle n'allait pas sombrer dans une sorte d'apathie sans remède.
Il ne fut plus possible ensuite de ramener la conversation vers un sujet que, de toute évidence, son fils souhaitait éviter. Isabella préféra attendre une autre occasion plus propice pour solliciter des confidences qui se révélaient encore prématurées.
Si elle n'insista pas davantage, ce fut aussi parce que, en dépit de l'anxieuse tendresse qu'elle vouait à sa fille, une autre obsession l'habitait.
D'après ce qu'en disaient Estéban et Pablo lui-même, Mendoza n'allait pas bien. Sombre, tourmenté, il se nourrissait mal et se laisser aller. Son travail en subissait le contrecoup. Il ne semblait plus y apporter le soin ni l'exigence qui avaient jusque-là été siens.
Comme ce changement coïncidait avec l'irruption de sa femme dans sa retraite, Isabella ne pouvait manquer de s'interroger sur la conduite à adopter dans les semaines à venir.
Retourner voir Juan? Tenter une seconde fois de l'arracher à l'isolement qui ruinait peu à peu ses forces et son savoir-faire? Ou bien se conformer à ses instructions, ne plus l'importuner, accepter une existence de veuve à quelques toises de l'époux muré dans sa détresse?
Son cœur, son corps se révoltaient contre une telle éventualité.
La nuit, elle écoutait le vent souffler autour de la maison ou la pluie tambouriner sur les tuiles, et elle pleurait en silence. Ou bien elle se retournait jusqu'à l'aube au risque de réveiller Paloma et Joaquim quand ceux-ci venaient la rejoindre au milieu de la nuit.
De cette double torture, elle ne parlait à personne. Ni à Carmina, ni aux autres femmes de son entourage. Si Catalina s'était trouvée là, si sa belle-mère Raquel avait été à portée, peut-être aurait-elle cherché conseils et soutien auprès de l'une ou de l'autre. Mais elles étaient loin...
Son unique recours demeurait la prière. Depuis qu'elle avait retrouvé le chemin de la confiance en Dieu, elle se livrait, à n'importe quel moment de la journée, à de brèves mais intenses oraisons. C'était, entre elle et Celui dont nous savons si peu de choses sinon qu'Il est tout attention, une sorte d'entretien sans cesse interrompu, sans cesse repris. Elle s'adressait à Dieu comme à un confident, à un guide, à l'unique ami sûr. Elle lui faisait part de ses difficultés du moment, Le remerciait pour une fleur, la beauté du monde ou un regard d'enfant, et Lui demandait de lui venir en aide chaque fois qu'elle se tourmentait plus qu'à l'ordinaire... Une force intime naissait en elle de ce contact immatériel. C'était là qu'elle puisait son endurance.
On était à la mi-avril. Le Carême parviendrait bientôt à son terme et on approchait de Pâques fleuries...
Pendant ce temps, à Ratisbonne, Charles Quint attendait depuis cinq jours déjà les princes protestants. Certains ne viendront jamais pour la Diète. Les autres, sauf Maurice de Saxe, enverront seulement des représentants et le feront encore patienter deux mois. Sa Majesté n'en manifestera guère d'irritation. Au contraire. C'est qu'un traitement nouveau a soudain eu raison de la goutte. Provisoirement guéri, il se sent redevenir sinon un jeune homme, du moins un homme encore jeune.

☼☼☼

En Catalogne, par un matin où la bourrasque redoublait de virulence, emportant dans sa course fétus de paille, plumes d'oisons ou de canards, brins de laine arrachés aux ciseaux des tondeurs, pendant que les nuages se bousculaient dans le ciel comme des troupeaux de moutons noir, Elvira entra dans la grande salle.
Assise devant une petite table de chêne ciré, Isabella établissait les comptes de l'exploitation à l'aide d'un abaque. Jadis, c'était Juan qui s'occupait des sommes à faire rentrer comme de celles à sortir, des frais du ménage, des revenus du domaine.
Depuis, ces responsabilités incombaient à celle sur laquelle il s'était déchargé de tous ses devoirs.
Elvira: Par ma tête, je vous dérange!
:Laguerra: : Ma foi, non. J'en ai presque terminé.
D'un mouvement rapide des doigts, l'aventurière faisait glisser les boules de différentes couleurs sur la planchette rectangulaire où elles étaient alignées. Il y avait vingt-sept cases sur trois colonnes. Une colonne pour chaque série de neuf chiffres: une pour les unités, une pour les dizaines, une pour les centaines. Comme chaque chiffre avait, selon la colonne où il était inscrit, une valeur différente, les calculs étaient sans difficulté et se réduisaient à quelques gestes.
Elvira: Quand je vous vois travailler de la sorte, je me dis qu'avoir délaissé une dame telle que vous est folie!
Sur une ardoise, à l'aide d'un bâton de craie, Isabella inscrivit un dernier chiffre, puis elle fit signe à la matrone de s'asseoir.
:Laguerra: : C'est ce que je pense aussi... Hélas, ça ne change rien à la réalité!
Elvira prit un air mystérieux.
Elvira: Voudriez-vous, justement, si c'était possible, y changer quelque chose?
:Laguerra: : Comment donc?
Les deux femmes se dévisagèrent un instant en silence. Puis la sage-femme tira de la large manche de sa tunique une petite fiole d'étain, soigneusement bouchée. En baissant les yeux, elle annonça:
Elvira: Si vous mélangiez sept gouttes de votre propre sang au contenu de ce flacon et si vous amalgamiez le tout à une sauce accompagnant un plat du souper de votre mari, vous sauriez bientôt ce que je veux dire. J'ai pensé à sa pénitence, mais nous sommes samedi. Vous lui donnerez ceci demain dimanche, jour où il lui est loisible d'améliorer un peu son ordinaire de pain et d'eau. Il faut qu'il mange le tout. Par les cornes du diable! Vous n'aurez plus qu'à aller le trouver ensuite... Il ne vous repoussera pas!
Saisie, Isabella demeurait immobile mais remarqua:
:Laguerra: : Ce sont là des pratiques interdites par l'Église.
Elvira: Sans doute, sans doute, mais les prêtres ne sont pas dans le secret de la Création, que je sache, et Notre Seigneur Jésus n'a jamais interdit à une épouse fidèle de tout tenter pour reprendre son mari déboussolé. N'est-il pas défendu de séparer ce que Dieu a uni? Alors pourquoi serait-il mauvais de vouloir le réunir? Et puis, nul ne le saura...
:Laguerra: : Ce liquide peut être néfaste pour la santé...
Elvira: Sur la tête de Diego, mon cher fils, je puis vous jurer qu'il est sans danger. C'est un mélange de simples, cueillis une nuit de pleine lune, de carapaces d'écrevisses broyées, de sève de myrte, de buis et de mandragore, sans parler de quelques autres ingrédients dont je vous réponds.
:Laguerra: : L'avez-vous essayé?
Elvira: Maintes fois dans ma jeunesse! Toujours avec de bons résultats!
On entendit la voix de Joaquim qui grimpait l'escalier en chantant. Sans un mot de plus, Isabella tendit la main, prit la fiole et la glissa à son tour dans l'un de ses gants. En se signant, elle murmura:
:Laguerra: : Que Dieu nous pardonne.
Elvira sourit de sa bouche d'ogresse. Au moment où le petit musicien ouvrait la porte, elle souffla:
Elvira: Il aime ceux qui s'aiment et protège ceux qui se sont unis par sacrement de mariage!
Puisque l'occasion lui en était offerte, l'aventurière décida de ne plus tergiverser et, sans plus attendre, de faire, dès le lendemain, l'essai du breuvage de la sage-femme. Si elle n'obtenait pas l'effet escompté, tant pis pour elle. En revanche, si elle parvenait à ses fins, ce serait la preuve qu'elle n'avait pas mal agi puisqu'elle serait exaucée...
De toute manière, elle irait se confesser à la fin du Carême, époque de continence obligatoire aussi bien pour elle que pour Juan.
:Laguerra: : Mon carême à moi dure depuis un an et demi. Dieu me pardonnera d'écourter le sien! (Pensée).
Le lendemain soir, après avoir commandé une sauce à l'ail capable de dissimuler éventuellement le goût du liquide contenu dans le flacon, il lui fut aisé de le verser dans l'écuelle d'anguilles poêlées que Carmina avait préparée pour le capitaine. Au préalable, la jeune femme y avait ajouté sept gouttes de son sang...
Avant que la famille prît place autour de la table, Pablo porta à son père, selon son habitude, la nourriture dominicale qui rompait avec la stricte abstinence quotidienne.
Durant ce souper, Isabella vécut dans une sorte de transe qui lui fit perdre le sens de ce qu'on lui disait. Elle se mouvait comme dans un songe. Incapable d'avaler une seule bouchée, elle se contenta de boire un peu de vin chaud au miel, en prétendant qu'elle souffrait de l'estomac.
Une fois les plus petits au lit, elle déclara à Elena et à Pablo qu'elle avait l'intention de se préparer à la semaine sainte qui débuterait le lendemain, en procédant, ce soir-là, à de grandes ablutions. Puis elle demanda qu'on fît chauffer l'étuve et qu'on ne se souciât plus d'elle. Elle en aurait pour un bon moment.

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Isabella défit son chignon et ensuite, longuement, elle soigna son corps, le lava, l'oignit de senteurs, le para. Puis elle brossa amoureusement son épaisse chevelure et la parfuma. Sans la renouer, elle l'épandit sur la longue chemise blanche qu'elle avait mise après son bain, puis quitta le petit bâtiment.
Il faisait nuit noire.
Un lourd nuage cendreux passait au-dessus du domaine et une averse rageuse se mit à strier les rafales de vent. De ses lanières cinglantes, la pluie fouettait le sol de la cour, les toits de tuiles, les branches qui commençaient à reverdir.
Au milieu des bourrasques, Isabella marchait vers son but, sans tenir compte des éléments. Elle se dirigeait vers les chais, ouvrit la porte du cellier qui n'était pas fermée de l'intérieur, se signa trois fois sur le seuil et entra.
Couché et appuyé sur un coude, Juan lisait dans son lit. Auprès de lui, posée sur un petit fût renversé, une bougie éclairait maigrement ses mains et le bas de son visage, mangé de barbe.
L'aventurière n'hésita pas.
Sans un mot, elle marcha vers l'homme qui, éperdu, la regardait venir, défit le coulissage de sa chemise, qui glissa le long de son corps pour choir à ses pieds.

14.PNG

Se penchant vers le visage levé vers le sien, elle l'embrassa sur les lèvres.
Puis, la jeune femme souffla sur la chandelle.


À suivre...
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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TEEGER59
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Re: Chroniques Catalanes II. La reconquista.

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Suite.

Master chef.

Le lendemain soir, l'un des patrons de l'enseigne "Chez Sancho et Pedro" balaya des yeux la salle de la taverne.
Il était vingt heures trente et la plupart des clients réguliers étaient repartis. Les gens mangeaient tôt à Barcelone. Sans même encore avoir compté la recette, il savait déjà que la journée avait été bonne.
Son regard s'arrêta sur le consommateur solitaire installé à l'une des tables pendant que son associé, s'approchant de lui avec sa commande, s'écria:
:Sancho: : Pois... poisson-chat frit! Bon... bon appétit Mendodo... Mendoza!
:Mendoza: : Allons bon...

15.PNG

Tandis que Pedro commençait à empiler les pièces les unes sur les autres, que son gros compère multipliait les allées-venues au pas de course, le capitaine examina longuement son assiette, prit son couteau et piqua le poisson à plusieurs endroits avant d'en détacher un morceau de chair qu'il porta à sa bouche. Il reposa aussitôt son couvert, lança un coup d'œil circulaire dans la salle où seul un marin achevait de vider sa troisième chopine, et fit signe au bègue de s'approcher.
:Sancho: : Oui?
:Mendoza: : Sancho... C'est toi qui a préparé ceci?
Dérouté, il répliqua:
:Sancho: : Non. C'est le nounou, le nouveau cuisinier, Manolo. Les affaires sont flo... florissantes et je ne peux plus... je ne peux plus être à la fois derrière les foufou... les fourneaux et en sa... en salle.
:Mendoza: : Je vois.
Sur ce, Juan saisit son auge, se leva, traversa la salle et franchit la double porte menant aux cuisines. Sa réaction plongea Pedro dans la plus grande perplexité.
Il était arrivé à plusieurs reprises que des clients, ravis de leur plat, demande à féliciter le nouveau chef. D'autres, plus rarement, avaient renvoyé leur assiette pour une raison ou une autre, mais jamais personne ne s'était rendu en coulisse, son poisson à la main.
Le mieux était encore d'aller voir ce qui se passait.
Après avoir mis sous clé les gains, l'ex marin à la face simiesque traversa la salle et gagna les cuisines. L'endroit, une ruche en temps ordinaire, baignait dans le silence. Le plongeur et le cuisinier, les yeux ronds, regardaient l'ami des deux patrons s'activer aux fourneaux. Il ouvrit successivement plusieurs tiroirs, y prit quelques ustensiles qu'il étudia avant de les reposer, puis se pencha vers Manolo.
:Mendoza: : Vous êtes le maître de céans, je présume?
Ce dernier hocha la tête en signe d'assentiment.
:Mendoza: : Puis-je m'enquérir de vos états de service?
Le coq, en dépit de sa surprise, se prêta au jeu.
Manolo: Quatre ans en cuisine dans la marine.
:Mendoza: : Je vois. Dans ces conditions, votre cas n'est peut-être pas entièrement désespéré.
Mendoza reprit son assiette et la lui tendit.
:Mendoza: : Tout d'abord, il n'est pas possible de se procurer du poisson-chat de qualité sous cette latitude. Je crois pouvoir en déduire qu'il a été salé et séché afin d'être conservé. Me trompé-je?
Sur la défensive, le cuistot répondit:
Manolo: Et alors?
:Mendoza: : Et alors? Pour l'amour du ciel, nous nous trouvons en bord de mer! Ce ne sont pas les poissons frais qui manquent. De la morue, du hareng, du maquereau, de la dorade?
Après un long silence, Manolo reconnut:
Manolo: Il y a bien la pêche que le señor Elio a rapportée ce matin...
C'en était trop. Pedro se résolut à intervenir. Pas question que son vieil ami dégoûte son cuisinier.
:Pedro: : Un problème, Mendoza?
:Mendoza: : N'étant pas au pain sec et à l'eau, aujourd'hui, j'ai l'intention de faire bonne chère en préparant moi-même mon repas. J'invite Manolo, ici présent, à m'assister dans cette tâche.
Pedro se demanda si sa pénitence ne confinait pas à la folie.
:Pedro: : Je suis désolé, Mendoza, mais nous ne pouvons pas laisser la clientèle, même s'il s'agit d'un ami, intervenir en cuisine, au risque de...
:Mendoza: : L'unique risque est celui que ton chef fait courir à mon estomac si j'avale cette... chose... En attendant Pedro, si ceci peut te rassurer...
Tout en parlant, il avait tiré de son aumônière une petite pièce d'or qu'il fourra dans la paume du tavernier. Celui-ci se tut, laissant tout le loisir au mari d'Isabella de poursuivre:
:Mendoza: : Où se trouve la pêche de ce matin?
Manolo adressa un coup d'œil à ses patrons. Sancho lui signifia son accord d'un hochement de tête. Le cuistot lui répondit par un mouvement du menton, puis ouvrit la porte du cellier et se figea devant.
:Mendoza: : Que se passe-t-il?
Manolo: J'aurais juré avoir acheté une douzaine de soles au señor Elio et il n'en reste que dix.
Masquant son étonnement, Pedro intervint:
:Pedro: : J'avais bien remarqué des différences entre les commandes et les livraisons depuis quelques temps. J'ai bien peur que nous soyons victimes d'un voleur... Je compte sur vous pour être plus vigilant, Manolo.
Sans s'inquiéter de la réaction de Pedro, Mendoza avait disparu à l'intérieur du cellier. En ressortant quelques instants plus tard, un poisson vidé à la main, il s'exclama:
:Mendoza: : Ah! Cette sole fera fort bien l'affaire. Puis-je vous demander une poêle en fonte soigneusement culottée?
Le cuisinier lui en tendit une.
:Mendoza: : Excellent. Manolo, quel est votre nom de famille?
Manolo: Cruz.
:Mendoza: : Je vous remercie, señor Cruz. Dites-moi, comment prépareriez-vous cet animal?
Manolo: Je commencerais par lever les filets.
:Mendoza: : Allez-y, je vous prie.
Il déposa le poisson sur le billot et observa Manolo à la manœuvre.
:Mendoza: : Remarquable! Tous les espoirs sont permis. À présent, comment cuiriez-vous ces filets de sole?
Manolo: Dans de l'huile d'olive, bien sûr.
Un frisson parcourut l'échine de Mendoza.
:Mendoza: : Vous n'utiliseriez pas de beurre clarifié?
Manolo: Du beurre clarifié?
Un silence gêné ponctua sa réponse.
:Mendoza: : Fort bien. Nous nous contenterons d'une préparation toute simple. Posez donc cette poêle sur un feu vif, je vous prie.
Manolo s'approcha du potager, attisa les braises encore chaudes de l'un des creusets et y posa l'ustensile de cuisson.
:Mendoza: : Mettez-y un peu de beurre. Pas trop. Juste de quoi graisser le fond de la poêle... Doucement! Voilà, c'est bien assez.
Manolo, surpris, se contenta de déposer le minuscule morceau de beurre demandé. Le reste de l'assistance, hébété, continuait d'assister à l'opération dans le plus grand silence.
Mendoza s'empara des filets de poisson.
:Mendoza: : À présent, señor Cruz, si vous voulez bien réunir le reste de la mise en place, comme on dit en français: champignons, ail, vin blanc, farine, sel, poivre, persil, un demi-citron et de la crème?
Tandis que Manolo s'activait à contrecœur, Juan surveillait la poêle. De son côté, Pedro semblait assister à cette leçon de cuisine improvisée avec autant de curiosité que d'amusement.
Le Catalan commença par saler les filets des deux côtés avant de les réserver.
:Mendoza: : Un couteau de chef, je vous prie?
Felipe, le plongeur, lui en tendit un. Mendoza l'examina attentivement avant de se plaindre:
:Mendoza: : Il est mal affûté! Vous devriez savoir qu'une lame émoussée est plus dangereuse que lorsqu'elle coupe parfaitement. Où se trouve votre pierre à aiguiser?
Il saisit celle qu'on lui tendait et entreprit à redonner du tranchant au fil du couteau en quelques gestes experts. Il découpa alors un champignon en quartiers avec habileté avant de passer le relais à Manolo. Celui-ci s'acquitta de sa tâche avant de hacher une gousse d'ail et quelques brins de persil.
:Mendoza: : Vous maniez correctement le couteau. C'est déjà ça! À présent, intéressons-nous à ces filets. La préparation d'une sole à la minute nécessite que la poêle soit très chaude de façon à obtenir une cuisson rapide. Vous constaterez qu'elle est à température.
Le poisson grésilla sur la fonte beurrée pendant quelques secondes.
:Mendoza: : Vous voyez? On peut le retourner.
Juan changea la sole de côté à l'aide d'une spatule.
:Mendoza: : Vous constaterez l'apparition d'un fond intéressant.
Manolo: Dans la marine...
:Mendoza: : Il ne s'agit plus de servir un vulgaire rata pour un équipage. Vous cuisinez désormais pour des clients exigeants. Voilà, c'est prêt!
D'un geste élégant, il fit glisser la sole sur une assiette propre.
:Mendoza: : Vous noterez que je sers les filets du bon côté. Maintenant, señor Cruz, observez bien.
Mendoza fit couler quelques gouttes de vin blanc dans la poêle, provoquant un nuage parfumé, puis il ajouta une lichette de farine, un peu de beurre et déglaça le tout en remuant les ingrédients avec un fouet.
:Mendoza: : Je réalise un beurre manié rudimentaire à partir duquel nous allons préparer notre sauce.
L'ex navigateur y incorpora rapidement les champignons et l'ail, saisit la manche de la poêle avec un torchon, fit sauter ses ingrédients, y ajouta une généreuse portion de crème sans jamais cesser de remuer. Il attendit une minute, ôta la préparation du feu, la goûta, rectifia l'assaisonnement, préleva une nouvelle cuillerée et la montra à Manolo.
:Mendoza: : Voyez comment ce simple mélange nappe la cuillère, señor Cruz. À l'avenir, je vous invite à vous assurer que votre sauce atteigne cette consistance avant de me la servir.
Il arrosa généreusement le poisson, déposa quelques brins de persil haché, assaisonna le tout d'un filet de citron et annonça avec panache:
:Mendoza: : Filets de poisson aux champignons... Plus exactement, filets de sole à la Mendoza, puisqu'il m'a fallu prendre quelques libertés avec la recette originale, eu égard aux circonstances. Dites-moi, señor Cruz, vous sentez-vous capable de vous lancer désormais seul dans cette préparation chaque fois que je viendrai me restaurer dans cet établissement?
Sèchement, Manolo reconnut:
Manolo: C'est pas très compliqué!
:Mendoza: : C'est bien là le plus admirable.
Manolo: Vous avez bien dit... chaque fois que vous mangerez ici?
Mendoza approuva en sortant de son aumônière une pièce d'or qu'il tendit au cuisinier.
:Mendoza: : Chaque fois que je viendrai livrer vos patrons en vin! Tenez, pour votre peine.
L'agacement de Manolo se métamorphosa en étonnement. Une note d'espoir dans la voix, le capitaine demanda:
:Mendoza: : Est-ce que vous dirigez les cuisines au déjeuner comme au dîner?
Manolo: Je travaille à l'heure du dîner seulement deux fois par semaine.
:Mendoza: : Allons bon. Dans ce cas, je m'arrangerai pour venir en fin de matinée. Filets de sole à la Mendoza jusqu'à nouvel ordre, si vous n'y voyez pas d'inconvénient. Je vous remercie.
Sur ces mots, le Catalan prit son assiette et quitta les lieux. Pedro, hilare, donna une tape amicale dans le dos du cuisinier.
:Pedro: : Alors, Manolo? On dirait que notre menu s'est enrichi d'un nouveau plat?
Manolo: Ouais!
:Sancho: : Je vais l'ajout... l'ajouter su... sur l'ardoise.
Pedro quitta à son tour les cuisines en ricanant, laissant dans son sillage un personnel encore sous le coup de la surprise...


À suivre...
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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Message par TEEGER59 »

Suite.

Les trompes de la mort.

Le dernier jour du mois de mai, Emilio s'éteignit sans bruit.
En juin, on s'amusait beaucoup à Ratisbonne, notamment dans les bains publics. Charles Quint, quarante-six ans, n'avait peut-être pas approché une femme depuis la mort de l'Impératrice. On lui amena donc une créature aussi jolie que peu farouche, Barbara Blomberg, fille d'un artisan de la ville.

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Dotée d'une jolie voix et âgée de dix-neuf ans, il en tomba éperdument amoureux. Ils vivèrent une idylle passionnée, quoique de courte durée et sans aucune poésie. L'Empereur fut obligé de suivre un traitement "au bois de gaïac" à cause d'un accident vénérien dû à la belle qui, bien payée, continuait son commerce avec plusieurs gentilshommes de la Cour.
Ce même mois, Isabella fit une fausse couche provoquée par une chute dans l'escalier de sa maison.
Fin juillet, suite à l’échec du colloque de Ratisbonne, le prince aux dix-sept couronnes, désabusé, écrivit à sa sœur Marie. La guerre était maintenant le seul moyen de rétablir la situation. Malgré ses griefs contre le pape, il signa avec lui le traité resté en suspens depuis les propositions du cardinal Farnèse et ordonna d'activer les préparatifs militaires. Paul III se hâta de le compromettre en répendant un manifeste qui lui donna l'apparence d'agir comme un bras séculier du Saint-Siège. Quand l’électeur palatin, Jean Frédéric de Saxe, et le landgrave de Hesse furent mis au ban de l’empire, la guerre de Smalkalde débuta. Partie du sud de l'Allemagne, elle se cantonna ensuite à la Saxe et la Thuringe. Les troupes impériales avaient reçu des renforts des garnisons Espagnoles de Milan et de Naples, des troupes des Pays-Bas et des troupes pontificales que conduisait Octave Farnèse, le mari de Marguerite d'Autriche. L'Empereur avait remis la Toison d'Or à son gendre...
En août, on apprit la mort du dominicain Espagnol, Francisco de Vitoria qui, avec Bartolomé de Las Casas, avait exprimé son point de vue sur les nombreux excès commis par les conquistadors Espagnols en Amérique.
À la mi-septembre, en un moment d'égarement, Marbella alla se noyer dans le Llobregat. Cette fois, ce fut pour de bon. Des pierres attachées autour de la taille, elle entra dans l'eau fraîche, vers la fin du jour, alors que, semblable aux sons de flûtes désaccordées, le chant rouillé des courlis retentissait dans l'air du soir où traînaient des fumées de feux de brousailles.
On l'enterra discrètement en mettant au compte de la démence un acte de destruction qui l'aurait privée de sépulture chrétienne s'il avait été perpétré en toute lucidité.
Le plus consternant, ce fut le manque de tristesse manifesté par son époux. De façon évidente, malgré ses efforts pour le dissimuler, Julio n'endura pas de véritable peine.
Fort calme, il se comporta avec l'attitude de regret, d'humilité, de recueillement qu'on pouvait attendre d'un veuf, mais personne ne le vit pleurer une femme dont la fin avait été si pénible et qui l'avait chéri autant qu'il était possible.
En revenant de l'enterrement, Carmina s'écria:
Carmina: Par ma tête! Les meuniers n'ont pas de cœur!
Isabella protesta:
:Laguerra: : Il ne convient pas de parler sans savoir... Le cœur n'est pas toujours tourné du bon côté, mais il n'en est pas moins là pour autant.
En dépit des regrets éprouvés après la disparition d'Emilio qu'elle aimait bien, et de l'horreur conçue en apprenant la façon dont Marbella avait mis fin à ses jours, la maîtresse de l'hacienda, elle non plus, n'avait été profondément touchée par aucun des deuils survenus durant le printemps et l'été.
Depuis qu'elle avait renoué avec Juan une vie conjugale remplie d'ombres, un nouveau tourment s'était glissé en elle à la place de l'ancien. Une obsession l'habitait: faire renaître entre son époux et elle l'amour réciproque qu'ils avaient autrefois ressenti l'un pour l'autre.
Si leurs corps s'étaient en effet reconnus avec une ardeur, une complicité sur lesquelles Isabella avait compté pour forcer la retraite du marin, il n'en était pas de même de leurs sentiments.
Relevé de son imprudent vœu personnel par l'évêque de Barcelone, Mendoza, bien que maintenu dans ses sept ans de pénitence, avait pu retrouver sa place au foyer. Mais tout n'était pas réglé pour autant.
Si les apparences parvenaient à tromper bien des gens, elles n'abusaient aucun des principaux intéressés.
Isabella constatait à son grand dam que s'accoupler de nouveau avec son mari ne signifiait pas posséder autre chose que son enveloppe charnelle. Les bras dont elle sortait chaque matin l'enfermaient bien dans leur chaleur, mais il lui semblait qu'aucun rayon ne brillait plus pour elle dans le regard de Juan. Tout juste un peu de tendresse usée, survivant à la tempête, s'y lisait-elle parfois, ainsi qu'une certaine reconnaissance pour le plaisir partagé au creux du lit commun.
C'était tout. Ce n'était rien.
La jeunesse obstinée de son amour à elle n'acceptait pas cette pauvreté. Il lui fallait l'homme tout entier, corps et âme.
Inventif, tenace, son esprit cherchait jour et nuit le moyen de ranimer le feu assoupi.
De leur côté, les enfants avaient repris le plus naturellement du monde une vie de famille dont ils avaient un besoin instinctif.
Quand son père ne se rendait pas à la taverne, Pablo continuait à le servir de préférence à tout autre. Ayant senti qu'il ne convenait pas de modifier une habitude qui leur était également chère, Isabella s'y soumettait.
Elena essayait sur lui les effets de ses charmes encore à demi enfantins, et parvenait souvent à le faire sourire.
Joaquim lui composait des chants d'une tendresse ineffable qu'il interprétait en s'accompagnant d'une petite lyre portative que lui avait prêtée Tao.
Ainsi qu'une tourterelle brune, Paloma roucoulait dans les bras paternels toutes les fois qu'on le lui permettait.

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Mais le préféré était à présent Javier. La ressemblance indéniable que l'enfant présentait avec Marco, son fils tué, semblait envoûter le Catalan. Penché sur le reflet d'un visage qu'il avait pensé ne jamais revoir, il se laissait prendre à une sorte de vertige ambigu, où les traits du disparu et ceux du dernier-né se confondaient en un mirage qui effrayait parfois Isabella. Celle-ci lui disait alors:
:Laguerra: : Mon chéri... Tu n'en a que pour Javier... N'oublie pas que tu as quatre autres enfants...
:Mendoza: : Je sais... Et ne sois pas inquiète... je les aime aussi!
:Laguerra: : Encore heureux! Ils t'ont donné assez de plaisir quand tu me les as faits pour que tu leur en tienne compte!
Haussant les épaules, Juan confiait alors le petit à sa mère et retournait travailler.
Malgré la distance qu'il semblait mettre entre sa femme et lui, cela ne changeait à la ferveur admirative que l'aventurière lui portait depuis le jour déjà loin de leur rencontre. À ses yeux, il demeurait l'unique, le seul homme à l'avoir jamais séduite. Elle trouvait à ses petites rides du caractère, à ses cheveux blanchissants l'attrait émouvant de ce qui témoigne de notre précarité, et son corps recélait pour elle le secret de toutes les félicités charnelles.
Parfois, le soir, dans leur lit, quand son époux s'endormait à ses côtés, il arrivait à Isabella de lutter contre le sommeil en se louant de la respiration sonore qui la gardait éveillée. Elle tenait à se pénétrer de l'émerveillement qu'elle éprouvait à le sentir de retour auprès d'elle: voilà qu'il avait repris sa place, celui dont l'absence avait été insupportable!
Son poids sur le matelas, son odeur, son souffle bruyant lui-même étaient, pour la femme qui avait connu les affres de la séparation et de la solitude, autant de signes bouleversants d'un renouveau qui l'inondait d'amour.
En avril, quand elle s'était vue enceinte une nouvelle fois, elle avait été heureuse. Un enfant de Juan ne pouvait être qu'une bénédiction! Elle avait pleuré en le perdant, mais s'était vite consolée en se persuadant qu'elle en porterait bientôt un autre.
Jamais on ne parlait de Francesca. C'était comme si cette jeune femme n'avait pas traversé la vie du marin en y semant confusion et désordre.
Quant à Pablo, il se montrait moins taciturne et semblait éprouver un soulagement certain à s'être réconcilié pour de bon avec sa mère.
Tout aurait été bien si Isabella n'avait été pourvue du plus exigeant des cœurs. Le calme revenu ne lui suffisait pas. D'autant plus qu'elle conservait secrètement l'amertume d'une découverte qui la poursuivait de son dard.
La nuit de leurs retrouvailles dans le cellier, alors que mari et femme venaient de s'aimer avec un emportement qui l'avait leurrée, l'aventurière avait senti une pluie tiède de larmes silencieuses couler sur son épaule.

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De toute ses forces, avec passion, elle avait serré contre le sien le corps qui ne s'était pas encore retiré d'elle.
:Laguerra: : Ne pleure pas mon chéri! Je t'en conjure! Par le Christ, ne pleure pas!
Ces mots tendres n'avaient provoqué qu'un redoublement de douleur chez celui qu'elle enlaçait. Comme un bateau dans la tempête, il était secoué par un désespoir tumultueux dont elle ne pouvait plus ignorer la cause.
Aussi s'était-elle tue, en berçant son époux entre ses bras, comme un enfant perdu.
Mais sa détresse était immense et immense sa déception. Cette première nuit de réunion avait été baptisée de leurs pleurs simultanés mais pourtant étrangers.
Ainsi donc, aux rives mêmes du plaisir, alors que leurs chairs demeuraient confondues, Juan se reprochait des transports arrachés à sa sensualité parce qu'ils le détournaient d'une malheureuse passion et l'amenaient à la renier!
C'était à ce moment-là, au comble du désenchantement, que l'épouse s'était juré de reprendre sur son homme un empire qui ne serait plus seulement celui des sens. Au lieu de l'abattre, ce nouveau crève-cœur l'avait déterminée à continuer la lutte entreprise. Elle ne serait pleinement rétablie dans son bonheur d'antan qu'après avoir amené "l'infidèle" à désavouer l'égarement dont elle mesurait mieux, maintenant, l'étendue.
Toutes ses pensées, toute son énergie furent, dès lors, tournées vers la reconquête d'un amour qui se dérobait au sien.
Mendoza, qui n'avait jamais été bavard, parlait le moins possible depuis son retour. Leurs échanges se bornaient à l'essentiel et la vie quotidienne en faisait tous les frais. Chaque fois que la jeune femme tentait une incursion dans leur passé ou vers ses propres sentiments, le capitaine esquivait l'entretien. Ses réponses se faisaient alors si vagues qu'il y aurait eu de quoi décourager n'importe qui de moins déterminé que l'aventurière.
Forte du premier succès obtenu grâce à sa volonté rebelle, elle se refusait au découragement. Rien ne la rebutait. Considérant à la dérobée la nuque inclinée sous le poids des nostalgies ou des contritions, Isabella se répétait qu'il ne dépendait que d'elle de relever le courage, l'ardeur à vivre de l'homme dont elle connaissait mieux que personne les ressources.
Cette quête inlassable détournait la mère de famille des autres sujets d'observation qui auraient dû être siens.
C'est ainsi qu'elle ne prêta que peu d'attention à la tournure qu'avait pu prendre l'amourette d'Elena et du jeune sellier.
Sa fille n'en disait mot. C'était qu'il n'y avait rien de décisif à signaler... Il n'était que d'attendre...
Durant l'été, Isabella avait bien constaté certains retards, quelques contradictions entre les propos de l'adolescente et la réalité, sans parler de la mort de Bianca, la petite souris blanche apprivoisée. L'aventurière l'avait confiée à sa fille lors de son départ pour Corça. La disparition du petit rongeur n'avait guère semblé peiner Elena... Mais y avait-il là de quoi s'alarmer? Elle était persuadé du contraire.
Ce fut un soir d'automne, alors que septembre s'achevait, qu'elle remarqua soudain la mine sombre de sa fille.
La nuit tombait. Isabella avait passé l'après-midi à confectionner de la pâte de coing en compagnie de Carmina, et toute la maison était parfumée de la forte senteur des gros fruits jaunes.
Les hommes n'étaient pas encore revenus des vignes. Elena entra dans la salle au moment où sa mère distribuait à Joaquim et à Paloma les débris de la pâte de fruits édulcorés au miel.
Occupée à partager aux deux enfants qui se les disputaient les morceaux poisseux et ambrés, l'aventurière ne remarqua pas, tout d'abord, la contenance de sa fille aînée.
Ce fut l'immobilité de celle-ci qui l'alerta. En constatant que l'adolescente, qui s'était laisser tomber sur le lourd coffre de bois situé non loin de la porte, demeurait prostrée, elle lui demanda:
:Laguerra: : Que t'arrive-t-il, ma fille?
Elena: Je reviens du moulin. J'ai couru trop vite. Je suis à bout de souffle.
L'explication était si manifestement fausse que l'aventurière ne put éviter de s'en apercevoir.
:Laguerra: : Par ma foi, tu ne souffles guère!
Isabella fit cette remarque en repoussant gentiment Paloma et Joaquim qui lui collaient aux basques. Elle alla vers Elena et s'arrêta devant elle.
:Laguerra: : Te voilà pâle comme un linge! Tu sembles bouleversée, ma chère fille. Pourquoi donc?
Elena: Chabeli ne se remet pas de la mort de sa mère adoptive. Elle souffre de voir que Julio ne témoigne aucun vrai regret de la perte de Marbella.
:Laguerra: : Tu es trop sensible, ma petite salamandre. Il n'est pas raisonnable de se mettre en pareil état pour le deuil d'une amie.
Elena: Je l'aime beaucoup.
:Laguerra: : Il est vrai, et c'est très bien ainsi, mais cesse donc de te tourmenter outre mesure. Laisse faire le temps. Il apaisera le chagrin de Chabeli en lui fournissant joies et peines nouvelles. C'est encore le meilleur des médecins!
Elena: Que Dieu t'entende, maman! Nous en avons tous besoin!
Juan entra alors et Isabella ne fut plus occupée que de son mari.
Cependant, le lendemain matin, durant la messe quotidienne à Sant Joan Despí, le bref entretien qu'elle avait eu avec sa fille lui revint en mémoire. Elle se demanda soudain:
:Laguerra: : Se donne-t-on tant de souci pour les malheurs d'autrui, fût-ce d'une amie très chère? N'y aurait-il pas, derrière cette grande sollicitude, une réalité différente, plus personnelle à Elena? Sa pâleur, son désarroi tendraient à prouver qu'elle était durement touchée... Seigneur, je me suis peu attachée, ces derniers temps, aux soins de mes enfants. Je vous en demande pardon. Vous savez ce qui me hante. Ayez pitié de moi, des miens, et tout particulièrement de mon aînée. Aidez-nous! Aidez-la!
Les jours qui suivirent semblèrent donner tort aux alarmes de l'aventurière. Elena avait retrouvé un comportement normal. Sa mère n'eut pas l'occasion de s'entretenir seule à seule avec elle. Sans doute la jeune fille n'avait-elle été victime que d'un dépit amoureux passager ne tirant pas à conséquence...
La vérité éclata brusquement quand Zia lui apprit que le second fils du boucher, ayant renoncé de s'établir au pays, s'en était allé chercher fortune ailleurs.
:Laguerra: : Mon Dieu! Voilà donc la raison du trouble d'Elena. Et moi qui ne savais rien!
L'inca, qui dosait avec méticulosité une potion commandée par le prieur du monastère pour une de ses parentes, ne répondit pas tout de suite.
Selon son habitude, elle prenait le temps de réfléchir.
Ce matin-là, il n'y avait personne dans l'herboristerie où la fille de Papacamayo œuvrait. Le fait se produisait rarement car d'ordinaire, plusieurs malades attendaient leur tour sur les bancs fixés le long d'un des murs. En se redressant, elle reprit:
:Zia: : Si ce garçon est parti, c'est sans doute pour une raison d'importance.
:Laguerra: : Sais-tu quelque chose?
:Zia: : Il prétend ne pas avoir trouvé assez de pratiques part ici.
Zia s'interrompit une seconde fois. Bras croisés, tête inclinée sur le giron de sa robe orange, elle demeurait debout à côté de la table où elle avait préparé le breuvage demandé, et semblait partie dans une suite de considérations soucieuses.

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:Laguerra: : Par la Croix du Christ, Zia! Parle! Tu sembles me cacher quelque chose.
:Zia: : Hier, je suis montée au château pour faire une saignée à la comtesse qui souffrait d'un flux de bile noire. Je n'ai pas pu éviter d'entendre les propos tenus dans la chambre haute où il y avait beaucoup de demoiselles et de servantes.
Isabella sentit son cœur s'emballer.
:Laguerra: : Alors?
:Zia: : Il semblait ressortir de leurs bavardages que ce Remigio aurait surtout été préoccupé de s'éloigner d'une fille dont il souhaitait se débarrasser après l'avoir mise dans une situation délicate...
Le visage de l'aventurière s'affaissa comme un pâté de sable sous l'assaut d'une vague avant de demander:
:Laguerra: : A-t-on cité un nom?
:Zia: : Aucun.
Un nouveau silence. En soupirant, l'élue lâcha:
:Zia: : Personne n'ignore au château que je suis ta fille adoptive...
:Laguerra: : Il n'est pas prouvé pour autant qu'il s'agissait d'Elena!
:Zia: : Bien sûr que non, Dieu merci! Mais tu ferais tout de même bien de chercher de ton côté à savoir ce que tout cela signifie.
Isabella prit l'onguent qu'elle était venu quérir, remercia Zia et la quitta fort inquiète.
Que croire? Était-il possible que sa fille, dont le jugement demeurait toujours si ferme, si clair, ait pu s'amouracher de ce Remigio au point de se laisser séduire comme une gardeuse de chèvres? Qu'elle ait succombé à un garçon dont les agissements prouvaient assez le manque de qualité et de conscience? Était-elle à ce point tourmentée par sa chevelure qu'elle appelait sa "disgrâce physique" pour qu'elle se précipite dans les bras d'un jouisseur qui lui avait prêté, par habitude, un peu plus d'attention que les autres garçons de son entourage? Comment savoir?
S'adresser directement à Elena paraissait impossible à Isabella. Elle connaissait l'habileté de l'adolescente à se dérober. Jamais on ne parvenait à lui faire dire ce qu'elle avait décidé de taire. Si elle n'était pas venue, de son propre chef, se confier à sa mère, c'était qu'il n'y avait rien à avouer... ou qu'elle préférait cacher à tous, y compris à celle-ci, une avanie dont elle comptait se sortir seule...
Soudain, une idée traversa l'esprit anxieux de l'aventurière. Hormis Pablo, si quelqu'un d'autre savait quelque chose de toute cette histoire, ce ne pouvait être que sa meilleure amie, Araceli. Il fallait aller la trouver et l'amener à révéler le secret qu'elle détenait peut-être.
Rebroussant chemin, la maîtresse de l'hacienda se dirigea vers le logis des Salvado.
On préparait à Barcelone et dans la vallée la fête des vendanges qui, curieuse coïncidence, était fixée au lendemain, jour de la Saint-Remigio (Remi). Aussi toute la ville était en effervescence.
Les coups de maillets frappés par les tonneliers sur leurs barils, muids, setiers et autres futailles retentissaient à travers rues et ruelles. Des odeurs vineuses rôdaient aux porches des demeures et des entrées de caves. Des chariots transportant de lourdes cuves de bois cerclées de fer brinquebalaient vers les pressoirs.
À l'intérieur des maisons, les femmes rinçaient pots, pintes et chopines, tandis que d'autres accrochaient des grappes à des cercles en osier, qu'elles suspendraient ensuite aux solives de leurs salles afin de conserver plus longtemps le raisin.
Sur les façades, on disposait des guirlandes de pampres et de feuilles de vigne, des bouquets de fleurs des champs, des courtines de couleur, des tresses de paille piquées de soucis, de scabieuses, de colchiques, de résédas jaunes, de millepertuis, d'origan, de véroniques ou de panicauts...
Isabella passait, saluait hâtivement, continuait son chemin.
Aux abords de Barcelone, se trouvait un petit clos dont les murs bas jouxtaient ceux de la ville. C'était un domaine composé d'une vigne, d'un grand carré potager avec quelques arbres fruitiers et d'un petit manoir, abrité sous un toit à deux pentes.
L'aventurière marcha vers la barrière, poussa son battant et cogna du heurtoir à la porte de la noble demeure. L'instant d'après, conduite aux cuisines, elle y trouva la jeune fille, en compagnie d'une servante qui plumait des bécasses pour le déjeuner.
:Laguerra: : Bonjour Araceli. Il faut que je te parle sans tarder. Pourrions-nous faire quelques pas ensemble dans le pré?
La jeune fille rougit, se troubla et se leva prestement en laissant là la cuisinière. Elle répondit:
Ara: Venez, señora.
Au-delà du bâtiment et des dépendances, la famille Salvado possédait de vastes pâturages longés par la Collserola, la chaîne de montagnes qui protègeait la ville. Sans se soucier des mouches qui les assaillaient, des vaches y paissaient, tondant au plus près l'herbe desséchée par un été trop chaud.
Dès que la jeune fille et sa visiteuse se trouvèrent loin des oreilles indiscrètes, sur un étroit chemin, à l'ombre des saules argentés, Isabella commença aussitôt:
:Laguerra: : Tu es la seule véritable amie d'Elena. C'est pourquoi je me suis décidée à venir te voir. Il m'est revenu des bruits déplaisants au sujet de ma fille et de ce Remigio qui a dernièrement quitté le pays. Je dois savoir ce qui s'est passé entre eux.
Araceli baissa la tête.
:Laguerra: : Ne crains pas de trahir une confidence. Il y va du bien d'Elena. Depuis quelques temps, elle est triste et abattue. J'ai besoin de connaître les raisons de ce changement pour l'aider à se tirer d'affaire.
Ara: Si elle ne vous a rien dit, señora, c'est sans doute qu'elle préfère ne pas vous causer de nouveaux tourments.
:Laguerra: : C'est peut-être aussi par fierté, parce qu'elle croit pouvoir se passer de mon soutien. Tu sais tout comme moi combien elle possède d'amour-propre et d'indépendance!
L'adolescente approuva de la tête.
En frôlant les graminées sèches qui bordaient le chemin, sa chemise blanche, dépassant d'une bonne main sous son bliaud bleu foncé, ramassait de minuscules graines adhérentes et des traînées de poussière.
Ara: Je ne pense pas me montrer déloyale à son égard en reconnaissant qu'au printemps dernier elle s'est en effet éprise de ce Remigio. Elle ne s'en cachait guère et m'en parlait avec la fougue qui est dans sa nature.
Elle s'interrompit pour détacher son voile d'un souple rameau de saule qui l'avait accroché. Reprenant sa marche auprès d'Isabella, elle acheva:
Ara: Elle imaginait qu'il partageait son entraînement, alors qu'il se montrait en réalité plus curieux qu'amoureux... du moins, c'était l'impression que j'en avais.
:Laguerra: : C'est hélas, sûrement toi qui étais dans le vrai.
Ara: Grâce à ce malentendu, Elena a pu être heureuse quelques mois. N'est-ce pas, déjà, un résultat appréciable?
:Laguerra: : Si ma fille a connu, un temps, une certaine forme de bonheur, elle ne doit en être que plus atteinte à présent. Sais-tu comment les choses se sont passées?
Ara: Pas le moins du monde. Sur ma vie, señora, Elena n'aime pas se plaindre et déteste apitoyer, vous ne l'ignorer pas. Elle m'a tout juste appris, voici deux semaines, que Remigio avait décidé de partir sans esprit de retour. Comme je l'interrogeais sur la raison d'une telle résolution, elle s'est contentée de lever les épaules, en prétendant que c'était là une preuve de plus de la légèreté des garçons, qu'il n'y avait pas à s'en étonner... Pourtant, ses yeux étaient pleins de larmes!
:Laguerra: : Par Notre Dame! Que puis-je faire pour la secourir? Autrefois, nous avions une relation fusionnelle. À présent, ma fille demeure pour moi une énigme.
Ara: Je dois bien reconnaître que vos malheurs lui ont forgé un caractère de fer et qu'elle se défend de toute faiblesse. Il m'a fallu un certain temps pour découvrir que, derrière ce rempart, elle cachait une sensibilité d'écorchée.
:Laguerra: : À ce que je vois, tu la juges bien. Puisque, en plus, tu es de son âge, peut-être as-tu une idée sur la meilleure façon de me comporter pour lui venir en aide sans la mortifier?
Ara: Je ne sais pas, señora. Nous sommes si différentes, elle et moi! J'ai l'habitude de tout confier à ma mère. Je trouve toujours en elle appui et réconfort. Je n'ose imaginer ce que je ferai sans elle...
Sur ces mots, sa voix se cassa.
Elle se tut, détournant les yeux vers l'eau glauque de l'abreuvoir.
La sécheresse de l'été et de ce début d'automne avait sensiblement fait baisser le niveau de tous les points d'eau. Les berges du Llobregat, notamment, se montraient à découvert bien plus bas qu'à l'ordinaire. Les racines des aulnes et des saules qui s'y abreuvaient, ainsi que les tiges des joncs et des roseaux qui les peuplaient, étaient à nu, enrobées de vases séchée et nauséabonde. Ces effluves marécageuses se répandaient à travers la région.
Afin de permettre à Araceli de se reprendre, Isabella remarqua:
:Laguerra: : Cette odeur est bien désagréable. Le manque d'eau devient préoccupant, cette année. On parle déjà d'épidémie, de mauvaises fièvres, dans le sud de l'Estrémadure et en Andalousie.
Ara: Avec l'automne, la pluie va revenir...
Araceli se tourna d'un mouvement spontané vers la mère de son amie. Esquissant un pauvre sourire, elle lui conseilla:
Ara: Vous devriez, señora, aborder franchement avec Elena le sujet qui vous préoccupe. Ce serait bien mieux pour vous deux!

À suivre...
:Laguerra: : AH! Comme on se retrouve!
:Mendoza: : Ma première leçon ne t'a pas SUFFIT?
:Laguerra: : Cette fois, tu ne t'en sortiras pas si FACILEMENT!
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