Suite.
Au milieu des rafales qui faisaient tourbillonner la poussière en cette fin d'après-midi, le petit groupe quittant la taverne de chez Sancho et Pedro descendit la rue, sortit de la ville, puis se dirigea vers le village de Sant Feliu, à l'ouest. À cette heure du jour, le soleil commençait à décliner et on le voyait baisser à l'horizon, par-delà le massif montagneux de Montserrat.
Pendant ce temps, Mendoza, campé sur la colline dominant la cité couronnée et donc bien plus près que ce que l'on pouvait croire, attendait le retour de Francesca.
Lorsque celle-ci revint, il reçut contre sa poitrine une créature agitée qui répétait son nom comme une litanie.
Fran: Juan! Juan! Juan!
Ses cheveux répandus sur sa nuque, ses joues en feu après sa course folle, la panique encore présente au fond de ses prunelles contribuaient à la faire paraître encore plus fragile, plus jeune, plus vulnérable qu'à l'ordinaire.
: Que s'est-il passé?
S'accrochant aux épaules du capitaine, elle souffla:
Fran: Il ne faut pas rester ici, Juan. Je te conterai plus tard ce que j'ai appris. Viens, viens vite!
: Mais pourquoi?
Fran: Il ne convient pas de rester à découvert, on pourrait t'apercevoir. Gagnons la forêt.
Se tenant par la main, ils dévalèrent en courant la colline de Montjuïc par un sentier qui cheminait entre les hauts fûts des hêtres aux troncs lissent et mats comme des colonnes d'argent bruni. Ils le quittèrent bientôt pour progresser au jugé sous les frondaisons, afin de ne pas laisser d'empreintes derrière eux.
Une odeur familière de fougères, de feuilles, de terreau, soulevée par leurs pas, emplissait leurs poitrines. La fraîcheur régnant sous les branches des beaux arbres tutélaires leurs faisait l'effet d'un souffle lustral et purificateur.
Redoutant de tomber à l'improviste sur des gardes forestiers, la jeune femme, aux aguets, entraînait son compagnon afin qu'il ne ralentit pas son allure. À part quelques hardes de cerfs et de biches, une laie suivie de ses marcassins, d'innombrables rongeurs qui fuyaient à leur approche, et, quand ils traversaient des taillis, l'envol fracassant, en grands claquements d'ailes, de faisans, de coqs de bruyère ou de ramiers, ils ne rencontrèrent personne.
Au bout d'un moment, Francesca ralentit la cadence. On ne pouvait plus maintenant relever leurs traces. Le plus important était donc bien accompli. Il ne restait plus qu'à s'orienter convenablement grâce à la mousse des arbres et, surtout, à être fixé sur le lieu de leur prochain séjour. Tout en marchant, le capitaine demanda:
: Alors? Allez-vous me dire ce que vous avez appris?
Fran: Le bruit qu'un vieil homme nous aurait vu court les parvis et les marchés aussi vite que le vent d'antan. Une battue est sur le point d'être organisée. Les commères doivent en avoir pour leur argent...
: On arrête pas le bouche à oreille! D'où tenez-vous cela, exactement?
Fran: De la dernière taverne de mariniers où je suis entrée. J'ai commandé à boire et j'ai vidé deux gobelets coup sur coup comme quelqu'un qui en avait grand besoin. Il ne se passait pas grand-chose jusqu'au moment où un jeune garçon est entré. C'est lui qui a annoncé ceci à la cantonade. Apparemment, il s'agissait de ton fils car il a dit que son papa était recherché du côté de Sant Feliu de Llobregat.
Mendoza s'arrêta et resta là, figé sur place.
: Mon... fils?
Le mot et plus encore l'idée cheminèrent lentement dans l'esprit du Catalan cependant si vif. Il n'avait guère jusqu'ici arrêté sa pensée à cette éventualité, jamais songé aux enfants qu'il avait eu de son mariage. Francesca respecta sa rêverie durant quelques instants mais, comme il semblait s'éterniser, elle s'approcha de lui:
Fran: Ça va?
: Très bien... Comment est-il?
Fran: C'est un petit bonhomme brun qui doit avoir huit ou neuf ans. Il te ressemble beaucoup.
: C'est vrai?
Fran: Oui, c'est ton portrait craché... avec une légère infirmité...
: Laquelle?
Fran: Il... il boite.
: J'ai un fils...
Fran: Deux, d'après ce que j'ai compris... Pablo, c'est son nom, s'adressait à un jeune homme à la peau sombre. Il s'appelle... Tao. Celui-ci a même mentionné un certain Estéban...
:
Pablo... Tao... Estéban... (Pensée).
Mendoza hocha la tête puis se remit à avancer lentement, un pas après l'autre. Au fur et à mesure de sa quête, il apprenait les noms de ses familiers et essayait de mettre un visage dessus.
: Qu'avez-vous fait, ensuite? Vous les avez abordés?
Fran: Non... Ce n'est pas l'envie qui me manquait, mais il y avait plus urgent à faire...
Surveillant le capitaine du coin de l'œil, elle ajouta:
Fran: Sois tranquille, je n'ai pas commis d'erreur. Personne ne m'a suivie.
Sur ces entrefaites, ils parvinrent à une clairière dont l'herbe drue donnait envie de s'y vautrer pour la nuit.
: Nous voici parvenus au moment de prendre une décision. Je veux bien être pendu si j'ai la moindre idée de l'endroit où nous réfugier à présent!... Francesca, vous qui avez vu mes gamins, ont-ils évoqué l'endroit où nous vivons?
Craignant que son compagnon ne fût déçu par sa réponse négative, elle n'osait pas se retourner vers lui pour lui faire part de son ignorance.
Fran: Tout ce que je sais... et je le tiens de Pablo, c'est que sa maman se trouve à Corça.
: À Corça? Pour y faire quoi?
Fran: Il ne l'a pas dit.
: Corça... Nous en étions si proche quand nous avons fait étape à Gérone.
Fran: Ce n'est pas tout. Elle est accompagnée d'un homme...
: Un homme? A-t-il au moins précisé son nom?
Fran: Je ne sais pas si cela te sera utile, mais ton fils a spécifié "Oncle Miguel".
:
Miguel... (Pensée).
Mendoza ne dit plus rien. Il se sentait désorienté... Se pouvait-il que son épouse, se croyant abandonnée, avait choisi délibérément la première planche de salut qui s'offrait à elle?
: Repartons là-bas!
Fran: Tu veux y retourner? Maintenant?
Elle lui faisait face, plongeait dans le sien qui la fuyait un regard direct, interrogateur.
: Par mon âme! Est-ce que j'ai le choix?
Fran: Ça serait folie! Il vaudrait peut-être mieux rester ici. Tu es si près de chez toi! Attendons qu'elle revienne.
: Je ne peux pas!
Avec angoisse, Francesca pria:
Fran: N'y vas pas! Quelque chose me dit que tu serais en danger. Tu vois, c'est moi qui, ce soir, ai un pressentiment.
: Ça m'est égal! Je dois la retrouver!
La jeune femme tremblait, tout à coup, et son émotion frappa Mendoza.
Fran: Jamais je n'arriverais à détruire les sentiments qu'il a pour sa moitié. Amnésique ou pas, il ne détachera jamais son esprit d'elle et jamais il ne m'appartiendra. Son cœur est trop fort... (Pensée).
Suivant le cheminement de sa pensée, elle soupira:
Fran: Restons ici, je t'en prie! Laissons finir le jour et passer la nuit. Toi qui jamais ne te laisses gagner par l'impatience, je ne te reconnais plus.
Le capitaine haussa les épaules et passa sur son visage une main un peu fébrile. Il se dirigea vers un arbre et s'y appuya comme s'il cherchait à en tirer un renouveau de forces. Puis se retournant, il capitula:
: De toute façon, il nous est impossible de nous lancer à sa poursuite ce soir...
Ensemble, ils regardaient la nuit tomber sur la plaine dont les lointains se perdaient dans une brume glacée. Une cloche sonna au loin. Les portes de la ville se refermèrent sur trois retardataires. Barcelone, confiante dans la solidité de ses remparts, se disposait à passer une nuit tranquille.
☼☼☼
Tandis que Mendoza attendait près de la tour à signaux, le condor venait d'atterrir aux abords du village de Corça. Passée l'enceinte fortifiée, de justesse avant la fermeture des portes, le trio découvrit que la place était très animée, singulièrement encombrée de valets, de chevaux et de chariots à bagages. Le tout débordait de l'hôtellerie où visiblement, l'établissement s'efforçait d'accueillir dans ses murs le train d'un grand seigneur.
: Quelle foule! Impossible de mettre un pied devant l'autre! Il ne peut être question de rejoindre le manoir pour le moment. Que faisons-nous?
MDR: Il vaut mieux aller de l'avant, Estéban. Nous arriverons bien à passer et, de toute façon, nous irons plus vite qu'en faisant un détour.
: Tu as sans doute raison.
MDR: Allons donc! Tu viens Isa?
L'aventurière ne répondit pas. Elle regardait avec intérêt un page, suivit de deux valets, qui transportaient l'un une cassette et les autres un coffre en direction de l'auberge. Tous trois portaient le tabard aux armes de leur maître et, justement, ces armes-là, Isabella se souvenait de les avoir vues bien souvent lorsque ses pas étaient attachés à ceux de son père: c'étaient, frappées d'un craquelé d'or et d'argent à l'aigle monocéphale noir étalé; à la membrane; à la chienne; à la langue et au sacré rouge, les armes de la maison de Doria.
Elle n'eut pas le temps de se poser la moindre question à ce sujet: un homme de haute taille, portant avec élégance et majesté une large soixante-dizaine, venait d'apparaître, son chaperon à la main, sortant de l'église et salué très bas par le clergé. Isabella, presque machinalement, s'avança pour en faire de même: c'était celui que toute l'Italie appelait
l'Imperatore, Andrea Doria, autrefois commandant des galères Françaises au service de François 1er, pour lequel il avait combattu la flotte de Charles Quint sur les côtes de Provence. Mais, s'apercevant qu'il fut l'objet de la jalousie des ministres, Anne de Montmorency en tête, et que le prince Valois avait tardé à ratifier les promesses qu'il avait faites en faveur de Gênes, le Censeur s'était tourné vers le roi des Espagnes, en stipulant la restauration de la liberté de sa cité. À l'aide de la flotte impériale, il avait chassé les Français de la ville.
Ce chevalier de l'ordre de la Toison d'or reconnut la fille de l'Empereur du premier coup d'œil et, soudain souriant, s'avança vers elle les deux mains tendues:
A.D: Señorita Isabelle? Mais quelle heureuse fortune me vaut de vous rencontrer ici?
: La fortune des grands chemins, Amiral. Je m'apprêtai à rentrer chez moi, à Barcelone après un petit séjour ici, dans mon manoir.
A.D: Ah! Une petite escapade romantique entre époux?
: Hélas, non. Voilà presque un an que je n'ai pas vu mon mari. Le destin s'est plu à nous séparer...
A.D: Mais comment cela?
: C'est une longue et triste histoire, bien difficile à raconter sur une place publique.
A.D: Sans doute... mais pas autour d'une table. Vous me ferez, je l'espère, l'honneur de souper avec moi? Il semble que nous ayons bien des choses à nous dire.
: Ce serait avec un vrai plaisir, Amiral, mais nous venons d'arriver, le señor de Rodas, ce jeune homme et moi-même, et...
A.D: Non, non! Vous ne m'échapperez pas. Je vous tiens, je vous garde!
: Eh bien... entendu.
Tout en pénétrant dans l'hostellerie, l'hidalgo murmura à l'oreille de l'aventurière:
MDR: Je me demande vraiment ce que fait ici ce grand seigneur Génois?
Isabella l'apprit quelques minutes plus tard en montant dans la chambre du condottière. Assise en face de lui, Isabella dégustait un pâté de brochet, l'un de ses plats préférés. Ils soupaient seuls, servis par l'un des pages qui prenait les plats à mesure que l'aubergiste les faisait monter et les portait sur la table. Devinant que sa belle-sœur pouvait avoir certaines révélations à faire, Miguel avait choisi de demeurer en bas avec Estéban, ce dont Isabella lui fut reconnaissante. Pour la mettre en confiance, Doria commença par expliquer ce qu'il faisait ici: il se rendait à Barcelone pour s'entretenir avec le roi. Celui-ci voulait le voir.
Après la paix de Crépy, l'Amiral espérait finir ses jours dans la tranquillité. Malheureusement, jouissant d'un grand pouvoir et d'une énorme richesse, le vieil homme avait de nombreux ennemis cachés. On projetait de l'assassiner, ainsi que quelques membres de sa famille, puis d'élire Barnabas Adorno en politique étrangère, pour former une alliance avec le roi de France. Un cardinal Italien, Ercole Gonzaga, également légat apostolique auprès de l'Empereur, avait informé Charles Quint de ce qui se tramait. Craignant de perdre Gênes, ce dernier avait averti le condottière du danger qu'il courait et réclamait maintenant sa présence.
A.D: Je ne crois pas avoir mal choisi en reconnaissant votre père comme maître. Lors de sa capture à Pavie, le roi de France n'était plus qu'un oison décoratif. C'est madame Louise de Savoie, sa mère, qui régentait alors son royaume. L'Empereur, lui, est un grand souverain, même avec tous ses défauts et le señor Mendoza l'a toujours su! Vous me disiez donc ne pas l'avoir vu depuis presque un an. Que s'est-il donc passé? Vous disposez à présent du temps nécessaire pour nous conter cette longue histoire, et croyez que je ne suis poussé par aucune curiosité déplacée, mais bien par l'amitié que j'ai toujours portée à votre époux et par l'estime qu'au cours de cette dernière année je peux concevoir pour votre courage. Quel âge avez-vous, doña Isabelle?
: Trente-trois ans, señor Doria.
A.D: Je vais sur mes soixante-dix-neuf. Je pourrais être votre grand-père et, si je tiens à le souligner, c'est pour que vous sachiez que vous pouvez attendre de moi compréhension... et indulgence.
: J'en aurai besoin car si mon homme m'a abandonnée, je crains d'en être la responsable. Alors que j'espérais en avoir fini avec ces nombreuses séparations qui n'avaient que trop duré lors des guerres d'Italie, il ne songeait qu'à m'enfermer chez nous pendant qu'il continuerait à voyager. Je pense qu'il se sentait étouffé. Il ne le supportait pas et...
A.D: La dernière séparation s'est éternisée. Je vous ai promis indulgence, ma chère, mais la femme est avant tout la gardienne du foyer. Peretta, ma belle épouse, n'a guère quitté, durant ces années difficiles notre château de Vernazza, dans la région de Ligurie. Elle y a élevé Giovanni, Benedetta et Marcantonio, ses enfants nés d'un premier lit... mais je vous demande excuses: c'est à vous de parler et peu vous importent les histoires d'un vieil homme.
Ainsi mise en confiance, Isabella parla longtemps, sans chercher à minimiser ses torts envers son époux, mais en prenant soin tout de même de passer sous silence " l'épisode Jaume". Son histoire s'arrêta au monastère des Hiéronymites...
: La trace de Juan s'efface au seuil du couvent et nul n'a pu nous dire ce qu'il est advenu. Vous l'avouerai-je: je crains fort qu'il ne soit perdu à jamais. A-t-il suivi les pèlerins jusqu'au bout? Est-il revenu avec eux? Mais ensuite, où serait-il allé? Quelqu'un aurait-il eu pitié de cet homme sans mémoire? La pensée qu'il ait pu mourir de misère sur quelque chemin perdu a hanté mes nuits bien souvent... Mais après Corça, où chercher à présent?
Le page serveur ayant été renvoyé depuis un moment, le Censeur emplir la coupe d'Isabella, se servit et, plongeant dans les grands yeux couleur de nuage son regard souriant, proposa:
A.D: Pourquoi pas à Bruges?
: À Bruges? Mais il n'y a jamais mis les pieds! Tout du moins, il me semble.
A.D: Une excellente raison pour y aller. C'est une fort belle cité, qui vous plairait, je pense...
Le cœur serré, l'aventurière, déçue et vaguement indignée, posa sur lui un regard assombri:
: C'est mal, señor Doria, de vous moquer de moi.
A.D: Mais je ne me moque pas de vous. Je considère même notre rencontre comme plus heureuse encore que je ne le pensais, et Dieu doit y être pour quelque chose. Je peux vous assurer, de source sûre, que le capitaine Mendoza voulait se rendre à Bruges. Peut-être s'y trouve-t-il encore...
: Ce n'est pas possible!
A.D: Pourquoi donc?
: Parce que, étant recherché dans tout le royaume, il risquait d'être conduit en prison! En Flandres plus qu'ailleurs.
A.D: Pourtant, quelqu'un qui me touche de près l'a rencontré à Santander et lui a même parlé. Je vous assure qu'il semblait en pleine possession de sa mémoire, encore qu'il n'ait pas été très loquace, à ce que l'on m'a dit.
: Mais qui l'a vu? Cette personne a pu être abusée par une ressemblance.
A.D: Il aurait fallu pour cela ne pas le connaître. Or, Álvaro de Bazán le jeune, qui est le fils d'un de mes vieux compagnons d'armes, le connait. Il l'a trouvé pâle et sombre et je dois dire qu'il n'a guère répondu à ses questions. Il est vrai que ce jeune marquis est assez bavard, mais je peux vous assurer que c'était bien lui.
Sidérée, Isabella balbutia:
: Juan se rendant à Bruges! C'est invraisemblable...
A.D: Peut-être, mais cela est! Álvaro a été si fort impressionné par cette rencontre qu'il s'est hâté de rentrer chez ses parents pour la conter à son père... qui me l'a répété ensuite. Mais qu'avez-vous?
Renversée dans les coussins qui garnissaient son siège, Isabella, le nez pincé, les yeux clos et les joues pâles, semblait en train de perdre connaissance. En fait, elle luttait contre deux sentiments contradictoires: la joie et la colère. La joie pour cette certitude que Juan était redevenu lui-même, la colère parce qu'à peine sorti du cauchemar qui avait failli l'ensevelir, il n'avait rien eu de plus pressé que de repartir à l'aventure, dans la direction opposée! Et cela signifiait sans doute que jamais il ne reviendrait vers elle et qu'il avait définitivement tourner la page où s'inscrivait le nom d'Isabella...
Une fraîcheur sur son front l'incita à rouvrir les yeux. Andrea Doria était en train de lui bassiner les tempes à l'aide d'une serviette mouillée, étreint d'une inquiétude si visible qu'elle la fit sourire:
: Grand merci Amiral, mais ce n'est rien... Rien que la joie! C'est Dieu en effet qui m'a fait vous rencontrer.
A.D: Je le crois aussi, mais buvez donc un peu de ce vin d'Italie dont j'emporte toujours quelques flacons lorsque je voyage! Il vous fera du bien et le Seigneur n'y verra pas d'inconvénients.
L'aventurière but, mais, comme sa colère s'en trouvait augmentée, elle demanda la permission de se retirer, alléguant un besoin de repos trop naturel. Courtoisement, le condottière la reconduisit jusqu'à la porte, en la tenant par la main.
A.D: Ferons nous route ensemble demain, puisque nous suivons le même chemin?
Cette simple question modifia sur-le-champ les projets immédiats d'Isabella qui, d'ailleurs, ne savait plus très bien où elle en était l'instant présent.
: Non, Amiral, et j'en ai regret, mais je veux me rendre à Bruges.
A.D: Croyez-vous prudent de vous lancer ainsi sur les grands chemins?
: Le señor de Rodas me suffira comme garde, et je ne compte pas être longtemps absente.
Il fut plus difficile de faire accepter à Miguel ce changement de programme. L'hidalgo jeta feux et flammes, adjurant la jeune femme de renoncer à ce projet insensé, mais il la connaissait trop pour ne pas savoir que rien ne modifierait sa décision et qu'elle était prête à faire au besoin le tour de la terre pour mener à bien son entreprise quelque peu vengeresse.
MDR: Tu es contente, mais tu es encore plus en colère, n'est-ce pas?
: C'est vrai! Il est grand temps que Juan se souvienne que j'existe et qu'il lui faut choisir, et sans plus tarder, entre sa vie d'aventurier et moi!
MDR: Il n'est jamais bon de poser un ultimatum à un homme, surtout de ce caractère. Tu regrettais déjà suffisamment le dernier.
: Oui, mais je croyais encore à son amour...
: Isabella... Souviens-toi de son délire quand il était malade au monastère!
L'aventurière eut un petit rire triste, vite balayé par une nouvelle flambée de colère:
: Eh bien, il faut croire que mon souvenir est tout juste bon à peupler ses cauchemars, Estéban! Seulement, à présent, j'ai un autre petit garçon, que j'aime et que j'ai dû priver trop tôt de mon lait. Alors, j'entends qu'au moins ce sacrifice serve à quelque chose. Il est plus que temps que j'aie avec Juan une explication définitive...
: Si définitive que cela? Dis-lui donc, surtout, qu'il a un autre fils! Je serais fort étonné que cette nouvelle ne change pas sa façon de voir les choses! Mais... envisageons le pire: que feras-tu s'il te repousse?
Isabella ne répondit pas tout de suite. La question dans sa brutalité l'avait frappée de plein fouet et la douleur qu'elle en ressentit lui fit comprendre que jamais elle ne pourrait chasser de son cœur l'image de Juan. Pourtant, à cet instant, elle eût mieux aimé mourir que d'en convenir. Avec une soudaine violence, elle lança:
: En ce cas, rien ne me retiendrait à Barcelone! Je prendrais mes cinq enfants avec moi et nous repartirions pour mon manoir avec Carmina et Luis, s'ils y consentent, bien sûr. Au moins, je serais entourée de gens qui m'aiment!
Le lendemain matin, laissant Estéban repartir vers l'hacienda, Isabella, suivie d'un Miguel bougon, reprenait à grande allure la route de Paris qu'elle voulait traverser le plus rapidement possible afin de gagner les Flandres.
☼☼☼
Bien qu'il ne fût pas beau, Ramon Gutiérrez ne comptait plus ses succès féminins.
Un large torse, mais des jambes courtes, des yeux bleus, petits et perçants, un nez trop gros, un front bas surmonté d'une chevelure brune assez mal plantée ne paraissaient pas au premier abord, le destiner à une carrière de séducteur. On le considérait pourtant comme tel à Barcelone et aux environs.
Dès que passait à sa portée une femme, belle ou laide, jeune où déjà sur le retour, avec laquelle il n'avait pas encore forniqué, une lueur gourmande, une manière très particulière "d'allumer" son regard, signalait à l'intéressée que le sergent fieffé l'avait remarquée.
Beaucoup s'y laissaient prendre. On chuchotait que telle ou telle s'était fait renverser par lui derrière une haie, dans le foin, sur une couche de feuilles sèches ou, plus banalement, chez elle, dans le lit conjugal.
Une fois où il était un peu éméché, il avait proclamé en présence de Jesabel, sa promise:
R.G: Je ne pense qu'aux femmes et au vin! Il n'y a rien d'autre sur terre qui mérite qu'on sans soucie!
Ce matin, outrepassant les nouvelles consignes du roi, il parcourait une fois de plus les combes, les éboulis, les clairières, les sentiers forestiers, toujours à la recherche du fugitif. Celui-ci, grisé par les violentes senteurs d'humus et de fougères, c'était endormi la veille sur la mousse rencontrée sous les ramures aux côtés de Francesca. À cette heure matinale, ils demeuraient encore allongés à l'abri du feuillage d'un hêtre déjà roux, quand un grand rire et des jurons paillards les arrachèrent à leur bien-être. Quelqu'un cria:
:
Par ma barbe! Les voilà! Regardez!
Tandis que le sergent forestier, suivi de deux gardes, écartait les branches, il annonça d'un air railleur:
E.G: Voici donc notre Catalan fornicateur en train de se reposer après l'effort! On ne nous avait pas menti! C'est bien pour courir la gueuse que ce marin d'eau douce a quitté femme et rejetons!
Sûr de lui, il se campa sur ses courtes jambes, une main sur le manche de sa dague. Dans l'autre, il tenait un gourdin en bois de houx. Ses hommes étaient armés comme lui. L'un des deux constata:
: À force de vous chercher partout, il fallait bien finir par vous trouver!
Sa première stupeur dissipée, Mendoza s'était relevé, puis avait aidé Francesca à en faire autant.
Il se plaça devant elle. D'une voix sèche, il demanda:
: Avez-vous reçu mission de m'arrêter?
: Oui, par tous les diables! De vous prendre et de vous ramener mort ou...
Ramon lui fit signe de se taire.
R.G: De quoi vous mêlez-vous? J'ai tous les droits sur ces deux-là qui sont d'ailleurs damnés.
Vu de près, Ramon était affreux par la haine qui tordait diaboliquement son visage au teint jaune. Il suait le fiel par tous les pores de sa vilaine peau. Il ne lui manquait qu'une langue bifide jaillissant de sa bouche aux dents noircies pour ressembler tout à fait à un serpent. Une violente colère s'empara de Mendoza:
: Damnés? Tous les droits? Seriez-vous Dieu par hasard?
Le sergent se rapprocha du marin. Sa figure devint encore plus jaune comme si la bile, quittant ses voies naturelles, s'infiltrait dans son sang. Ses yeux fulgurèrent et, d'un air menaçant, il fit:
R.G: En quelque sorte. Je ne vais pas vous livrer à la justice, chien de Catalan, mais vous allez subir la mienne. Nous allons régler tous deux un vieux compte qui n'a que trop traîné! Votre maudit fils adoptif vient de me voler ma fiancée en l'épousant! Votre femme a soutenu ce Morisque dans son forfait en lui donnant sa bénédiction. Comme je ne peux pas m'en prendre à la fille du roi, c'est vous qui allez payer! Et puis, de toute façon, j'ai le souvenir d'une vive altercation entre nous! Si on ne vous en avait pas empêché, vous m'auriez même volontiers occis, si j'ai bonne mémoire...
À l'heure actuelle, celle du marin lui faisait toujours cruellement défaut, mais il enregistrait ces nouveaux éléments.
R.G: Il va falloir payer tout ensemble, señor Mendoza. Le passif et l'actif!
Son rire gouailleur éclata comme un hallali. Tombant à genoux sur la mousse, Francesca gémit:
Fran: Au nom du Christ! Je vous en supplie, laissez-nous aller! Ayez pitié de nous!
Une lueur salace traversa le regard du sergent fieffé qui ricana:
R.G: Je m'occuperai de vous plus tard, ma belle catin. Mais il me faut d'abord...
Il ne put achever sa phrase car Mendoza se rua sur lui. Avec une fureur et une haine mutuelles, les deux hommes s'empoignèrent.
Plus grand, plus souple, le capitaine parvint à tordre le bras gauche de son adversaire, tout en immobilisant le droit. Le gourdin roula sur le sol.
La jeune femme, qui était toujours agenouillée, s'en empara aussitôt et le tendit à son compagnon. Celui-ci fit un bond en arrière, se saisit du bâton avant que les autres aient pu l'intercepter, et le brandit en faisant tournoyer au-dessus de sa tête. Voyant Ramon dans l'impossibilité d'utiliser sa dague, les deux gardes attaquèrent alors le marin avec leurs propres gourdins.
Les coups sourds des triques de houx résonnèrent sinistrement dans l'air léger, rayé de soleil et blondi par l'automne.
Mendoza maniait son arme avec tant d'énergie qu'il brisa celle d'un de ses assaillants qui se trouva soudain, près de lui. Le malheureux n'avait plus qu'un court morceau de bois entre les mains. Avant qu'il ait pu se rejeter en arrière, il fut atteint de plein fouet par un des furieux moulinets du marin. Sa tête sonna comme un boisseau qui éclate. Il roula sur le sol, inerte. Ramon cria:
R.G: Sus! Sus! Chargeons-le comme un loup!
Le combat reprit entre les deux forestiers et le pseudo amant de Francesca. Celle-ci s'était un peu reculée. Les mains jointes, les yeux élargis, elle suivait d'un air épouvanté une lutte qui ne pouvait plus être que mortelle.
Mendoza continuait à se défendre avec emportement, mais le garde qui avait conservé son gourdin était un colosse, et le sergent, rendu enragé par sa première défaite, chargeait son ennemi ainsi qu'aurait pu le faire un sanglier furieux.
Chaque coup échangé était assené pour tuer. Tous trois le désiraient et la jeune femme ne voulait pas voir ça.
Pendant un temps, le sort demeura indécis.
Puis Ramon, atteint à l'épaule par une terrible volée, s'écroula sur le sol en hurlant.
Sans s'en occuper, le capitaine continua de se battre avec le géant lorsqu'un cri de Francesca l'alerta aussitôt.
D'un geste précis de chasseur, le sergent, après avoir rampé jusqu'à l'homme qu'il haïssait, tenta de lui trancher d'un coup de dague le tendon d'Achille. Au dernier moment, le capitaine fit un pas de côté pour éviter la mutilation. Le bout de la lame atteignit tout de même la cheville en passant à travers la botte. Déséquilibré, Juan s'écroula à son tour comme un arbre sous la cognée. Avec une sourde exclamation, le colosse se jeta sur lui pour l'achever.
R.G: Attends, attends!
Triomphant, la pointe de son arme appuyée à présent sur la gorge de celui qu'il venait de blesser, Ramon ordonna:
R.G: Attache-lui les pieds. Je vais le maintenir pendant que tu opéreras. Attache-lui aussi les mains derrière le dos avec sa ceinture. Je ne veux pas qu'il puisse se déplacer en prenant appui sur ses avant-bras, mais il ne faut pas non plus qu'il meure tout de suite. Nous l'expédierons après... Auparavant, il assistera au spectacle que nous allons lui offrir...
Francesca avait compris. D'un bond, elle se releva de sa position implorante pour s'élancer vers le sous-bois.
Le garde n'eut qu'à lui jeter son gourdin dans les jambes pour la faire tomber à terre. Il marcha vers elle...
R.G: Moi le premier! Tu auras ton tour ensuite!
Perdant son sang, entravé par sa blessure et ses liens, cherchant vainement à se traîner vers le tas de feuilles sèches sur lequel le sergent renversait Francesca, Mendoza grondait comme un animal qu'on va égorger.
Plaquée au sol par la poigne du garde, la jeune femme se débattit autant qu'elle le put pour échapper aux deux brutes qui la maintenaient, en vain.
Giflée, forcée, elle fut contrainte de subir, sous les yeux du marin, la concupiscence de Ramon. Ivre de lubricité et de haine, le détrousseur se vengeait de ses humiliations passées, tout en assouvissant son inlassable appétit de jouissance.
Des bruits de branches cassées et de course, des appels retentirent, tout proches.
Haletant, une épée nue à la main, un homme émergea d'entre les troncs de hêtres. Décoiffé, le visage griffé par les branchages, les vêtements déchirés, le nouveau venu avait l'air d'un fou. Devant la scène qui s'offrait à lui, il s'immobilisa un instant.
Ramon se réajustait. Le garde s'étendait sur Francesca dont le bliaud déchiré, retroussé et souillé, laissait voir les cuisses blanches.
Avec un gémissement rauque, l'étranger se précipita vers le sergent et lui assena un si violent coup d'épée sur la tête, que le crâne chauve éclata sous le choc.
Lentement, le corps trapu s'écroula auprès de sa victime.
D'un bond, le colosse se redressa et se rua vers la futaie où il se perdit bientôt. Le bon samaritain ne le poursuivit pas.
Comme statufié, il regardait agoniser à ses pieds l'homme qu'il venait de frapper avec une sauvagerie qu'il ne se connaissait pas.
Le temps parut s'arrêter sous les feuillages immobiles qu'aucun souffle n'agitait.
Enfin, sans un coup d'œil vers la jeune femme qui, rabattant sur ses jambes robe et bliaud, se relevait en chancelant, le sauveur se dirigea vers le mari d'Isabella. D'une voix tremblante, il dit:
: Je voulais me venger de cet être ignoble, nous venger tous, du mal qu'il nous a fait... Je voulais le châtier...
Il se pencha vers l'homme abattu qui le dévisageait sans paraître le reconnaître, d'un regard halluciné, et lui délia les quatre membres.
Mendoza se releva sur un coude en râlant:
: Francesca!
L'autre se retourna. Une forme pâle disparaissait en courant dans le sous-bois.
: Il est préférable pour toi de la laisser partir, Mendoza!
Avec une sorte de sanglot sec qui lui déchira la poitrine, le marin cria:
:
Mais il faut la retenir!
Il retomba en arrière et perdit connaissance. Arrachant des pans de sa propre tunique, le fermier se mit en devoir de bander la cheville sanglante de son voisin. Il prit ensuite le corps inerte sous les aisselles et tenta de le soulever. Mais il ne put y parvenir tant le négociant en vin était lourd.
Manolo songea alors aux compagnons d'un vieux maître verrier qui logeaient avec lui non loin de là.
Par un bûcheron qui renseignait Ramon sur ce qui se passait dans ce coin de forêt, les curieux du village de Sant Feliu de Llobregat avaient été prévenus du retour du capitaine... Mais il n'était pas seul. Les "on dit" lui avait alors prêté une aventure avec la femme qui l'accompagnait...
Il fallait aller demander du secours à la verrerie de l'étang...
Après s'être assuré que, des trois corps à terre, seul celui de Mendoza respirait toujours, Manolo s'éloigna en courant.
De vengeur, il était devenu meurtrier! Ce n'était plus par vindicte personnelle qu'il avait tué, mais pour mettre fin à une situation intolérable, et par pitié pour un homme qu'il croyait bon. Pleurant sur tout cet abominable gâchis, il se dirigea pourtant sans perdre de temps vers l'habitation du vieux verrier. Il y trouva ses deux employés occupés à écaler des noix.
Mis au fait de la tragédie qui venait de se dérouler dans la forêt, ils déclarèrent disposer d'un brancard de branches entrelacées sur lequel ils sortaient parfois leur maître.
Portant cette civière de fortune, ils repartirent tous trois dans la plus grande hâte, et en se lamentant, vers l'endroit où gisait Mendoza. Mais en arrivant sur les lieux, il n'y avait plus personne.
Ce fut Nino, l'un des ouvriers, qui remarqua un vol de corbeaux tournoyant en cercle au-dessus des arbres. Sombrement, il dit:
Nino: Ces maudites bêtes sont des suppôts de Satan! Elles se disputent les âmes de ceux qui meurent en était de péché mortel!
Manolo: Regardez! Ils se posent sur le sommet de ce chêne!
C'est alors qu'ils aperçurent, pendu par sa ceinture à une grosse branche de l'arbre, un corps humain. À demi dissimulé par le feuillage et par la chevelure brune dont les vagues argentées lui voilaient la face, le cadavre n'avait pas de visage.
Chaussés de fines bottes de cuir fauve, aux bouts arrondis, ses pieds se balançaient avec mollesse...
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À suivre...